[1,0] LA CHRISTIADE. LIVRE PREMIER. [1,1] O toi qui remplis de ta divinité le ciel, la terre et les mers, Esprit Saint, daigne seconder mes accords: je veux chanter ce roi qui, deux fois engendré, descendit du trône de l'Éternel dans les chastes flancs d'une Vierge féconde, respira dans un berceau l'air commun aux mortels, et se soumit au trépas pour venger la race humaine, l'arracher aux ténébreux cachots de l'enfer, et conduire les âmes justes au séjour du bonheur. A l'instant qu'il donna sa vie pour les crimes des hommes, la terre trembla dans la douleur, le soleil au sommet des airs détourna ses regards, et des ténèbres inconnues épouvantèrent l'univers. Puissé-je, sous tes auspices, traiter dignement, faible mortel, un sujet divin, élever quelquefois mes yeux vers le ciel, recevoir de célestes clartés, et dévoiler à la fois les desseins de l'Éternel et les causes d'un si cruel trépas. (15) Jésus touchait au terme de ses fatigues, aux portes de la mort. Revenu des dernières limites de la Phénicie, il marchait, avec la certitude de sa destinée, vers les murs de Solyme. De cent endroits divers accouraient des troupes nombreuses de jeunes gens et de vieillards, compagnons volontaires que le bruit de ses actions attirait à sa suite. Le voyait-on porter ses pas vers des cités populeuses, ou s'égarer sur des monts solitaires, à lui se réunissaient des essaims de disciples, disposés à se rendre partout où les appellerait sa volonté; et toujours s'offraient à ses côtés de nouveaux compagnons. Ainsi, descendu des hauteurs du Vésule, l'Éridan promène d'abord dans les plaines fertiles un faible ruisseau, puis, dans son cours prolongé, accroit ses forces, grossit ses eaux, et, vainqueur et bruyant, s'étend au sein d'un lit immense ; nombre de rivières lui portent, de côtés divers, le tribut de leurs ondes, il s'enfle, franchit ses bords, et va, par plusieurs bouches, se précipiter enfin dans la mer. (32) Jésus sépare alors de la foule nombreuse les douze compagnons qu'il a depuis longtemps choisis pour être les témoins attentifs, les historiens fidèles de ses glorieuses fatigues, et les mène dans le secret d'un bois écarté. Là, le dos appuyé contre un cèdre sourcilleux, le front empreint de tristesse, il arrache de son coeur de profonds soupirs : « Le dernier de mes moments est arrivé, dit-il, mes amis; j'ai fourni ma carrière mortelle. L'heure fatale approche, les âmes justes attendent mon arrivée. C'est la vue de cet instant qui nous conduit aujourd'hui dans Solyme. Sa haine m'est connue : elle me prépare d'affreux supplices, une mort honteuse. La horde coupable des prêtres, malgré mon innocence, conspire à présent contre moi; je le sais, je l'ai prédit, et mille fois je vous ai dévoilé l'événement. Oui, je vais à la mort : ainsi j'effacerai le crime des auteurs de la race humain. Premier père des mortels, c'est à toi que je dois cet excès de disgrâces : tu dérobas le fruit, je vais expier ton larcin. Mais à peine la troisième aurore arrachera la nature aux ténèbres, [1,50] je reparaîtrai pur et sans taches à la lumière. Vous aussi qui m'avez sacrifié vos dégoûts, une mort, une mort cruelle vous attend ; osez la braver, et préférer avec moi, aux charmes d'une existence éphémère, la gloire d'une vie immortelle. La terre n'est pas, pour vous, une habitation éternelle, immuable : par delà ces hauteurs, le ciel vous appelle dans ses temples radieux, au sein de cet empire que les astres embellissent, et qui vous offrira une paix sans alarmes et l'heureux oubli des maux : voilà votre demeure, voilà votre patrie; c'est là qu'avec transport il faut, par un sentier étroit, diriger vos pas, là qu'il faut fixer votre séjour. » (60) Il dit : les disciples, les yeux en terre, la tristesse et l'incertitude dans l'âme, roulent mille pensers douloureux. Pierre, malgré le poids des années, ne peut imposer silence à son chagrin; et, d'une bouche suppliante, prononce ces paroles : « Fils de Dieu, Dieu comme ton père, quel empire a donc sur toi le ciel ? Quoi, pour des fautes étrangères, tu cours à des périls certains ! tu subis une mort cruelle ! ah, plutôt, puisqu'il n'est pas de bornes à ta puissance, et que tu donnes au moteur des astres le nom légitime de Père, plutôt achève, sans souffrir d'atteinte à ton existence, le reste de tes travaux! loin d'être fatigué de la lumière et prodigue de ta vie, dépouille, je t'en conjure, dépouille sans retard ces funestes pensées! Prends pitié de toi, prends pitié de nous-mêmes, et n'abandonne pas sans nécessité des disciples qui, partout, veulent suivre tes pas." (74) A ce langage, Jésus répond par ces reproches : "Disciple trop peu sage, te verrai-je toujours, les yeux couverts de ténèbres, bannir le ciel de ton esprit? Sans cesse occupé de la terre, ne pourras-tu jamais renoncer à ces vaines pensées? Sont-ce là les sentiments que t'inspirent mes fatigues ? Ce moment réclame et d'autres conseils et d'autres conseillers, ce moment où mon Père m'asservit à ses lois rigoureuses. Pour vous, foulez aux pieds toutes les jouissances humaines, et, patients dans les disgrâces, fermes au milieu des plus sévères devoirs, oubliez l'homme, et placez votre esprit à la hauteur du ciel. Lorsque la calomnie vomira contre vous ses poisons et chargera vos noms de crimes imaginaires, réjouissez-vous, armez vos coeurs de fermeté, et, indifférents à des outrages odieux, célébrez votre bonheur :une récompense assurée, une gloire éclatante sont réservées à votre patience. » (90) A ces mots, Jésus dirige tristement ses pas vers de hautes montagnes : à ses côtés marchent ses disciples, qui, prêts à tout souffrir, gémissent de la cruelle destinée de leur maître. Déjà les palmiers de Jéricho lui prêtent leur ombrage; Zachée lui offre sa demeure et sa table, Zachée dont l'insatiable avidité employait autrefois, pour entasser les richesses, la justice ou le crime. Mais l'arrivée de cet hôte éclaire son esprit : il rend à ses victimes le fruit de ses rapines, et verse au sein de l'indigence des amas d'or et d'argent, bruts encore ou déjà travaillés. [1,100] Là, une nouvelle sinistre, inattendue, vient étonner les oreilles et déchirer les coeurs. Béthanie, non loin de Jéricho, reconnaissait les lois de Lazare, Lazare comblé des dons de la fortune, issu du sang de rois fameux : son père avait tenu les rênes de la Syrie, et régné sur des cités soumises à sa valeur. Personne ne connut mieux les droits de l'hospitalité; sa maison présentait jour et nuit un asile à l'étranger. Souvent Jésus daigna l'honorer de sa présence, et, dans ce séjour ouvert par l'amitié, dépouiller l'homme et révéler le Dieu. (111) A peine a-t-il appris que Lazare, demi-mort, en proie à un mal sans remède, respirait avec peine et luttait déjà aux portes du trépas ; il laisse tomber des larmes. « Partons, dit-il à ses disciples, partons sans délai : il faut rappeler des bras de la mort un ami à la lumière : puisse l'Éternel, mon père, entendre mes voeux et, comme il la montra souvent, montrer encore aujourd'hui sa puissance! » (118) Il dit, et s'avance vers les murs de Béthanie; sur ses pas marche la troupe fidèle, que la curiosité grossit d'innombrables spectateurs. (121) Cependant le tyran du ténébreux empire, monstre ami des forfaits, a lu dans l'avenir. Il sait