[0] L'ETNA. L'Etna et les feux qui s'élancent de ses creuses fournaises, les causes - si fortes - de ses tourbillons de matières enflammées, la raison de son frémissement de révolte, celle de ses déroulements de laves, - tel sera le sujet de mon poème. Puisses-tu m'assister, initiateur de mon poème, soit que tu possède le Cynthe, soit qu'à Délos tu préfères Hyla, soit que Dodone t'agrée davantage ; et, puissent avec toi, accourant de la fontaine de Piérie, les Soeurs se montrer favorables à mon dessein nouveau : à travers d'insolites parages on chemine plus sûrement avec Phébus pour guide. Qui ne connaît les siècles d'or d'un roi sans souci, quand personne ne jetait Cérès dans les guérets domptés ni n'écartait des récoltes futures les mauvaises herbes, mais que, à profusion, chaque année, les moissons remplissaient les granges, que Bacchus coulait sous son propre pied, que le miel pendait aux feuilles souples et Pallas à la grasse olive, que des cours d'eau incomparables s'élançaient à travers une campagne délicieuse ? Non, personne n'a pu se vanter de connaître mieux son propre temps. Qui a tu les combats qu'au bout du monde des héros se livrèrent en Colchide ? Qui n'a pleuré Pergame livrée à l'incendie argolique et cette mère dont les fils eurent de tristes funérailles ? Ou encore la lumière détournée du jour, ou les dents éparpillées comme semence ? Qui n'a lamenté les mensonges de la poupe parjure, qui n'a plaint la Minoïde laissée sur un rivage désert, bref traité tous ces vieux sujets rebattus par la fable? Avec plus de courage nous nous attaquons à un sujet inexploré. Quels sont les moteurs d'une si grand oeuvre, quelle est la cause perpétuelle qui développe des flammes dans un corps compact, chasse de ses profondeurs de telles masses avec un si puissant fracas, et brûle de coulées de feu tout ce qui est à proximité, - voilà l'objet de mon poème. D'abord que personne ne se laisse prendre aux mensonges des poètes, qui disent que l'Etna est le séjour d'un dieu, que de ses gorges gonflées s'élance le feu de Vulcain et que dans ses cavernes closes retentit son travail zélé, un soin aussi sordide n'incombe pas aux divinités, et nous n'avons pas le droit de ravaler les puissances astrales aux derniers des métiers ; elles règnent tout là-haut dans les retraites célestes et n'ont cure de faire une besogne d'ouvriers. Différente de la première, voici une autre invention des poètes : ces fournaises, à les en croire, servaient aux Cyclopes, quand, frappant à coups cadencés sur l'enclume, ils pilaient avec force sous leur vaste marteau la formidable foudre et armaient ainsi Jupiter : pauvre thème sans aucun fondement ! Une autre légende impie veut que les feux perpétuels du sommet de l'Etna soient l'oeuvre du camp phlégréen. Les Géants tentèrent autrefois, abominable crime ! de déloger du ciel les puissances astrales, de détrôner Jupiter en le faisant prisonnier, et d'imposer leurs lois au ciel vaincu. Ces monstres conservent leur aspect normal jusqu'au ventre ; au-dessous ce sont des serpents écailleux dont la marche se déroule en replis tortueux. On construit un rempart pour la lutte avec des monts énormes, : l'Ossa s'ajoute au Pélion et l'Olympe recouvre l'Ossa de son poids. [50] Déjà ils s'efforcent d'escalader ces masses amoncelées ; une impie soldatesque, arrivée à portée des astres tremblants, les provoque ; prête à l'attaque, elle provoque tous les dieux au combat et porte ses étendards jusqu'à leur troisième ligne ; Jupiter, du haut du ciel, a eu peur; brandissant sa droite armée de flamme, il enrobe le monde de ténèbres ; les géants lui courent sus, en poussant une vaste clameur ; alors le Père tonne d'une voix puissante, et de toutes parts les vents, dans un tohu-bohu favorable, lui répondent avec toute leur troupe d'auxiliaires ; à coups précipités, à travers les nuées que frappe le tonnerre, la foudre éclate, et les dieux mettent en commun pour la lutte toute la puissance qui est à chacun dévolue. Déjà à la droite du Père était Pallas, et Mars à sa gauche ; déjà le reste de la troupe des dieux se dresse à ses côtés ; alors, vraiment dieu, Jupiter fait crépiter ses feux vigoureux, et, vainqueur, fait crouler par sa foudre les montagnes. Cet écroulement entraîne la défaite totale de l'armée des géants, qui, vaincue par les dieux, tourne le dos et, soldatesque impie, est mise en déroute avec son camp : leur mère les suit poussant ses fils vaincus qui jonchent le sol. Alors la paix fut rendue au monde ; alors il respire librement ; le ciel est réoccupé par les puissances astrales, et l'honneur d'avoir défendu le monde rejaillit maintenant sur les astres. Au gouffre de Trinacrie Jupiter écrase sous l'Etna Encelade mourant, qui se convulse sous le vaste poids de la montagne et qui dans ses sursauts souffle du feu par sa gorge. Tels sont les bruits répandus par une menteuse légende. Les poètes ont du talent : de là, le crédit de leur chant illustre. La scène, dans la plupart des cas, n'offre que des tromperies : les poètes, dans leurs vers, ont vu sous terre les noirs Mânes, et, parmi les cendres, les sombres royaumes de Dis, inventant les vallées du Styx et ses ondes et son chien. Les uns, pour le punir, ont allongé hideusement Tityos sur plusieurs arpents ; les autres, pour te punir, te tourmentent, Tantale, en t'environnant d'une eau qui te donne soif ; ils chantent tes jugements, Minos, et les tiens, Eaque, parmi les ombres ; ils font aussi tourner la roue d'Ixion ; bref, ils placent à l'intérieur de la Terre toutes ces fictions dont elle a conscience. Et