[1,0] Énéide - Chant I. Je chante les combats du héros qui fuit les rivages de Troie et qui, prédestiné, parvint le premier en Italie, aux bords de Lavinium; il fut longtemps malmené sur terre et sur mer par les dieux tout puissants, à cause de la colère tenace de la cruelle Junon; 5 la guerre aussi l'éprouva beaucoup, avant de pouvoir fonder sa ville et introduire ses dieux au Latium, berceau de la race latine, des Albains nos pères et de Rome aux altières murailles. Muse, rappelle-moi pour quelle cause, quelle offense à sa volonté, quel chagrin la reine des dieux poussa un héros d'une piété si insigne [1,10] à traverser tant d'aventures, à affronter tant d'épreuves? Est-il tant de colères dans les âmes des dieux? Jadis il y avait une ville (ancienne colonie tyrienne), Carthage, faisant face à l'Italie et aux lointaines bouches du Tibre, riche et passionnément âpre à la guerre. 15 Junon, dit-on, la chérissait plus que toute autre cité, plus même que Samos. Là étaient ses armes, et là son char. Cette ville régnerait sur les nations, si les destins y consentaient: tel était déjà alors le but, l'objet des soins de la déesse. Mais elle avait appris que naissait du sang troyen une race, [1,20] qui un jour renverserait les forteresses tyriennes; qu'en sortirait un peuple, roi d'un vaste empire, superbe à la guerre, pour la perte de la Libye: ainsi le déroulaient les Parques. La Saturnienne, redoutant ce désastre, se rappelait l'ancienne guerre qu'elle avait menée au premier rang, devant Troie, pour ses chers Argiens. 25 En outre les raisons de sa colère et ses cruels ressentiments n'avaient pas encore quitté son coeur; restaient ancrés en son esprit le jugement de Pâris et l'injurieux mépris de sa beauté, et la race abhorrée, et les honneurs échus à Ganymède, après son rapt. Ces souvenirs la brûlaient et, les Troyens, malmenés sur l'immensité, [1,30] restes échappés aux Danaens et à l'impitoyable Achille, elle les tenait loin du Latium, eux qui, depuis tant d'années, erraient à travers les mers, conduits par les destins. Tant était lourde la tâche de fonder la nation romaine! Les Troyens, à peine hors de vue de la Sicile, faisaient voile, 35 tout joyeux, vers le large, fendant de leur proue l'écume salée, quand Junon, qui gardait en son cœur son éternelle blessure, se dit en elle-même: "Moi, vaincue, renoncer à mon projet! Ne pas pouvoir détourner de l'Italie le roi des Teucères! Et même plus! Les destins me l'interdisent! Pallas, elle, [1,40] a pu incendier la flotte des Argiens et les engloutir dans la mer, à cause de la faute et de la folie du seul Ajax, le fils d'Oïlée! Du haut des nues elle a même lancé la foudre rapide de Jupiter, disloqué leurs navires et bouleversé les flots en déchaînant les vents; et tandis que, poitrine transpercée, Ajax crachait des flammes, 45 elle le saisit dans un tourbillon et le cloua sur l'arête d'un rocher. Et moi, majestueuse reine des dieux, soeur et épouse de Jupiter, je suis en guerre contre une seule nation, et depuis tant d'années! Existe-t-il encore quelqu'un pour adorer la puissance de Junon, ou déposer en suppliant des offrandes sur ses autels?" [1,50] La déesse, retournant ces pensées en son coeur embrasé, part pour la patrie des vents, ces lieux gros d'ouragans déchaînés. Elle arrive en Éolie. Là, dans une immense caverne, le roi Éole fait peser son pouvoir sur les bruyantes tempêtes et les vents rebelles, les retenant enchaînés dans leur prison. 55 Eux s'indignent et, tandis que gronde sourdement la montagne, ils tournent en rugissant dans leur enclos; au sommet, Éole est assis, le sceptre à la main, apaisant leurs coeurs et tempérant leurs colères. Sans lui, sûrement les vents impétueux entraîneraient avec eux mers et terres et ciel immense, qu'ils disperseraient dans les airs. [1,60] Mais le dieu tout puissant, qui craignait ce risque, les avait cachés dans de sombres cavernes, posant sur eux la masse de hauts rochers; il leur avait donné un roi qui, sur son ordre, savait, selon des règles fixées, les contenir ou leur lâcher la bride. C'est lui que Junon vint alors supplier en ces termes: 65 "Éole, puisque le père des dieux et le roi des hommes t'accorda, à l'aide du vent, d'apaiser ou de soulever les flots, une race qui m'est odieuse vogue sur la mer Tyrrhénienne, transportant vers l'Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Déchaîne la violence des vents, submerge et engloutis leurs bateaux, [1,70] ou disperse-les et parsème leurs cadavres sur la mer. Je dispose de quatorze nymphes au corps superbe; la plus belle de toutes c'est Déiopée. Je l'unirai à toi en un mariage stable et je te l'attribuerai en propre, pour que, en échange de tes services, elle passe avec toi 75 toute sa vie et te rende père d'une belle progéniture". À cela Éole répond: "C'est à toi, ô reine, de savoir ce que tu souhaites; mon droit à moi est de recevoir des ordres. C'est toi qui me vaux ce que j'ai de pouvoir, mon sceptre et la faveur de Jupiter; c'est toi qui me donnes le droit de m'asseoir aux festins des dieux 80] et ma puissance sur les nuages et les tempêtes". Aussitôt dit, de la pointe de sa lance qu'il a retourne, Éole frappe le flanc creux de la montagne: les vents, rangés en bataille, s'engouffrent par la porte qui s'offre et soufflent en tourbillon sur la terre. Ils se sont abattus sur la mer, que soulèvent tout entière de ses abîmes 85 l'Eurus et le Notus, unis à l'Africus fécond en bourrasques, tandis que d'énormes vagues déferlent vers les rivages. Aussitôt s'élèvent les cris des hommes et le grincement des cordages; les nuages dérobent soudain le ciel et la lumière du jour aux yeux des Troyens; une nuit noire s'installe sur la mer. [1,90] Le tonnerre a retenti dans le ciel, d'incessants éclairs strient l'éther, et les hommes sentent partout la mort présente. Aussitôt, les membres d'Énée se paralysent de froid. Il gémit et, tendant les deux mains vers le ciel, il dit à haute voix: "Ô trois et quatre fois heureux, 95 ceux qui, sous les yeux de leurs parents, eurent