[3,0] LA CHRISTIADE. LIVRE TROISIÈME. Déjà la renommée parcourt les cités voisines et publie la trahison des disciples et la captivité de leur maître; ce bruit circule; mais jusqu'alors sans éclat et sans auteur certain, il n'est pas encore parvenu à l'oreille de Marie; cependant son âme, étrangère à la sécurité, ne présage que des malheurs ; les prophètes, par des avertissements terribles, lui ont appris que, pour délivrer les justes, son fils consentira à subir un trépas cruel. Joseph pressent à peine ce malheur, Joseph à qui l'ordre du ciel confia jadis la mère de Jésus : malgré son vieil âge, il abandonne Nazareth, pour courir à Solyme. Dès ses premiers pas, il aperçoit à travers les ombres d'une nuit douteuse un nombreux concours, une agitation bruyante, les remparts remplis d'un affreux tumulte. Voilà que le disciple fidèle, Jean, échappé des mains de la cohorte armée, se présente, la tristesse et la pâleur sur le front, à Joseph; mais tremblant, hors de lui, l'esprit occupé de la disgrace de Jésus, à peine il reconnaît son ami. « Arrête, lui dit le vieillard, arrête : où portes-tu tes pas? quelle situation est la nôtre? où est, loin de toi, notre maître, le fils de l'Éternel? ou pourquoi dans Solyme cet éffrayant tumulte? Hélas ! les craintes d'une mère ne sont pas sans effet. » A ces mots, le jeune disciple l'embrasse, et, attaché à son cou, ne peut que verser des larmes, pousser des soupirs, prononcer enfin quelques paroles. « Hélas ! notre espoir est détruit, notre perte assurée! notre maître, la trahison l'a livré, un cachot le renferme, la jalousie a ligué contre lui tous les grands; et les barbares demandent son châtiment et sa mort. Pour ses amis, vaincus par la terreur, ils ont tous disparu; qu'est devenue sa mère? l'infortunée sait-elle déjà la nouvelle? que n'a-t-elle ici accompagné tes pas! peut-être, à la vue des larmes et des gémissements d'une mère, Pilate compatirait à cette affreuse destinée. Allons cependant, allons implorer sa pitié, solliciter un pardon, allons lui peindre ce peuple aveuglé par la haine et l'envie. » Le disciple parle encore, qu'il porte déjà ses pas au palais du gouverneur de la Syrie. Joseph l'accompagne; et tous deux marchent également éperdus. — Ainsi un cultivateur peu fortuné, dont l'ennemi a ravagé les champs et ravi les taureaux, court aussitôt à leur recherche : compagnon empressé, l'aîné de ses fils entreprend avec lui cette pénible route : si le hasard offre à leurs regards des animaux semblables, au milieu de ces plaines inconnues, ils s'arrêtent, versent des pleurs, et remplissent les déserts de leurs plaintes. — Tels marchent ces deux amis. Déjà ils touchent le seuil du palais, antique demeure des rois de la Judée lorsque la Judée conservait encore un empire, séjour actuel du Romain chargé de lui donner des lois. Partout ils voient régner un bruit confus, les sénateurs près du vestibule, [3,50] aux portes mêmes, se livrer à des mouvements discors, et les prêtres, sortis tour à tour de ce lieu, maudire le gouverneur, et contre lui éclater en menaces. Ce spectacle relève en eux le courage, et diminue la douleur; un espoir de salut commence à leur sourire. "Quelque espérance, dit alors le disciple, se montre à mes yeux : bannis la crainte, viens implorer cet homme; mais content d'exposer l'objet de tes prières, dissimule l'origine céleste de ton fils." A ces mots, ils pénètrent ensemble dans le palais; là Pilate, occupé du même sujet, interroge la pensée des grands. Le vieillard embrasse ses genoux et lui tient ce langage suppliant. « O le meilleur des Romains, vous que le roi de l'empire étoilé a chargé de tenir d'une main juste les rênes de la superbe Syrie, prenez pitié de l'innocence, réprimez la fureur d'un peuple cruel : la raison est sur lui sans empire, c'est à la violence qu'il en appelle. Je suis le père du malheureux contre lequel conspirent les chefs de la nation armés de cruelles menaces, d'accusations chimériques. On l'a mis en vos mains avec le titre du plus affreux criminel; et son châtiment doit être un injuste trépas; ah! ce sont et l'éclat de sa vertu et l'étendue de ses bienfaits qui l'ont plongé dans cet abîme de maux : cette nation inhumaine voit avec dépit sa gloire naissante, et sa brillante renommée l'importune. » Ainsi parle Joseph : un torrent de larmes arrose alors son visage. Pilate écoute avec un front calme, place sur un siège moelleux ce vieillard affaissé, et adresse aux deux amis ces paroles consolantes. « Quel heu« yeux hasard vous offre ici à mes désirs! peut-être votre voyage ne sera pas sans succès. Seulement, toi qui es son père, écoute mes questions, et que la vérité dicte tes réponses : loin de toi la crainte! tu peux, sans inquiétude, tout confier à ma foi. Je jure et le ciel et les astres épars au ciel, oui, le salut de ton fils est l'unique objet de mes désirs et de mes soins : pour conserver ses jours, je forme mille projets, et j'ai déjà employé ma puissance à calmer la fureur et la rage d'un peuple ennemi de l'équité. Dis-moi, car sa renommée est déjà parvenue à mes oreilles, dis son destin, sa patrie, le sang qui coule dans ses veines; dis et ton origine et celle de sa mère : non, il n'est pas né de parents vulgaires, mes pressentiments m'en donnent l'assurance. Que sa démarche est noble! que son visage et sa taille effacent les traits des humains ! quelle dignité respire dans ses yeux ! Ses mouvements sont d'un roi; puis j'ai entendu sa voix, sa voix n'a rien d'un mortel. Dans son ame, j'ai découvert la divinité, c'est un Dieu sans doute, ou du moins il n'est pas fils d'un homme : c'est vous-même que j'interroge; car, à mes questions, il se détourne, garde le silence, ou honore à peine mon intérêt d'une réponse : il n'a que du mépris pour la vie et des dédains pour moi. » Le vieillard, à ces paroles, balance un instant, incertain s'il doit opposer encore le mystère aux questions, ou dévoiler sans artifice et la naissance de Jésus et son véritable père. [3,100] Jean s'approche, et, d'une voix abaissée, lui donne ce conseil : « Rejeton des rois, dit-il, que le ciel estima digne d'un illustre hyménée, pourquoi balancer davantage? bannis les alarmes, renonce au secret et découvre la vérité; les craintes seraient vaines, les délais déplacés : il n'est pas ici de péril. » Joseph bannit la crainte et commence en ces mots : "Je vais parler et vous dévoiler d'impénétrables mystères. Mais puisque ma naissance vous intéresse, je la dirai d'abord, et ne prolongerai pas, par des détours, votre incertitude. Oui, l'indigence, pourquoi le cacher? l'indigence m'attache à de pénibles travaux; cependant je compte des rois pour aïeux : mon origine remonte à Dieu même, et la renommée célèbre mes ancêtres. J'aime à croire qu'il a sans doute frappé vos oreilles le nom d'Abraham, Abraham, le père d'un peuple innombrable, qui, le premier, imposa à sa postérité des sacrifices et des lois. Isaac fut son fils; fils d'Isaac, Jacob donna le jour à douze rejetons illustres, qui partagèrent la nation entière en deux fois six tribus. Juda qui, par la piété, effaça tous ses frères, les effaça bientôt également par l'éclat de ses descendants, et donna son nom à cette contrée. C'est de lui, malgré l'intervalle qu'occupe une longue suite d'aïeux, que naquit David, le père des rois, David, que le sang de quatorze monarques unit à mon sang. Mais que votre captif a bien une autre origine ! Si, appelé à l'existence, il honore des mortels du nom de père, cependant sa naissance est céleste. Oui, c'est de Dieu même qu'il est né; et l'auteur de ses jours est celui dont les lois gouvernent la mer azurée et la terre et les cieux. C'est une femme qui jamais ne connut l'approche d'un époux qui lui a donné la vie; devenue mère, elle demeure vierge encore. Ainsi l'avaient prédit des prophètes. Le Tout-Puissant la remplit du souffle de son esprit fécond : un prodige enfla ses chastes