que le jour va luire, où un vengeur tout-puissant descendra, par ordre de son père, dans le sombre séjour, pour délivrer les justes et dépeupler ce repaire souterrain. Mille pensers inquiets agitent son esprit : il veut, par quelque moyen, éloigner cette disgrâce de ses états et tramer la mort de ce Dieu mortel. Ce projet est le but unique de ses soins et ne s'efface que pour renaître dans son âme. Insensé ! qui n'a pas vu que ce motif a seul arraché des célestes demeures ce jeune héros, qui, par une mort spontanée, veut expier le crime de nos pères. (133) Soudain, à son horrible palais il convoque, assemblée monstrueuse ! ses frères et ses sujets. L'infernale trompette a donné le signal; le bruit roule comme un tonnerre dans ce repaire immense, profond, ténébreux : les gouffres obscurs ont retenti, et la terre a ébranlé dans le lointain sa pesante masse. Les puissances de l'abîme accourent à pas précipités : ces spectres ennemis du jour présentent à l'oeil des formes bizarres et hideuses. Hommes jusqu'à la ceinture, ils empruntent des serpents une queue qui s'allonge et se recourbe en vastes replis; les uns, par leur affreuse structure, représentent des gorgones et des sphynx, les autres des centaures, des hydres et des chimères qui vomissent des flammes, d'autres encore des scylles, d'immondes harpies, et ces épouvantables fantômes qu'enfante l'imagination humaine. Au-dessus de leurs têtes domine la tête flamboyante du farouche monarque, qui agite à la fois et cent mains et cent bras, et vomit de cent bouches d'infectes vapeurs; [1,150] tous, de leur fétide gosier, de leurs yeux et de leurs vastes naseaux, exhalent des flammes noires, une fumée meurtrière; tous, au lieu de cheveux, laissent flotter des serpents, qui, l'un sur l'autre roulés, embrassent leur cou d'innombrables replis. Dans leurs mains sont des torches ardentes, des tridents recourbés pour maîtriser les âmes et brûler les coupables. Un vol rapide amène avec eux, des diverses parties de l'univers, ces esprits épars sur la surface de la terre, conseillers de forfaits, qui abusent, par des tableaux différents, les coeurs crédules des mortels, et leur inspirent l'oubli de la vertu : les arbitres des tempêtes et des vents accourent aussi, portés sur les nuages, toujours incertains de leur demeure, et sans cesse errants dans la noire région des orages. Forts de leur ardeur pour le crime et de leurs funestes ressources, tous sont réunis dans la ténébreuse enceinte, et la remplissent de frémissements discords. Enfin le monarque, la main armée de la foudre à trois dards, profère, au milieu de l'assemblée, ces paroles : (168) «O vous que l'inclémence du roi suprême et sa foudre brûlante ont précipités avec moi du ciel, dans cet abîme; victimes immolées à des soupçons jaloux, aux craintes que lui inspire sa couronne, à son horreur pour un égal ; enfants de l'empire éthéré, divinités de l'enfer, il vous souvient, et comment l'oublier? il vous souvient de nos combats au sein de l'Olympe, et de la fureur qui anima les partis opposés : aujourd'hui, maître de l'espace étoilé, usurpateur de la plus grande partie de l'univers, il a puni, le barbare, ses illustres ennemis. Au lieu des astres, au lieu d'un jour serein, il nous a renfermés dans ces lieux qu'habite l'horreur, que le soleil n'éclaire jamais, et nous impose dans ces gouffres souterrains l'obligation affreuse, affreux reste de notre empire ! de tourmenter les âmes criminelles des humains. C'en est fait de notre céleste patrie; notre exil est sans retour. La terre immense nous oppose une immense barrière; et l'homme, l'homme occupe notre séjour et nos trônes. C'est peu pour sa vengeance : une fois encore il prend les armes, nous déclare une guerre nouvelle, et prétend nous bannir de nos sombres demeures. Ce dessein vient d'arracher du ciel un être puissant, son fils peut-être, peut-être un de ses messagers ailés; bientôt, aux portes de notre asile, des armes divines à la main, il portera le ravage en ces lieux, il ouvrira l'enfer, et lui ravira les âmes abandonnées à nos fureurs. Nous-mêmes peut-être, si notre courage ne traverse pas ses efforts, nous-mêmes il nous chargera de fers, et, vainqueur, nous conduira, enchaînés, dans l'Olympe, pour être la risée de ses impitoyables habitants. Lui, quoiqu'il ait revêtu des membres fragiles et sujets à la mort, nos armes ne le peuvent blesser. Je l'ai, moi, souvent abordé, souvent pressé avec audace, souvent fatigué de mes pièges : tentatives impuissantes ! Cent fois, et ce n'est pas une illusion, le même spectacle a déjà frappé mes regards ; cent fois, avec une forme différente et des traits déguisés, j'ai voulu, mais en vain, le séduire ! toujours il m'a repoussé, [1,200] sans employer le secours de la force ou des armes. Pour échapper à mes tentatives, mes ruses, mes efforts, il a seulement répété quelques mots empruntés à d'anciens prophètes. Ecoutez, je vais vous dévoiler le dessein que je médite : il dirige ses pas vers les murs antiques de Solyme, malgré la haine que lui ont jurée les grands de cette vaste cité. Animés d'une jalousie mortelle, les prêtres, chacun selon ses moyens, lui tendent des embûches, brûlent de surprendre sa sécurité et de l'immoler, d'un fer inattendu, à leur inquiétude pour la religion de leurs pères; son crime est d'introduire dans les villes des cérémonies nouvelles, de nouveaux sacrifices, et de détruire avec audace les lois établies. Mon projet aujourd'hui réclame toutes vos forces; voici le moment qui le doit accomplir; il faut répandre également l'imposture et la vérité, redoubler la haine commune, semer secrètement le poison dans les coeurs; que, loin de reconnaître l'erreur, d'oublier la rage, d'adopter des sentiments pacifiques, ses ennemis, sans cesse plus ardents et maîtrisés par une irrésistible fureur, ne s'apaisent que par sa mort. Si quelque tentateur pouvait séduire, corrompre un de ses compagnons, le succès est certain, la crainte dissipée. Hâtez vos coups, prévenez nos disgrâces : il faut et des pièges secrets et des forces puissantes. » (224) A peine il a parlé : soumis à ses ordres, les artisans de crimes quittent leurs sièges, et, par toutes les portes, s'élancent vers des côtés divers. A ce bruit, la terre tremble, et disparaît. Ils s'étendent sur les airs, agitent dans l'obscurité de la nuit leurs ailes garnies de serpents, et s'emparent du séjour des humains. — Dans les jours sereins de l'été, où l'aquilon dissipe les nuages, où l'auster suspend les pluies, les abeilles, amies du suc des fleurs, s'élèvent dans l'espace en essaims moins épais, lorsque l'ambition a divisé les rois, et que, sous des étendards séparés, ils volent à la bataille. — Malheur à la terre, malheur aux contrées où s'abaissera cette horde barbare ! De quels désastres elle frappera les nations ! (236) Déjà la course est achevée : au milieu de nombreux compagnons, le vrai fils de l'Éternel, Jésus touche aux murs de Béthanie; à ses yeux se présentent deux soeurs éperdues, les cheveux arrachés, portant sur la tombe d'un frère les dernières offrandes; Marthe, vierge encore, et Magdeleine, qui doit son nom à Magdalis, ville soumise autrefois à ses pères. Jésus poursuit sa marche vers le tombeau de Lazare. Marthe éplorée l'aperçoit à peine ; abandonnant