L'Énéide - Le lien qui rattache l'Énéide aux Géorgiques est encore plus évident que la parenté des Géorgiques et des Bucoliques. Les préoccupations d'intérèt général, senties avec toute l'ardeur d'une âme de poète, mais qui ne se tra- hissenl qu'incidemment ou à travers le symbole dans les Bucoliques, avaient rejeté le voile dans les Géorgiques; elles animaient, elles relevaient le sujet. C'était déjà le souci de la restauration des moeurs par l'agriculture et la petite pro- priété, par la vie rurale (le la classe moyenne reconstituée, par le retour à la religion sous la protection d'une autorité monarchique, de sorte qu'au fond (les pâturages bordés d'arbres et de ruches, derrière les moissonneurs et le bétail, déjà Rome se dessinait, Rome redevenue elle-mème après s'êl r('. mise si près (le sa perte par le luxe, les discordes civiles; l'abandon des croyances et l'invasion des races étrarigères. Les Géorgiques étaient donc, sous une forme encore un peu timide et à un point de vue restreint, une ceuvre d'un caractère national. L'oeuvre nationale elle-même, ce fut l'Enéide. Ce que Virgile a voulu faire et ce qu'il a fait, c'est le poème de Rome et de la latinité tout enlière, la Rome d'Auguste et de toujours, la reine de l'Occident qui devail par son labeur et son génie survivre à ses dieux païens. Il n'a voulu écrire ni un poème imité du grec, comme Varrou de l'Aude et Valérius Flaccus leurs Argonauliques, comine Stace son Achilléide et sa Théba'ïdé, ni un poème histo- rique, de sujet romain ancien ou récent, comme Silius Ita- licus les Paniqu(,s, et par exemple chanter sur le mode épique la vie d'Auguste ou la campagne d'Actium. l)ans• un sentiment profond de l'universalité et (le la perpétuité (lu génie latin et avec un art très habile et d'effet très simple, il a fondu passé, présent, avenir. l'histoire et la fable, la Grèce et Rome, la tradition et la nouveauté; non la nou- veauté, parfois misérable, qui consiste à inventer un vers ou une strophe ou un genre, ruais celle, d'une bien autre puissance et d'un bien autre intérêt, qui, avec des moyens antiques, donne une forme neuve, plus ])elle et pour long- temps définitive, au goût et à la sensibilité. a Virgile a deviné, à une heure décisive du monde, ce qu'aimerait l'avenir v'. Il a composé ainsi une oeuvre singulière, une oeuvre d'originalité et d'invention s'il en fut, puisqu'avec un sujet pris dans les temps fabuleux il a fait un poème d'ac- tualité pour ses contemporains, et d'un poème d'actualité un monument d'un intérêt durable pour la postérité; tant qu'il y aura une humanité latine, une culture classique, un respect du passé, on lira l'h'néide, on en saura par coeur nombre de vers et d'épisodes oû ce qui tient le plus au tueur de la race est exprimé dans nu langage dont la beauté, rarement égalée, n'a jamais élé dépassée. Et c'est là pourtant ce qu'au xixl' siècle, sous l'influence d'idées germaniques, on a représenté comme un travail d'imitation, comme un pastiche d'Ilomère ! Les six premiers livres : une pâle Odyssée; les six derniers, une Iliade affadie... Non, cette oeuvre Romaine el, Julienne est une guerre sainte pré- cédée d'un pèlerinage aux pays (les ancêtres j, et contée par un poète dont le génie ne craint aucune comparaison. Ce fut le sentiment de l'Antiquité : tous les écrivains qui sont venus après Virgile sont nourris de ses vers, portent sa marque, s'inspirent de lui ; et il ne s'agit pas seulement des imitateurs, comme Valérius Flaccus ou Silius Italicus, ou même seulement des poètes parmi lesquels un Lucain ou mi Juvénal ne manquait pourtant ni de personnalité, ni de puissance créatrice; il s'agit aussi des prosateurs, et (les plus grands, Tacite, Sénèque, Pétrone. Il s'agit des auteurs chrétiens, des Pères de l'Église : saint Augustin connaissait Virgile à fond, il l'aimait. Une légende du Moyen Age nous montre saint Paul s'écriant devant sa tombe : « Quel homme j'eusse fait de toi, si je t'avais trouvé parmi les vivants, Ô le plus grand des poètes ! » Quem te, inquit, reddidissem Si te vivum invenissem, Poetarum maxime! Tyrrell, qui rappelle cette histoire', dit fort justement, qu'il n'y a pas d'auteur ancien qui, à part Aristote, ait agi autant que Virgile sur la formation de la pensée moderrne: et le Moyen Age en effet associe leurs noms, et il fait d'eux des enchanteurs. Dante va chercher Virgile dans le monde ancien pour saluer en lui l'initiateur (les siècles nouveaux. Laissons après cela Mommsen mettre l'Énéide sur le même rang que... la Henriade ou la Messiade! Laissons des admi- rateurs de chansons populaires taxer le divin poème « d'oeuvre artificielle et de cabinet ». En réalité, ce n'est pas lui seulement que l'on n'aime pas et que l'on vise par de telles attaques : c'est la littérature elle-même et tout entière. Goumy l'a très bien vu : « L'I néide est oeuvre arIi[iinielle et de cabinet au même titre, ni plus ni moins, que toutes les oeuvres littéraires (le l'homme, à partir du jour où, celui-ci ayant su écrire, une littérature a été possible. Avec le papier, la plume et l'encre ou ce qui a pu tenir lieu, à l'origine, du papier, de la plume et de l'encre, ce prétendu « artificiel est né pour durer autant que notre espèce. Il embrasse toutes les productions de l'esprit, sans en excepter une seule, et il s'appelle, de son vrai ndm, le travail réflé- chi» ». Voyons maintenant comment Virgile s'y est pris pour atteindre un si haut but, de quels éléments il s'est servi et par quels procédés il les a fondus dans une puissante unité, ce qui est la seule manière pour l'homme, en littérature, comme ailleurs, de « créer » quelque