même, ô Terre, tu ne leur suffis pas : ils épient les puissances divines et ne craignent pas de porter les yeux dans le domaine du ciel qui ne leur appartient pas. Ils connaissent les guerres des dieux ; ils connaissent des unions qui nous sont cachées, et savent combien de fois sous une image trompeuse Jupiter a commis de peccadilles, - taureau pour Europe, oiseau blanc pour Léda, - comment pour Danaé il coula en une précieuse pluie. Telle est la licence qu'on accorde aux poètes ; mais je n'ai cure, moi, que de la vérité je vais chanter par quelle cause l'Etna brûlant bouillonne et comment cette montagne rapace entasse pour elle des feux toujours nouveaux. Partout où s'étend l'immense orbe de la terre et où il est ceint des ondes courbes de la mer finissante, il n'offre pas un bloc tout d'une pièce ; il est de tous les côtés crevassé de fissures, de tous les côtés entr'ouvert, et creusé dans ses parties souterraines de canaux étroits qui le sillonnent; et de même que dans un être vivant des veines errantes circulent à travers tout le corps, [100] par lesquelles va et vient tout le sang nécessaire à la vie, de même la terre distribue dans ses abîmes les souffles d'air qu'elle a accueillis. Peut-être autrefois, quand le corps du monde était divisé en mers, terres et astres, le premier rang fut-il accordé au ciel, le second à la mer, et la terre descendit-elle au rang le plus bas, mais elle se trouva fendue de cavités sinueuses et telle que ces amoncellements formés des pierres inégales qu'on jette en même temps ; de même qu'un gouffre suspendu sur lui-même est formé des nombreux espaces qui composent son vide intérieur, de même aussi la terre, sur le point d'être, s'étant relâchée en d'étroits canaux n'est pas toute d'un seul bloc compact, ni agglomérée en une masse. Peut-être aussi cet état de choses a-t-il une cause ancienne, peut-être que la terre n'a pas eu cette configuration native, mais que l'air libre qui y entre s'en échappe en se frayant une route ou que l'eau pousse au dehors le sol qu'elle transforme perpétuellement en limon, ou encore que les vapeurs enfermées ont triomphé de ce bloc tout d'une pièce et que la voie a été frayée par le feu ; peut-être enfin que toutes ces causes ont concouru en des points déterminés. Point n'est lieu de nous lamenter, puisque l'effet de la cause existe. Qui peut, en effet, ne pas croire qu'il y ait dans les profondeurs de la terre des sinuosités vides, alors qu'on voit de si grandes sources en jaillir ou encore disparaître dans une seule crevasse ? Cette crevasse n'est point étroite et vide : il est forcé qu'elle forme un réservoir d'eau capable de recueillir de tous côtés les ruisselets errants et de pouvoir, une fois plein, laisser jaillir de quoi former un puissant fleuve. Bien plus des cours d'eau aux larges affluents se sont parfois enfoncés dans la terre ; tantôt le gouffre où ils sont tombés la tête la première les a ensevelis dans sa gueule funeste, tantôt ils coulent sans qu'on les voie dans les cavernes qui les recouvrent, puis, réapparaissant au loin, reprennent leur cours sans qu'on s'y attende. Si la terre n'émettait pas en tous sens des canaux, asile des cours d'eau, il n'y aurait sûrement aucun sentier pour les sources, aucune voie pour les rivières, et la terre paresseuse ramassée en un bloc formerait une masse inerte. Mais si des cours d'eaux s'engloutissent dans les abîmes de la terre, si, une fois engloutis, certains réapparaissent, si d'autres encore surgissent sans avoir été engloutis, il ne faut point s'étonner s'il y a aussi pour les vents enfermés de libres issues qui demeurent cachées. La terre t'en fournira des preuves détaillées, tant matérielles que visuelles. Très souvent on peut voir d'immenses plis du sol, des arpents qui s'enfoncent et disparaissent dans une nuit profonde : au loin, c'est le chaos, ce sont des ruines sans fin. Tu vois aussi dans les forêts de spacieux repaires et des antres où se sont creusées profondément des retraites encaissées ; la voie qui y mène est inconnue : il s'en dégage seulement de l'air. Ces faits réels permettront d'induire ce qui se passe dans ce profond inconnu. Tâche seulement de prendre la raison pour guide dans ces délicates questions, et tire de ces faits manifestes la réalité cachée. Car plus le feu est libre et violent dans des espaces toujours clos, plus la colère des vents est active sous la terre, et plus ils en bouleversent profondément les profondeurs ; plus, forcément, ils brisent leurs liens et plus ils chassent les obstacles qu'ils rencontrent. [150] Cependant la force du vent ou de la flamme ne s'échappe pas dans des canaux rectilignes : elle se rue au point le plus proche où cède l'obstacle, et coupe de biais les barrières qui paraissent les plus frêles. De là les tremblements de terre et les séismes, quand l'air pressé dans son passage force les canaux et bouscule les résistances. Si la terre était compacte, si elle formait un bloc d'une seule pièce, elle ne nous donnerait aucun de ses merveilleux spectacles, elle serait paresseuse et immobile, ramassée en une masse pesante. Mais si tu crois que c'est seulement à la surface qu'agissent les causes d'un si grand phénomène et qu'elles y trouvent leur aliment, parce que tu as sous les yeux des ouvertures formidables et de formidables enfoncements, tu es dans l'erreur et les choses ne se présentent pas encore à tes yeux sous leur vrai jour. Car partout où se trouve quelque ouverture béante, les vents donnent à fond, puis, à l'entrée même, leurs forces se brisent, et, quand l'accès est