la chance de mourir au pied des hauts murs de Troie! Ô toi, le plus vaillant des Danaens, fils de Tydée, que n'ai-je pu hélas mourir dans la plaine d'Ilion et perdre la vie de ta main, là où gît le farouche Hector, frappé par le trait de l'Éacide, là où gît l'immense Sarpédon, [1,100] où le Simoïs engloutit et roule en si grand nombre dans ses flots boucliers et casques de guerriers, et cadavres de héros!" Tandis qu'il lance ces plaintes, la tempête sifflant sous l'Aquilon frappe sa voile de plein fouet, soulevant les flots jusqu'au ciel. Rames brisées, la proue dévie, offrant aux vagues le flanc du bateau; 105 puis aussitôt survient, abrupte, une masse, une montagne d'eau. On reste pendu en haut des vagues; on voit les eaux s'ouvrir; la terre paraît entre les flots, en un bouillonnement furieux de sable. Le Notus saisit trois navires qu'il projette sur des récifs invisibles, écueils au milieu des flots que les Italiens appellent ‘Autels’, [1,110] dos monstrueux à la surface de la mer. L'Eurus venu du large en pousse trois sur des bancs de sable, les Syrtes (triste spectacle), les enlisent dans ces bas-fonds, les murant dans une ceinture de sable. Un bateau, celui qui transportait les Lyciens et le fidèle Oronte, reçoit, sous les yeux d'Énée, une énorme masse d'eau qui d'en haut 115 s'abat sur sa poupe; le pilote, jeté à terre, roule tête en avant, mais le flot entraîne le bateau, le faisant tournoyer trois fois sur place, et un tourbillon rapidement l'engloutit dans la mer. On aperçoit quelques hommes nageant sur l'immense abîme, des armes, des planches, et les trésors de Troie épars sur les ondes. [1,120] Déjà le solide bâtiment d'Ilionée, celui du courageux Achate, et ceux qui transportaient Abas et le vieil Alétès, sont victimes de la tempête; par les jointures de leurs flancs qui cèdent, tous les navires prennent l'eau ennemie, se fendent et s'ouvrent. Entre-temps Neptune remarque le tumulte de la mer démontée 125 et la tempête déchaînée; des profonds abîmes il voit refluer des eaux souvent tranquilles. Vivement ému, du large il prospecte les flots, sa tête paisible posée à la surface de l'onde. Il voit les bateaux d'Énée épars sur toute la surface de la mer, les Troyens écrasés par les vagues et l'écroulement du ciel. [1,130] Les ruses et les colères de sa soeur Junon ne lui ont pas échappé. Il convoque auprès de lui Eurus et Zéphyr, et leur dit: "Tirez-vous de votre naissance une si grande assurance? Voilà que maintenant, sans mon ordre, vous avez l'audace, ô vents, de secouer ciel et terre, et de soulever de telles masses? 135 Je vais vous…! Mais mieux vaut apaiser l'agitation des flots. Plus tard, vous me paierez votre faute par une peine peu ordinaire. Hâtez-vous de fuir, et dites bien ceci à votre roi: ce n'est pas à lui qu'échurent par le sort l'empire de la mer et le cruel trident, mais à moi. Lui possède les immenses rochers, [1,140] où vous demeurez, Eurus. Qu'Éole se pavane dans cette cour et qu'il règne sur les vents, sur leur prison, bien close". Il parla ainsi, et plus prestement encore, apaise les flots gonflés, rassemble les nuages, les chasse et ramène le soleil. Cymothoé et Triton s'efforcent en même temps de dégager 145 les bateaux des arêtes des rochers. Lui-même de son trident les soulève, leur ouvre les vastes syrtes et apaise la mer, tandis que son char aux roues légères glisse à la surface des eaux. Ainsi, souvent, dans un grand peuple, quand surgit une révolte, les sentiments de la foule anonyme se déchaînent, [1,150] les torches et les pierres bientôt volent et la folie fournit les armes; alors, si par hasard est remarqué un héros pieux et méritant, tous se taisent et restent debout, oreilles dressées; lui, par ses paroles, maîtrise les esprits et apaise les coeurs: ainsi tout le tumulte de la mer tomba, dès que leur père, 155 portant ses regards sur les flots, s'avança sous le ciel dégagé, tourna ses chevaux, volant sur son char rapide, rênes lâchées. Les Énéades, épuisés, cherchant à atteindre dans leur course les rivages les plus proches, se tournent vers les côtes de Libye. Il existe un lieu au fond d'une baie: une île y forme un port, [1,160] ses flancs sont un obstacle où vient se briser toute la houle du large, se scindant et se réduisant dans des anses paisibles. De part et d'autre, s'élèvent d'énormes rochers et deux pics menaçants vers le ciel; à leurs pieds, les eaux silencieuses s'étendent à l'abri; par dessus, comme sur une scène, des arbres 165 au feuillage tremblant, et l'ombre effrayante d'un bois obscur. À l'opposé, sous des rochers en surplomb se trouve une grotte, avec des eaux douces et des sièges creusés dans la pierre vive, demeure des Nymphes. Ici, point de câbles pour retenir les navires fatigués, point d'ancre mordante pour les attacher. [1,170] Énée, avec les sept vaisseaux qui restent de toute sa flotte, pénètre en ce lieu; dans leur grand désir de toucher la terre, les Troyens débarquent, occupent la plage de sable tant désirée et étendent sur la grève leurs membres ruisselants d'eau salée. En premier lieu, Achate a fait jaillir d'un silex une étincelle, 175 a mis le feu à des feuilles, l'a alimenté de bois sec, et aussitôt la flamme a jailli dans le foyer. Ensuite, malgré leur épuisement, ils dégagent les armes, les fruits de Cérès, que les eaux ont altérés; ils se préparent à griller à la flamme et à broyer sous la pierre les grains sauvés des flots. [1,180] Entre-temps Énée escalade un rocher; des yeux il scrute la mer sur une large étendue, cherchant à apercevoir Anthée et ses birèmes phrygiennes, poussées par le vent, ou Capys, ou les armes de Caïcus, en haut des poupes. Point de navire en vue, mais il aperçoit trois cerfs 185 errant sur le rivage; toute la harde les suit, longue file de bêtes paissant dans les vallées. Énée s'arrête sur place et, de la main, saisit les traits, l'arc et les flèches rapides que portait le fidèle Achate. Il abat d'abord les chefs du troupeau, aux têtes altières [1,190] et à la haute ramure; puis, dans des bois verdoyants, il pourchasse la bande de ses traits, semant la pagaille dans tout le troupeau. En chasseur victorieux, il ne lâche pas prise avant d'avoir couché au sol sept corps énormes, équivalents au nombre de ses navires; une fois au port, il répartit ses prises entre tous ses compagnons. 