chose. En reculant ses personnages et en plaçant son sujet dans les temps fabuleux, il donnait libre carrière à l'inspiration I. Voy. Tyrrell. Latin Poetry; p. 126 suiv. 2. Goumy, Les Latins, p. 212. épique(1); il évitait de côtoyer la prose par le récit et (le faire de l'histoire en vers; il gagnait de se mouvoir en partie dans le monde homérique, devenu pour la race le monde le plus noble de la poésie et de demeurer dans la tradition, ce qui en soi n'a jamais empêché quelqu'un d'être original. Mais, alors, où étaient l'actualité et les passions de ses con- citoyens? où étaient le génie latin, avec son caractère d'uni- versalité, et ce qui devait tenir l'attention des siècles dans un éternel éveil? Comment faire rentrer dans ce cadre antique et le passé récent, et la vie nouvelle, et la vision des lende- mains? La tâche était ardue et sans modèle : le génie en vint à bout, nous allons nous en rendre compte en regar- dant le bouclier d'Énée et en descendant avec le héros dans les Champs Élysées. D'abord, qu'est-ce qu'Enée? L'ancêtre mythique des Romains, le chef d'État et le prêtre. Bien entendu, il n'y a pas là une invention de Virgile : il n'a pas commis la faute, fréquente chez les Alexandrins, d'aller chercher des mythes rares et des personnages obscurs; il a choisi un nom connu (le tous, il a reproduit une légende acceptée de tous. La légende d'Énée (2) fut, à ce qu'il semble bien, inventée par les Grecs pour flatter le peuple-roi. Timée de Tauromenium ('260 av. J.-C.) est le premier de ces historiens sans critique, ou plutôt sans conscience, qui s'appliquent à donner couleur de faits à des conceptions religieuses, et qui, à l'aide des coïncidences de noms et dess ressemblances de symboles, parviennent à transformer Énée en un personnage réel abordant en Italie. Denys d'blalicarnasse travaille, à son tour, à la vraisemblance du voyage et trouve dans l'expres- sion inconscients (le l'imagination populaire les éléments d'un conte sans intérêt. Il n'en était pas question chez les Cycliques, qui n'avaient parlé nulle part d'une royauté pro- mise à Énée sur la terre d'Hespérie : lorsque Virgile (Énéide, 1. Quant â savoir si, oui ou non, l'Énéide est une épopée selon les régles disons avec Tyrrell (ouvr. cité, p. 129) que la question n'a aucune iwpor- tance, et que, si une o?uvre qui éveille après deux mille années une si pieuse admiration et tant d'émotion profonde n'est pas un poème épique, cela esi fâcheux pour le genre épique, et rien de plus. 2. Pour ce qui suit sur la légende géographique d'Énée, voy. J.-A. Hild; La légende d'Énée avant Virgile, Paris, 1883. III, 97), traduisant Homère, annonçait au héros troyen l'empire du monde pour ses enfants, il choisissait-et pour cause - un texte différent de celui d'Aristarque; il lisait Tzvisaat au lieu de '1'ç(»Eact. Ni Arctinos, ni Sophocle ne font mention d'un voyage en dehors de la Troade. Il y aurait, dit-on, le témoignage de Stésichore. Ce témoignage nous serait transmis par la table Iliaque, décoration assez gros- sière que reproduit Montfaucon, et qui était destinée sans doute à représenter aux yeux des élèves, dans une école, les principaux événements du cycle Troyen; or, un des groupes montre Énée faisant voile avec les siens pour 1'IIespérie. C'est ce que dit formellement, une inscription à gauche du groupe, et, sur la même table, d'autres inscriptions nous apprennent qu'une partie des sujets représentés viennent du Sac d'Ilion, de Stésichore. Mais l'artiste qui a composé cette table vivait peut-être sous Claude, au plus tôt du temps de César, c'est-à-dire en tout cas, à une époque où le pou- voir cherchait à fortifier la nouvelle légende d'Énée; et, si la table Iliaque est postérieure à l'Énéide, il est très possi- ble que ce sujet d'Énée partant pour l'Hespérie servit tout simplement de transition pour une autre table figurant les sujets de la légende virgilienne. Il demeure donc bien dou- teux que le voyage en Ilespérie vînt de Stésichore. Cette histoire d'Énée, telle qu'elle avait cours vers la fin de la République romaine, a une explication géographique. On s'en rend compte en examinant le système de Denys : par- tout où une ville, un sanctuaire, un promontoire porte un nom congénère de celui d'Énée ou le nom d'un de ses com- pagnons, ce serait qu'Énée et les Troyens y ont passé et qu'ils y ont laissé leurs noms. Or, c'est justement tout le contraire, et l'on découvre la vérité en se plaçant au point de vue opposé. Si Énée, (Jans la légende de formation récente à l'usage des Jules, paraît naviguer de concert avec le culte d'Aphrodite, ce n'est pas parce qu'il a réellement passé par ces lieux et y a honoré sa mère, c'est parce que le culte de sa mère, qui y avait des autels, a permis d'imaginer qu'il y avait passé; c'est qu'il y avait une Aphrodite A:'n_zç dont les temples étaient nombreux sur la route maritime de la Troade au Latium, chose bien naturelle, nuisuu'elle était la déesse protectrice de la navigation'. Et ce surnom de Aivs%xç ne signifiait pas du tout à l'origine cc qu'on lui fit signifier plus tard, « mère d'Énée; » il avait un sens moral ou physique, ou les deux à la fois, et se rattachait au même radical que les mots a:vsw, aYvi ou r,uvo,'. Le mont Éryx fut le point de jonction de la légende grecque et de la légende latine; c'est par le culte de Vénus Erycine que la transition s'est accom- plie. Les historiens grecs, les archéologues romains et les politiques, faisant leur cour à la famille des Jules, ont pu ainsi, en surchargeant et en embrouillant les récits, pous- ser Énée par la Sicile en Italie et faire reconnaître dans ce fils de Vénus