entrailles. Moi, que le public croit père de cet enfant, je ne le suis pas; seulement, gardien fidèle, je fus chargé de partager les soucis et les rudes fatigues de sa mère ; et, sans égard à mon indignité, sans droits à cet honneur, je dus le glorieux titre d'époux véritable aux justes alarmes que lui inspiraient sa réputation et sa timide pudeur. Enfin, pour vous dévoiler, depuis leur origine, toutes ces merveilles, Marie, c'était son nom, de toutes les vierges de la Judée, la vierge la plus belle, l'objet des voeux de cent amants, le gage unique de la tendresse de ses pères, Marie avait eu Nazareth pour berceau. Mais éprise des charmes d'une éternelle virginité, elle détestait l'hymen et s'était consacrée aux autels. Anne cependant qui, déjà chargée d'années, connaît les prophètes et lit dans l'avenir, Anne a prévu que de sa fille naîtra un fils qu'immortaliseront ses actions, et qui, monarque puissant, soumettra de puissantes nations à ses lois : [3,150] tels sont et les arrêts du ciel et les oracles des augures divins. Souvent une voix, descendue à travers les airs, l'avait avertie en des songes divers, de rechercher un gendre, et d'unir la main de sa fille à la main d'un époux. L'âge était arrivé qui l'appelait à l'hymen; mais les auteurs de ses jours différaient encore d'obéir à la voix du ciel. Tout à coup une voix nouvelle, au milieu du jour, traverse l'azur des airs : « Hâtez-vous, leur dit-elle, donnez un époux à votre fille; mais, au lieu de porter loin d'ici vos désirs, c'est dans votre famille qu'il le faut chercher, l'usage vous l'ordonne : que rien ne retarde votre obéissance ! » Bientôt la renommée a parcouru l'étroite enceinte de la ville. L'espoir d'une union si belle réunit dans la demeure de la vierge toute la jeunesse que le sang lui attache. Moi-même, que la nature unit à son père, l'âge ne me peut arrêter : je viens féliciter sur cet hymen un homme dont me rapprochent les ans et l'amitié. Là paraissent d'innombrables rivaux, tous égaux en jeunesse, aussi bien qu'en beauté. Incertain quel sera l'époux préféré du ciel, chacun forme des voeux, chacun envie cette heureuse destinée. L'espoir est encore suspendu, l'avenir enveloppé d'un nuage : on passe dans un réduit secret de cette vaste demeure. Là, par la bouche de sa fille, Joachim souvent apaisait la Divinité. Là s'élevoit un autel antique, ouvrage de nos premiers ancêtres, et l'objet d'un respect qui, pendant trois cents années, lui porta de religieux hommages. Prosternés, suppliants, nous l'entourons et réclamons la faveur des anges, du père de ces créatures immortelles, et nous lui demandons de marquer, par un signe céleste, interprète de sa bonté, l'époux qu'il a choisi. Au milieu, dans tout l'éclat de la beauté, la vierge éplorée, ses blonds cheveux épars, le front baissé, emplit ses yeux de pleurs abondants. La pudeur qui colore son visage semble marier l'albâtre du lis à l'incarnat de la rose.—Telle que la lune récemment sortie du sein des mers, où elle a baigné son chaste front, se lève entourée d'un nombreux cortège d'étoiles et promène son disque imparfait sur l'azur du ciel, — telle, au milieu d'un cercle de jeunes gens, la vierge, dans ses longues et vives prières, prend Dieu et ses ministres ailés à témoin des regrets quelle donne au sacrifice de sa première destinée. Son père rassure sa timidité, essuie les larmes qui coulent de ses yeux, et lui dévoile, parmi de tendres baisers, les ordres du Seigneur. Tout à coup Anne, sa mère, qui préside à l'hymen, en proie à un sacré délire, l'âme pleine de Dieu même, s'agite, spectacle imposant! au milieu de la foule, et, de l'enceinte sacrée, pousse un cri vers le ciel, cri éclatant! c'est vers moi seul que ses regards se tournent, vers moi seul que ses pas se dirigent. Combien mon coeur soupçonnait, craignait peu ses desseins! Puis, me saisissant la main : « C'est toi, me dit-elle, c'est toi que le ciel demande, c'est à toi seul qu'il destine cet hyménée. » A ces mots, on s'étonne; mais personne, dans cet essaim nombreux, n'envie à ma vieillesse cet honneur inespéré. Moi, à la vue et de mon âge avancé et de mes forces affaiblies, [3,200] je redouble les refus et déplore ma présence en ce lieu. Mes amis, près de moi, combattent mes excuses, et, par leurs discours flatteurs, raniment mon courage; leurs instances enfin triomphent, je cède. Époux sensible, je m'approche, et, les yeux en pleurs, j'emmène mon épouse éplorée. Déjà la nuit vient émailler le ciel d'étoiles brillantes, et, par la noirceur de ses ailes, répandre les ténèbres sur la terre. Tous deux, nous marchons à l'appartement de l'hymen : mon épouse verse des larmes ; des larmes inondent la terre à l'entour.—Telle s'échappe cette sève abondante qui circule au printemps dans les arbres, lorsque, occupé d'écimer la vigne, le cultivateur imprudent déchire, de la serpe recourbée, le tronc même, et fait à la mère une blessure que méritaient les rejetons. — Témoin de sa douleur et peu jaloux du bonheur que permettoit l'hymen, j'adoucis son chagrin par des accents consolateurs. Tout à coup, du fond de son coeur, tirant de longs soupirs : « Un vain scrupule, dit-elle, ne m'a pas inspiré l'horreur de l'union conjugale et l'amour d'une inaltérable virginité ; c'est une force divine qui agit dans mon âme. En vain les menaces des prophètes, en vain des oracles contraires à mes sentiments semblent faire violence à ma mère : des prophètes différents, favorables à mes desseins, me défendent de montrer une faiblesse et de souiller des torches de l'hymen la pureté de mon coeur : plutôt on verra le Jourdain reporter ses ondes vers leur source, et les astres suspendre leur marche accoutumée. » Telles que des perles éclatantes, des larmes pudiques mouillent ses paupières, et distillent sur son visage. Soudain la frayeur s'insinue dans mes veines, mon corps s'agite, mes genoux tremblent, une nuit épaisse couvre mes yeux; trois fois j'essaie d'articuler des sons, trois fois ma langue trompe mes efforts, et les paroles expirent sur mes lèvres. Une voix alors se fait entendre : « Renonce aux droits d'époux, à la couche conjugale; mais garde-toi de rompre les noeuds que tu viens de former ! » Je me lève à ces mots, et, les yeux longtemps fixés sur la vierge sacrée, je prononce enfin ces paroles : « Qui a pu, contre la volonté du Seigneur, unir ma main à la tienne? Qui m'a précipité (le ciel sait si j'ai recherché cet hymen !) dans ces étranges événements? Ce sont des présages différents que mon père, chargé d'années, donna jadis à mon enfance ! Prophète à la fois et prêtre du temple, il disait que jamais je ne contracterais d'hymen, ou que l'hymen, si j'étois époux, serait pour moi une source de gloire. Mais écoute; je vais te découvrir la pensée qui se présente à mon esprit : un prodige du ciel a uni nos coeurs, un prodige du ciel m'éloigne de ta couche : dès ce moment, conserve ton corps vierge, conserve ton innocence inaltérable. Cependant, sans un ordre d'en-haut, je n'ose rompre les liens qui nous enchaînent. Vivons au sein de la même demeure : vois en moi ton père, en toi je verrai ma fille; et, de ce jour, je m'associe, compagnon inséparable, à ta destinée. [3,250] Tes sentiments l'exigent, et mon âge le demande. » Marie souscrit à ce projet, et va, dans un autre appartement, goûter le repos. J'abandonne au silence les fantômes présentés, cette nuit, à mes yeux, mes frayeurs, et l'absence du sommeil. La nuit disparaît à la brillante clarté du jour; les flammes vermeilles du soleil ont dissipé l'obscurité des ombres. Tout à coup, élancé de ma couche, je vole vers mon épouse. A peine ai-je poussé les deux côtés de la porte sur leurs gonds, une lumière éclatante frappe soudain mes yeux; les rayons étincèlent sur les lambris élevés, éclairent les poutres, et semblent embraser le lit. La vierge, assise au milieu, repose, belle de ses charmes. On dirait qu'une extase la ravit à elle-même : elle reste insensible à mes pressantes prières, muette aux plus touchants discours. Pareille à un astre brillant, telle que l'aurore vermeille, elle tient et les mains et les yeux fixés au ciel. Ah ! que ses traits diffèrent de ses traits accoutumés ! De quel éclat nouveau brillent ses yeux ! Quels charmes embellissent son visage !