195 Puis, le héros les distribue les vins que le bon Aceste, sur le rivage de Trinacrie, avait fait verser dans les jarres offertes lors de leur départ et, par ses paroles, apaise leurs coeurs affligés: "Amis, nous n'oublions pas nos malheurs passés, les maux si pesants que nous avons subis: à nos maux présents aussi un dieu mettra fin. [1,200] Vous avez approché la rageuse Scylla, ses écueils retentissants dans les profondeurs; vous avez éprouvé les rochers des Cyclopes: reprenez courage et chassez la crainte qui vous accable; peut-être même ce souvenir, un jour, vous sera doux! Au travers de dangers divers, de difficultés si nombreuses, 205 nous tendons vers le Latium et vers les paisibles demeures que nous annoncent les destins; là pourra renaître le royaume de Troie. Soyez fermes, et réservez-vous pour des jours meilleurs!" Ainsi parle-t-il et, en dépit de ses lourds soucis, sur son visage, il feint l'espoir, pressant sa peine au fond de son cœur. [1,210] Les hommes s'affairent autour du butin et du prochain festin: ils écorchent les bêtes, mettent à nu leurs viscères; ici on découpe des morceaux, fixés tout palpitants sur des broches; là, on dispose sur le rivage des bassines et on attise des feux. Dans la nourriture, ils retrouvent leurs forces et, couchés sur l'herbe, 215 ils se repaissent de vieux Bacchus et de grasse venaison. Une fois la faim apaisée et les tables enlevées, ils s'enquièrent longuement de leurs compagnons disparus, hésitant entre espoir et crainte, soit qu'ils les croient vivants, ou morts déjà, sourds désormais aux voix qui les appellent. [1,220] Le pieux Énée surtout gémit sur le sort du bouillant Oronte, et d'Amycus; il déplore au fond de son coeur le destin cruel de Lycus et du vaillant Gyas et du vaillant Cloanthe. Déjà c'était la fin du festin; Jupiter qui, du haut de l'éther, regardait la mer parsemée de voiles, les terres déployées à ses pieds, 225 les rivages et les peuples largement disséminés, s'immobilisa alors au sommet du ciel et fixa ses regards sur le royaume de Libye. Et tandis qu'en son coeur soucieux il remuait ces pensées, Vénus, très affligée, les yeux brillants mouillés de larmes, s'adresse à lui: "Toi qui, de toute éternité, tiens sous tes lois [1,230] le sort des hommes et des dieux, toi qui les terrifies de ta foudre, de quel crime si grand mon cher Énée a-t-il pu t'offenser, quelle faute ont pu commettre les Troyens pour se voir interdire, après tant de deuils, l'univers tout entier, à cause de l'Italie? C'est de là pourtant qu'un jour devaient naître les Romains 235 une fois les temps révolus; d'eux, du sang ravivé de Teucer, sortiraient les maîtres qui domineraient les mers et l'univers entier! Tu l'avais promis! Ô père, quel avis a opéré chez toi ce revirement? Cette pensée du moins me consolait de la chute de Troie et de ses tristes ruines, je contrebalançais ces destins contraires par de nouveaux destins. [1,240] Maintenant ces hommes, après tant de malheurs, vivent la même infortune! Quel terme, puissant roi, fixes-tu à leurs épreuves? Anténor lui a pu échapper aux Achéens, pénétrer dans les golfes d'Illyrie et gagner en toute quiétude le coeur du royaume des Liburnes, il a pu franchir la source du Timave aux neuf bouches, 245 qui s'avance avec un grand fracas de la montagne, mer déchaînée recouvrant les champs de ses flots retentissants. Là pourtant, il fonda Padoue et les demeures des Teucères, donna un nom à leur peuple et fixa les armes de Troie; maintenant apaisé, il y repose dans une paix sereine. [1,250] Et nous, tes propres enfants, que tu daignes accueillir dans ton palais céleste, par la colère d'une seule, nous avons, ô honte!, perdu nos vaisseaux, nous sommes trahis, tenus écartés loin des rivages de l'Italie. Est-ce là le prix de la piété? Est-ce là nous restituer notre sceptre?" 255 Le père des hommes et des dieux, arborant ce visage qui apaise ciel et tempêtes, sourit à sa fille, effleure son visage d'un baiser, et puis lui dit: "Rassure-toi, Cythérée; immuables restent les destins de tes protégés; tu verras la ville et les murs promis de Lavinium, et tu emmèneras très haut, jusqu'aux astres du ciel, [1,260] le magnanime Énée; nul avis n'a changé ma volonté. Ton Énée - je vais en effet, puisque ce souci te taraude, parler un peu longuement et dérouler les secrets du destin - , mènera en Italie une grande guerre, brisera des peuples farouches et, pour son peuple, établira des lois et des murailles 265 jusqu'au troisième été qui le verra régner sur le Latium et jusqu'au troisième hiver après la soumission des Rutules. Mais le jeune Ascagne, doté maintenant aussi du surnom de Iule, - il s'appelait Ilus, tant que dura le royaume d'Ilion - , tout au long des mois de trente longues années, [1,270] exercera le pouvoir, puis de son siège de Lavinium, il transférera son trône à Albe-la-Longue, qu'il munira de puissants remparts. C'est là que pendant trois fois cent longues années, la royauté appartiendra à la race d'Hector, jusqu'au jour où une prêtresse royale, Ilia, enceinte de Mars, donnera naissance à des jumeaux. 