ses compagnes et le sépulcre, elle porte vers l'étranger des pas respectueux ; sa soeur bientôt la suit; toutes deux ont les yeux inondés de larmes, toutes deux poussent les cris de la douleur. (247) « Illustre étranger, notre frère n'est plus : hélas ! faut-il ne vous revoir qu'après son trépas! avec quelle ardeur, dans les bras de la froide mort, il vous implorait encore ! [1,250] Non, j'en crois mon coeur, si un heureux hasard vous avait amené dans ces lieux, non, il n'aurait pas cessé d'être. Aujourd'hui même, puisque le maître du ciel souscrit à tous vos voeux, aujourd'hui même tout espoir ne nous est pas ravi. » (254) Ainsi priaient les soeurs. Leurs compagnes faisaient retentir des sanglots, et déchiraient l'air de clameurs plaintives. Mais Jésus calme leur tristesse par des accents consolateurs. Il promet, sa promesse est certaine, de rappeler à la lumière et de remettre vivant en leurs mains ce frère que les entrailles de la terre ont, depuis quatre jours, dérobé à la vue du soleil. Ce bruit se répand aussitôt dans la ville, qu'il étonne et trouve incredule. Cependant on accourt des montagnes voisines, la curiosité remplit tout des flots d'un peuple immense. (264) On arrive au tombeau : debout, la jeunesse l'entoure. Jésus, au milieu de l'enceinte, les mains longtemps levées au ciel, les regards immobiles, la bouche muette, implore son père par des prières ferventes : sur lui sont attachés tous les yeux. On observe en silence quels seront ses ordres, ses gestes, l'issue de l'événement. Deux fois la pâleur décolore son visage, deux fois sa poitrine s'enfle, ses soupirs éclatent, un signe agite sa tête divine. Tout à coup on voit la porte du tombeau s'ébranler : une soudaine frayeur glacé le sang dans toutes les veines, un froid mortel saisit tous les coeurs; enfin, Jésus adresse au ciel ces paroles : (276) Sans doute jamais, ô mon père, ta bonté n'a rejeté les voeux que j'ai formés; mais ce nouveau bienfait commande d'éternelles actions de grâces; il a fait éclater, à la vue de cette foule rassemblée, un peuple entier en est témoin, toute l'étendue de ta puissance. Pour vous, ô serviteurs, hâtez-vous, découvrez le tombeau, retirez cette pierre, et délivrez cet homme de ses liens. » (282) Les ordres sont remplis, les portes du tombeau s'ouvrent, on approche à pas pressés, on plonge les regards dans le gouffre, et l'on voit, ô surprise ! ô terreur! à peine en croit-on les yeux-mêmes, on voit un cadavre hideux se mouvoir sans secours étranger. Tout à coup, à la voix de l'ami qui trois fois l'appelle, Lazare se lève, il parle, il respire; chacun s'étonne, et personne ne se rassasie de le voir parler, de l'entendre redire au milieu de l'assemblée la suite des souffrances que la mort lui a fait éprouver; quel excès de douleur a précédé l'approche du trépas, la sortie de son âme, et la lutte prolongée qui l'a enfin séparée de sa mortelle enveloppe ; les fantômes affreux, les menaces, la colère dont les furies ont épouvanté ses yeux mourants; avec quelle peine enfin les ministres ailés descendus de la céleste voûte ont soustrait la victime à ces monstres avides. A ce récit il ajoute les châtiments infligés au crime, les récompenses accordées à la vertu ; il ajoute encore les jugements sévères que subissent les âmes coupables, et les flammes pour jamais allumées dans les sombres fournaises. [1,300] Le miracle est achevé. Jésus se rend au séjour rapproché où Simon l'appelle, Simon qui naguère, les membres couverts d'un ulcère affreux, dut à cet hôte bienfaisant sa guérison et son retour à la santé. Tandis qu'il honore de sa présence la table de son ami reconnaissant, et repose au milieu des grands de la cité, tout à coup entre une vierge belle de ses attraits et de sa parure: une main étrangère a brodé sa robe, dont les plis frémissants présentent un tissu d'or et d'argent ; des diamants embrassent son front, une chaîne d'or circule à l'entour de son cou; un mélange de perles garnit son collier; un ambre ductile orne mollement sa longue chevelure, que rassemble dans ses contours un réseau tortueux; une agrafe d'or fixe sur l'épaule sa robe flottante, enrichie des trésors du Gange et des richesses de l'Aurore; une escarboucle étincelle au milieu de son front; et de sa tête descendent des rubans nombreux, semés de diamants. — Ainsi la terre dans l'allégresse étale les charmes du printemps, et déploie sur un sein verdoyant ses dons nourriciers. La mort lui ravit dès l'enfance les auteurs de ses jours, et plaça dans ses mains la fortune de ses aïeux, fortune immense que possédait son père. Tant que dura l'inexpérience du premier âge, la religion occupa ses pensées, l'innocence tous ses soins. (323) Mais à peine la jeunesse l'embrase de ses feux, bientôt l'amour pénètre tous ses sens; cette passion, conseillère de crimes, change ses sentiments, et livre l'infortunée à des ardeurs coupables. C'en est fait de la pudeur : apparences, réputation, rien ne l'arrête; toute barrière est franchie, la religion même oubliée; dans l'âge de l'hymen, elle quitte la retraite : ce sont les festins et les spectacles enjoués qu'elle recherche; elle méconnaît ses guides, et brise toutes les entraves.—Tel, sur l'humide élément, un vaisseau privé de ses rameurs, dès qu'un souffle bruyant a soulevé les flots, vole, jouet de leur fureur incertaine, de cent côtés divers, partout où l'entraînent, dans l'absence du pilote, les vagues et les autans. (335) Aussi la voit-on, confiante en ses richesses, ambitionner l'amour du jeune homme que l'élégance de la taille et la beauté de la figure élèvent au-dessus de ses rivaux. A peine elle apprend l'arrivée de celui dont la renommée fait un dieu et la nature un modèle ; heureuse de cette nouvelle, elle brûle de le voir; plus de délais, elle part, elle accourt, elle admire : cette vue l'enflamme, elle dévore ses traits ravissants, la majesté divine qui distingue son front, et ses yeux, les yeux d'un dieu, qui respirent le plus brûlant amour. Mais elle demeure immobile, ses sentiments sont changés, et son coeur brûle de feux différents. Tout à coup, au milieu d'un nuage épais et d'une profonde obscurité, s'échappent de ses lèvres entr'ouvertes sept rayons visibles, pareils à la dernière clarté qui jaillit d'un tison demi-brûlé et s'évanouit en fumée. [1,350] « Le voilà, dit Jésus, le voilà le monstre hideux, ce monstre à sept têtes, qui, comme un tyran, désolait l'âme captive de l'infortunée. » Alors Marie, c'était son nom, Marie prend d'autres sentiments : qu'elle est différente du moment qui l'avait amenée, moment où l'or et l'argent se jouaient sur sa robe ; à présent elle détache sa tresse d'or, elle ôte son collier; et cette robe chargée d'or, elle la dépouille avec horreur. Déjà elle rougit d'elle-même; de vertueux remords la rongent; elle implore un pardon, et, prosternée aux genoux de son dieu, ainsi que l'animal accoutumé de coucher sous la table de son maître, elle couvre de baisers, baigne de pleurs les pieds de Jésus, et enveloppe leur nudité de cette parure qu'elle portait naguère pour un autre usage. Alors d'une cassette d'albâtre elle tire des parfums divers, la cannelle, les épis odorants du nard, les larmes de l'encens, l'essence balsamique de l'amome, puis, la tête inclinée vers la terre, elle