—Ainsi la main d'un artiste abat dans les forêts et façonne en statue un érable, pour l'exposer un jour, dans l'enceinte d'un temple, aux religieux hommages d'un peuple suppliant, lorsque son art a poli le tronc informe, produit une figure, et que, à l'aide d'une couche d'or, il en a rehaussé encore la beauté. —Un nuage lumineux, brillant des feux du soleil, enveloppe de toutes parts la vierge immobile ; des étoiles radieuses semblent se nourrir autour de sa tête resplendissante; et la lune, sous ses pieds, répand ses rayons argentés. Je suis saisi d'effroi; étonné de ce merveilleux spectacle : « Dieu tout puissant, m'écriai-je, mets fin à ces prodiges : ils n'arrivent point sans ta volonté; j'y reconnais ton pouvoir, des signes certains me l'annoncent. Habitants des cieux, daignez éclairer mon esprit, dissiper mes doutes, et, par la connaissance de vos résolutions, diriger ma conduite. » Ces mots à peine prononcés, la vierge reprend enfin ses sens; et, comme réveillée d'un sommeil tout à coup interrompu, elle soupire, et baigne son sein de larmes abondantes. J'approche : au nom de notre hymen récent encore, au nom de son attachement à une virginité inaltérable que chérit son inviolable pudeur, je la prie, je la conjure de bannir les craintes, de me découvrir ses soucis, et de confier à ma foi le récit de ces mystérieux événements. Marie, le visage abattu, les yeux baissés, telle que la rose dont la tête est courbée par la rosée du matin, Marie balance d'abord, puis elle rompt le silence et commence en ces termes : « Je vais, ô mon père, te dévoiler ces mystères; pourrais-je te cacher mon bonheur? Mais où prendrai-je mon récit? Qui croira les prodiges étonnants que je vais raconter? Ah, je t'en conjure par ces larmes qu'arrache l'excès de ma joie, renferme mes paroles dans ton coeur; et qu'elles ne circulent parmi le peuple incrédule, [3,300] qu'au moment où Dieu même les aura révélées par d'autres prodiges. Déjà l'aurore avait banni les étoiles, l'homme reprenait ses travaux, et le soleil commençait d'éclairer les nuages étendus sur la terre. Les prédictions des prophètes se retraçaient à ma pensée, leurs paroles à mon souvenir. Mais il est surtout un événement que le hasard, ou plutôt Dieu lui-même (Dieu n'y peut être étranger), présente à mon esprit et grave dans ma mémoire, événement qu'ils ont annoncé d'une bouche unanime, qu'un jour viendra où une vierge, fille des rois, féconde sans le secours de l'hymen et toujours éloignée de la couche conjugale, ô prodige! mettra au jour le Roi des cieux, que son arrivée remplira l'univers d'une subite allégresse et ramènera l'âge d'or sur la terre. Mille fois heureuse, me disais-je secrètement à moi-même, la mortelle que le Tout-Puissant honorera d'une si rare faveur! Déjà je présentais, en idée, mes hommages à la mère que l'avenir destinait à mon Dieu, et préparais au divin enfant des offrandes, si notre contrée était son berceau et cette époque celle de sa naissance. Tandis que, ignorant l'événement, je roulais de telles pensées dans mon esprit, tout à coup j'aperçois une clarté nouvelle : je lève la tête, promène mes regards dans l'espace sans nuage, et je vois, pourras-tu le croire? je vois s'ouvrir la céleste voûte, je vois les troupes ailées, les heureux habitants du ciel, sautillant dans les airs, applaudir à leur monarque. Les portes étroitement fermées, les murs recouverts d'une couche de marbre m'opposent un vain obstacle : je contemple les brillants flambeaux des cieux, les sphères étoilées, les palais dorés des immortels. Alors un enfant descend de ce séjour et se présente à mes yeux : quel éclat ont ses ailes! Quel calme est sur son front! Ses traits le rapprochent de Dieu même : il tend vers moi ses mains, ses mains que blanchissent les lis, et m'adresse ces joyeux accents: "O de toutes les mortelles la mortelle la plus chérie du ciel, le monarque suprême vient te combler de ses faveurs, oui, tu es la plus fortunée des mères. » -- Ces mots ont à peine frappé mon oreille, l'étonnement me saisit, l'effroi glace aussitôt mes membres; mais, pour rassurer mon âme par un gage divin : «Bannis la crainte, dit-il encore. Seule, de toutes les mortelles, tu as fixé le choix du Roi des cieux : ton sein que sa puissance va rendre fécond, ton sein déjà s'appesantit, et mettra bientôt au jour un rejeton, dont la grandeur étonnera l'univers; et tous les siècles l'appelleront le fils du Très-Haut: il sera pour le pécheur une source de grâces, il sera le salut de l'homme juste; aussi, tu lui donneras, dans ta langue maternelle, le nom de Jésus, nom, dès ce jour, l'effroi de l'abîme infernal. L'éclat de sa renommée, la gloire de ses actions le placeront au-dessus des mortels, au-dessus même des anges.: le Tout-Puissant, son père, remettra dans ses mains le sceptre antique, l'immense empire de ses aïeux : il siégera sur le trône des rois, son pouvoir aussi long que les temps, aussi grand que la terre, aura l'univers pour domaine, l'éternité pour durée. » [3,350] — Il dit : ma frayeur par degrés disparaît. « Par quel moyen, lui dis-je, se fera ce prodige que vous m'annoncez? Pour moi, mon dessein est fixé, ma volonté immuable; jamais je ne violerai la pudeur; et, vierge, j'ai toujours fui le commerce des hommes.» J'avais fini de parler, l'ange me répond en ces mots: "Le père des immortels, du haut des cieux, te remplira de son souffle divin, souffle puissant qui, seul, fécondera tes entrailles, sans l'approche d'un époux; tu mettras, au temps marqué, à la lumière un fils, fardeau précieux; et ce fruit sorti de ton sein sera Dieu, et reconnaîtra l'arbitre suprême qui gouverne l'univers, pour son père. Mais cesse de craindre l'imposture : tu connais Elisabeth, dont le sang coule dans tes veines; en vain a-t-elle, jusqu'à ce jour, demandé au ciel inexorable un fils : l'amas des ans déjà écoulés a rendu ses flancs stériles et lui a ravi l'espoir de produire un rejeton. Cependant tu la verras enfanter un nouveau Zacharie; depuis qu'elle a conçu, la lune a déjà six fois arrondi son disque et par« couru sa carrière. Il peut tout en effet, celui qui m'a député vers toi, l'auteur et le roi du ciel". A ces mots, ses ailes également balancées le reportent aux célestes demeures. Mes yeux le suivent et ma voix lui crie : «Qui que tu sois, ô le plus beau des messagers célestes, j'obéis et seconde de tous mes voeux les ordres du Seigneur. » — Cependant un. nuage tacheté d'un or à nuances diverses s'abaisse vers la terre, et m'embrasse dans ses contours jaunissants. Les rayons, en sens divers, se dispersent dans l'enceinte : à l'entour, le feu pétille en écailles brillantes; et l'or embellit de son éclat les écailles et les étoiles. — Ainsi, après des pluies en torrent répandues, l'arc-en-ciel imite toutes les couleurs que lui prête le reflet du soleil, quand, de sa ceinture diversement colorée, il partage la céleste voûte.