libre, elles se retournent, languissent et se relâchent. C'est qu'en effet quand disparaît à l'espace libre la cause qui tient les vents et qui aiguise leur retard, ils s'apaisent, et une si grande profondeur les éparpille çà et là et les arrête à l'orifice même. Ils ont besoin pour se bousculer d'un étroit passage : alors ils s'évertuent à la tâche, ils se serrent et se compriment; tantôt Notus, est comprimé par la poussée d'Eurus et de Borée, tantôt les deux derniers le sont par le premier. De là cette rage du vent, de là vient qu'il ébranle les fondements du sol en se faisant jour farouchement, et que les villes tremblent et s'écroulent. C'est pourquoi, s'il est permis de le croire il n'est point de présage plus véridique que celui qui annonce que le monde recouvrera sa figure d'antan. Tels étant d'abord l'aspect et la nature de la terre, de son sol creusé intérieurement elle draine de partout des canaux. L'Etna en témoigne pour sa part d'une façon manifeste et tout à fait vraisemblable. Tu n'auras pas ici à examiner, sous ma conduite, des causes cachées : elles accourront elles-mêmes à tes yeux et te contraindront à le reconnaître, car cette montagne déploie un grand nombre de merveilles. Là de vastes accès épouvantent, et plongent dans les profondeurs ; là il offre, au contraire, d'étroits accès qui mènent profondément plus outre ; là des roches compactes se dressent devant toi et c'est un chaos énorme par toute la montagne : ces roches s'enchevêtrent en tous sens et occupent le milieu de la montagne, les unes déjà domptées par le feu, les autres contraintes de le subir, - si bien que l'Etna caverneux en revêt un aspect plus imposant. Voilà quelle figure, digne de notre visite, prend ce théâtre d'une oeuvre divine. Voilà quel est le siège et quelle est l'aire de si grands phénomènes. Maintenant mon sujet réclame que je dise l'artisan et la cause de l'incendie, cause qui n'est ni insignifiante ni facile à discriminer : des milliers de feux, en peu de temps, mettront la réalité sous tes yeux. Les faits guident les yeux ; les faits imposent d'eux-mêmes ce qu'il faut croire. Bien plus, le toucher t'avertirait, s'il était permis d'y toucher sans danger : mais les flammes en empêchent et le feu sert de gardien à la montagne ; les flammes en défendent l'accès et la divinité protectrice de l'Etna ne souffre pas de contrôle : tu verras tout de loin. Et pourtant nul doute n'est possible sur ce qui tourmente l'Etna profondément ou sur l'artisan merveilleux qui régit une telle oeuvre d'art. Il en jaillit une nuée condensée de sable calciné ; [200] des masses brûlantes se précipitent, les bases de la montagne tournoient depuis ses profondeurs : tantôt un fracas éclate par tout l'Etna ; tantôt des incendies, mêlés d'écroulements sombres, l'obscurcissent. Jupiter lui-même s'étonne au loin de ce vaste foyer ; il se demande si ce ne sont pas de nouveaux géants qui se dressent pour reprendre une lutte ensevelie, ou si ce n'est pas Dis, honteux de son royaume, qui veut échanger le Tartare contre le ciel, tant il fait d'efforts dans son domaine caché ! Cependant au dehors un amas de rochers et du sable poudreux recouvrent tout, mais ils ne le font pas par leurs propres forces, et comme la vigueur puissante d'un autre corps les maintient soulevés, ils ne retombent pas. Les vents provoquent tous ces troubles et par leur tourbillon terrible ils font tournoyer ces matières qu'ils projettent en une masse compacte, et les déroulent hors de leurs profondeurs. Telle est la cause de l'incendie attendu qui se déchaîne sur la montagne. Quand les vents s'enflent, ils prennent le nom de souffles ; quand ils languissent, le nom d'air. Car la flamme par elle-même a une violence presque nulle ; elle a bien une nature vive et un mouvement perpétuel ; mais un auxiliaire lui est nécessaire pour chasser les corps : elle n'a, elle-même, aucune force d'impulsion ; là où le souffle commande, elle obéit. C'est lui le guide, et sous les ordres de ce chef puissant, le feu se borne au rôle de soldat. Maintenant que tu touches du doigt la nature du phénomène et du sol, d'où viennent les vents eux-mêmes ? quelle matière alimente l'incendie ? quelle est, quand ils s'arrêtent subitement, la cause de son silence ? la suite le dira : c'est là une tâche immense, mais féconde en même temps. De dignes récompenses répondent au mal que l'on se donne. Ne pas se contenter, comme les animaux, de porter les yeux sur ces merveilles, ni de repaître son corps lourd en se penchant vers le sol ; connaître la réalité des choses, et en rechercher les causes incertaines; sanctifier son intelligence et lever la tête vers le ciel ; savoir le nombre et la nature des principes constitutifs du monde immense : - ont-ils une fin à redouter ? continuent-ils pour la durée des siècles ? et la machine est-elle fermement liée par un lien éternel ? - ; connaître la révolution du soleil et pourquoi la lune, avec sa marche d'autant plus courte que son orbite est plus petit, accomplit deux fois six évolutions annuelles, tandis que le soleil n'en accomplit qu'une ; savoir quels astres courent dans une ligne déterminée, ou quels astres errent sans règle dans leur course ; connaître aussi la succession des signes du zodiaque et les lois qui leur sont attribuées ; pourquoi sont annoncés des nuages dans le ciel et des pluies sur la terre par le feu qui fait rougir Phébé et pâlir son frère, pourquoi changent les saisons de l'année : - pourquoi le printemps, sa prime jeunesse, périt avec l'été ? pourquoi l'été lui-même vieillit ? pourquoi à l'automne