arrose les pieds de l'homme-dieu de ces liquides odeurs; cette vapeur suave s'évapore dans les airs. Jésus, avec un calme inaltérable, accueille cet hommage, lui donne l'assurance du pardon, et joint à ce pardon de salutaires avis. (368) Cependant, de toutes les cités d'alentour, on voit arriver, en troupes nombreuses, des infirmes; les uns viennent les yeux fermés à la lumière, les autres privés, dès la naissance, d'entendre ou de former des sons; ceux-ci, pour la faiblesse de leurs membres, portés par des bras étrangers ; ceux-là fatigués du démon, l'esprit éperdu, dépouillés du sentiment d'eux-mêmes: Jésus leur portait son secours, et tous remportaient des forces et l'allégresse. (375) Il quitte enfin cette cité, et se rend à Solyme. Fils du mortel qui a planté la vigne, Sem en jeta, dit-on, les fondements, dès que l'onde écoulée cessa de couvrir d'un immense marais l'immensité de la terre, et qu'une digue enchaîna les écarts désordonnés des flots. Vinrent ensuite les Jébuséens, qui, vainqueurs des habitants, imposèrent leur nom à la ville. A ces maîtres succédèrent des rois, descendants de l'antique Juda, dont les conquêtes en firent la reine des cités voisines. C'est là, sur les débris des autels idolâtres, que Salomon construisit, des dépouilles enlevées aux barbares, un temple riche, immense, qui portait jusqu'à la nue son orgueilleuse masse; là furent placés les tables, les autels, les vases de bronze, les offrandes et les étoffes de l'ancien temple, étoffes chargées d'or et rougies dans la pourpre ; là furent placés encore les lustres et les bassins, les encensoirs et les coupes, les trépieds et les plateaux d'airain, et l'arche dépositaire de l'alliance et des lois que le Tout-Puissant avait, de sa main divine, gravées sur les deux tables. Là, accompagné du monarque et suivi de la nation entière, le grand-prêtre, fidèle à l'usage, apportait les offrandes et répandait le sang des troupeaux : ce lieu seul était rougi du sang des victimes. Là, trois fois chaque année, la coutume amenait tout le peuple, et les enfants d'Isaac renouveloient leurs hommages au Seigneur. C'est aussi dans cette cité que Jésus portait souvent ses pas. [1,400] Jésus s'avançait au milieu de nombreux compagnons qui remplissaient les passages; déjà se montraient dans le lointain les tours et les superbes palais; tout respire l'allégresse; pour les porter à la main, on sépare du tronc natal des palmes vertes et des branches d'olivier. Une longue troupe, à pied, précède sa marche, une foule à cheval forme sa suite. Jésus, au milieu, avec tout l'éclat de sa beauté, ne monte pas un coursier fougueux et fier de son harnais; mais jaloux de montrer à ses disciples le prix qu'il attache à la pauvreté, le monarque du ciel porté sur un âne modeste, accomplit un antique oracle. Sa tête est découverte; une robe, de ses épaules descend jusqu'à ses pieds : travaillée pour lui de la main de sa mère, et destinée pour parure à son enfance, elle n'a éprouvé ni les altérations de l'usage, ni les atteintes du temps : le cuir d'un taureau environne ses pieds nus. Tel Jésus s'avance, tel il dirige ses pas vers la ville. (416) Près des portes se présentent des choeurs de jeunes garçons et de jeunes filles; tous ont paré leur tête de fleurs et de bandelettes; tous tiennent des palmes à la main; tous remplissent l'air des accents de la joie, couronnent leur front de branches taillées par le ciseau, et se plaisent à contempler le calme empreint sur le visage de l'homme-dieu; enfin les portes s'ouvrent, on entre dans la ville, on approche, on salue le sauveur et le roi; on tend vers lui des thyrses, on agite des rameaux feuillus d'olivier; et le ciel répète de bruyants transports. (425) Ce bruit aussitôt circule dans toute l'étendue de la ville; les grands quittent leurs demeures, et voient, dans le lointain, tout à coup s'élever un nuage de poussière; étrangers à l'événement, ils demandent la cause de cette agitation soudaine ; quel chef traîne à sa suite un essaim si nombreux? quel mortel est l'objet de ces joyeuses clameurs ? Mais ceux qui ont appris de la renommée les actions de ce héros divin, volent avec transport à sa rencontre, et redoublent, attachés à ses pas, les applaudissements. Partout où il marche, la terre est jonchée de pourpre vermeille et de tapis étrangers; on étend une chaîne de guirlandes sur les rues, une couche de fleurs sur les pavés. A peine est-il entré : une troupe réunie dans un double sentier attire ses regards; des cris tumultueux fixent son attention, un étonnement secret suspend sa marche. (439) Là était un vallon ; des collines ombragées en bordaient les contours; le centre formait un réservoir alimenté sans cesse par la pluie du ciel et le cours des ruisseaux. C'est là que les jeunes vierges de Solyme venaient puiser une onde fraîche, que le pasteur chargé d'années abreuvait son troupeau, et que la brebis trouvait un remède à ses maladies. Aussi les descendants des patriarches lui ont donné le nom de Piscine. L'usage, à des jours marqués, y conduisait la foule; et l'indigent, en proie à la douleur, y cherchait une ressource. Quelquefois, au milieu de l'enceinte, les eaux s'apitoient avec bruit, [1,450] et, battues par un mouvement soudain, s'élevaient en écume vers le ciel. Mais le peuple ignorait la cause de ce trouble imprévu. Seulement la jeunesse, encore étrangère à l'hymen, semblait la dévoiler, et disait qu'au sein des airs elle voyait briller un enfant ailé, sa robe était flottante, l'or rayonnait sur ses ailes; qu'il descendait des cieux, marquait par des lueurs l'abaissement de son vol, et battait des deux mains l'onde jusqu'alors immobile.—Tel cet astre que le créateur des humains précipite de la voûte éthérée pour porter des présages aux pilotes ou aux peuples réunis dans un camp, lance, de tous côtés, dans sa chute, des flammes étincelantes, qui vont glacer dans le lointain l'âme inquiète des mortels. (462) Dès lors les malades, dont le nombreux essaim environnait les bords, attendaient, impatients, le signe du ciel; l'oeil épiait tous les mouvements, l'oreille tous les bruits; chacun voulait, au signal entendu, s'élancer le premier, le premier se plonger dans les flots. La guérison était toujours certaine, mais un seul pouvait l'obtenir, celui qui, le premier, touchait l'onde agitée. —Tels, sur la surface d'une plaine unie, de jeunes rivaux vont mesurer leurs forces et disputer d'agilité; tous excitent leur ardeur : tous, attentifs au signal, prêts à prendre l'essor, attendent; tous sentent leurs coeurs agités palpiter d'effroi : chacun se promet au but la première place. (474) Parmi ces malheureux était Jéthro, dont une longue souffrance rendait les bras sans forces, les pieds sans mouvement, tous les membres sans usage; Jéthro, jadis possesseur des trésors et des riches domaines de ses aïeux; mais pour bannir le mal de son corps jeune encore, trop confiant dans un art imposteur, il épuisa les ressources de la nature, les essais de l'art; et l'infortuné grossit par une misère extrême la maladie qui avait déjà dévoré les chairs et envahi les os. Déjà, au milieu d'une foule importune de chagrins, de douleurs et de besoins, il a passé quatre fois dix années. (484) Enfin le fils du roi des cieux s'approche, le regarde, et lui