— Le Tout-Puissant, du haut du ciel, touche à peine ce nuage de son souffle divin : soudain l'esprit de vie descend des astres qui distillent la rosée : de l'espace qu'il parcourt jaillissent, de près et de loin, des étincelles d'or, de rapides rayons. Enveloppée dans un irrésistible tourbillon, je sens la force créatrice circuler dans mes veines, une chaleur éthérée embraser mon corps entier, et mon coeur se fondre dans l'ivresse de l'amour. — Ainsi la nature, par un incompréhensible mystère, féconde la terre et remplit son sein appesanti de productions diverses, lorsque l'air s'épanche à grands flots dans ses entrailles maternelles, et que le zéphir printanier l'amollit de ses tièdes haleines. — Alors, les essaims ailés ont fait retentir les airs de mille accords et de joyeux applaudissements; puis, de bruyants tonnerres ont grondé dans les hauteurs des cieux, et de fréquents éclairs ont brillé sur la voûte entr'ouverte. » Pendant que Marie raconte ces prodiges et baigne son visage de larmes de joie, je tends mes bras au ciel, la prière à la bouche, l'incertitude dans l'âme : [3,400] un aveuglement extrême me défend de croire au récit de ces merveilles. Hélas ! combien de jeunes séducteurs s'occupent de surprendre l'innocente sécurité, et d'imprimer la honte sur le front des vierges trop empressées de prêter l'oreille à leur langage ! Un jour même, le dessein était pris, un jour, dans ma folie, j'allais quitter mon épouse. Mais, une fois encore, le même enfant me présente en songe son image : c'étaient les traits, c'était la parure de celui dont Marie venait d'entendre et de me redire les paroles : un voile ne couvre pas l'albâtre de ses épaules; seulement, à la gauche, pend un manteau d'or; une triple agrafe d'or poli en réunit les plis au-dessous de ses côtes : des globes d'or sont attachés à sa ceinture de pourpre; des plumes moelleuses croissent en longues rangées sur son dos ; et s'allongent enfin en de vastes ailes; un cercle de perles renferme étroitement sa jambe; le reste de son corps n'offre pas de vêtements. Les graves empreintes sur son visage, les mouvements enchanteurs de ses membres annoncent la présence d'un enfant étranger à l'espèce humaine, d'un frère des immortels, d'un nourrisson du palais étoilé. Sa robe étonne aussi les yeux par un merveilleux travail : des diamants bordent le haut de ses contours; le bas présente, dans un double circuit, un or dont la navette a formé un admirable tissu; là, représentés sur la trame, trois enfants marchent, joyeux et sans blessures, au milieu des flammes, et, les yeux levés au ciel, chantent, d'une voix unanime, les louanges du roi des immortels. On voit, au centre de la fournaise, le feu, malgré son ardeur, environner innocemment leur corps, et repousser au loin ses atteintes. Étonné, muet, tremblant, j'entends enfin le messager céleste m'adresser ces paroles : « Rejeton des rois, à quel projet coupable s'est ouvert ton esprit? Quoi! tous ces prodiges ne te prouvent pas l'influence certaine de la Divinité ! Bannis tes doutes, c'est la vérité que te révèle cette vierge amie de la vertu. Sans doute, elle n'a jamais partagé la couche d'un mortel : cependant elle a conçu : un souffle parti du ciel, le souffle même du Tout-Puissant a fécondé ses chastes entrailles : oui, pour remplir son sein, Dieu lui-même a quitté le céleste séjour. Mets un terme à tes craintes : la chasteté est sacrée parmi nous. Les prophètes qui vécurent dans les âges écoulés prédirent ces merveilles ; mais ils les enveloppèrent du voile épais d'un ineffable mystère. C'est là cette porte immense, placée dans le sanctuaire des cieux, fermée pour jamais, pour jamais impénétrable au pied des humains : Dieu seul, par sa puissance, traverse à son gré cette barrière, sans l'abaisser ou l'ouvrir. Cette vierge, l'arbitre suprême du ciel la remet en tes mains et l'unit à ta destinée par des noeuds indissolubles ; mais il te défend les droits de l'hyménée. Qu'elle passe avec toi tous ses jours sans alarmes ; déjà défendue par son Dieu, que son époux soit aussi sa défense. » A ces mots, emporté d'une fuite rapide à travers les champs de l'air, il disparaît tout à coup dans la nue, et laisse mon ame remplie d'un tendre amour. Ainsi que l'ardeur de la flamme amollit la dureté du fer, [3,450] ainsi un sentiment plus doux triomphe de l'insensibilité de mon coeur. Je me lève, tourne mes yeux au ciel, et j'implore sa clémence. Hors de moi, j'avoue ma folie, mes ténèbres se dissipent, et chaque jour développe davantage les desseins profonds de l'Éternel, qui les montrait couverts d'un voile mystérieux aux prophètes des âges écoulés. Oui, cette vierge est le buisson ardent que Moyse, le front ceint de rayons aigus, voyait, sur une montagne lointaine, brûler d'une flamme pétillante; mais la flamme le caressait d'un vol innocent; et les feuilles, sur la branche, conservaient leur verdure. Elle est encore cette toison égale à la neige en blancheur qui, si les oracles de l'antiquité ne sont pas imposteurs, resta impénétrable à l'onde, tandis que les torrents, tombés des airs, inondaient tout, et que la terre nageait au milieu des eaux. A ces pensées, la nuit étendue sur mon âme s'éclaircit, disparut, et bientôt un événement justifia ces prodiges éclatants. Dans les villes de Galilée, la renommée publie une étonnante merveille : sur le sommet des montagnes, une femme, déjà courbée sous le poids de la vieillesse, promet à son époux un gage de son amour, tandis qu'une pénible stérilité a marqué le cours de son jeune âge. « Voilà, me dit mon épouse, voilà, il m'en souvient, ce que m'a prédit un ange descendu des cieux ; cette femme chargée d'ans, c'est Elisabeth que le sang unit à moi : depuis l'instant qu'elle a conçu, la lune déjà six fois a renouvelé son cercle. » Aussitôt le dessein est pris; elle veut visiter cette parente déjà appesantie par les années : tous deux, nous franchissons de hautes montagnes, et nous gravissons au séjour éloigné du prophète Zacharie. Je touche à peine le seuil: Elisabeth, ô prodige! s'avance d'une marche tremblante, et donne à mon épouse, à l'instant de son entrée, des baisers qu'elle désire. Pendant ces douces caresses, Dieu pénètre son esprit, une chaleur subite circule dans ses veines, et sa bouche respectueuse profère ces paroles : « O de toutes les mères, la mère la plus sainte et la plus fortunée! Mille fois heureux le fruit sacré que renferme ton sein ! D'où me vient cette soudaine faveur, que le ciel me prodigue? Pourquoi luit-il à ma tardive vieillesse, ce jour si prospère? II m'est donné de voir et d'entretenir celle qui, choisie entre mille, pour être la mère de mon Dieu, a daigné quitter pour moi sa demeure et visiter ma retraite. A peine ton pied en a foulé le seuil, que mes entrailles ont tressailli, et que mon enfant, à ta présence, s'est agité dans mes flancs. Mère heureuse à la fois et sainte, mère chérie du roi des cieux et distinguée par la foi la plus vive! Tu ne présageais par encore l'étendue de ton bonheur; et ton âme n'a point opposé le doute au langage du ciel : oui, elles sont irrévocables, les promesses qu'un enfant ailé est venu t'apporter. Dès ce moment, ô reine du ciel, accorde à la terre un regard de pitié, et daigne soulager les disgraces humaines. » Elle dit : telle qu'une rose embellie d'une tendre pudeur, Marie, modeste en sa beauté, humble dans sa grandeur, [3,500] chante avec transport les louanges du roi des immortels, roi sensible, qui, du trône des cieux, l'a regardée, tout indigne qu'elle est de cette faveur, d'un oeil propice; et, pleine d'une sainte allégresse, elle annonce la gloire qui, promise à ses aïeux, ainsi qu'aux patriarches, va couronner son nom. Vous dire les présages nombreux, les prodiges éclatants qui, depuis ce jour, ont étonné, dans tout l'univers, l'esprit des humains, à l'approche du divin nourrisson vers le seuil de la vie, combien ce récit demanderait de temps! Les oracles des prophètes tenaient dans l'effroi les rives caspiennes, la frayeur glaçait le Nil, l'Égypte entière tremblait : comme elle, tremblaient toutes les cités de l'orient. Aux portes mêmes du couchant, si la renommée n'est pas mensongère, on savait qu'un roi allait naître, un roi invincible, dont l'immense univers reconnaîtroit les lois, et qui, partageant la puissance de son père se placerait lui-même, et ses disciples avec lui, sur le trône élevé des cieux. Rassuré à la vue de ces merveilles, et toujours suppliant, j'honorais, à l'égal de la divinité, mon épouse féconde, et j'aimais à remplir ses désirs. Un messager ailé lui apportait, du ciel