succède l'hiver, qui reprend sa place dans la ronde ? - ; connaître l'axe de l'Ourse et la comète funeste ; d'où vient que Lucifer brille, ou Hespérus, ou le Bouvier ; quelle est l'étoile inhibitive de Saturne, quelle est l'étoile combative de Mars ; quelle constellation fait que les marins ramènent ou tendent les voiles ; connaître les routes de la mer, et apprendre à l'avance les courses accomplies dans le ciel ; où vole Orion, où se couche l'indicateur Sirius ; ne pas souffrir que toutes les merveilles qui s'étendent devant nous dans le monde immense demeurent éparpillées et enfouies dans le monceau des phénomènes, [250] mais au contraire démêler les caractéristiques de chacune et les disposer à leur place déterminée, voilà une divine volupté de l'esprit et fort agréable. Mais le premier souci de ceux qui en sont les maîtres est de connaître la terre, et de noter les merveilles que la nature a étalées maintenant : c'est là pour nous une grande tâche, qui nous rapproche des astres célestes. Car quelle espérance ou quelle démence plus grande pour un mortel que de vouloir perquisitionner à l'aventure dans le royaume de Jupiter, en laissant passer devant nos pieds et se perdre un tel chef-d'oeuvre ! Nous nous tourmentons, malheureux que nous sommes, pour peu de chose, et nous sommes accablés de travail ; nous scrutons les fissures du sol et nous en retournons toutes les profondeurs : c'est un filon d'argent qu'on cherche, ou parfois une veine d'or ; les terres sont tourmentées par la flamme et domptées par le fer, jusqu'à ce qu'elles se rachètent par une rançon et avouent la vérité, puis se taisent finalement réduites au dénuement et à l'abandon. Nuit et jour les cultivateurs pressent leurs guérets ; le travail des champs rend leurs mains calleuses ; nous payons cher le profit que nous tirons de la glèbe. Mais ici le sol est fertile et particulièrement fructueux en moissons; là, en vignes; voici une terre qui convient merveilleusement aux platanes, une autre aux herbages ; en voici une qui est meilleure pour un riche troupeau, et qui sied aux forêts ; les oliviers préfèrent les terrains un peu secs, le terrain un peu gras plaît aux ormes. De futiles mobiles nous torturent l'âme et le corps : nous voulons que nos greniers soient combles, que nos tonneaux bouillonnent de moût, que nos fenils soient pleins jusqu'au faite du produit de nos plaines fauchées. C'est ainsi que les mortels avides, ont toujours marché dans la voie qui leur a paru la plus riche en profits. Chacun doit remplir son esprit de nobles connaissances elles sont tout profit ; ce sera la plus haute récompense que de savoir ce que la nature enferme dans les cachettes de la terre ; de n'être abusé par aucun phénomène ; de ne pas regarder bouche bée les frémissements sacrés du mont Etna et ses mouvements de fureur ; de ne pas pâlir à un bruit soudain ; de ne pas croire que les menaces célestes ont émigré sous terre jusqu'au Tartare du monde ; de savoir ce qui retient les vents, ce qui les alimente, d'où vient qu'ils se calment tout à coup et qu'ils font la paix sans signer un traité dans les règles. Les vents croissent dans les profondeurs de la terre, soit que ses cavernes et ses couloirs se trouvent les garder pour eux-mêmes, soit que la terre percée çà et là de menus trous laisse pénétrer en son sein de légers courants d'air ; et ce, d'autant plus que l'Etna se dresse avec un sommet droit, exposé de côté et d'autre aux vents hostiles, et qu'il est contraint de laisser leurs souffles pénétrer en lui de tous les côtés à la fois ; les vents conjurés se fortifient encore de cet accord, soit que des nuages et l'Auster nuageux les poussent à l'intérieur, ou qu'ils se soient infléchis avec force autour de son sommet et se déchaînent sur ses flancs. L'onde, projetée avec un bruit précipité, comprime et met en fuite les souffles tourbillonnants et condense les particules ainsi refoulées. Car, de même qu'un rivage résonne longtemps sous un Triton sonore, que l'amas d'eau comprime l'instrument, que l'air refoulé est mis en mouvement et que le buccin fait entendre de longs mugissements ; de même que l'orgue hydraulique dans les grands théâtres chante avec des tons différents sous l'art cadencé de celui qui le gouverne, en poussant l'air léger qui remue l'eau comme avec une rame ; [300] ainsi le souffle furieux que des tourbillons refoulent se déchaîne à l'étroit et l'Etna fait entendre un puissant murmure. Il faut croire aussi qu'il existe sous la terre des causes de vents semblables à celles que nous voyons au dehors, car les corps entassés se communiquent le feu les uns aux autres, pêle-mêle, leurs débris s'écroulent dans le vide, entraînent avec eux dans leur tourbillon les corps voisins, et ne s'arrêtent que quand ils ont trouvé un siège sûr. Si d'aventure quelque désaccord subsiste entre toi et moi, si tu peux croire que d'autres principes font surgir les vents, il est en tout cas hors de doute que certaines roches et certaines cavernes s'éboulent profondément avec un bruit énorme, et que leur chute fait fuir et refoule les couches d'air voisines, ce qui donne naissance à des vents ; ou encore des nuées chargées d'eau se répandent, comme il arrive dans les plaines et les champs que baigne un cours d'eau : s'élevant des vallées, l'air s'assombrit de nuages, de petites rivières déportent ainsi des souffles qui ont sensiblement la force d'un vent ; leur eau, de loin, rafraîchit l'air fortement et le fouette. Or si dans le vide les choses ont tant de pouvoir, à plus forte raison sous la terre où les vents