adresse ces douces paroles : « Malheureux vieillard, quelle oisive indifférence t'enchaîne seul à ces rives? ainsi tu regardes sans succès cette onde qui triomphe des plus mortelles douleurs ! Tant d'autres cependant y trouvent l'oubli des souffrances, le retour de la joie, et remportent un corps rendu à ses forces premières. » (491) A ces mots le vieillard inonde son visage d'un torrent de pleurs. « Hélas ! répond-il, je n'accuse pas les eaux, leur effet n'est pas impuissant sur mon mal; mais tandis que j'attends qu'elles se troublent et s'agitent, d'autres, attentifs au mouvement, m'ont déjà devancé et sont déjà dans leur sein. Mes pieds refusent de soutenir mon corps : en vain je réclame un secours étranger, personne ne daigne me précipiter avant les autres dans cette source de vie. » Pendant qu'il parle, Jésus le regarde d'un oeil sensible : « Lève-toi, dit-il, reprends l'usage de tes pieds [1,500] et ta marche ordinaire. L'onde n'a pas seule la vertu de guérir. » Il dit : à la vue des spectateurs étonnés, tout à coup le malade se lève, et, plaçant, ô prodige! son lit sur ses épaules, il part, et suit d'un pas égal les pas de ses voisins : ses forces nouvelles répondent à ses efforts.—Ainsi, lorsqu'il recueille la ramée dans les bois, un berger emporte avec le feuillage un serpent engourdi par le froid, glacé par l'hiver, et, sans l'apercevoir, l'approche du foyer. A peine a-t-il, ce monstre, senti le voisinage de la flamme, qu'il redresse la tête, roule des yeux étincelants, se traîne dans la chaumière, et darde sa triple langue. (511) Les portes du temple offrent un autre spectacle. Assis sous une voûte immense, des subalternes avec de tumultueuses clameurs, vendaient les offrandes dont le peuple chargeait le bronze des autels; c'étaient des brebis, des taureaux, des couples de colombes : chacun, dans le choix, consulte et sa fortune et la grandeur du bienfait. Jésus entre : à cet aspect, aux courses bruyantes, aux cris confus dont le lieu saint retentit, il s'indigne, il exhale son courroux en reproches amers, enlace à son bras un fouet flexible, qu'il décharge sifflant sur les coupables, et les chasse des sacrés portiques. —Tel, élancé des antres de l'Ourse, Borée balaie de son souffle rapide les champs de l'air, promène sa fureur dans l'espace, et poursuit sur l'étendue des cieux les sombres nuages qui, vaincus, fugitifs, abandonnent la céleste plaine. « Ces voûtes sont sacrées, dit-il; ce temple est la maison de Dieu. Vousen changez l'emploi et le consacrez au crime. Assez on a ensanglanté les autels, égorgé des victimes et pratiqué des cérémonies légitimées par un antique usage : il faut enfin un terme, le sang des agneaux a déjà trop coulé. Épargnez désormais, le Tout-Puissant l'ordonne, épargnez et la vie des brebis et la vie des oiseaux; vos offrandes sont changées, de nouveaux sacrifices vont remplacer leurs entrailles fumantes. Pratiquer la vertu, offrir une âme pure, calmer un Dieu bon par de religieuses prières, suffit à sa clémence : que tels soient à l'avenir vos rites et vos victimes. » A ces mots Jésus, les genoux en terre, le front incliné vers l'autel, adresse à son père de mystérieuses prières. (538) Cependant le coeur des chefs du sacerdoce brûle d'une secrète envie et couve les flammes de la colère; mais ce jour n'a pas vu naître leur dépit et leur haine mortelle; ils ont une cause moins récente; et ces vieilles offenses, loin de s'être effacées par le temps, restent profondément gravées dans leur âme. Mais ils n'osent encore déchaîner leur fureur, et, redoutant la vengeance du peuple et la foule qui suit leur victime, ils quittent le temple et vomissent d'impuissantes menaces. — Ainsi dans la nuit, si le hasard ouvre le bercail, des loups s'approchent du troupeau. Mais la sentinelle vigilante traverse leur attaque, les chiens aboient; et les monstres, malgré la faim dont l'ardeur les tourmente, [1,550] s'arrachent de ce lieu, et vont, à regret fugitifs, remplir les montagnes d'inutiles hurlements. Tandis que Jésus, au pied de l'autel, s'entretient avec son père, les disciples promènent leurs regards étonnés sur l'intérieur du temple; ils considèrent la prodigieuse hauteur, le travail des artistes, cent colonnes coupées dans le roc, cent autres dans le bronze, toutes d'un bloc, toutes égales à des monts sourcilleux, les poutres, les lambris taillés dans un cèdre aussi vieux que la terre, l'airain des gonds gémissant sous des portes d'airain, et les pavés tissus de pierres adroitement rapprochées ; ils admirent aussi les piliers d'or massif, les tables travaillées dans le même métal, les chars qui attendent les offrandes, et qu'embellissent l'ébène et l'ivoire. Ce spectacle les occupe encore : Jésus a terminé sa prière ; il approche en silence et paraît tout à coup à leurs yeux : « Ce temple, dit-il enfin, ce temple, malgré sa grandeur colossale, ce temple, ainsi qu'un pin déraciné tout à coup par le souffle des vents, ce temple ébranlé va crouler, et sa chute sera terrible. Un châtiment digne de tes attentats menace aussi ta tête, ô Solyme! Tu as osé immoler par le glaive ou sous le poids des pierres les prophètes que t'envoya le ciel. Moi-même, combien de fois ai-je essayé, mais en vain, pour prévenir leur disgrâce par d'utiles avis, de réunir tes enfants, à l'exemple de ce volatile qui rappelle par le battement de ses ailes et des sanglots inquiets la troupe de ses petits épars ! oui, tu vas tomber : le fer renversera tes remparts; tes propres armes détruiront ton empire; la flamme achèvera la vengeance, et ton sol s'abreuvera des ruisseaux de ton sang. Ne vois-tu pas déjà ton trône pencher, entraîné vers la terre, et tes voeux sans succès s'enchaîner à des voeux ? Sous un ciel éloigné, le Tout-Puissant a transporté ses autels : c'est dans une autre cité qu'il veut recevoir des hommages, qu'il oubliera son courroux. Il est arrivé, le voici le terme irrévocablement fixé à ton empire. » (582) A ces mots, il leur explique les tableaux merveilleux empreints sur le marbre, preuves éclatantes, monuments fidèles du travail qui, dans six jours, disposa la machine de ce vaste univers; il leur détaille encore l'histoire des âges écoulés, la suite des exploits qui signalèrent leurs aïeux : jamais mortel n'eût developpé ces mystères. Là ne paraissent ni la figure des humains, ni l'image de divinités chimériques : la main de l'artiste a tout tracé avec des caractères mystérieux et des signes jusqu'alors impénétrables à l'oeil des hommes, à l'esprit même des prophètes. (591) Ici, les yeux attachés sur le chaos, nuit éternelle, masse informe et confuse, le père des humains, entouré de rayons et brillant d'une immense clarté, semble méditer la création du monde : bientôt on le voit, du sein d'un nuage doré, former la céleste voûte, la terre, la mer et la lumière vagabonde, pour y allumer aussitôt et les feux resplendissants du soleil et les flambeaux des cieux. Là, troupe fraternelle, essaim ailé, [1,600] les anges se pressent à l'entour de leur père et de leur monarque, et remplissent le sommet de l'espace d'applaudissements harmonieux; voilà l'ouvrage du premier jour. Cependant l'élément de la flamme, l'éther, n'est pas encore séparé de la terre, ni la terre des eaux ; seulement les germes producteurs gisent