même, des aliments divins, un divin nectar : mille fois je l'ai vu, tout éclatant de lumière, entrer dans sa demeure. Déjà mon esprit impatient hâtait par des voeux empressés le jour de la naissance : mais de jaloux délais retardaient mon espoir; et souvent, plein d'une vive ardeur, je me disais : «S'il pouvait, cet enfant céleste, avant mon trépas, se montrer à mes yeux! Oui, je le verrai, l'événement a déjà réalisé tous les récits que m'a faits sa mère : cueillez, à pleines mains, les roses vermeilles et les lis argentés, préparez des offrandes à un Dieu déjà près des portes de la vie, et venez visiter ce jeune monarque! Que ne peut ma vieillesse prolonger sa durée jusqu'au moment où mes regards pourraient te voir, enfant sacré, dissiper par des faits étonnants l'effroi des mortels, rendre la paix au monde, et régner, en Dieu, dans le ciel, ta patrie. Alors la paix habitera la terre : avec elle reviendront la piété, la foi, la religion, la religion qui partout aujourd'hui s'affaiblit et chancelle; et la justice, partout renaissante, étonnera l'univers réformé. Alors le glaive homicide se repliera en faucilles ; et le monde verra les siècles d'or recommencer leur cours. » Souvent, par ces pensers, je m'occupais à charmer les délais; et chaque jour, dans mon coeur, ranimait l'espérance. Cependant le maître de l'univers, Auguste, ordonne le dénombrement des sujets soumis à son empire: je tourne donc mes pas vers les murs de l'antique Bethléem, le berceau de mes pères, pour me réunir aux habitants de la ville et joindre à leur nom mon nom et celui de ma famille. Mon épouse avait quitté le séjour de Nazareth, et marchait à mes côtés. Je touche à peine aux murs de ma patrie, à son enceinte peu remplie de maisons, que la nuit enveloppe le ciel de ses ombres léthargiques. Il est, à l'entrée de cette pauvre cité, une habitation solitaire, [3,550] couverte de chaume grossier et du jonc des marais; écartée de l'endroit qu'habite et fréquente le peuple, elle présente quelquefois un abri agréable à l'homme des campagnes que les ténèbres surprennent, loin du champ de ses pères, dans les murs de la ville. C'est là que nous allons, tous deux, reposer nos fatigues; ainsi le permit le hasard, ou plutôt, j'aime à le croire, et le croire est un devoir, ainsi l'ordonna le maître du ciel. Il voulut que son fils, destiné à passer ses jours sous le poids de l'infortune, et courir sur la terre tant de tristes hasards, naquît aussi sous le toit de l'indigence, partageât l'humble asile du pauvre, sentît le plus affreux dénûment. D'abord j'attache à la crèche l'utile compagnon qui, par ses services, a rendu notre route moins pénible et nos fardeaux plus légers. Marie, la fille des rois, se place près de lui, sur le chaume; cette enceinte n'offrait pas d'autre espace inhabité. A sa gauche, un boeuf exhalait une tiède vapeur : un cultivateur peu fortuné l'occupait, pendant le jour, dans la plaine, à retourner avec la charrue l'étroite surface de son champ ; la nuit seule, déjà avancée, le rappelait, fermier malheureux, de ses sillons à sa chaumière. Ce travail fournissait aux besoins de la vie, et garantissait ses jeunes enfants des rigueurs de la faim. Déjà la nuit avait fourni la moitié de son cours : une pierre soutenait ma tête appesantie, et mes yeux commençaient à céder au sommeil. Tout à coup le sommeil abandonne mes paupières encore légèrement fermées : mes yeux se roùvrent, une clarté brillante, inattendue, vient soudain les frapper : des rayons épars éclairent les contours de l'étable; et l'éclat de l'or embellit des chaumes naguère informes et hideux. Je me lève : à mes regards paraît, près de la crèche, un enfant nu, enveloppé de rayons, étincelant de lumière : tendre enfant, sa mère indigente venait de le déposer, sans efforts et sans souffrances, sur une couche de paille. Le boeuf à sa droite, l'âne à sa gauche, immobiles, silencieux, insensibles à la pâture, dressaient également la tête. Un cercle de rayons entouroit aussi la mère : les genoux en terre, les yeux baissés, elle jetait sur l'enfant encore nu des regards éplorés, presque éteints, et tendait vers lui ses mains l'une à l'autre enlacées. Semblable à la face étincelante du ciel, quand, après la pluie d'une nuit humide, le froid Borée agite ses ailes, dissipe les nuages, balaie les airs et ramène la sécheresse, le visage de la vierge brillait d'un charme nouveau. Que faire? j'étends sous l'enfant et la mère une partie de mon vêtement, et couvre le chaume, non de langes que l'aiguille a savamment travaillés, ou d'un tissu éclatant d'or et de pourpre, mais de la dépouille fétide d'une brebis. Hélas! c'était l'unique ressource que permissent l'excès de la misère et l'obscurité de la nuit. La lumière du jour n'éclairait pas encore l'univers obscurci : déjà des bergers, en troupes réunis, accourent, rehaussent de fleurs et de guirlandes le seuil de l'étable, et, tirant des trous nombreux de leurs chalumeaux de champêtres accords, pénètrent dans l'enceinte sacrée. Là, les yeux tournés vers la crèche, [3,600] la tête inclinée, les genoux en terre, ils adorent un Dieu dans cet enfant. Longtemps muet, étonné de ce bruit sitôt répandu dans les plaines, j'interroge enfin ces étrangers : l'un répond en ces termes à mes questions : — « Nous sommes bergers; les bois voisins nous offrent des pâturages. Fidèles à l'usage de passer une partie des ténèbres sans sommeil et de garder nos troupeaux rassemblés, nous veillions : la nuit avait presque atteint le milieu de sa carrière. Tout à coup une lumière éclatante a paru sur nos têtes: l'effroi nous glace, une voix descend à travers le vague des airs. — Bannissez, nous dit-elle, bannissez vos alarmes, ô mortels! C'est l'assurance du bonheur que je vous apporte : le Dieu que de saints prophètes ont tant de fois promis à nos pères, réjouissez-vous, ce jour et ces lieux l'ont enfin vu naître : il arrachera la race humaine aux ténèbres, et la rendra à son premier état. Allez, la cité prochaine va l'offrir à votre vue; une étable est sa demeure et le chaume est son lit. — A ces mots, qui nous servent d'avis, nos yeux se tournent vers la ville voisine. Aussitôt des bataillons d'enfants immortels, les ailes colorées, voltigent dans l'espace, portés, cavaliers aériens, sur des nuages épars, et, par l'agilité de leurs mouvements et la rapidité de leurs jeux, étonnent nos regards! A peine la troupe entière, partagée en trois choeurs, a trois fois parcouru et trois fois rempli le ciel de ses danses folâtres, qu'elle s'élève en chantant vers la céleste voûte : l'écho fidèle va répéter au loin ses accords, et l'éther retentit de joyeux applaudissements.» Ainsi parlaient les bergers; ils ne pouvaient se lasser de contempler le visage de l'enfant; c'est sur cet enfant que restent sans cesse attachés leurs regards et leurs coeurs : Enfant radieux ! ses yeux, sa bouche, son corps entier remplit tous les lieux d'alentour de célestes clartés. — Telle la rose naissante entr'ouvre la pourpre de son calice, lorsqu'elle aperçoit les premiers rayons du matin : tel encore, au retour du soleil, se montre aux contrées orientales le jour embelli de l'éclat du printemps. Sans doute, loin de nous livrer à l'incertitude, nous croyons. à sa divinité, et nous savons que, pour un Dieu, des soins et des aliments ne sont pas un besoin; cependant nous offrons à son enfance, ainsi que l'exige le fils des humains, le lait que renferme le sein de sa mère, et nous réchauffons ses membres faibles encore et délicats : comme créature, il doit à l'auteur mortel de ses jours quelque chose de mortel. Aussi, fidèles à l'usage de nos premiers aïeux, nous lui imprimons le signe de la nation bénie, nous retranchons, à l'aide d'un couteau sacré, autour du membre viril, une légère partie de lui-même, et lui imposons le nom de Jésus, nom que notre souvenir rappelle, et que nous recommanda autrefois un ange descendu