l'ancêtre de César, le fondateur mythique (le Rome, fille de Troie. Mais à cette légende de formation géographique quels éléments littéraires offrait le personnage d'Énée? Chez Homère, il n'a pas un rôle de premier plan; et cela était au mieux pour Virgile qui, s'il avait trouvé dans les poèmes homériques la statue entièrement sculptée, n'aurait pu y mettre sa marque qu'en la défigurant. Mais que l']née de l'Iliade n'eût été qu'un personnage tout à fait obscur et secondaire, il y aurait eu là un autre inconvénient : Virgile alors encourait le reproche d'être en contradiction avec la plus grande autorité épique ou de donner pour l'ancêtre de la chose romaine un guerrier insignifiant et débile. Or, par une coïncidence curieuse, Énée apparaît dans l'Iliade à la fois comme secondaire, pour ainsi dire accidentel, et pourtant marqué au front d'un signe et prédestiné. Il figure à peine; mais il figure environné d'un mystère religieux, paré d'un prestige qui ne permet pas d'oublier son passage, de sorte que Virgile, en tirant de cette ébauche une statue achevée, n'aura pas à en altérer le caractère. Énée est ensemble guerrier redoutable et sage conseiller, objet de la faveur 1. A double titre; personnification à la fois de la voûte étoilée et de la mer tranquille. 2. Cf. Palinure, dont Dens fait le pilote d'Énée : g-palin g-ouros le vent qui ramène les marins dans leur patrie. Misène, déjà dans la légende de Conies un compagnon d'Ulysse, dans celle de Rome est devenu le trompette d'Enéc et soufflant dans sa conque avec une force telle que les Tritons en sont jaloux c'est le cap Misène, bordé (le récifs où le vent se déchaîne avec fracas. 3. Cf. Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, p. 113. évidente des dieux, aimé du peuple, suspect au pouvoir, car Priam se méfie de lui; c'est surtout au vingtième chant qu'il fait montre de belles pensées et de réflexion précoce chez nu si jeune prince, et c'est là que se trouve, dans la bouche de Poseidon la prédiction dont les Romains tirèrent un si grand parti : Un dieu a déjà pris en haine la race de Priam, et c'est le tour d'Énée de régner sur tous', ainsi que les enfants de ses enfants qui naîtront àu jour. Voyons maintenant ce que devient chez Virgile Énée comme héros d'épopée, on pourrait dire de roman, ne fût-ce- qu'au souvenir de l'immortelle aventure de Didon ; voyons quel est l'homme, son caractère et son action. « On adresse généralement, dit G. Boissier, beaucoup de critiques au caractère d'Énée; il n'y en a qu'une qui me paraisse tout à fait méritée, il manque d'unité 2 ». Et, quand G. Boissier nous explique en quoi, nous devons reconnaître que ce défaut d'unité, s'il existe vraiment chez Virgile, existe déjà chez Homère; oui, l'Énée romain, ce sage, ce penseur sacer- dotal et triste, quelquefois l'épée à la main, a des colères furieuses et des propos déclamatoires; concession à la tra- dition épique et, dans le sens vulgaire, au côté « héroïque » du personnage; après tout, dans ces moments-là, il se bat, et ce n'est le lieu ni d'agir avec sang-froid, ni de parler avec mesure. D'ailleurs, ce défaut, qui n'a pas échappé à la finesse de G. Boissier, n'est pas celui que les modernes reprochent en général à l'Énée de Virgile: le commun des lecteurs le juge faible et sans relief, trop doux pour un guerrier, trop gémissant pour un conducteur d'hommes, effacé, sans ini- tiative et sans passion. Mais l'on témoigne ainsi que l'on ne comprend ni l'intention de Virgile, ni le caractère romain, ni la véritable énergie. Virgile a montré dans Énée un homme aux prises avec une destinée contraire à sa nature et qui, par un courage secret et persistant, sacrifie ses goûts à son devoir. Il lui sacrifie aussi ses intérêts, et ce double sacrifice est sans illusion; il l'accomplit pour que d'autres, ses lointains suc- 1. Texte véritable : « sur les Troyens », voy. plus haut, p. 238. 2. G. Boissier, La relig. rom., t. I, p. 242. cesseurs, en profitent'. Il n'aime pas la guerre, et il la fait en brave; il n'aspire qu'au repos, et, sur un signe, constam- ment renouvelé, des dieux, constamment il se remet en route. Son coeur es[, attaché à Didon par l'amour et la re- connaissance, il sent que son départ la tuera : il l'aime et il la quitte, parce que le devoir est ailleurs. Il n'est et con- sent à n'être que l'instrument du destin; il est chargé d'une mission, il s'y consacre corps et âme et il lui sacrifie jus- qu'à son attitude devant l'avenir. Cette dure besogne, dont la fortune ne le récompensera pas', il la mène jusqu'à la fin sans ostentation, sans même un geste d'orgueil, bien plus avec un trouble, par instants, et des regrets, aussitôt, réprimés, qui sont la condition d'un plus grand mérite et qui rendent, le personnage plus touchant et plus naturel. Énée est racinien plutôt que cornélien; en dépit de l'obser- vation faite plus haut et relative à quelques rares rencon- tres dans les batailles, il est sans jactance, et son énergie, d'autant plus vraie, ne se fait pas valoir aux yeux du vul- gaire. C'est l'honneur des Romains d'avoir aimé et compris ce genre de héros. Ainsi, rien que par le choix du sujet, Virgile non seule- ment évitait, à cause du prestige que donnent la fable et le lointain du temps, (le tomber dans l'histoire versifiée; mais déjà il se distinguait des auteurs d'épopées mythologiques, imitées des Grecs, d'intérêt purement littéraire et sans prise sur le coeur de ses contemporains : car la légende d'l née, si elle avait ses racines dans le passé reculé, s'était formée en des temps voisins et récemmentt fixée; elle avait été accrue et renouvelée, et ce