épars et confondus. Mais à peine a-t-il créé le globe du ciel sept fois replié sur lui-même : à peine a-t-il, dans un ordre divers, attaché à ses contours de brillantes clartés ; tout commence à prendre une forme nouvelle, et le ciel repose, désormais immuable, sur sa voûte. (609) Ici la terre s'abaisse dans le centre de l'espace, la mer serpente autour de ses tortueux rivages, et, brisés contre les écueils, les flots lancent leur écume jusqu'aux astres. Les vaisseaux voyageurs ne tendent pas de larges voiles, la rame ne ploie pas encore dans le cristal liquide; seuls, sur l'humide empire, les vents promènent leur innocente haleine. Les montagnes, chargées d'arbres, élèvent déjà leurs têtes altières, et les vallées abaissent leur humble enceinte ; soudain la terre enfante, les semences éclosent, les fleurs brillent, et l'arbre déploie son feuillage. Un vert gazon commence à tapisser les plaines; et, réunis en bois touffus, l'olivier, l'yeuse et le cyprès, au fruit allongé, ombragent le sommet des coteaux. (622) Plus loin, sur la voûte azurée, deux flambeaux éclairent de leurs flammes naissantes les jeunes productions de l'univers. A leur retour alternatif, aux lois invariables qui dispensent leurs feux, on dirait les sentinelles du monde. Source de la lumière, le soleil, pendant le jour, parcourt le cercle qui lui est tracé dans les cieux, et colore la terre d'un éclat inconnu. La lune, la pâleur sur le front, fidèle à sa place dans la nuit, fait jaillir des flots de lumière de son croissant argenté; et les étoiles, entraînées par un mouvement éternel et circulaire, sèment la céleste voûte de diamants nocturnes. (632) Ailleurs, les troupes muettes des poissons fendent l'onde de leur queue fourchue, et nagent pêle-mêle au sein de la mer. Les oiseaux, à l'aide de leurs ailes colorées, balancent leur corps dans les airs, et, d'un bec furieux, se disputent la victoire. Non loin de là, des boeufs errent, à pas lents, en de vastes plaines, les troupeaux chargés de laine bondissent sur les riants pâturages, les monstres encore dans leurs germes semblent déjà chercher de sombres repaires; et les serpents traînent sur la poussière leurs longs replis. (640) Le roi des cieux sur une nue éclatante paroît adresser à tous les êtres cette invitation au plaisir : « Vivez, croissez, multipliez, productions de ma puissance, et, sans cesse reproduites, joignez les siècles aux siècles. » (643) L'homme, enfin créé, s'élance nu du sein de la terre. Dieu semble l'entretenir, lui prescrire face à face des lois, l'établir roi des créatures, et soumettre l'univers à son empire immortel : hélas ! que n'a-t-il respecté les ordres du Seigneur, et rempli ses serments ! On voit, près de là, une plaine émaillée de fleurs, [1,650] tapissée de plantes toujours vertes, et dépositaire de l'arbre dont un serpent sans cesse garde le fruit sacré. Belle d'une onde d'argent, une source coule au milieu; elle produit quatre fleuves, qui, roulant vers des régions opposées, s'insinuent dans la terre et fertilisent ses entrailles. C'est là que triomphe l'adresse du serpent, conseiller de forfaits. Le premier des humains est séduit; il oublie la défense, il oublie sa promesse, et goûte le fruit qu'un arrêt interdit à sa bouche. A peine ce fruit funeste a touché ses lèvres, qu'on le voit, en proie à de soudains remords, s'envelopper de feuillage et redouter l'aspect, désormais formidable, du roi des immortels. Dieu suspendu parmi les flocons d'un sombre nuage, sur la tête de l'homme devenu mortel, lui reproche d'une voix terrible sa désobéissance sacrilège, et lui annonce, pour prix de son crime, un châtiment qui l'immolera le premier, pour immoler ensuite toute la postérité, postérité malheureuse, qui naîtra de son sang. La femme cependant, (éprise, hélas ! d'un fatal désir, elle a violé la première le traité, la loi, la défense ), la femme se cache, mais en vain, dans l'épaisseur des broussailles. Vainqueur, heureux du succès de sa ruse, le monstre étale le bronze de son écaille, déroule ses mobiles anneaux, dépasse la tête de l'arbre, puis l'embrasse trois fois dans ses tortueux replis; et, de cette hauteur, agitant ses ailes, le perfide, sous les traits d'une vierge, insulte à ses victimes et se rit de leur crédulité. (674) Non loin, les limbes, dans leur vaste circuit, présentent un séjour demi-sombre et la clarté d'un soleil incertain. Là, une pénible attente désole une foule nombreuse d'âmes innocentes ; le ciel devait être leur demeure : le crime du premier des humains leur en ferme l'entrée. Debout sur les bords, les patriarches blanchis par les années, et les prophètes couronnés de guirlandes, lèvent vers le ciel leurs suppliantes mains : tous ces justes qu'Abraham domine de ses épaules, embrasse dans les contours de son manteau et couvre à droite, à gauche, de ses bras étendus, ces justes semblent, la prière à la bouche et d'une voix touchante, conjurer l'Éternel de calmer son courroux, et de ne pas sacrifier à la faute d'un seul homme toute sa postérité. (687) Jésus s'arrête alors, et tirant de son coeur un profond soupir : « Voilà, s'écrie-t-il, voilà le motif qui presse mes souffrances; non, il n'est plus de retard, je me dévoue; victime volontaire du courroux céleste, par ma mort je briserai ces cachots et j'arracherai ces captifs à l'horreur des ténèbres. Voyez cette suite de tableaux; peu compris, ils sont tous pour moi le présage d'une mort affreuse. Ici quelques mortels survivent au trépas commun; une arche leur offre un refuge, et cette vaste machine flotte sans danger sur la surface illimitée des eaux. A peine les montagnes montrent encore leurs masses sourcilleuses; mais le ciel étincèle, les nuages se heurtent, la foudre éclate, et les écrase de ses coups redoublés. [1,700] Là, soumis à des ordres sévères, un père infortuné porte sur son fils unique un fer déjà nu. On le voit, tout le corps agité, lever le bras avec effort ; il n'a pas encore détourné ses regards, que, déjà descendu de la céleste voûte, un ange vient révoquer le premier arrêt. Près de là paît un bélier dont la toison offre aux yeux la blancheur de l'argent; c'est la victime substituée à l'enfant, qui ignore son danger. « Là, un frère est vendu par des frères qu'irrite contre lui le récit d'un songe : leur imposture le représente déchiré par des monstres et la proie de la mort; le malheureux père tient entre ses mains la robe ensanglantée de son fils et l'arrose de larmes amères. (711) « La paraît encore le législateur d'Israél : secondé des secours du ciel, il ramène des frontières de l'Egypte, après un long exil, ses infortunés frères dans une patrie promise à leurs aïeux. Tout à coup, au milieu du désert, l'haleine des serpents empoisonne l'espace ; le peuple expire, et les corps, infectés d'un venin contagieux, sont jonchés sur la poussière. Moyse, dans l'enceinte du camp, suspend au sommet d'un arbre un serpent d'airain, et veut que, du lit même de la mort, les victimes tournent vers cette image des regards attentifs : sa vue est pour elles une voie certaine de salut. (721) « D'un autre côté, un volatile, devenu mère, se déchire d'un bec aigu les entrailles, pour nourrir par cette blessure ses petits encore sans plumes. Heureux de son sang nourricier, ils environnent l'auteur