des, cieux; les païens, parce qu'il est prêtre à la fois et roi, l'ont, d'un mot grec, appelé Christ; sa mère même, sa mère, que n'a pas souillée l'approche d'un mortel, n'a quitté sa demeure qu'au moment où le soleil a, pendant quatre fois dix jours, éclairé l'univers, [3,650] Alors enfin nous arrivons, chargés de l'enfant, dans les murs de Solyme, où la purification appelle la fille des rois. La loi l'ordonne, nous apportons deux colombes pour victimes. Le prêtre présentait alors des offrandes à l'autel, le prêtre qui, le corps voilé de lin, le front ceint de la tiare à deux cornes, veillait à la garde du feu éternel dans le sanctuaire. Devant le lieu saint, un cercle d'enfants qu'embellit encore le premier duvet, recevait, à ses côtés, le sang d'un taureau dans des coupes : le père, pour expier les crimes d'un peuple coupable, l'avait immolé au roi des immortels, implorait, d'une voix suppliante, la clémence du ciel, et portait sur l'autel les hommages accoutumés : les chefs de la nation paroissaient à l'entour, qui, tous, de la main, touchaient la tête de la victime couronnée de bandelettes. Plongeant légèrement trois et quatre fois le doigt dans le sang répandu, trois et quatre fois le ministre du Seigneur avait arrosé l'autel, la flamme allumée sur l'autel, les sept flambeaux disposés sur la surface, et le voile immense qui couvrait le sanctuaire. Ces devoirs accomplis, les enfants et le prêtre fatigué allaient manger les chairs; Marie, avec une humble démarche, s'approche de l'autel : l'enfant est sur son bras gauche; les colombes sont dans sa main droite : dirai-je par quels signes le Tout-Puissant annonça, du haut des cieux, la présence de son véritable fils? Combien, à la vue de l'enfant, trembla le ministre épouvanté? Quelle lumière soudaine, quels feux inconnus entourèrent l'autel? Trois fois la main respectueuse met l'encens dans la flamme : trois fois la flamme tout à coup brille, et s'élève, immense, vers la voûte. Cependant, telle est la coutume de nos pères, le prêtre replie le coudes oiseaux, et, saintement cruel, les immole, fait couler leur sang, ainsi que le prescrit l'usage; puis tourné du couchant vers la brillante aurore, il disperse les plumes, entr'ouvre le gosier, jette la vessie, rompt les ailes, et place enfin sous les entrailles des charbons ardents : la fumée porte au ciel d'agréables vapeurs, et l'autel embrasé exhale les parfums de l'Arabie. Une scène imprévue porte le trouble dans l'ame des spectateurs. Siméon, c'est le nom de mon aïeul, Siméon chargé d'années et le plus juste mortel renfermé dans l'enceinte de Solyme, Siméon avait pénétré les secrets d'un avenir éloigné : l'esprit du Tout-Puissant avoit promis à ce vieillard qu'avant de quitter la lumière du jour, il verrait l'auteur du salut attendu de l'univers. Ce vieillard, déjà fatigué de la vie, accablé des ennuis de la vieillesse, désirait la mort, la mort qui lui semblait le terme de ses jours et de ses peines; mais son coeur nourrissait avidement cette ineffaçable espérance: tout à coup, plein du Dieu qui l'inspire, il soupçonne l'arrivée du divin enfant.—Tel un chien, attaché dans les champs aux pas de son maître : a-t-il, d'un odorat subtil, et vainqueur des distances, pressenti le lièvre, on le voit aussitôt dresser l'oreille, humer l'air par les naseaux, abandonner la route qu'il a commencée, s'écarter dans la plaine, et, cherchant des yeux les traces légères de sa victime, [3,700] prendre, quitter, reprendre, toujours incertain, mille sentiers divers, et remplir au loin de ses aboiements l'étendue des campagnes. -- Telle est l'image de la joie que montre le vieillard dans le temple : d'un bras tremblant, il saisit, embrasse, presse étroitement l'enfant sur son coeur, et, les yeux baignés de larmes : «Heureux enfant, dit-il, véritable rejeton de l'Éternel, je te salue ! je te salue, auteur puissant du monde ! Tu viens, expiateur volontaire, effacer dans les flots de ton sang, et nos fautes et les fautes de nos pères, et nous ouvrir, à travers l'espace, la route qui mène au séjour étoilé : tu viens, appelé par nos désirs : non, tes promesses, ô mon Dieu, n'ont pas trompé mon espérance : aujourd'hui, je puis enfin mourir : ce jour, tu le promis autrefois à mes voeux, ce jour va me conduire, dépouillé du corps qui me tient enchaîné, au terme de mes longues fatigues. Mes yeux ont vu celui que tu as envoyé pour secourir les humains, éclairer les nations plongées dans les ténèbres, et couvrir d'une gloire nouvelle les descendants d'Isaac. Et toi, dit-il en tournant ses yeux vers la mère, à quoi dois-je comparer ta beauté?a quoi égaler ton éloge? quelle reconnaissance te puis-je témoigner, unique auteur du salut que ton sein fécond procure aux malheureux habitants de la terre? il sera cependant, hélas! je le prévois, il sera, cet enfant du ciel, fatal à nombre de mortels. Oui, il viendra un temps, temps funeste, où un glaive aigu percera le coeur glacé de sa mère infortunée : une cruelle douleur, ô vierge, un jour, sera ta dot. Le Jourdain alors roulera des flots rougis de sang ; le jour attristé retardera son aurore et ne montrera qu'à regret son front pâle et terni ; la terre même, impafiente de son poids importun et de sa constante harmonie, la terre voudra retomber dans le vide et revoir le chaos. » — Il dit, baisse la tête que semble appesantir tout à coup le sommeil, et trouve le repos dans les bras de la mort. L'étonnement glace les spectateurs. Nous, pour qui l'avenir n'est pas un mystère, c'est surtout l'effroi que nous éprouvons; et notre mutuelle inquiétude se demande quels glaives il annonce à la mère, quelles victimes, un jour, immolera cet enfant. Mais le temps nous a trop tôt révélé la vérité : l'événement justifie ce double oracle, l'obscurité a disparu, les doutes sont dissipés, à moins que le ciel ne nous réserve des coups plus cruels, et qu'un mal supporté ne nous prépare un mal plus grand encore. Cette époque vit trois puissants monarques, partis des dernières limites de l'orient, arriver dans les murs de Solyme, et porter, offrandes magnifiques? à l'enfant de l'or, des mottes d'encens et la myrrhe liquide. La connaissance des astres et l'observation des mouvements célestes leur avaient appris que nos contrées avaient vu naître un roi, dont le sceptre légitime s'étendrait sur la terre et le ciel. Ils vinrent donc en ces lieux : la curiosité décida leur voyage, le nouveau-né en fut l'objet, une étoile guida leur marche, une étoile qui répandoit une vive clarté, et, par de fidèles rayons, indiquait le chemin. — Ainsi, quand nos pères revenaient enfin à travers d'impraticables déserts, [3,750] des bords égyptiens au sein de leur patrie, un flambeau ardent, élevé dans le ciel, pour précéder leurs pas et leur marquer la route, étonnait, dans la nuit, les regards par des flots de lumière. — Entrés à peine dans la ville, ils se rendent au palais d'Hérode, et découvrent au tyran le motif de leur voyage; ils croient que, roi de ce pays, il est le père de ce merveilleux enfant. Leur langage le surprend et le remplit d'effroi. Dans la crainte que l'empire même de Juda ne lui donne, un jour, pour héritier de son trône, un enfant étranger à son sang, soudain l'ordre est porté, il convoque dans l'enceinte de son palais les devins de la contrée, et leur demande, à tous, le temps et le lieu témoins de sa naissance, la patrie et la famille qui lui ont donné le jour. Tous, ils déclarent que de sinistres prophéties ont indiqué Bethléem: c'est de ce berceau qu'un jour s'élèvera par de-là les astres un héros, grand par sa renommée et grand par ses exploits. » A ces paroles, se déchaîne avec plus de violence l'orage de ses pensées : l'inquiétude et la frayeur désolent à l'envi son âme; enfin, à l'instant du départ, il leur parle en ces termes : "Princes le motif qui vous a conduits à Solyme, fait aussi naître en moi l'espérance et le désir : oui je brûle aussi de voir cet enfant, dont tant de prophètes ont annoncé la naissance. Non loin de ces murs, sur une roche antique, s'élève Bethléem, habitée par mes sujets. C'est là qu'est né, là que vous allez chercher le nouveau roi. Mais je veux qu'à l'instant où vous l'aurez découvert, un message m'en apporte la nouvelle; et que cet enfant jouisse â aussi de mes justes hommages. » Il dit, et peint sur son visage une joie qu'il n'a pas : que son coeur ennemi roule des projets différents! il croit, l'insensé, que le maître du ciel, le moteur éternel des astres, attache quelque prix aux empires de la terre! A la vue de l'étoile, les monarques enchantés recommencent leur route. Déjà ils approchent : une foule nombreuse les accompagne : l'étoile tout à coup arrête ses rayons sur le toit hospitalier, et dore d'une éclatante lumière le chaume qui le recouvre.