renouvellement avait été conçu sur les désirs el, les rêves des Romains. La tradition modi- 1. Je ne puis m'empêcher de songer ici aux beaux vers de Saint-Cyr de Rayssac, sur Moïse : Lui qui marcha trente ans vers la terre promise, sachant, au fond du coeur, qu'il n'arriverait pas. 2. Aen., XII, 435 : Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem, Fortunam ex aliis. (es deux vers, c'est, tout le caractère et toute la destinée de l'Énée de Vir- gile; honorons le père qui a le droit de parler ainsi à son fils. fiée avait donc commencé de prendre une couleur italique; c'est en Italie que se passe toute la seconde partie du poème, et, s'il a fallu la ferveur et l'élévation morale de Virgile pour rendre si bien la lutte entre le devoir et la nature qui _est le fond du personnage d'Énée, du moins l'idée d'une mission divine à laquelle il se sacrifie était déjà dans la fable constituée avant lui, et cette mission elle-même, c'était la préparation des destinées de Rome, de son existence, sa première fondation, matière autrement vivante et intéres- sante pour les Romains que l'histoire de Jason ou celle de Polynice. Mais Virgile ne s'en est pas tenu là. Il s'est avisé d'un procédé très habile que lui ont inspiré à la fois son génie poétique et les préoccupations constantes de son coeur. A l'aide de raccords ingénieux que l'art dissimule, il a intercalé dans son poème des tableaux, des évocations où se déroule ce qui était l'avenir pour Énée, ce qui était le passé récent et national pour les Romains du temps d'Auguste : je veux parler des prédictions d'Anchise, des perspectives pytha- goriciennes des Champs Élysées, de l'histoire gravée au bouclier d'Énée, des menaces de Didon pressentant Hanni- bal. On n'a pas assez remarqué qu'il y a là quelque chose de tout à fait virgilien, une habitude d'esprit, un trait com- mun aux Bucoliques, aux Géorgiques et à l'Énéide : qu'on se rappelle cependant les « épisodes ' des Géorgiques mettant la vie d'une manière imprévue au coeur même du didac- tisme, et, dans les Bucoliques, les allusions anxieuses ou vibrantes, placées sur les lèvres (le ces pasteurs si peu sem- blables à ceux de Théocrite, si supérieurs à eux! C'est, dans l'Énéide, le même art, très sûr et très délicat dans sa sim- plicité, qui a permis au poète de fondre ces visions dans le récit de manière à ce qu'elles y paraissent naturelles, et qu'au lieu de l'interrompre et d'y surprendre, elles le com- plètent et en achèvent le tour; et, redisons-le, pour cela Virgile n'avait aucun modèle. Et c'est pourquoi aussi nous ne chercherons pas à tirer de conclusions sur les opinions philosophiques de Virgile (le ce que, dans la 4e Bucolique, il se complaît en élève de Siron à une exposition épicurienne, et que, dans le VI' livre de l'Énéide, il nous apparaît imbu d'idées pythagoriciennes et orphiques, et peut-être préoccupé des mystères d'Éleusis ; contentons-nous de voir que Virgile était une âme religieuse qui, à l'encontre de Lucrèce en son aveugle orgueil, avait besoin d'appui, voulait espérer et croire et ne trouvait pas dans l'égoïsme du sage un suffisant bonheur en face du mal universel. Dans sa descente aux enfers, les conceptions pythagoriciennes lui donnaient le moyen d'évoquer devant Énée, c'est-à-dire devant l'imagination de ses lecteurs, les Romains des temps historiques; grâce à l'hypothèse du phi- losophe grec, il pouvait, dans un poème dont l'action se passe au lendemain de la chute de Troie, faire sans invraisem- blance défiler ces généraux, ces citoyens qui ne devaient naître que bien (les siècles plus tard, appeler à une revue héroïque, sous les yeux du premier fondateur de Rome et sous les yeux des contemporains d'Auguste, les fondateurs de l'histoire romaine et de l'éternité de l'Empire : Ite et Romanac consulite historiae! (1). S'il est très probable que la doctrine de l'expiation et de la purification plaisait en elle-même à l'âme pieuse et réfléchie de Virgile, dans l'occasion il suffisait qu'elle se prêtât à son but patriotique et littéraire; que le Romain, passionné pour la grandeur de Rome, (lue l'artiste de haute race, doublé d'un poète de sentiment, y trouvât son compte pour émou- voir son temps et l'avenir par le plus glorieux des tableaux. Tableau où, à ses qualités habituelles, Virgile en a ajouté une qu'il montre rarement, le sens dramatique; il en témoi- gne cette fois en évitant, dans le dénombrement des aïeux, l'ordre chronologique. Le souci de la vraisemblance lui a fait comprendre qu'il ne convenait pas que ces ombres, ignorantes d'ailleurs de leurs destinées, vinssent se succéder sous les regards d'Énée et d'Anchise selon la date de leur futur séjour sur la terre. Il les a évoquées en une foule d'abord confuse, puis il les a groupées en des rapprochements naturels et significatifs, et il a mis dans tout cet immortel passage un ordre non historique, mais dramatique et lifté- 1. Properce, III, 4, 10. raire. Sainte-Beuve l'a très bien vu : , Anchise... s'écarte à tout moment (le la suite chronologique et se porte où son coeur l'appelle, c'est-à-dire à ce qui était l'émotion vivante à l'heure où chantait Virgile... Mummius, Paul E mile, ces vainqueurs des Grecs et ces vengeurs de Troie ; le nom iné- vitable de Caton: les Gracques, les Scipions... le grand Fabius,... Pour clore par une touchante et jeune image, Anchise, interrogé par Énée, indique comme à regret et révèle avec délicatesse le nom de ce beau jeune homme au regard triste qui accompagne le grand et triomphant Mar- cellus; il flatte et consacre ces récentes amours, ces illusions peut-être du peuple romain, qui sontt aussi les douleurs