de leurs jours, et, tous, cherchent à l'envi leur pâture dans le sein maternel. » (725) Jésus a développé ces tableaux, les portes s'ouvrent; l'esprit occupé de mille pensers, il sort : quelques marches restent encore à descendre ; en ce moment s'offre à ses yeux, traînée avec un bruit lointain qui s'approche, les cheveux épars, la pâleur sur le visage, l'épouse de Manassès, Susanne : belle de sa jeunesse et de ses charmes, son père l'avait, malgré son aversion, unie à ce vieillard par un hymen maudit de l'infortunée. On la menait, pour avoir outragé la couche conjugale, au supplice fixé par les lois. Une nombreuse jeunesse la suivait; déjà les enfants et le peuple balançaient les cailloux. Mais un prêtre qui précédait la marche suspendait les traits. Enfin sous le vaste portique il aperçoit Jésus, l'aborde, et, traînant l'infortunée sur le seuil, il ourdit son insidieuse trame : (738) « L'infidèle, dit-il, a trahi son hymen; c'est en des bras adultères qu'elle vient d'être surprise. La loi l'ordonne, mais quelle cruauté ! d'immoler la coupable sous des pierres inhumaines ; c'est à vous, interprète débonnaire des prophètes, que nous recourons, et, tous, nous réclamons votre avis. » (744) Il dit, et nourrit dans son coeur une vaine espérance. Il croit, par ce langage, son ennemi surpris, le piège inévitable, toute issue impossible. Si la clémence et la pitié de Jésus délivrent de ses chaînes et dérobent la coupable à la mort, [1,750] étranger à toutes les lois et destructeur sacrilège de celles de la patrie, il verra le peuple tourner contre lui les pierres et la vengeance; mais si, pour son crime, il la condamne au trépas, cette cruauté va l'exposer à la haine du peuple irrité. Plein de ces pensées, le traître déjà compte sur un triomphe, et son coeur palpite d'une joie qui trompera son espoir.— Ainsi, dans l'illusion d'un songe, quelquefois le laboureur, soulevant, à l'aide du soc poli par un long usage, la surface de la terre, croit, au fond d'un sillon, découvrir un riche trésor, et se livre à des transports inutiles. Mais, à peine abandonné du sommeil, il retrouvera, avec son indigence, ses travaux accoutumés, et, courbé sous leur poids, maudira les songes et les jeux cruels de la fortune. (761) Dieu, que l'adresse humaine ne saurait tromper, trouve le moyen d'épargner la coupable sans outrager la loi; il relève enfin ses yeux, qu'il a longtemps fixés en terre, et regardant la horde meurtrière : « Sans doute, dit-il, son crime a mérité la mort : tel est l'arrêt qu'ont porté nos ancêtres. Ainsi, celui de vous qui n'a commis aucun crime, qu'il se lève, et, la pierre à la main, qu'il frappe le- premier la coupable. Dans cette foule nombreuse, qui osera porter la première blessure? Qui osera, par ce mouvement spontané, proclamer son innocence ?" Tandis qu'il parle, incliné vers la terre, il promène sur les spectateurs d'obliques regards : la menace est dans ses yeux, et sa main va écrire sur la poussière la conduite du présomptueux qui se croit étranger à des fautes, et que ne semble alarmer la conscience d'aucun crime. Tremblante au milieu de la foule, les yeux déjà noircis des couleurs d'un trépas prochain, l'infortunée courbe les genoux et touche déjà la terre. Demi-morte d'effroi, elle ressemble à la biche qui, poussée vers les toiles par les cris des chiens, et fatiguée de la durée de la course, voit ses forces aux abois, les ennemis accourus à l'entour, et la mort, une mort certaine, près de l'immoler. (783) Jésus cesse à peine de parler, tout à coup la fureur des bourreaux tombe, le calme enchaîne la violence; chacun, dans le silence de son coeur, repasse le cours de sa vie, interroge ses actions, porte sur les autres ses regards, et craint, dans cette foule immense, d'exposer sa conduite. Les mains furtivement s'entrouvrent, les pierres s'échappent, et tous, reportant leurs pensées sur eux-mêmes, abandonnent le Temple. Jésus voit à peine les galeries désertes; il délivre l'épouse éperdue des liens qui la pressent, et la renvoie heureuse de ces charitables avis : « Allez et couvrez désormais par l'éclat des vertus, l'éclat de vos fautes passées. » (793) Puis il se tourne vers ses disciples et leur parle en ces termes : « Quel est l'endurcissement de ce peuple ! La vue de son erreur ne le peut corriger; il n'est rien qu'il ne tente et qu'il n'ose contre moi. Tantôt, dit-il, les jours consacrés au Seigneur, bravant les lois de la terre et du ciel, je rends à l'infirme ses membres, au malade la santé : tantôt, sensible à des aveux spontanés, j'accueille les pécheurs et leur remets et le crime et sa peine : [1,800] tantôt mes disciples, avant de verser sur leurs mains une onde pure, touchent le pain et le vin; ce sont encore, dans la nourriture qui répare leurs forces, l'oubli de la temgérance, mille accusations enfin dirigées contre nous. Que dis-je ? la ruse ennemie me tend des pièges impuissants; aussi, pour me surprendre et m'opposer aux Romains, m'a-t-elle demandé s'il est permis d'obéir à la loi et de payer le tribut à chaque tête imposé. Hommes aveugles ! ils sont insensibles à mes actions supérieures à la puissance, supérieures à l'adresse humaine : privés de la lumière, ils ne voient pas quelle force m'inspire, et ne craignent pas de traverser les desseins de l'Éternel. Non, je n'abolis ni les usages, ni les lois : c'est un sens différent que renferment mes paroles : mystère impénétrable pour eux, mon langage couvre un culte plus sublime. Pourquoi, demanderai-je seulement, pourquoi, fidèles à la défense, craignez-vous d'imposer à vos tables les débris du pourceau? Quel que soit l'aliment qui bannisse la faim, il ne peut souiller l'âme : c'est au-dedans de vous-mêmes, c'est dans vos appétits grossiers, c'est là qu'est votre tache. Comme la fange infecte des marais est le charme de l'animal immonde, et que tel est son penchant naturel, cet animal présente une hideuse image des jouissances impures. Le Seigneur fit plus encore : pour familiariser par degrés avec la voix du ciel, pour amollir ainsi par la culture, pour enchaîner au frein de la religion des esprits d'abord rébelles et des coeurs insensibles, il commanda de rougir la terre de sang, d'immoler les brebis, de sacrifier sur les autels les taureaux innocents; mais ces cérémonies, aux yeux d'une raison éclairée, n'étaient que l'ombre et la figure d'une nouvelle religion." (830) Cependant le soleil penche déjà vers son couchant, Jésus quitte cette cité peu fidèle : il veut, avant d'éprouver les coups de la mort qui s'approche, il veut, en face de son père, lui parler et l'entendre. Etrangers à son dessein, ses disciples s'arrêtent au pied du Tabor; pour lui, il gravit au sommet de la montagne et fixe ses pas sous les cèdres dont la tête va frapper la nue. Amis fidèles, Pierre, Jean et son frère, seuls choisis dans la foule, ont accompagné leur maître; et, les lèvres immobiles, les mains et les yeux attachés au ciel, ils épanchent leur âme en prière. (841) Jésus adresse à son père ces paroles inspirés par l'amour : « Tu vois, ô mon père, tu vois ton fils souscrire sans regret à sa destinée, et courir à un cruel trépas; ton dessein est irrévocable, ta volonté déterminée, la race humaine digne de ce sacrifice : ah ! je romps tous les délais et je courbe la