275 Ensuite, bien nourri à l'abri de sa fauve nourrice, Romulus continuera la race, fondera les murailles de Mars et désignera les Romains à partir de son nom. Moi, je n'impose de terme ni à leur puissance ni à leur durée. Je leur ai accordé un empire sans fin. Et même, l'âpre Junon, [1,280] qui en ce moment importune de ses craintes terre, mer et ciel, reviendra à des décisions meilleures et, avec moi, chérira les Romains, maîtres du monde, peuple de citoyens en toge. Voilà ma volonté. Après bien des lustres, viendra le temps où les fils d'Assaracus asserviront la Phthie et l'illustre Mycènes, 285 où ils régneront en maîtres sur les Argiens vaincus. Un Troyen naîtra, César, d'illustre naissance, qui bornera son empire à l'Océan et sa renommée aux étoiles, Jules, dont le nom lui vient du grand Iule. Un jour, au ciel, tu l'accueilleras chargé des dépouilles de l'Orient, [1,290] et tu seras apaisée; vers lui aussi monteront voeux et prières. Alors, une fois les guerres délaissées, les âpres siècles s'adouciront: la Bonne Foi chenue et Vesta, Quirinus et Rémus, son frère, institueront des lois; sinistres, étroitement serrées de ferrures, les portes de la Guerre resteront closes; la Fureur impie, redoutable, 295 s'assiéra à l'intérieur, les bras liés derrière le dos par cent noeuds d'airain, sur des armes entassées et elle grondera, hérissée, la bouche sanglante". Après ces paroles, il dépêche du haut du ciel le fils de Maia; il veut que les terres et la citadelle toute neuve de Carthage s'ouvrent, accueillantes aux Teucères, et que Didon, ignorant les arrêts du destin, [1,300] ne les écarte pas de son sol. Mercure, s'aidant de ses ailes comme de rames, vole à travers l'espace infini et, rapide, se pose sur le rivage de Libye. Déjà il accomplit les ordres et les Puniques, par la volonté du dieu, déposent leur haine féroce; la reine surtout a l'esprit apaisé, se sentant pleine de bienveillance à l'égard des Troyens. 305 Durant la nuit, le pieux Énée a remué maintes pensées et, dès que paraît la bienfaisante lumière, il décide de sortir et d'explorer ces lieux nouveaux. Ces rivages où le vent l'a poussé, qu'il découvre incultes, qui les habite, des hommes ou des bêtes sauvages? Il décide de s'informer et de faire à ses compagnons un rapport précis. [1,310] Il a mis sa flotte à l'abri, dans une anse boisée, au creux d'un rocher: entourée d'arbres et d'ombres inquiétantes, elle est bien cachée. Il se met en route, accompagné du seul Achate, qui serre dans sa main deux javelots à large lame. Au milieu de la forêt, sa mère se présenta à lui, sous les traits, 315 avec l'allure d'une jeune fille et les armes d'une jeune Spartiate; on eût dit la Thrace Harpalicé, épuisant ses chevaux et plus prompte dans sa fuite que l'Hèbre au cours rapide. Car, à la manière d'une chasseresse, elle portait un arc souple suspendu à son épaule, et laissait ses cheveux flotter au vent; [1,320] elle avait les genoux nus, un noeud retenait les plis ondoyants de sa robe. Elle parla la première: "Eh! jeunes gens, dites-moi: n'avez-vous pas vu par hasard une de mes soeurs égarée ici? Elle est armée d'un carquois et porte une peau de lynx moucheté; peut-être en criant poursuit-elle à la course un sanglier écumant". 325 Ainsi parle Vénus; et son fils alors lui répond: "Je n'ai entendu aucune de tes soeurs, je n'ai vu personne, ô vierge, que je ne sais nommer? Ton visage n'est pas d'une mortelle, et ton timbre n'est pas celui d'une voix humaine; déesse, sûrement, - es-tu la soeur de Phébus? es-tu née du sang des Nymphes -?, [1,330] sois bénie et, qui que tu sois, allège notre épreuve. Apprends-nous enfin sous quels cieux, en quels rivages du monde nous sommes jetés: ne connaissant ni les habitants ni les lieux, nous errons, poussés ici au gré du vent et des flots déchaînés. En ton honneur, notre main immolera sur les autels maintes offrandes". 335 Vénus dit alors: "Vraiment, je ne me juge pas digne d'un tel honneur; les jeunes Tyriennes ont coutume de porter un carquois et de lacer haut sur leurs mollets des cothurnes pourpres. Tu vois le royaume punique, les Tyriens et la ville d'Agénor; mais il s'agit du territoire des Libyens, peuple intraitable à la guerre. [1,340] Didon y exerce le pouvoir; elle est partie de la ville de Tyr, fuyant son frère. Longue suite d'injustices et de vicissitudes! Mais je suivrai son histoire par ses points les plus saillants. Sychée était son époux, le plus riche des Phéniciens, et la malheureuse l'aimait d'un amour profond; 345 elle était vierge lorsque son père l'avait unie à lui sous les auspices d'un premier hymen. Mais, à Tyr, régnait son frère Pygmalion, le plus scélérat des hommes. Entre Sychée et lui s'installa une haine furieuse. L'impie surprend Sychée devant les autels et, aveuglé par la soif de l'or, [1,350] le tue secrètement, se souciant peu de l'amour de sa soeur. Le scélérat cacha longtemps son forfait et, à force de simulations, entretint chez la malheureuse amante l'illusion d'un vain espoir. Mais, dans son sommeil, se présenta l'image même de son époux, privé de sépulture et qui levait vers elle un visage étrangement pâle. 355 Il parla de l'autel ensanglanté, dévoila sa poitrine transpercée par le fer, et raconta point par point le crime de sa maison resté ignoré. Puis il la persuada de fuir au plus vite, de quitter sa patrie. Pour l'aider dans son voyage, il révèle où sont enfouis dans la terre d'anciens trésors, masse ignorée d'or et d'argent. [1,360] Émue, Didon prépare sa fuite, cherchant des compagnons. Autour d'elle se rassemblent ceux qui vouaient au tyran une haine féroce ou qui étaient animés d'une crainte vive; les bateaux qui se trouvaient prêts, sont pris d'assaut et on y entasse l'or. On emporte sur la mer les trésors de l'avide Pygmalion; c'est une femme qui a tout dirigé. 365 Les fugitifs parvinrent en ces lieux, où tu vois maintenant d'immenses remparts et la citadelle naissante de la jeune Carthage, qui s'appelle Bursa du fait qu'ils ont acheté comme surface de terrain juste la quantité qu'ils pouvaient entourer avec la peau d'un taureau." [1,370] "Mais vous enfin, qui êtes-vous? De quels rivages venez-vous? Où allez-vous?". Tandis qu'elle s'informait en ces termes, Énée, en soupirant, laissa échapper ces mots du fond de son coeur: "Ô déesse, si je racontais mon histoire, en partant du tout début, et si tu avais le temps d'écouter le récit détaillé de nos épreuves, avant que j'aie fini, l'Olympe fermé, Vesper aurait chassé le jour. 375 Depuis l'antique Troie (peut-être ce nom a-t-il frappé vos oreilles), nous avons été emportés de mer en mer, et la tempête, au gré de sa fantaisie, nous a poussés aux bords de Libye. Je suis le pieux Énée, j'emporte avec moi sur mes vaisseaux nos Pénates arrachés à l'ennemi, et mon renom s'étend jusqu'à l'éther. [1,380] Je cherche l'Italie, terre de mes pères; ma race est issue du grand Jupiter. Avec deux dizaines de navires je me suis embarqué sur la mer de Phrygie; ma mère divine me montrait la route, et j'ai suivi les oracles qui s'offraient. Sept navires seulement subsistent, disloqués par les flots et par l'Eurus. Méconnu, démuni, je parcours les déserts de Libye, chassé d'Europe et d'Asie". 