de la famille d'Auguste.... Et maintenant qu'on joigne par la pensée à cette prédiction magnifique d'Anchise ce qui la complète dans le bouclier également prophétique d'Énée...' ». Le bouclier d'Énée! là encore n'a-t-on pas voulu ne voir qu'une imitation d'Ilomère, un procédé épique, un second « bouclier d'Achille », moins beau que le premier"? En vérité, c'est tout autre chose, et l'on s'en convaincra facile- ment en examinant tour à tour les deux descriptions. Que nous offre le bouclier du Grec? la terre, la mer, le ciel avec les astres, et, sur ce fond, des scènes de la vie privée et quo- tidienne : noces, labour, moissons et vendanges, danses et festins, deux cités, un procès et une guerre, et, formant le tour extérieur, le grand fleuve Océan. Et le bouclier du Romain? Ce qu'il découvre à nos yeux c'est l'histoire, à la fois mythique et réelle, des descendants d'Épée, depuis Romulus jusqu'à Auguste. An lieu d'assister à des scènes charmantes sans doute, d'un pittoresque un peu naïf et volontairement ingénu, et qui n'ont d'ailleurs, représenta- tion générale de la vie, aucun lien avec le sujet de l'Iliade et la personne d'Achille, nous sommes en face d'une suite d'événements politiques, religieux, guerriers, en rapport, étroit, avec le reste de l'Énéide, événements qui intéressent tout l'Occident dont le destin s'élabore par eux, et l'Orient qui reculera devant les aigles, et le monde entier de la civi- 1. Sainte-Neuve, Et. sur Virg., p. 77 et 78. 2. Homère, Il., XVIII, 478 suiv.; Virgile, Aen., VIII, 62b suiv. lisation latine qui doit s'agrandir si loin dans l'espace et dans le temps. Avec des détails nombreux et précis, d'une concision tout à fait étrangère aux procédés homériques, le poète évoque la triple fondation de Rome par le fils de Mars, nourrisson de la Louve, par Manlius, vainqueur des Gaulois, par Auguste enfin, vengeur de Troie, refoula-nt à Actium la barbarie orientale, puis organisateur pacifique de cet ordre nouveau, éternel, on peut le dire, puisque nous en vivons encore. Voilà quelque chose qui, selon les goûts et les dispositions d'esprit, pent plaire plus ou moins que la description d'Homère, mais qui en tout cas est fort différent, et suppose un art tout autre et une tout autre inspiration. L'art en effet est grand dans ce passage; et les critiques que l'on a adressées à Virgile ne tiennent pas devant l'exa- men. Vénus, a-t-on dit, porte à Enée son bouclier tout fait, tandis que Héphaistos forge sous nos yeux successivement les figures qui embellissent celui d'Achille; combien cette mise en scène est plus vivante, plus intéressante! Observa- tion inexacte : la différence entre les deux expositions est purement grammaticale : dans l'I néide, il y a le plus-que- parfait; dans l'Iliade, l'imparfait. Ce temps très vague de la narration homérique eût en effet permis à Homère de nous faire assister au travail (lu dieu; or, il n'en est rien. Il n'est, question ni des outils, ni des procédés et des efforts, ni des allées et venues du forgeron divin; l'imagination n'est nullement appelée à se figurer la forge et les gestes de Héphaistos; elle se concentre tout entière sur les sujets représentés, absolument comme si l'on apportait le bouclier achevé. Mieux encore, à un certain moment, ce ne sont plus les représentations des choses sur le bouclier, mais les choses elles-mêmes qui nous sont décrites : on entend (les chants d'hyménée, des accords de flûtes et de cithares, des bruits de fête; deux hommes, qui se querellent pour l'amende d'un meurtre, font des discours et choisissent un arbitre. Sans doute, tous ces incidents sont coupés d'ex- pressions qui reviennent périodiquement : « Puis il repré- sentait n ; mais ce n'est pas cela qui donne la vie et la vrai- semblance, et même, celle-ci est moins bien respectée dans le bouclier grec que dans le bouclier romain. On fait à Virgile un autre reproche : tandis qu'Homère, fort sensément, place la fabrication du bouclier alors qu'Achille va rentrer dans la bataille, à quel moment Virgile nous montre-t-il Énée s'occupant à admirer toutes ces ciselures? au moment où l'on attaque son camp! Occupation enfantine et-bien indigne de ce héros du devoir, de ce chef que l'on dit tout entier à sa mission! La critique tombe à faux : Énée, à l'heure même où on attaque son camp, n'en sait rien; et son admiration n'est pas d'un enfant, puis- qu'elle est mêlée d'un sentiment, confus mais certain, que, sous des traits obscurs pour lui, ce bouclier est le symbole de grandes aventures qui naîtront de la sienne. Ajoutons que le moment, a- été si peu choisi à la légère par Virgile qu'il est même celui qui convient le mieux, pour ainsi dire le moment unique : les livres VII et VIII sont occupés par les préparatifs de guerre; dans le septième, Junon suscite aux Troyens des ennemis; dans le huitième, Énée s'assure des alliés. La lutte se déroulera dans les livres IX à XII C'est donc logiquement que le livre VIII se termine par la remise entre les mains d'Énée des armes dont il n'avait pas besoin jusqu'alors, dent il aura à se servir désormais. Il y a là une pause dans le poème: et la place qu'y prend cette description du bouclier est d'autant mieux choisie qu'elle fait justement prévoir les conséquences lointaines et défini- tives de la guerre contre Turnus. Une note de Servius nous apprend que, dès l'Antiquité, il s'était rencontré des grammairiens assez dénués de sens pour vouloir retrancher comme apocryphe, parce qu'il man- querait de gravité', le dernier vers (VIII, 751) Attollens umero famamque et fata nepotum. Le caractère réaliste de ce geste, le coup d'épaule par lequel