—Telle, quand le sang n'en rougit pas les feux, la comète avant-courrière des horreurs de la guerre, ou de la mort des rois, déploie sur la surface du ciel irrité une menaçante chevelure. — Pauvre et dépouillé de ressources, j'ai reçu trois monarques puissants dans mon étroite chaumière. Je les ai vus, étincelants d'or, brillants de pourpre, s'incliner, dans une attitude humble et suppliante, aux pieds de l'enfant, et tomber aux genoux de sa tendre mère, tandis qu'ils offrent tour à tour leurs présents. Cependant leur pompeux cortège attend devant la porte; et, le dos couvert de pourpre tyrienne, le coursier fatigue de sa dent l'or arrondi en mors. Les hommages présentés, ils partent, et, joyeux, suivent l'étoile, qui reparaît traçant de longs sillons dans les airs. Mais, dociles aux avis du ciel, ils prennent, à leur retour, un chemin différent, et, pour éviter la de-meure qu'habite le tyran de l'Idumée, ils laissent à gauche la cité royale. [3,800] Hérode voit enfin son espérance déçue; la colère aussitôt l'enflamme; à ses ordres, partent pour cette ville suspecte mille guerriers qu'arme un fer homicide; ils doivent, furtivement introduits, à la faveur de la nuit, dans ses murs, arracher du sein de leurs mères et massacrer tous les enfants présentés à leur vue. Peut-être aussi l'héritier de son trône périra dans ce nombre. Mais une voix, j'ai cru l'entendre dans un songe, me presse d'accélérer ma fuite, et de quitter promptement un séjour trop connu. «Plus de retard, me dit-elle, lève-toi, prends l'enfant et sa mère, dirige ta course vers les sept bouches du Nil, et fixe ta demeure dans une terre qu'une courte distance sépare de ces lieux : garde d'y reporter tes pas avant que je te rappelle; Hérode, le cruel Hérode projette la mort de l'enfant. » Je me lève, et, l'esprit plein de ces avis, je les découvre à sa mère. Tout à coup la pâleur s'étend sur son visage, la vie semble l'abandonner, ses pieds tremblants se portent çà et là, la nuit même n'est pas pour elle sans alarmes. L'infortunée! un glaive, à ce moment, déchira sa poitrine, et son coeur fut en proie à une profonde douleur. Nous partons, et, loin d'une cité peu sûre, nous gagnons, pendant les ténèbres, d'un pas silencieux et hâtif, des bois écartés de la route. J'avais déjà franchi tes palmiers qui couvrent les hauteurs de l'Idumée, les remparts de l'antique Eluse, et Mapsa, qui, féconde en oliviers, sépare l'Asie entière des frontières de la Libye. Mes pieds foulent enfin une contrée que la pluie n'arrose jamais, l'Égypte, qui connut la première l'influence du ciel, le nom des étoiles, le cours de la lune, la marche du soleil. Je salue cent montagnes inconnues, je salue mille fleuves ignorés; j'approche, je vois derrière moi disparaître des cités aux longues tours; et je touche déjà les rives d'Anthédon qu'ombrage le papyrus : le moindre souffle nous intimide et réveille notre effroi pour une tête si chère. Mais, pour charmer l'enfant, un doux bruissement résonne dans le feuillage; les lauriers inclinent et renversent vers lui leurs rameaux; l'haleine des-zéphirs fait entendre un agréable murmure; les rochers mêmes, ainsi que les montagnes, semblent applaudir par l'agitation légère de leurs sommets; et les ruisseaux d'alentour, par leur gazouillement, témoignent leur allégresse. On. entend l'onde, fatiguée de sa course, doucement murmurer et couler mollement sur des cailloux que tapisse une mousse toujours verte. Les oiseaux habitants des rives, du fleuve et de son lit réjouissent les airs de leur mélodieux ramage, et font retentir leurs corps du battement tumultueux de leurs ailes. La terre, enchantée de la présence de son Dieu, la terre sourit, et présente aux voyageurs les trésors de son sein; toutes les plantes, exhalent tous leurs parfums, et la souple marjolaine étend un doux ombrage. Le Nil, caché dans une source inconnue, le Nil, par un joyeux tressaillement, reconnaît l'approche de son Dieu : il s'agite dans son lit mystérieux, il lance vers le ciel ses ondes bondissantes, et montre à nos regards le fond de ses abîmes. Quand les sentiers se partagent et que les chemins se courbent, [3,850] un ange d'une beauté céleste descend tout à coup du ciel, et, compagnon fidèle de notre marche, nous montre, par le cliquetis de son bouclier et l'éclat de son glaive agité dans les airs, la route qu'il connaît; il craint que la route ordinaire ne favorise les poursuites de l'ennemi : son dos est parsemé de taches d'azur; il a tous les traits de celui qui me défendit naguère de rompre mon hymen et dessilla mes yeux. D'autres, que leur essor suspend dans les airs, volent sur nos têtes, couvrent l'enfant de leurs ailes, et, pendant le sommeil, le garantissent des vapeurs que la nuit distille lentement sur ses lèvres. Cependant des sentiers tortueux m'ont rapproché des champs fidèles : je foule des bords animés jadis du bruit des sistres; et l'enfant, loin de notre patrie, est désormais sans danger. Cependant je pénètre au sein même de l'Égypte : la terre la plus sûre ne tranquillise pas mes craintes, ne m'éloigne pas assez de l'empire du tyran; je crains tout, même le calme. Hermopolis ne me peut retenir; Thèbes même, aux cent portes, Thèbes me semble encore trop rapprochée du péril: Memphis nous offre donc un asile, Memphis fameuse par ses tombes royales, semblables à des tours : c'est là que je trouve enfin le repos et la sécurité sous le toit d'un vieil ami. Déjà la renommée circule dans les plaines de Péluse et publie que le tyran de Solyme a ravi à une cité florissante tous ses jeunes nourrissons, moissonné d'un fer impitoyable ces victimes vainement innocentes, et les a forcées d'abandonner avec de tendres vagissements le seuil même de la vie. Marie tremble, pâlit, et presse l'enfant entre ses bras : l'image du crime vient de serrer son coeur. Peignez-vous, à ce moment, les pleurs de la nation, les gémissements des mères errantes au sein d'une ville devenue un tombeau : peignez-vous la terre rougie, les maisons inondées de sang. Non, quand un orage inattendu surprend le berger imprudent sur l'étendue des plaines et dans l'immensité des forêts; non, la grêle meurtrière ne jonche pas sur la terre autant d'agneaux et de brebis éperdues, que le glaive renverse de jeunes infortunés, sans secours et sans vie, dans les rues et sur les places. Ainsi se réalise la prédiction du prophète : que de pertes causées par le fils du vrai Dieu! Hélas ! aujourd'hui même, isolées, les mères pleurent encore ces tendres nourrissons! Mais le monstre a peu joui de son crime; un mal honteux attaque et consume ses membres : quelques jours. de souffrances ont terminé son exécrable vie. Une voix céleste m'ordonne, dans un songe nouveau, d'abandonner les sept bouches du Nil et les monstres qu'il enfante. Je reprends la route de ma patrie; je retourne sur mes traces; je suis des sentiers présents encore à ma mémoire, et ramène à la fois la mère et l'enfant. Peut-être demanderez-vous aussi quels soins ont occupé son enfance, si l'intelligence et la vertu ont en elle