sont enfermés. Telles sont les causes qui agissent au dehors et au dedans du sol : leur compression pousse les vents; ils luttent dans des gorges; luttant à l'étroit, ils sont étouffés dans leur marche. De même que, quand l'onde a été soulevée trois et quatre fois dans ses profondeurs par de violents eurus, ses flots se doublent et le dernier pourchasse les premiers, de même le souffle du vent, comprimé dans sa lutte, est heurté par un choc, et, enroulant ses forces dans sa masse pesante, meut les corps entassés à travers les veines brûlantes de la terre, se hâte partout où s'offre un passage, passe devant un vent qui l'attarde jusqu'au moment où, chassé comme par des siphons de son conglomérat, il s'élance et vomit sa fureur ignée par tout l'Etna. Si d'aventure tu crois que les vents sortent et sont refoulés par les mêmes gorges, l'Etna lui-même offrira à tes yeux des faits caractéristiques et te forcera à penser le contraire. Même quand le sec éther flamboie sous l'azur de Jupiter, et qu'un soleil d'or se lève, rutilant dans son disque de pourpre, il y a toujours de ce côté-là un nuage à l'aspect ténébreux et sombre, dont la masse inerte étend de tous côtés sa face chargée d'humidité, et qui contemple du haut des airs la montagne et ses vastes retraits. L'Etna ne le voit pas et ne le cache par aucun de ses feux : il va et vient dans tous les sens où l'entraîne une brise légère. Vois encore ceux qui apaisent les divinités célestes en leur offrant de l'encens au sommet de la montagne, ou encore aux endroits où l'Etna entr'ouvre librement ses gouffres insondés, causes de si grands phénomènes, si rien n'excite les flammes et si l'abîme demeure engourdi. T'expliques-tu alors comment ce souffle tourbillonnant qui marque les roches et la terre, qui lance des feux foudroyants, ne peut pas, quand il a réglé ses forces et plié ses rênes, enlever des corps qu'incline d'ailleurs leur propre poids et les détacher de la voûte puissante ? Si je me trompe, j'ai pour moi l'apparence, [350] et il y a dans les éboulements une telle rapidité qu'elle échappe aux coups d'oeil attentifs. Aussi bien n'est-il point de souffle léger qui frappe les assistants ni d'eau lustrale qui les touche, répandue par la main du prêtre quand il balance les feux sacrés : pourtant il en frappe les visages; des corpuscules refoulés nous heurtent, tant il est vrai que dans des phénomènes sans importance la cause évite la violence ! Le sol n'absorbe comme proie ni la cendre, ni le fétu léger, ni les herbes sèches, ni les plantes ténues. La fumée monte des autels odorants au haut des airs, tant le sol est tranquille et paisible, incapable de rien engloutir ! Que ce soient donc des causes étrangères ou spécifiques qui fassent se conjurer des vents puissants, leur impétuosité soulève des feux et des parcelles de la montagne au milieu d'une sombre poussière : de vastes rocs s'entre-choquent avec un fracas trépidant et il en jaillit à la fois des flammes brûlantes et des coups de foudre, de même que quand des forêts sont battues sous l'auster qui les courbe ou qu'elles frémissent au souffle de l'aquilon, elles entrecroisent et nouent leurs branches, et l'incendie se propage alors dans leurs rameaux entrelacés. Ne te laisse pas prendre aux mensonges de la foule stupide, qui dit que le sein de la montagne se calme quand il est épuisé et qu'elle se donne le temps de reprendre des forces et de les lancer après la défaite à de nouveaux combats. Chasse cette pensée impie et débarrasse-toi de cette rumeur mensongère. Il n'est point aux choses divines une telle indigence qu'elle mendie un peu de secours et sollicite les oreilles. Il est clair que les essaims des vents sont toujours à l'ouvrage ; ce qui nous demeure caché, c'est la raison qui barre leur route et les force d'attendre. Souvent un éboulis formé de grandes masses écroulées resserre les gorges et ferme la route à la pesée profonde des vents : sous son poids massif comme sous un toit, les vents qui ne se ressemblent plus viennent se heurter sans force, au moment où la montagne est froide et calmée, et qu'on peut s'en éloigner sans crainte. Puis, quand ils se sont tus, leur répit les rend d'autant plus rapides et pressants : ils se heurtent à ces masses qu'ils repoussent et rompent leurs liens. Ils brisent tout ce qui se trouve en travers de leur route; le choc rend plus vif leur élan ; la flamme, procédant par bonds immenses, jaillit et se rue débordante dans les vastes campagnes : tel est le spectacle qu'offrent les vents après une longue inaction. Reste maintenant ce qui entretient l'incendie, ce qui alimente et attire les flammes, ce qui nourrit l'Etna. Les causes susdites pourront mettre le feu aux matières fournies par la montagne même et, au contact du feu, les éléments du sol l'entretiennent. On y voit tantôt brûler sans cesse une eau de soufre chaude, tantôt l'alun fournir en abondance un suc épais, tantôt s'offrir un gras bitume et tout ce qui, approché de la flamme, l'avive et l'irrite tel est le corps de l'Etna. Au reste, les sources d'eaux qui en sont infectées et qui jaillissent aux pieds même du mont attestent que ces matières sont répandues de toutes parts en ses profondeurs. Une partie d'entre elles est exposée visiblement à nos yeux : ce sont des masses dures, de la pierre; c'est dans leur suc gras que l'incendie bouillonne. De plus, il y a çà et là par toute la montagne des roches sans nom connu, qui se liquéfient : [400] ce sont elles qui ont reçu la véritable et opiniâtre mission de garder la flamme. Mais la principale cause de cet