Énée enlève son lourd et brillant fardeau, déplaisait à ces commentateurs : ils ne prenaient pas garde que le héros Troyen amène son bouclier sur cette même épaule qui, lors 1. Hunc versus notant critici quasi superfluo et inutiliter additum nec convenientem gravitati ejus, namque est magis neotericus. de la chute de Troie, avait porté hors de péril et sauvé des flammes Anchise et les dieux de la cité. La description qui termine le livre VIII_ n'est que le dernier et le plus éclatant de ces intermèdes par lesquels Virgile laisse paraître en plein jour les préoccupations qui ne se dévoilent qu'à demi au cours de son antique narration; dès le premier livre, Vénus, en insistant sur l'histoire d'Albe, faisait entrevoir dans l'avenir la gloire du peuple romain, qu'annonce de nouveau, au livre III, la prédiction d'I-Iélé- nus'. Mais, qu'on le remarque bien, il y a dans tous ces morceaux gradation, non répétition. Ainsi l'évocation due au bouclier ne répète pas celle des Champs Élysées, du livre VI: celle-ci est surtout historique, celle du bouclier, plus religieuse. A la pensée d'une protection divine, qui est sur Rome, et d'une mission humaine, dont elle est chargée, se mêlent, de plus en plus de sévères préoccupations mo- rales : la simplicité des moeurs, la fidélité au serment, l'amour de la liberté, la passion de la gloire. Le ton aussi s'élève : c'est comme une apothéose et un couronnement. Virgile n'est pas dans l'imitation, il est dans la tradition, ce qui est autre chose, et dans la tradition bien moins d'ILo- mère que d'Ennius : il nous montre Rome redevable de sa force à ses citoyens, à sa patience, à son génie, à ce qu'elle a produit (les hommes et a su en tirer parti Moribus antiquis res stat Romana virisque (2). Elle a fait reposer ses lois et ses maeurs sur le culte des dieux, et, comme elle s'acquitte de ses devoirs envers eux, à Leur tour ils la rétribuent en lui donnant sur la terre l'em- pire universel pour le bien de l'humanité, en accordant à ses citoyens, dans les enfers, le séjour réservé aux Justes his dante>n,j2o'a Catone,ni. Et nous voilà bien loin de la inv- iliologie conventionnelle, de l'intervention purement litté- raire des (lieux dans une épopée quelconque! On ne saurait y regarder de trop près avec Virgile; si, dans I. Voy. plus haut, p. 242, l'indication d'autres passages analogues. 2. Ennius, Voj. plus haut, p. 28. les Bucoliques, il faut parfois lire entre les vers, dans l'Enéide, où le poète s'efforce et atteint à la simplicité, il faut du moins lire attentivement tous les vers, je dirais presque tous les mots. Rien qui n'y soit plein de sens et d'intention. Des passages, tels que le commencement du VIII livre, qui, au premier abord, donne l'impression d'un début banal de chant épique, sont faits de choses et d'expressions exclu- sivement romaines' ; et ce caractère national, religieux, historique de l'l néide a tellement frappé les Anciens que des scholiastes la désignent sous le nom de Pes gestae populi romani. Voilà ce que le génie sut faire d'une fable qui se passe au temps de la guerre de Troie! Mais, si le patrio- tisme religieux inspire le'poème, on sait qu'une humanité profonde et douce tempère chez Virgile ce que l'on pourrait craindre d'exclusif et de dur dans sa passion pour Rome et la force romaine. N'oublions pas d'ailleurs qu'à ce moment les Romains pouvaient se considérer comme les maîtres futurs et prochains du monde entier, et_ que par conséquent il n'y avait déjà plus une grande différence pour eux entre l'Empire et l'humanité. Aussi bien il n'est: pas nécessaire d'insister sur ce que personne ne conteste, sur ce qui, de l'aveu de tous, est un des traits les plus caractéristiques de Virgile : la pitié, l'attendrissement, l'intelligence profonde des maux que fait la destinée, le sentiment de notre impuis- sance à les conjurer ou à les guérir. C'est par cette noble et virile tristesse que Virgile pénètre encore les coeurs et con- serve tant de fidèles; c'est par elle, avant tout, qu'il est un grand poète. Car sans doute - et tout ce qui a été dit précédemment, montre assez que je ne le méconnais pas-une oeuvre litté- raire vaut, s'impose et persiste par la conception, la compo- sition, le savoir, l'effort couronné de succès pour réaliser quelque chose d'étendu et de considérable, la nouveauté du fond et sa part d'intérêt permanent, la beauté de l'exé- cution. Mais, si ces mérites d'ensemble commandent l'admi- 1. Cf. Bulletin de la Faculté des lettres de Caen, année 1887, p. 11 : signum belli, tumultus, conjuratio; le double appel pour la cavalerie et l'infanterie; les levées de troupes parmi les alliés, etc. ration, il n'arrive pas toujours que l'oeuvre admirée soit lue et soit aimée, ni que, par fragments, elle demeure dans les mémoires; or Virgile a eu, au-dessus peut-être de tous les poètes, cette fortune que de nombreux vers de l'Énéide sont fixés dans notre pensée, viennent instinctivement sur nos lèvres, font partie de nos traditions, parce que nul, mieux et aussi souvent que lui, n'a su exprimer, sous une forme durable, des sentiments profonds, simples, de tous les âges et de tous les pays, et qui témoignent de la noblesse de son coeur comme de la qualité de son génie. « Aucun poète plus que Virgile, chez les Anciens (et combien chez les mo- dernes?) n'a eu le don d'exprimer dans un langage superbe, merveilleusement fait pour solliciter la mémoire des hommes et les y graver à jamais, les éternelles vérités (le la vie,. » Le plus grand nombre de ces vers immortels, dont le temps n'a pas altéré la pure beauté, qui sont aussi vivants aujourd'hui qu'au siècle