385 Sans lui laisser poursuivre ses plaintes, Vénus l'interrompit au milieu de ses lamentations: "Qui que tu sois, tu n'encours pas, je crois, la haine des dieux célestes, puisque tu es bien vivant et parvenu à cette ville tyrienne. Poursuis ta route et, de ce pas, va te présenter au seuil de la reine. [1,390] Tes compagnons sont revenus et ta flotte t'est rendue, je te l'annonce; les Aquilons changeant de cap l'ont menée à l'abri, si du moins mes parents abusés ne m'ont pas en vain enseigné l'art augural. Vois cette heureuse colonne de douze cygnes. L'oiseau de Jupiter avait fondu sur eux depuis l'éther et les avait dispersés dans le ciel dégagé. 395 Maintenant, en une colonne étirée, on les voit reprendre place sur le sol, ou observer d'en haut le coin que déjà ils se réservent; de même que ces oiseaux fêtent leur retour en battant des ailes, et font résonner leurs chants, après la ronde de leur bande dans le ciel, ainsi tes vaisseaux et la troupe de tes jeunes compagnons [1,400] sont entrés au port ou en train d'y pénétrer à pleines voiles. Poursuis donc, et dirige ton pas là où te conduit la route". Elle se tut et, comme elle se détournait, de son cou de rose jaillit un éclair; de sa tête aux cheveux d'ambroisie monta un parfum divin; sa robe tomba jusqu'à ses pieds, et à sa démarche 405 se révéla la vraie déesse. Dès qu'il eut reconnu sa mère, Énée la poursuivit et lui dit tandis qu'elle s'enfuyait: "Pourquoi, cruelle toi aussi, abuser si souvent ton fils avec ces apparences vaines? Pourquoi ne nous est-il pas donné de joindre nos mains, et d'échanger de vraies paroles?" [1,410] Après ces reproches, il dirige ses pas vers les remparts. Vénus entoura leur marche d'un sombre nuage, répandant autour d'eux une épaisse enveloppe de brume; ainsi personne ne pourrait ni les voir, ni les toucher, ni les retarder, ni s'informer des raisons de leur venue. 415 Elle-même s'envola vers Paphos et, tout heureuse, retrouva sa demeure, où dans son temple cent autels brûlent l'encens sabéen et exhalent le parfum de fraîches guirlandes. Cependant, ils prirent vivement la route indiquée par un sentier, et déjà ils escaladaient la colline qui domine la ville [1,420] de toute sa hauteur et d'en haut fait face à la citadelle. Énée admire l'oeuvre imposante, naguère village de nomades; il admire les portes, l'animation des rues, leurs dalles pavées. Les Tyriens s'activent, pleins d'ardeur: les uns élèvent des murs, bâtissent la citadelle, roulant et hissant de leurs mains des blocs de pierres; 425 d'autres choisissent l'endroit de leur maison et l'entourent d'un sillon. On instaure des lois, des magistrats et un sénat vénérable. Ici, des hommes creusent des ports; là, d'autres disposent les profondes fondations de théâtres et taillent dans le roc d'immenses colonnes, fiers décors pour les scènes à venir. [1,430] On dirait des abeilles qui, à l'été naissant, dans les champs en fleurs, s'activent à la tâche, en plein soleil, quand elles font sortir leurs petits devenus adultes ou accumulent un miel bien fluide dans les alvéoles gonflées de ce doux nectar ou recueillent la récolte au retour des ouvrières, ou quand, formées en colonne, 435 elles écartent des ruches les frelons, cette troupe paresseuse. La tâche se fait dans l'effervescence, et le miel fleure bon le thym. "Qu'ils sont heureux, ceux dont les murs déjà s'élèvent!" dit Énée, portant ses regards vers les constructions les plus hautes de la ville. Entouré d'un nuage (miracle indicible), il s'avance [1,440] au milieu de la foule, se mêle aux gens, sans qu'on le voie. Au centre de la ville se trouvait un bois sacré, délicieusement ombragé, à l'endroit où les Puniques, malmenés par les flots et la tempête, mirent à jour dès leur arrivée le présage que leur avait annoncé la royale Junon: la tête d'un cheval fougueux; ainsi donc leur nation 445 serait incomparable à la guerre et vivrait prospère pendant des siècles. C'est là que la sidonienne Didon fondait un immense temple dédié à Junon, riche des offrandes à la toute puissante déesse; en haut des degrés, surgissaient des seuils de bronze et des poutres avec leurs attaches de bronze, tandis que sur leurs gonds grinçaient les portes d'airain. [1,450] Dans ce bois, pour la première fois, une vision inattendue atténua les craintes d'Énée; ici, pour la première fois, il osa espérer le salut et, dans ses malheurs, reprendre confiance en un avenir meilleur. Tandis qu'au pied du temple gigantesque, attendant la reine, il examine chaque détail, tout en admirant la fortune de la ville, 455 l'habileté des artisans, l'harmonie et la difficulté de leur travail, il voit se dérouler dans leur suite les batailles de Troie et les guerres, dont le renom déjà s'est répandu à travers le monde entier, les Atrides et Priam, et Achille qui pour eux se révéla si cruel. Énée s'arrête et, tout en pleurs, dit: "Achate, quel lieu désormais, [1,460] quel endroit de la terre n'est empli du bruit de notre malheur? Voici Priam! Même ici, les mérites recueillent des louanges; les maux humains engendrent les pleurs et touchent les coeurs. Renonce à la peur! Notre renom nous vaudra une sorte de salut." En parlant ainsi, il se repaît l'esprit de ces vaines images, 465 poussant force gémissements, le visage inondé de larmes. En effet, il voyait les héros en guerre autour de Pergame: ici les Grecs fuyaient, pressés par l'armée troyenne; là, le char d'Achille au beau panache talonnait les Phrygiens. En pleurant, Énée identifie non loin de là les tentes de