incendie est la pierre meulière : c'est elle qui s'adjuge l'Etna. Si d'aventure on la tient à la main et si on en juge par sa dureté, on ne pense pas qu'elle puisse s'enflammer ni transmettre le feu. Mais dès qu'on l'interroge avec le fer, elle répond et sa douleur étincelle sous le choc : lance-la du milieu d'un amas de flammes, laisse ces flammes lui arracher son âme et la dépouiller de sa dureté : elle fondra plus vite que le fer, car elle a une nature mobile et sensible, dès qu'elle est aux prises avec le feu. Mais aussitôt qu'elle s'est imprégnée de flammes, celles-ci n'ont pas de plus sûre demeure : elle garde ses positions et fortifie ses clôtures avec une fidélité opiniâtre, tant elle a d'endurance une fois vaincue ! Elle ne recouvre presque jamais sa force première ni ne vomit le feu. Elle forme un tout, un bloc dur et compact ; elle nourrit l'incendie qu'elle a laissé pénétrer lentement en elle à travers ses voies subtiles, et ne le laisse partir qu'avec la même hésitation et la même lenteur qu'elle l'a accueilli. Et ce n'est point pourtant parce qu'elle forme la plus grande partie de la montagne que cette pierre l'emporte sur les autres et qu'elle est la cause réelle de l'incendie ; de toute évidence, il nous faut admirer sa vertu de pierre vivante et tenace : car les autres matières, qui entretiennent le feu, meurent, une fois brûlées, et il n'en reste plus rien à recueillir : ce n'est que cendre et terre sans semence. Elle, au contraire, résistant à plus d'une épreuve, mille fois imprégnée de feu, reprend de nouvelles forces et n'a de fin qu'au moment où, ayant vu sa dureté littéralement cuite, elle n'est plus qu'une pierre ponce légère qui tombe effritée en cendres et en poussières pourries. Regarde aussi à Locres : visite des cavernes semblables. Il y a là une plus grande quantité de matière en formation ; mais la pierre meulière (si sûrement reconnaissable à sa couleur) ne lui ayant pas apporté son concours, le feu y languit beaucoup. On dit qu'autrefois Enarie s'enflammait traîtreusement; aujourd'hui elle est éteinte à la surface. Témoin encore un endroit sis entre Naples et Cumes, déjà froid depuis bien des années ; le sol y fournit sans cesse du soufre en abondance on le recueille pour le commerce tellement il en est plus productif que l'Etna. L'île à qui sa forme même a fait donner le nom de Ronde n'est pas seulement une terre couverte de soufre et de bitume, il s'y ajoute une pierre apte à engendrer le feu, mais qui fume rarement et qui brûle difficilement si on l'enflamme, car il y en a juste assez pour nourrir des flammes destinées à bientôt mourir. Aujourd'hui encore continue de brûler une île sacrée du nom de Vulcain ; cependant la majeure partie de l'incendie s'est refroidie ; elle reçoit et abrite dans son port les flottes ballottées sur la haute mer ; la partie qui reste est plus petite et assez riche en matières combustibles, mais incapable de confronter ses forces avec celles de l'Etna. D'ailleurs elle aussi serait éteinte depuis déjà longtemps, si le mont sicilien du voisinage ne lui apportait furtivement sa matière et, par un canal souterrain, n'entretenait le va-et-vient des vents et ne nourrissait ses foyers. Mais le phénomène lui-même se présente à nous par des indices et des signes réels, [450] et n'essaie pas de tromper le témoin. Car autour des flancs de l'Etna et à ses pieds même des pierres incandescentes exhalent leur souffle, et des rocs dispersés voient leurs veines mourir, en sorte qu'on peut manifestement croire que l'aliment et la cause de l'embrasement est la pierre meulière, dont l'absence entraîne des feux languissants. Dès qu'elle a pris feu, elle lance des flammes, et du même coup incendie la matière qu'elle oblige à se liquéfier avec elle. Rien d'étonnant d'ailleurs. L'aspect du volcan, vu du dehors, reste le même, si son travail se relâche ; c'est plutôt ailleurs que brûle la pierre, qu'elle propage l'incendie de proche en proche, et qu'elle lance des signes prémonitoires certains de la flamme qui va venir. Car dès qu'elle met ses forces en mouvement et menace de tout bouleverser, elle s'échappe de toute part, entraîne brusquement le sol fendillé de partout, et en justifie le sourd murmure souterrain et les feux. C'est alors qu'il sera bon de s'enfuir en tremblant et de céder la place aux sacrés mystères : tu te mettras en sûreté sur une colline pour observer tout le phénomène. Soudain, en effet, des incendies bouillonnent chargés de leurs rapts, des masses enflammées s'avancent, des éboulis informes roulent, de sombres nuages de sables crépitent. On dirait des formes ébauchées, des figures d'hommes ; ce sont en partie des pierres domptées, en partie des pierres dures qui luttent encore debout et où les flammes n'ont point de prise ; d'un côté l'ennemi inlassable halète et se découvre ; de l'autre, il sent son souffle diminuer, de même qu'à la suite d'un riche trophée l'armée vaincue gît pantelante dans la plaine et aux portes même du camp. Si alors une pierre s'est consumée sous l'action superficielle du feu, elle revêt, quand le feu est assoupi, un aspect plus rugueux, elle rappelle une de ces scories sordides que le fer purifié dépose. Mais à mesure que s'élève peu à peu cet amoncellement de pierres qui tombent les unes sur les autres, le tas qu'elles forment se termine par un faîte étroit. La pierre alors se consume comme dans une fournaise et tout son liquide desséché profondément lui sort par les veines. Ayant ainsi perdu sa substance, elle est ramenée à une pierre ponce légère et impondérable ; mais son