d'Auguste, se rencontrent dans les six derniers livres. Chateaubriand, le premier, l'a signalé dans la seconde partie du poème, longtemps la moins goûtée (Didon n'y est plus présente, et la fin du sixième livre est si belle!), dans cette seconde partie se rencontrent la plupart (les mots attendrissants qui ont conquis les coeurs à Vir- gile, et là aussi les épisodes d'Évandree et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d'Euryale. Voltaire n'y entend rien, quand il juge qu'à partir du Vile livre « le sujet baisse » ; G. Boissier a très bien montré- que c'est tout le contraire. A ce moment, on entre au coeur du sujet « C'était la partie la plus difficile... Quelque admiration qu'on éprouve pour les merveilles dont Virgile a rempli les six premiers livres, il y a dans les autres plus d'invention et de génie véritable" ». On est à présent sur la terre d'Italie, aux prises avec les vieilles légendes du terroir, en contact immédiat avec les traditions latines. Le VIII, livre demeure 1. Ed. Goumy, Les Latins, p. 217 suiv. 2. Il n'est rien de plus touchant et de plus beau que l'entrevue d'Evandre et d'Enée au VIIIe livre (surtout le discours d'Evandre, 154 suiv.). 3. Voy. G.Boissier, Nouv. prom. archéol., p. 254 suiv. 4. Ibid., p. 256, 257. un modèle d'art et (le composition' ; les personnages y sont tout à fait, italiques, et il n'y a rien chez Homère de supérieur ou de pareil au vieil l vandre dans sa majesté simple, dans sa moralité religieuse qui présage Numa, dans son caractère de patriarche et de roi pasteur, mais de pasteur fondateur primitif de Rome, l oozanae concditor arcis. Les commentaires écrits pour l'oeuvre de Virgile furent, nombreux(2). Celui de Servius nous est parvenu sous une double forme l'une des recensions, qui a été publiée d'abord en 1600 par P. Daniel, est beaucoup plus développée que l'antre; nous n'en avons que peu de manuscrits; nous en avons, au con- traire, beaucoup de la plus courte, qui porte bien le nom (le Servius. Il ne faut pas croire qu'elle soit un abrégé de la première, ou bien que les deux viennent d'un troisième commentaire disparu, plus ample, où l'on aurait opéré des coupures. En réalité, dans la plus courte de nos deux recen- sions on a, à un certain moment, introduit des additions empruntées à de bonnes sources, à plusieurs sources très différentes, bien que ces additions d'ailleurs paraissent bien avoir été faites par un seul auteur. Parmi elles, il y en a de fort importantes pour la connaissance de l'Antiquité romaine; on rencontre aussi des citations d'œuvres perdues. Le fond du commentaire, au contraire, ne porte que sur des questions de grammaire, sur le sens exact des mots, sur la valeur des expressions, et n'a d'intérêt que de nous renseigner sur l'exégèse de ces temps anciens. Le commentaire de Donat (Tiberius Claudius Donatus) 1. Sainte-Beuve (Et. sur Virq., p. l77), observant que ce livre commence par l'entrevue avec Évandre et finit par la description du bouclier, conclut ainsi : " Qu'il est bien et tout à fait heureux d'avoir ainsi placé clans le cadre d'un même livre le tableau de la grandeur romaine parvenue à son comble, en regard de ces humbles et adorables antiquités, de cette première simplicité innocente des moeurs et des lieux : Auguste victorieux à Actium et entrant dans Rome par un triple triomphe, et Evandre offrant à Énée son lit de feuillage! » 2. J'emprunte la plus grande partie de ce qui suit sur les commentateurs de Virgile à Schanz, Gesch. der röm. Litter., § 248. 3. Ne pas le confondre avec l'autre Donat, Aelius Donatus, le maitre de saint Jérôme et le commentateur de Térence : il fit aussi un commen- taire de Virgile dont il ne reste que la dédicace, la Vie du poète et une introduction aux Bucoliques; voy. Schanz, ouvr. cité, § 832. ne touche guère au fond (les choses qui, paraît-il, devait faire l'objet d'un autre corps de notes où auraient été étu- diés les personnages, les peuples, les pays, etc.... Dans celui que nous avons, Donat se place à peu prés exclusivement au point de vue de la rhétorique et, comme nous disons aujourd'hui, de l'esthétique'. Les scholies de Vérone fournissent des renseignements qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire de l'exégèse de Virgile ; on y a mis à profit Cornutus, Asper, Velius Longus, Haterianus, et nous y retrouvons aussi des traces d'oeuvres qui ont péri. Nous avons encore, pour les Bucoliques et les Géorgiques, un commentaire qui porte le nom de M. Valerius Probus et qui fut publié pour la première fois par J.-B. Egnatius, à Venise, en 1507, d'après un manuscrit de Bobbio. fi est précédé d'une Vie de Virgile et de considérations sur les origines de la poésie bucolique, sur la versification, les mythes, la géographie, l'astronomie. La grammaire est sacrifiée. On relève dans ce commentaire des erreurs et des absurdités qui montrent qu'il ne doit pas être de Probus. On s'est demandé si elles ne provenaient pas d'interpola- tions et d'additions, et si le fond n'appartiendrait pas au célèbre grammairien; mais il y a unité de ton et de rédac- tion; il n'est pas possible (le voir oit commenceraient et où finiraient les parties intercalées, et tout ce que l'on peut admettre pour expliquer le nom de Probus, c'est que celui-ci comptait parmi les sources que l'auteur consultait. Ce com- mentaire nous transmet du reste des renseignements curieux sur l'érudition antique. Les scholies de Berne (source principale, le Lernensis 172, ixe siècle, voy. plus bas) concernent de même les Buco- liques elles Géorgiques. Celui qui les a rassemblées nomme les sources : T. Gallus (qu'il me[ de côté assez prompte- ment), Gaudentius et Junius Philargyrius; ces commenta- teurs vivaient probablement au ve siècle; lui-même a vécu entre le vm et le ixe siècle et devait être de la Grande-Bre- tagne (glose irlandaise dans la scholie à Georg., 11, 115). 