Rhésus, [1,470] aux voiles de neige, livrées par ruse dans un premier sommeil: le fils de Tydée, tout couvert de sang, y mena grand carnage, puis détourna les fougueux chevaux vers son propre camp, avant qu'ils aient goûté aux pâtures de Troie et bu l'eau du Xanthe. D'un autre côté, c'est Troïlus qui fuit, sans ses armes, 475 malheureux enfant engagé dans un combat inégal avec Achille: emporté par ses chevaux, il reste accroché, tête en arrière, à son char vide, mais tient encore les rênes; sa tête, sa chevelure traînent sur le sol, et sa lance retournée trace des marques dans la poussière. Pendant ce temps montaient vers le temple de Pallas l'inéquitable [1,480] les filles d'Ilion, cheveux dénoués, portant le péplum en suppliantes, tristes et se frappant la poitrine de la main; la déesse se détournait et gardait les yeux rivés au sol. Hector par trois fois avait été traîné autour des murs d'Ilion et, à prix d'or, Achille marchandait son cadavre sans vie. 485 Alors du fond de sa poitrine, Énée émet un long gémissement quand il aperçoit les dépouilles, le char, le corps même de son ami, et surtout Priam tendant vers lui ses mains désarmées. Il s'est reconnu lui aussi, mêlé aux princes achéens, puis apparaissent les armées de l'Aurore, et les armes du noir Memnon. [1,490] Penthésilée, ardente et pleine de fougue, parmi ses mille compagnes, conduit les bataillons des Amazones, à l'écu en forme de lune; sous son sein nu, elle a attaché un baudrier d'or, la guerrière, la vierge qui ose se mesurer aux hommes. 495 Le Dardanien découvrait ces tableaux admirables, abasourdi, cloué sur place, tout à sa contemplation, quand la reine Didon, éblouissante, s'avance vers le temple, entourée d'une importante escorte de jeunes gardes. Ainsi sur les bords de l'Eurotas ou sur les cimes du Cynthe, Diane mène des chœurs; de partout se sont rassemblées [1,500] mille Oréades qui l'ont suivie; le carquois sur l'épaule, elle marche et, de la tête, surpasse toutes les déesses, tandis qu'une joie secrète envahit le cœur de Latone: telle se déplaçait Didon, triomphante parmi les siens, pressant les travaux et l'avenir de son royaume. 505 Alors, devant les portes de la déesse, sous la voûte du temple, entourée de gens en armes, elle siège assise au haut d'un trône. Elle donnait à son peuple droits et lois, répartissait les tâches selon des critères équitables ou par tirage au sort, quand soudain Énée voit arriver, fort entourés, [1,510] Anthée, Sergeste et le courageux Cloanthe, puis d'autres Teucères, que la noire tourmente avait dispersés sur la mer et entraînés bien loin vers d'autres rivages. Achate et lui restent stupéfaits, frappés tout à la fois de joie et de crainte; ils brûlent de leur prendre la main, 515 mais devant l'inconnu, le trouble s'empare de leur esprit. Ils ne laissent rien paraître et, au creux de leur nuage, observent: quel fut le sort de ces hommes, où mouille leur flotte, pourquoi sont-ils venus? Des gens, choisis dans tous les navires, arrivaient implorant un accueil bienveillant et montant au temple parmi les clameurs. [1,520] Ils entrent et sont autorisés à s'exprimer devant la reine; le plus âgé, Ilionée, très calmement, commença à parler: "Ô reine, à qui Jupiter accorda de fonder une ville nouvelle et d'imposer à des peuples orgueilleux les freins de la justice, nous, malheureux Troyens, que les vents ont transportés sur les mers, 525 nous t'implorons: protège nos navires d'un incendie criminel, épargne un peuple pieux, et considère avec bonté notre situation. Non, notre fer n'est pas venu dévaster les demeures des Libyens, nous n'allons pas emporter vers le rivage le fruit de nos rapines; le coeur des vaincus n'abrite pas une telle violence, tant d'insolence! [1,530] Il existe un lieu que les Grecs nomment Hespérie, terre antique, puissante par ses armes et la fécondité de son sol; des Oenotriens l'ont habitée; maintenant, selon la tradition, leurs descendants l'ont appelée Italie, du nom de leur chef. Tel était le but de notre course, 535 lorsque soudain le pluvieux Orion, surgissant des flots, nous porta vers des écueils invisibles et, sous les Austers déchaînés, nous dispersa au loin sur les ondes, sous la vague salée, à travers d'impraticables rochers; nous sommes ici quelques rescapés à avoir nagé jusqu'à votre rivage. Qui sont donc ces gens? Quelle patrie est assez barbare [1,540] pour permettre de telles moeurs? Ils nous refusent l'accueil d'une plage; ils veulent la guerre; ils nous interdisent de mettre pied à terre. Si vous méprisez le genre humain et les armes des mortels, sachez toutefois que les dieux prennent en compte la vertu et le crime. Nous avions un roi, Énée, que personne jamais ne surpassa en équité 545 ni en piété; nul ne fut plus grand guerrier, meilleur aux armes. Si les destins gardent en vie ce héros, s'il respire l'air du jour et s'il ne repose pas déjà chez les ombres cruelles, nous ne craignons rien; tu ne devrais pas regretter d'avoir la première montré de la générosité. Au pays des Sicules, des villes et des armes [1,550] nous attendent, et l'illustre Aceste, qui est de sang troyen. Permets-nous de tirer au sec notre flotte détruite par la tempête, de transformer des poutres de tes forêts et de façonner des rames: si nous pouvons partir pour l'Italie, une fois nos compagnons et notre chef retrouvés, combien joyeux nous partirions vers l'Italie et le Latium! 555 Par contre, si le salut nous est enlevé, si, ô excellent père des Troyens, la mer de Libye te retient, si Iule, notre espoir, ne nous reste plus, regagnons alors la mer de Sicanie, les demeures à notre disposition d'où nous fûmes emportés jusqu'ici; partons chez le roi Aceste". Ainsi parla Ilionée; et tous les Dardaniens, d'une même voix [1,560] approuvaient. Alors Didon, inclinant son visage, répondit brièvement: "Chassez la crainte de vos coeurs, Troyens, rejetez toute inquiétude. Une situation difficile et mon royaume neuf exigent de telles mesures et l'installation de gardes sur toute l'étendue de mes frontières. 