liquide commence à bouillonner de plus en plus et à la fin s'avance sous l'aspect d'un doux fleuve, dont les ondes descendent les pentes des collines. Ces ondes peu à peu arrivent à une distance de deux fois six milles, rien ne les fait reculer ; rien ne s'oppose à leurs feux qui se déroulent ; nulle digue ne les arrête : ce serait en vain; c'est partout à la fois la lutte. Cette offensive marque les forêts et les roches; le sol la favorise et le fleuve se procure un facile secours. Si d'aventure il s'est attardé et arrêté au fond d'une vallée (car en roulant il ravage des terrains d'altitude inégale) ses flots redoublent et l'on entend crépiter sa houle qui déferle : le spectacle ressemble à celui de la mer vorace aux vagues recourbées ; le courant pousse d'abord les flots les plus faibles, puis, en avançant, ceux qui viennent par derrière, il s'étale en les agitant. Le fleuve s'arrête entre ses rives, le froid le durcit, peu à peu les feux se figent, la moisson enflammée change d'aspect. Au fur et à mesure que chacune de ces masses se roidit, [500] elle laisse échapper un conglomérat de fumées, puis, entraînée par son propre poids, roule avec un énorme fracas, et quand, dans sa course précipitée, elle s'est heurtée à un corps solide qui résonne, la partie qui a reçu le choc vole en éclats, et à l'endroit où une ouverture s'est produite on voit briller le noyau incandescent. Un essaim jaillit sous ces heurts : on croirait voir au loin, tout au loin, des rocs ardents et des étincelles : elles se ruent, puis retombent en conservant leur chaleur bouillante. Mais tel est l'élan de ce feu qu'il franchit jadis les rives du fleuve Symèthe: on aurait grand'peine à les débarrasser de ces masses qui s'y sont jointes et fixées, et dont très souvent le tas accumulé s'élève à une hauteur de vingt pieds. Mais c'est en vain que nous tentons de fixer en détail des causes certaines, si tu persistes à croire en toi-même à la mensongère légende qui veut qu'une autre matière se liquéfie sous l'action du feu, que les courants de lave se figent par une vertu particulière, ou encore que c'est du soufre mélangé à du bitume fondu qui brûle en eux. C'est ainsi par exemple que la terre glaise, quand son noyau est consumé, peut se fondre (ainsi que les potiers eux-mêmes en témoignent, puis, sous l'effet du froid, revenir à sa dureté native et resserrer ses veines. Mais un indice général est sans valeur, une cause qui vacille est sans effet : la vérité a, pour s'imposer à toi, un sûr garant. Car de même que la nature du cuivre sonore est constante, quand il a été dompté par le feu et quand son noyau est intact, si bien que dans les deux cas on peut reconnaître ce qui est du cuivre, de même notre pierre possède, qu'elle s'écoule d'aventure en d'humides flammes ou qu'elle en soit à l'abri, des caractéristiques qu'elle conserve : le feu n'a point anéanti son aspect. Bien plus, aux yeux de beaucoup d'observateurs, sa couleur même récuse tout apport étranger ; point n'est besoin d'attester son odeur ou sa légèreté : elle a beau se réduire en poussière de plus en plus, son aspect est toujours identique c'est toujours la même terre. Je ne nie pas pourtant qu'il y ait certaines pierres qui prennent feu, et qui, une fois allumées, brûlent intérieurement avec fureur : c'est là leur vertu propre. Les Siciliens ont même donné à ces pierres un surnom, celui de polissoires ; ils veulent dire par ce mot expressif qu'elles sont d'une nature fusible : jamais pourtant elles ne se liquéfient, en dépit de la matière spongieuse qui conserve bas leur chaleur intérieurement, si elles n'ont pas subi profondément le contact des veines de la meulière. Si l'on s'étonne que soit fusible le noyau d'une pierre, que l'on songe aux vérités incontestables de ton obscur petit livre, ô Héraclite : rien n'est insurmontable au feu, en qui sont déposés tous les germes de la nature. Mais est-ce là un fait si étrange ? Que de fois les corps les plus denses et presque massifs sont cependant réduits par nous à l'aide du feu ! Ne vois-tu pas la résistance du cuivre succomber sous les flammes ? Le plomb ne s'y dépouille-t-il pas de sa souplesse ? La matière même du fer qui est si dure change pourtant sous l'action du feu. Et des blocs d'or massifs, sous des fournaises, suent le précieux métal. Peut-être y a-t-il encore des substances inconnues qui gisent dans les profondeurs du sol, et qui sont exposées au même sort. Et ce n'est point le lieu d'inventer ; mais il faut s'en remettre pour juger au témoignage des yeux. [550] En effet, la pierre meulière est dure ; fermée au feu, elle lui résiste, si l'on veut la brûler dans un petit foyer et à ciel ouvert. Eh bien ! enferme et comprime des feux dans une fournaise incandescente : elle ne peut les supporter, elle ne tient pas contre cet ennemi terrible, elle est vaincue et perd ses forces ; prisonnière, elle se liquéfie. Quels plus grands instruments de torture penses-tu que puisse mettre en action l'art des hommes? quels incendies penses-tu que nos ressources puissent alimenter, qui soient aussi grands que ceux des fournaises de l'Etna embrasé, où brûle un feu sacré qui jamais ne manque de substance ? Mais ce n'est pas un foyer modéré, accommodé à notre usage; non, c'est un feu quasi céleste, et semblable à la flamme dont Jupiter lui-même est armé. A sa force s'ajoute l'énorme souffle que refoulent des gorges resserrées : comme quand des forgerons, aux prises avec des masses informes, se hâtent à l'ouvrage, agitent le feu, font expirer les soufflets tremblants et en chassent le vent