devancé les années, de quelle action supérieure au jeune âge il a marqué cette époque de sa vie? En vain entreprendrois je de dire ce qu'il offrit d'admirable à mes yeux, [3,900] lorsque la fleur naissante de la jeunesse émaillait son visage; ma voix succomberoit plutôt à la fatigue, et la nuit viendroit ravir le jour à la terre. Combien de fois nous a-t-il étonnés, dans ses premiers ans, par un langage surhumain ! combien de fois avons-nous pâli, à la vue des flammes sacrées, des globes de feu, des lueurs effrayantes qui semblaient, dans le berceau, embraser sa brillante chevelure, environnée de célestes clartés ! combien de fois l'avons-nous entendu adresser la parole à son père et prononcer de mystérieux accents ! Sa tendre mère, tandis qu'elle parcourt avec la dent de l'acier la trame légère, sa mère a vu mille fois, avec effroi, des troupes immortelles, sous une forme humaine, entrées dans notre demeure, caresser l'enfant, le flatter de leurs ailes colorées, et le couvrir d'une pluie de violettes ou d'un nuage de roses. Cependant, toujours soumis, malgré ces hommages, il respectoit les gardiens chargés de veiller sur ses jours, il remplissait les ordres de la mère que chérissait sa tendresse, il remplissait les miens : c'étoit l'exacte docilité d'un fils aux désirs d'un vrai père, jusqu'au moment où l'âge donna la croissance à son corps et la force à ses membres. Déjà sa vie mortelle a parcouru deux fois six années : aucun prodige encore ne l'a révélé aux nations. Enfin l'éclat de sa puissance se dévoile dans les villes de la Judée et se trahit aux yeux du public. Il était arrivé le jour sacré que le peuple célèbre et que la grande cité préfere à tous les jours, jour qui a conduit avec moi la fille des rois dans Solyme : l'enfant divin suit ses pas et s'attache à sa main. J'ai déjà satisfait à l'usage, le sacrifice est offert : je reviens à Bethléem, accompagné de Marie : un jour entier a déjà éclairé les fatigues d'un pénible retour, et la nuit, nuit funeste, enveloppe le ciel d'une ombre épaisse. Hélas ! l'enfant a disparu, et se dérobe à mes yeux, ainsi qu'aux yeux de sa mère: vainement j'interroge amis et parents vainement trois et quatre fois je reprends ma route et la remplis de mes cris : sa mère, éclatante de beauté, sa mère pleure; elle s'accuse seule d'un oubli, et laisse ses blonds cheveux flotter sur l'albâtre de son cou ; mais son cou s'embellit de ce désordre, son visage de ses pleurs. — Telle la tendre marjolaine, quand elle a, renfermée dans son urne vierge, supporté les assauts des vents et les outrages de la pluie, abaisse sa chevelure désordonnée; mais, bientôt redressée, elle lève sa tète vers le ciel, et pense à réparer la perte de sa beauté première.—Je reprends donc le chemin déjà parcouru; et, malgré moi, ma compagne suit mes pas d'un pas mal assuré. Pendant trois soleils, nous errons, en proie à l'incertitude, au sein de la ville : inutiles recherches ! le quatrième allait disparoître, lorsqu'il l'offre enfin à nos regards. Sa mère et moi, déjà l'espérance nous avait délaissés; notre malheur paraissoit sans ressource; cependant une pensée commune nous engage à reporter nos pas au temple, et présenter une fois encore nos prières à l'autel. A peine avons-nous franchi le seuil, tous deux, nous le voyons, à l'instant, au milieu des prêtres : c'est et l'apprentissage et le prélude de sa sagesse future. Il parcourt les accords inspirés aux antiques prophètes, [3,950] consulte sur des obscurités les chefs des vieillards, et, par ses leçons, dissipe leurs ténèbres. On l'écoute : ses paroles étonnent, supérieures à la portée, à l'intelligence, à l'esprit de l'homme; on admire, dans un âge encore rapproché du berceau, sa maturité que n'ont formée ni les efforts de l'art, ni les talents d'un maître. Mais s'il plaît par ses discours, il plaît autant par sa beauté, qui charme tous les spectateurs. On voit, on n'a point assez vu l'éclat céleste de ses traits, ses yeux plus beaux que le ciel le plus serein, la chevelure qui descend en or sur ses épaules, et la fleur de sa jeunesse qui commence à peine d'éclore. De quelque côté qu'il tourne son front pudique, son front que n'égale en beauté ni le jour encore près de son aurore, ni la plus brillante étoile, le ciel est sans nuage, la nature sourit dans l'allégresse, son corps entier respire le charme le plus aimable. — Tel au milieu des herbes d'une campagne inculte, brille le narcisse, dès qu'il a, vainqueur des entraves, épanoui ses feuilles, et, brisant son enveloppe, étalé la pourpre de sa tête : telle brille encore une émeraude transparente, que l'art ingénieux renferme dans un cercle léger d'or ou d'argent. » C'est de là que jaillit la source première de nos maux. La sagesse de l'enfant devient un sujet de frayeur et d'envie, les grands s'irritent, la haine éclate dans Solyme; bientôt, à ce foyer, s'allume une vaste flamme, chaque jour grossit la colère et comble la fureur. Témoin de ces éclats que le présent montre, dont menace l'avenir, je conjure cet enfant de ne pas aller, intrépide et prodigue de sa vie, braver l'ennemi et courir à sa perte. Mais plutôt, pendant le jour, une tour sur un mont sourcilleux, plutôt la flamme, pendant la nuit, sur des sommets élevés, échapperont aux regards, que la vertu languisse sans éclat et dans un long oubli. Cependant il a parcouru le cercle de trois fois dix années, il est homme : la haine embrase alors, et jamais elle n'embrasa plus vivement les coeurs : c'est l'instant où, par un premier miracle, le vin colora l'eau limpide des fontaines. Je me rendais à Cana, Jésus était avec moi, avec moi était aussi sa mère : un vieil ami m'appelait près de lui : il voulait, fidèle à l'usage de nos ancêtres, au milieu d'un concours nombreux d'illustres personnages unir à la main d'un gendre la main de sa fille. Déjà les tables sont dressées, on s'assied à l'entour, la gaieté rend l'appétit plus vif et la soif plus ardente : le repas dure encore, qu'un sinistre murmure de tous côtés s'élève, partout circule, et porte la tristesse dans la maison : les urnes sont taries, le vin est épuisé, et, avec le vin, le mobile de la joie. A ce bruit, tout paraît se troubler. Sensible à la douleur que montre la jeune épouse, Marie fait alors un signe, et, d'une voix abaissée, conjure son fils de soulager cette détresse. Je l'ai vu, c'est la première fois, je l'ai vu d'abord le front troublé, puis le coeur attendri des prières de cette mère chérie, incliner la tête et secourir mon malheureux ami. Six urnes, tel en était le nombre, six urnes sont apportées : à ses ordres, on les remplit d'eau, on les place sur les tables : [3,1000] à peine Jésus en a-t-il approché les regards, soudain la couleur change, devient vermeille; et le vin, au lieu d'une eau limpide, écume dans nos coupes étonnées. Tels sont, ô Pilate, l'origine, le berceau et les prémices d'un Dieu appelé à la vie. Pour terminer toute question, j'ajouterai : L'éclat de ses actions a ravi d'admiration toute la contrée. Si pourtant ce récit a pour vous quelques charmes, mon compagnon remplira mieux que moi vos désirs (et ses yeux indiquent le disciple assis à ses côtés ), il a tout vu, et suivi, dans toutes les contrées, les pas du céleste voyageur, tandis que le soin de la vierge m'a sans cesse enchaîné dans l'enceinte de la maison. » Il dit : la fatigue qu'il éprouve met fin à son récit. — « Continue, reprend Pilate, et dis la cause de sa naissance, quelle est sa religion; si, quand je l'ai parcourue, la renommée ne m'a pas trompé, la Judée n'adore qu'un Dieu éternel, étranger à une semence mortelle, et repousse de ses autels les héros qu'elle a vus naître. Rappelle donc et redis-moi la suite des merveilles du Dieu que tu connais. Ce vieillard, les forces l'abandonnent, et, lui-même, il t'invite à soulager ses fatigues. » Ainsi parle Pilate : les spectateurs fixent sur le disciple des regards attentifs.