tète. Mais ces disciples, qui ont abandonné famille, patrie, et bravé pour moi toutes les fatigues, que ces âmes généreuses attirent tes regards : dérobe leur innocence à des périls qu'ils n'ont pas mérités. Qu'un monde impie les repousse, je le vois sans frayeur; [1,850] tous les efforts humains n'ont rien qui m'épouvante : qu'ils meurent, c'est peu encore, mon coeur est sans alarmes; ou plutôt, si telle est ta volonté, ô mon père, de tes feux célestes, de ta foudre inhumaine écrase ces victimes, traverse, anéantis nos projets, mets fin à nos pénibles travaux, s'il peut, ce sacrifice, tout douloureux qu'il est, ouvrir le ciel aux mortels, réformer l'univers, et le rendre à sa première innocence; seulement ne souffre pas que les monstres condamnés à l'abîme infernal, éternels conspirateurs de la perte des hommes, fassent triompher leur cougable imposture, surprennent dans leurs pièges des âmes encore novices, et, par l'appât d'un criminel intérêt, leur inspirent le penchant au crime et l'oubli de nous-mêmes. Le temps approche où paraitra cette horde ennemie, toujours armée de ruses, dont le coeur insatiable brûle encore des feux de la vengeance : à quelle suite d'artifices et d'embûches n'aura-t-elle pas recours ! Quelles figures diverses, quels corps étranges n'empruntera-t-elle pas pour séduire leur simplicité et les infecter de poisons contagieux ? Anéantis ces projets, ô mon père; dissipe ces trames, défends aux vaincus de nouvelles tentatives ; et qu'après mon trépas des hommes enseignent encore aux enfans de la terre la justice et l'amour de la religion! Cette grâce, ô mon père, je la réclame : puisse ta tendresse l'accorder aux voeux de ton fils ! » (872) Aux prières de son fils, l'Éternel répond en ces mots : "O mon fils, la vertu de ton père et sa fidèle image, bannis les craintes, le succès ne couronnera pas les ruses que médite aujourd'hui contre tes disciples le tyran du ténébreux empire; il verra échouer tous ses complots déconcertés : qu'il déguise ses traits, qu'il prenne cent formes différentes; présent à ses entreprises, je dévoilerai les artifices, je disperserai les artisans de forfaits; et cent fois ils renouvelleront les tentatives, que cent fois ma puissance en saura triompher. Un seul parmi eux succombera, un seul, dont un irréligieux délire égarera les esprits. Il couve déjà dans son coeur dépravé un épouvantable projet : il rougit, il s'indigne, le malheureux! de son attachement pour toi-même, de sa docilité à suivre tes leçons, de son indifférence aux jouissances que lui offrait la terre, et de l'amour que tu lui inspiras pour les souffrances. Mais le monde n'était pas encore, que déjà tu savais ce dessein. Je le joignis, son indignité ne fut pas un obstacle, je le joignis au nombre, je le plaçai dans les rangs des disciples fidèles, pour justifier les oracles, et donner aux âges futurs une éclatante leçon. Les autres, plus vertueux, échapperont, tous, aux pièges; tous, pour toi, pleins d'un beau mépris de la lumière, braveront les supplices, voleront au trépas, mettront leur gloire dans le mépris de la vie et l'amour de la mort ; leur sang sera pour toi une semence de disciples. Enfin, après un cruel martyre, admis, pour leurs vertus, dans le ciel, ils occuperont les trônes abandonnés par les rebelles. Combien, ô mon fils, cette religion un jour te donnera d'enfants ! quelle fermeté tu verras dans leurs âmes ! Toi, seulement achève ta carrière et cours au terme de tes fatigues. [1,900] Ces hommes soumis à peine encore à tes lois, dont l'esprit est indocile, la langue embarrassée, ces hommes bientôt concevront des pensers sublimes, proclameront d'une bouche éloquente tes lois sacrées, et, remplis de ta divinité même, changeront, par leurs discours la face de l'univers. D'autres suivront leurs traces; enfants religieux, ils porteront tes drapeaux vainqueurs par de-là les dernières limites de l'Océan, l'Océan qui ceint de ses ondes les contours de la terre; et chaque siècle ajoutera un nouveau lustre à ton nom. Des monarques invincibles mettront, dans toutes les contrées, leurs sceptres et leurs armes à tes pieds, ils te consacreront des autels; et Rome, cette cité fièrement courbée sous le poids des couronnes, Rome, la reine du monde, qui, sur les bords du Tibre, enfant de l'Apennin, enchaîne des peuples puissants, Rome te soumettra ses faisceaux et les rênes qui gouvernent l'univers. Là tu verras la religion honorée, cent temples somptueux, cent autels fumants en ton honneur, et, s'élevant au milieu d'innombrables ministres, ce pontife destiné à donner des lois aux peuples ainsi qu'aux rois, et te représenter par sa dignité sur la terre. Si le cours successif des années vient un jour à ternir les moeurs, changer les sentiments, produire des neveux dégénérés, je saurai, par la sévérité et les revers, les rappeler de leurs écarts à leurs vertus premières : réformés par la disgrâce, ils s'élèveront jusqu'au ciel. Souvent tu la verras, cette cité, comme abattue, réduite en poudre par les efforts de barbares usurpateurs : mais plus l'abîme de ses maux sera profond, plus elle reparaîtra avec éclat, sa tête superbe ira frapper les astres, ses murs ne crouleront que pour se relever plus beaux : l'univers soumis, voilà le terme de ses accroissements telle est ma loi suprême : Rome sera le siège de ma divinité. » (931) Il dit, et, de sa main paternelle, presse la main de son fils. Tout à coup, parti des plages radieuses de l'éther, l'éclair jaillit, le tonnerre gronde, le bruit remplit l'immensité du ciel : le Père tout-puissant découvre sa présence, étale sur la céleste voûte un nuage étincelant de rayons lumineux; et la flamme répand au loin sa brillante clarté. Jésus, de toutes parts enveloppé d'un tourbillon rapide, paraît resplendissant au sein de la nue : son aspect révèle en lui le vrai dieu, c'est l'image véritable de son père, c'est le symbole de la lumière éthérée; et sa tète exhale dans les airs une divine odeur. L'éclat de la beauté empreinte sur son front répand à l'entour une clarté inconnue : on dirait l'astre du jour, quand à son radieux lever, source immense de lumière, il remplit le ciel de flots d'or. La surface des eaux en reproduit l'étincelante image et le reflet colore les sommets brillants des arbres. Tel se montre Jésus aux yeux de ses compagnons étonnés : deux prophètes sont près de lui; l'un, sur un char enflammé, traîné par de célestes coursiers, [1,950] traversa jadis les vagues de l'air et s'éleva au séjour étoilé; l'autre, des bords égyptiens, ramena la troupe fugitive des enfants d'Isaac, il leur dicta des lois, et leur imposa des sacrifices. Alors paraît s'ouvrir l'immense demeure des anges; alors le ciel découvre son vaste palais ; alors brillant sous le voile d'un nuage transparent, Dieu donne des baisers à son fils. Une voix fend les airs : « Voilà, dit-elle, voilà mon fils, mon fils, l'objet de mon amour : mortels, c'est là votre maître, reconnaissez ses lois. » A ces mots à peine prononcés, sur la surface du ciel, le choeur entier des immortels répète des accords divers, et fait entendre de joyeux applaudissements. Alors Jésus, rendu à sa forme accoutumée, éveille ses compagnons étonnés du prodige, glacés de frayeur, et reparaît à leurs yeux sous les traits d'un mortel.