565 Qui pourrait ignorer la race des Énéades, la ville de Troie, la valeur de ses héros ou les embrasements d'une si grande guerre? Nous, Phéniciens, nous n'avons pas le cœur si grossier, et le Soleil n'attelle pas ses chevaux si loin de la ville tyrienne! Que votre but soit la grande Hespérie et les champs de Saturne, [1,570] ou que vous souhaitiez gagner le pays d'Éryx et du roi Aceste, je vous assurerai un départ tranquille et vous aiderai de mes ressources. Voulez-vous même siéger avec moi dans ce royaume, à droits égaux? La ville que je construis est la vôtre; tirez au sec vos bateaux; Troyens et Tyriens, je ne ferai aucune différence. 575 Ah! si votre roi en personne, poussé par le même Notus, si Énée pouvait être là! Assurément je vais envoyer le long des côtes des hommes sûrs, avec l'ordre de parcourir les confins de la Libye au cas où, rejeté, il errerait, dans une de nos cités ou de nos forêts". Le coeur réconforté par ces paroles, le vaillant Achate [1,580] et son maître Énée brûlaient depuis longtemps déjà du désir de surgir de leur nuage. Achate le premier s'adresse à Énée: "Fils de déesse, quelle idée te vient maintenant à l'esprit? Tout est calme, tu le vois; la flotte et nos compagnons sont sauvés. Il n'en manque qu'un, que nous avons vu de nos yeux 585 englouti dans les flots; le reste correspond aux paroles de ta mère". À peine avait-il parlé que, soudain, le nuage qui les entourait se déchira et disparut, mué en air transparent. Énée se tenait droit, resplendissant dans la claire lumière; il avait le visage et les épaules d'un dieu; car sa mère en personne [1,590] avait insufflé à son fils une chevelure magnifique, l'éclat vermeil de la jeunesse et elle avait empli ses yeux d'une grâce charmante: comme lorsque des mains artistes rehaussent la beauté de l'ivoire, ou lorsque l'argent ou le marbre de Paros se parent d'or fauve. Alors il s'adressa à la reine et, soudain, à la surprise générale, 595 parla ainsi: "Le voici devant vous, celui que vous cherchez, le Troyen Énée, qui s'est arraché aux ondes libyennes. Ô toi, la seule à avoir pris en pitié les épreuves indicibles de Troie, nous, restes échappés aux Danaens, qui avons déjà épuisé sur terre et sur mer tous les malheurs et qui sommes totalement démunis, [1,600] tu nous associes à ta cité, à ta maison; te remercier dignement, ô Didon, nous ne le pouvons pas, pas plus que ne le peuvent les quelques survivants de la nation dardanienne disséminés un peu partout dans le vaste monde. Puissent les dieux, si la piété des hommes compte pour des divinités, s'il existe quelque part une justice et une intelligence consciente du bien, 605 t'accorder des récompenses dignes de toi. Siècles heureux qui t'ont vue naître! Quels parents ont mis au monde une telle merveille? Tant que les fleuves courront vers la mer, que dans les montagnes les ombres occuperont les vallées, que le ciel mènera paître les étoiles, toujours ta gloire, ton nom, tes louanges subsisteront, [1,610] où que je sois appelé sur terre". Sur ces paroles, il tend la main droite à son ami Ilionée et la gauche à Séreste, puis aux autres, au vaillant Gyas et au vaillant Cloanthe. Didon la Sidonienne reste d'abord interdite en voyant le héros, puis, devant tant de malheur, elle ouvre enfin la bouche: 615 "Fils de déesse, quelle fatalité te poursuit, dans de tels dangers! Quelle puissance te jette sur ces rivages inhospitaliers? Tu es bien Énée, ce fils que donna au Dardanien Anchise la douce Vénus, près du cours du Simoïs, en Phrygie? Et certes, je me souviens bien de l'arrivée à Sidon de Teucer, [1,620] expulsé de sa patrie, et cherchant un nouveau royaume avec l'aide de Bélus; à l'époque mon père Bélus dévastait l'opulente Chypre qu'en vainqueur il tenait sous sa domination. À ce moment-là déjà, j'ai eu connaissance de la chute de la ville de Troie, et de ton nom, et des rois des Pélasges. 625 Lui-même tenait les Teucères, ses ennemis, en haute estime et se prétendait issu de l'antique souche de ce peuple. Allons donc, jeunes gens, entrez dans notre demeure. À travers mille épreuves semblables, la fortune m'a ballottée, moi aussi, et a voulu finalement que je me fixe sur cette terre. [1,630] N'ignorant pas le malheur, j'apprends à secourir les malheureux". Tout en évoquant ces souvenirs, elle introduit Énée dans le palais royal et décrète en même temps des cérémonies aux dieux dans les temples. Entre-temps toutefois elle envoie sur le rivage aux compagnons d'Énée, vingt taureaux, une centaine d'énormes porcs à l'échine hérissée de poils, 635 cent agneaux dodus avec leurs mères, présents offerts en manifestation de joie pour cette journée. L'intérieur de la splendide demeure est paré avec un luxe royal, et dans le palais se déroulent les préparatifs d'un festin: des étoffes travaillées avec art, rehaussées de pourpre, [1,640] une abondante vaisselle d'argent sur les tables et, ciselés dans l'or, les hauts faits de leurs ancêtres, suite infinie des exploits de tant de héros, depuis l'origine lointaine de leur peuple. Énée, dont l'amour paternel n'a point laissé l'esprit en repos, dépêche vers les navires le diligent Achate, 645 chargé d'avertir Ascagne et de l'amener dans les murs de la ville; en père aimé, il se préoccupe avant tout de son fils. Il ordonne en outre d'apporter des présents arrachés aux ruines d'Ilion: un manteau lourd de broderies d'or, et un voile bordé de feuilles d'acanthe couleur de safran, [1,650] parures qu'Hélène l'Argienne emporta jadis de Mycènes lorsqu'elle partit pour Pergame et ses noces interdites: c'étaient de somptueux présents de sa mère Léda. Il y avait aussi le sceptre porté autrefois par Ilioné, l'aînée des filles de Priam, ainsi qu'un collier de perles, 655 et une double couronne d'or et de pierres précieuses. Pressé d'obéir, Achate se dirigeait vers les navires. Mais Cythérée en son cœur imagine de nouveaux artifices, de nouveaux plans: Cupidon, changeant de visage et de traits, prendra la place du doux Ascagne; par ses présents il embrasera [1,660] la reine affolée