1. Ce commentaire a été réédité en 7905-0(i par Georgii, dans la collection Teubner; la précédente édition remontait à 1613, Bâle. En dehors de ces extraits, il nous est parvenu, d'un com- mentaire aux Bucoliques, deux rédactions, l'une longue et l'autre courte, dans le Laurentianus 45, 14 et dans le Pari- , sinus 7960; les Excerpta, tirés du Laurentianus par Politien ont été publiés par Fulvio Orsini en 15871. Celui-ci publiait également un commentaire des Géorgiques qu'il attribuait au même Philargyrius; il le faisait d'après le Vaticanus 5517, ans. de Servius en écriture lombarde, où ces scholies sont jointes aux autres presque toujours par les mots et aliter. Philargyrius n'y est donc pas nommé, et l'on ne voit pas pourquoi Fulvio Orsini a mis ces notes sous son nom'. MANUSCRITS. - 1. M, Mediceus, biblioth. Laurentienne, xxxix, 1; capitale du v° siècle; 220 feuillets; contenant les Bucoliques depuis 6, 48, les Géorgiques, et l'f néide sauf VIII, 585-642, par suite de l'enlèvement d'un feuillet qui se retrouve dans F (voy. plus bas). - Reproduit en entier en facsimilé par Foggini en 1741 ; Chatelain, pl. 66. Une mention, placée entre les Bucoliques et les Géorgi- ques nous apprend qu'il a été revisé par un nommé Apro- nianus qui fut consul en 494 ap. 'J.-C. On l'a nommé aussi Laurentianus; Bobbiensis, parce qu'il vient (lu monastère de Bobbio; Carpe~asis, parce qu'il a été longtemps entre les mains du cardinal (le Carpi, Rodolfo Pio, sans lui appartenir, car il était à ce moment la propriété du cardinal Innocenzo del Monte, et c'est à sa mort qu'il passa à la Laurentienne qu'il n'a quittée que pour venir à Paris de 1797 à 1815. P. de Nolhac croit qu'il a appartenu à Pomponius Laetus et à Colocci; on le trouve désigné sous le nom de Colotianus. - Nie. Heinsius s'en est servi. 2' P, Palati)-tes, Vaticanus 1651, enlevé au xvn° siècle à la bibliothèque Palatine de Heidelberg; écriture capitale du v° siècle; a séjourné à Paris, comme le précédent, de 1797 à 1815. Il a perdu 55 feuillets. Bibbeck lui attribue une grande val ur; mais les derniers éditeurs de Virgile lui préfèrent le Mediceus. - Chatelain, pl. 64. 5° R, Vaticanus 5867, écriture capitale du 1. Voy. P. de Nolhac, La biblioth. de Fulvio Orsini, Paris, 1887, p. 211. 2. Cf. ibid., p. 196. Nie siècle; doit son nom à ses lettres qui ressemblent aux caractères des inscriptions et monnaies romaines; nommé aussi Dionysian-us, parce qu'il provient du monastère de Saint-Denys. Il a perdu plusieurs feuillets contenant des fragments des Bucoliques, des Géorgiques et de 1'hnéide. C'est de ce manuscrit qu'Ange Polilien a tiré l'orthogra- phe Vergilius; il est orné de dix-neuf peintures de grande dimension, d'un style barbare. - Chatelain, pl. 65. 4. A, Augusteus, Vaticanus 5256, écriture capitale du nr ou ni, siècle; appelé aussi Dionysianus; il n'en reste que sept feuillets, dont quatre au Vatican et trois à la biblio- thèque royale de Berlin. 50 F, Vaticanus 3225, ou ,chedae l'atieanae, capitale du ive siècle; contient à peu près le quart de l'eeuvre de Vir- gile; à la fin, on a relié le feuillet du Mediceus dont il est question plus haut, et qui fut égaré à l'époque où ce der- nier manuscrit était à Rome. Le Vaticanus est orné de miniatures remarquables, probablement postérieures à la rédaction du manuscrit: il n'y a pas moins de cinquante sujets, dont plusieurs occupent une page entière. Il a appartenu à J. .Jovien Pontano, au cardinal Bembo et à Fulvio Orsini. - Chatelain, pl. 65; P. de Nolhac, Le VU- gile du Vatican et ses peintures, Paris, 1897. 6° G, Sangallensi.s 15911 ou schedae Sce-ngallenses, capitale du ive siècle; ne nous conserve que quelques fragments des Géorgiques et de l'Lnéide sur des feuillets qui ont servi à relier ou raccommoder des manuscrits plus récents. 7° V, Veronensis, ou schedae T- eronenses, bibl. capitu- laire de Vérone n° !r0 (ancien 38); capitale du Ive siècle et mérovingienne du vriie. Il a en tout 4 feuillets, dont 51 seulement proviennent d'un manuscrit de Virgile. Angelo Mai, en 1818, et Keil, en 1848, en ont tiré les Scholia eeru- nensia, recueil attribué à Probus. -- Chatelain, pl. 75. 8° 7, Peagen.sis, chapitre de Saint-Veil, L, 86, de la lin du Xe ou du commencement du xi, siècle; quelques feuil. lets (Bue., 1 à 2, 15; En., XI, 161 à XII, il et X11, 527 jus- qu'à la fin) ont été perdus et récrits au xve siècle. - Ce ma- nuscrit, décrit par Kelle (Mss class. de la Bibl. de Prague, 1872) et connu par la publication de Kviéala (Etudes sur Vi cggile, 1878) est le seul important que l'on ait déeouvert et étudié depuis les travaux de Ribbecli'. - Il présente une lacune dans l'Enéide (Il, 567-588) que l'on constate égale- ment dans le Gudianus, •,,, voy. plus bas. 9° a, b, c, Bernenses, l72, 165, 184; le plus important est b, 165; rxe siècle, minuscule; provenant de Saint-Martin de Tours; contient les Bucoliques, les Géorgiques et l'l néide jusqu'à XII, 918; nombreuses gloses en notes tironiennes tirées en général de Tibérius Donat et de Servius. 10° Gzldianus, \N-olfenbuttel Gud., 70; écriture du ixe siècle; acheté à Lyon par Marquard Gude; même lacune que le Pragensis dans l'Ënéide (I1, 567-588); se rapproche beaucoup du Palatinus. 11° m, Minaurogiensis, xe ou xiie siècle; bibl. des Jésuites de Feldbach; ressemble aux Bernenses b et c. 1. L'Oenopontinus et le Daventriensis sont tout à fait inutiles.