par bataillons pressés. Telle est, dit-on, leur tâche : ainsi s'embrase le fameux Etna. La terre attire par ses pores les éléments constitutifs de sa force, le souffle du vent les comprime dans ses profondeurs, la violence de l'incendie se fraye une route en passant par les plus grands rochers. Pour aller voir des magnificences glorieuses et des temples construits à grands frais par les hommes, pour pouvoir parler de coffres anciens, nous traversons les mers et les terres, nous courons affronter les destins, nous déterrons avidement les mensonges d'une vieille légende, et il nous plaît de parcourir toutes les nations du monde. Tantôt il nous prend fantaisie d'aller voir les remparts entourant la Thèbes d'Ogygès, que des frères, l'un, un homme d'action, l'autre, un musicien, construisirent, et nous nous transportons avec bonheur dans un siècle différent du nôtre ; tantôt nous admirons ces pieux héros qui invitent les pierres par leur chant et leur lyre, tantôt la double colonne de fumée qui monte, formée de la vapeur d'un unique sacrifice ; tantôt encore les sept chefs et le héros ravi par les profondeurs de la terre. Là nous retient l'Eurotas, et la Sparte de Lycurgue, et, nombre sacré pour la guerre, les Trois-Cents dont la troupe se suffit à elle-même. Ici c'est l'Athènes de Cécrops, célébrée par des poèmes de toute sorte, et contente de Minerve victorieuse sur son sol. Voici l'endroit où jadis à ton retour, perfide Thésée, tu oublias de tendre les voiles blanches que ton père anxieux attendait. Toi aussi, tu es un poème d'Athènes, toi, si fameuse constellation, ô Erigone ; Philomèle évoque dans les forêts harmonieuses votre séjour ; tandis que toi, sa soeur, tu reçois l'hospitalité sous les toits, et que le farouche Tésée vit en exil dans les champs solitaires. Nous admirons les cendres de Troie, Pergame pleurée des vaincus, les Phrygiens exterminés avec leur Hector ; nous jetons les yeux sur le petit tombeau d'un grand capitaine ; ici repose l'infatigable Achille et le vengeur vaincu du grand Hector. Bien plus des peintures ou des statues grecques nous ont tenus en contemplation : tantôt la chevelure de la Paphienne toute moite de la mer maternelle ; tantôt les petits enfants qui jouent aux pieds de la Colchidienne farouche ; tantôt des gens éplorés autour d'une biche posée sur un autel et d'un père revêtu d'un voile ; tantôt la gloire vivante de Myron ; bref, mille chefs-d'oeuvre avec les foules qui les visitent retiennent nos regards. [600] Voilà ce que tu crois qu'il faut aller voir sur terre, et, avec plus de risques encore, sur la mer. Regarde donc plutôt le grandiose chef-d'oeuvre de la nature : jamais tu ne verras un si magnifique spectacle, au milieu de la plèbe des hommes, surtout si tu restes attentif, quand Sirius brûle et bouillonne. Une légende merveilleuse se rattache pourtant à la montagne, qui, si coupable soit-elle, n'en est pas moins fameuse par la piété de ses feux. Jadis en effet, rompant ses cavernes, l'Etna s'embrasa et, comme si ses fournaises se déversaient de fond en comble, un énorme flot de laves dévorantes s'en échappa sur une longue étendue : de même que quand l'éther fulgure sous l'action terrible de Jupiter et fait tourbillonner dans le ciel brillant une sombre nuée. On voyait brûler dans la campagne les récoltes, les champs couverts d'ondulantes moissons, les maîtres des champs aussi ; les forêts, les collines flambaient. L'ennemi semblait à peine avoir quitté son camp ; on tremblait, et déjà il avait franchi les portes de la ville voisine. Alors chacun, selon son courage et ses forces, court au sauvetage, essaie de mettre ses biens en sûreté : l'un gémit sous l'or, l'autre ramasse ses armes et les place sur sa nuque stupide ; celui-là défaille sous la charge de ses poèmes qui le retardent ; celui-ci file rapidement sous un tout petit fardeau : il est pauvre ; bref, chacun s'enfuit emportant ce qu'il a de plus cher. Mais en vain : le butin ne suit pas son maître ; le feu dévore ceux qui s'attardent, brûle de toute part ces avares, les atteint quand ils croient qu'ils lui ont échappé, eux et leurs biens précieux, les entoure en crépitant ; ils alimentent un incendie qui n'épargnera personne ou qui n'épargnera que ceux qui connaissent la piété. En effet deux excellents fils, Amphinome et son frère, affrontant bravement le même devoir, au moment où dans les maisons voisines crépitait l'incendie, aperçoivent leur père et leur mère impotents que la vieillesse, hélas ! arrêtait épuisés sur le seuil de leur porte. - Cessez, troupe avare, cessez d'enlever vos riches butins ! - Leurs seules richesses, à eux, sont leur père et leur mère; voilà le butin qu'ils enlèveront ; ils se hâtent de le dégager de l'incendie, qui lui-même leur assure le salut. O piété, la plus grande des vertus et la plus sûre à bon droit pour l'homme ! Les flammes ont rougi d'atteindre ces pieux jeunes gens, et, partout où ils portent leurs pas, elles reculent. L'heureux jour l'heureuse terre innocente ! Le terrible incendie tient leur droite et leur gauche ; les deux frères triomphants emportent leurs parents à travers les feux obliques ; chacun d'eux est à l'abri sous son pieux fardeau ; le feu avide tempère autour d'eux sa fureur ; ils en sortent enfin, sains et saufs, emportant avec eux leurs dieux qu'ils ont sauvés. Saints jeunes gens que célèbrent les chants des poètes, à qui Dis a réservé une place à part sous un nom illustre, et que les destins sordides n'atteignent pas ; ils ont eu en partage une demeure paisible et les droits conférés aux hommes pieux.