et mêlera le feu à la moëlle de ses os. Car Vénus redoute la maison perfide des Tyriens au double langage; l'âpreté de Junon la tourmente et, avec la nuit revient son angoisse. Alors elle aborde l'Amour ailé en ces termes: "Mon fils, toi ma force, ma toute puissance, mon enfant, 665 toi, le seul à mépriser les traits typhéens du Père suprême, je viens à toi, et j'invoque en suppliante ta divine puissance. Tu sais comment Énée, ton frère, fut ballotté par les mers, rejeté de rivage en rivage par la haine de l'implacable Junon; tu sais tout cela et tu as souvent partagé ma peine. [1,670] En ce moment, Didon la Phénicienne le retient et le retarde par des paroles enjôleuses, et j'ai peur, ne sachant où mènera l'hospitalité de Junon: elle ne s'arrêtera pas en ce moment crucial. Dès lors, je songe à la devancer en ruse, à embraser la reine, pour que nulle divinité ne la change, et que, comme moi, 675 elle soit possédée par un grand amour pour Énée. Écoute maintenant comment, selon moi, tu pourrais agir: à l'appel de son père chéri, le jeune prince se prépare à partir pour la ville sidonienne, - c'est mon principal souci - apportant des présents rescapés de la mer et des flammes de Troie; [1,680] je l'endormirai d'un sommeil profond et le cacherai au sommet de la haute Cythère ou de l'Idalie en un enclos sacré; ainsi, il ne pourra ni connaître ma ruse ni l'empêcher. Toi, prends son allure rien que pour une nuit, recours à la ruse, et, enfant, adopte les traits de l'enfant que tu connais bien; 685 ainsi, lorsque, tout heureuse, Didon te prendra sur ses genoux parmi les tables royales et les libations à Bacchus Lyaeus, lorsqu'elle t'embrassera et te couvrira de tendres baisers, insuffle en elle un feu caché, et abuse-la avec ton poison". L'Amour obéit aux ordres de sa mère chérie, quitte ses ailes, [1,690] et tout réjoui, s'avance en adoptant la démarche de Iule. Par ailleurs, Vénus répand dans les membres d'Ascagne un paisible sommeil, le tient blotti contre son coeur et, déesse, l'emporte vers les sommets boisés d'Idalie, où la tendre marjolaine l'enveloppe de ses fleurs odorantes dans une ombre douce. 695 Déjà Cupidon, obéissant aux ordres, marchait tout joyeux, guidé par Achate, portant aux Tyriens les présents royaux. À son arrivée, la reine, sous de riches tentures déjà s'est installée au centre, sur un lit d'or; déjà arrive le vénérable Énée, déjà aussi les jeunes Troyens; [1,700] tous prennent place sur des lits drapés de pourpre. Les serviteurs versent de l'eau sur les mains, offrent dans des corbeilles les présents de Cérès et apportent des serviettes de fin tissu. À l'intérieur cinquante servantes sont chargées de servir en bon ordre la longue série des mets et de faire flamber le foyer; 705 cent autres servantes, et autant d'esclaves du même âge, qui doivent couvrir les tables de mets et y disposer les coupes. Des Tyriens également sont venus très nombreux et ont pénétré dans les salles en fête; invités à prendre place sur des lits brodés, ils admirent les présents d'Énée, ils admirent Iule, [1,710] et les regards ardents du dieu, et ses paroles feintes, et la robe et le voile orné de feuilles d'acanthe couleur de safran. Et surtout, infortunée, tout entière livrée au mal qui l'attend, ne pouvant se rassasier l'esprit et toute à sa contemplation, la Phénicienne s'embrase, aussi émue par l'enfant que par les présents. 715 Cupidon commence par étreindre Énée, se suspend à son cou, comble abondamment l'amour de son père abusé, puis s'approche de la reine. Sans le quitter des yeux, de tout son coeur, Didon est rivée à lui, l'étreignant parfois, inconsciente du grand dieu qui s'empare d'elle, la malheureuse. [1,720] Mais lui, se souvenant de sa mère l'Acidalienne, se met peu à peu à effacer le souvenir de Sychée et tente de surprendre dans un amour vivant cette âme depuis longtemps éteinte et ce coeur désaffecté. Après la première pause du repas, une fois les tables desservies, on installe d'énormes cratères, qu'on couronne de guirlandes. 725 Le bruit emplit le palais, les voix résonnent dans les vastes salles; aux plafonds dorés pendent des lampes allumées, et des torches enflammées triomphent de la nuit. Alors la reine réclame une coupe, lourde d'or et de gemmes, familière à Bélus et à tous ses descendants, et l'emplit de vin. [1,730] Un grand silence se produit dans la demeure: "Jupiter, puisque, dit-on, tu accordes des droits aux hôtes, veuille que les Tyriens et ceux qui sont partis de Troie vivent un jour de joie, et que nos descendants en gardent la mémoire. Que Bacchus, dispensateur de joie, nous assiste, ainsi que la bonne Junon; 735 et vous, Tyriens, célébrez cette rencontre dans les applaudissements". Elle dit et sur la table versa une libation aux dieux. L'offrande accomplie, la première elle toucha la coupe du bout des lèvres, puis la passa à Bitias, l'invitant à boire; lui, empressé, vida à fond la patère écumante et s'abreuva dans la coupe d'or pleine; [1,740] les autres notables l'imitèrent. Iopas à la longue chevelure, qui fut l'élève du grand Atlas, fait sonner sa cithare dorée. Il chante les errances de la lune et les éclipses du soleil, l'origine des hommes et des bêtes, les causes de la pluie et des éclairs; il chante l'Arcture et les Hyades pluvieuses et la constellation des deux Ourses, 745 il explique la hâte des soleils d'hiver à plonger dans l'Océan, ou quel obstacle retarde la tombée des lentes nuits d'été. Les Tyriens applaudissent à l'envi, imités par les Troyens. De son côté aussi, elle prolongeait la nuit, parlait de tout, l'infortunée Didon, et buvait l'amour à longs traits; [1,750] elle posait mille questions sur Priam, sur Hector; quelles armes portait le fils de l'Aurore à sa venue? Comment étaient les chevaux de Diomède, ou le grand Achille? "Mais, allons, cher hôte, raconte-nous plutôt, dès le début, les pièges des Danaens, et les malheurs des tiens, 755 et tes propres courses errantes; car voici sept étés déjà que tu es en route, emporté partout à travers terres et mers".