[1,0,0] PRÉLUDE [1,0,1] Aurai-je fait oeuvre utile en rédigeant l'histoire complète du peuple romain depuis les origines de notre ville ? Je n'en sais trop rien et, si je le savais, je n'oserais l'affirmer, [1,0,2] car, je le vois bien, ce sujet n'est que trop connu du public depuis longtemps : sans cesse, de nouveaux auteurs croient apporter l'une ou l'autre précision sur le fond ou bien susciter par la qualité de leur écriture plus d'intérêt que les récits maladroitement élaborés d'autrefois. [1,0,3] Mais, quoi que me réserve l'avenir, je serai heureux d'avoir, à ma façon, contribué à perpétuer la mémoire des hauts faits du premier peuple au monde et, même si, parmi tant d'auteurs, ma réputation ne devait pas briller, la célébrité et la grandeur de ceux qui occulteraient ma renommée me consoleraient. [1,0,4] Quel investissement implique aussi ce sujet démesuré qui nous fait remonter au-delà de sept cents ans ! Rome, insignifiante à ses débuts, s'est développée au point d'assumer difficilement la grandeur qui est aujourd'hui la sienne. Quant à mes lecteurs, il est clair qu'en majorité, ils s'attarderont moins volontiers aux pages traitant de l'aube de nos origines et de leurs lendemains. Ils s'empresseront plutôt de découvrir des événements récents où l'on voit se détruire d'elles-mêmes les forces vives d'un peuple, dont l'influence est, depuis longtemps, prépondérante. [1,0,5] Pour moi la seule récompense de mes efforts sera, du moins dans les séquences où je me consacre tout entier à explorer notre lointain passé, de pouvoir éloigner mon regard des malheurs qu'a vus notre époque pendant tant d'années. Je me sens alors délivré de toute préoccupation qui, sans me détourner de la vérité quand j'écris, pourrait néanmoins compromettre mon égalité d'âme. [1,0,6] Je n'ai l'intention ni de confirmer ni de réfuter des faits antérieurs à la fondation de notre ville ou à l'idée même de sa fondation. Leur tradition, d'ailleurs, est plus enjolivée par des récits poétiques qu'étayée par d'irréfutables documents historiques. [1,0,7] On accorde à un lointain passé le privilège de mêler aux affaires humaines le monde des dieux et de rendre ainsi plus augustes les premiers temps des villes. Or si un peuple peut sacraliser ses origines et y voir un projet divin, le peuple romain jouit d'une telle gloire guerrière que, s'il fait de Mars, avant tout autre dieu, son propre ancêtre et celui de son fondateur, les générations humaines l'admettent avec autant de naturel qu'elles admettent notre pouvoir. [1,0,8] Mais quels que soient les remarques ou les jugements que suscitent ces faits du passé, cela ne représentera pas pour moi un enjeu majeur. [1,0,9] Mon souhait est que chaque lecteur, ressente de l'intérêt à se concentrer profondément sur ces points-ci : comment vivait-on alors, en observant quelles moeurs, grâce à quels hommes et par quels moyens, dans la paix comme dans la guerre, notre empire s'est formé et développé ? Ensuite, que mon lecteur s'attache à découvrir comment les moeurs, avec le relâchement de la discipline, se sont peu à peu, en quelque sorte, altérées, pour ensuite se dégrader toujours plus, et comment s'est enclenchée leur débâcle, pour en arriver à ce que, de nos jours, nos travers, tout comme leurs remèdes, ne nous soient plus supportables. [1,0,10] La connaissance de faits historiques se révèle particulièrement salutaire et féconde car elle fait découvrir des comportements exemplaires au sein d'un exposé qui les met en lumière. Elle permet ainsi de s'inspirer de conduites à imiter dans la vie privée et publique, et d'en éviter qui sont aussi ignominieuses dans leur fondement que dans leurs conséquences. [1,0,11] Je me laisse peut-être aveugler par l'amour que je porte à mon projet, mais, s'il n'en est pas ainsi, jamais alors on ne vit État plus grand ni plus intègre ni plus riche en bons exemples. Dans aucune autre cité ne vint s'installer si tard la fascination de l'argent et du luxe. Nulle part ailleurs, on n'accorda si longtemps à la pauvreté et au sens de l'économie tant d'honneur : moins il y avait à posséder, moins on en éprouvait le désir. [1,0,12] Mais, depuis peu, la richesse a introduit la cupidité, et la surenchère des plaisirs a créé le besoin de se perdre et de tout perdre dans le luxe et la débauche. Mais que mes plaintes, qui paraîtront incongrues au moment même où elles seront nécessaires, n'entachent pas le prélude d'une si grande entreprise ! [1,0,13] À l'instar des poètes - mais notre genre n'en a pas coutume ! - nous commencerions volontiers par des souhaits et des voeux favorables et par des prières à nos dieux et déesses pour assurer, dès son départ, à une telle entreprise des gages de réussite. [1,1,0] LIVRE I [1,1,1] Je remonterai d'abord à ce qui est en général admis comme le point de départ de toute notre histoire. Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité. Mais ces deux Troyens avaient surtout toujours défendu l'idée de restituer Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. [1,1,2] Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. [1,1,3] Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se dénomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays et Vénètes l'ensemble de ses occupants. [1,1,4] La même infortune avait chassé Énée de sa patrie, mais le destin voulait le faire préluder à des événements de plus grande envergure. Il aborda d'abord en Macédoine. Ensuite, toujours en quête d'une nouvelle patrie, il fut dévié vers la Sicile. De là, il gagna par la mer le territoire laurentin, qui porte aussi le nom de Troie. [1,1,5] Les Troyens y débarquèrent, sans plus avoir, après une errance quasi interminable, que des armes et des navires. Ils se livrèrent au pillage. Le roi Latinus et les Aborigènes, qui alors occupaient ces lieux, accoururent en armes de la ville et des campagnes pour refouler cette masse d'étrangers. [1,1,6] Deux traditions coexistent pour la suite des événements. Selon certains, Latinus, vaincu au combat, conclut la paix avec Énée, ce que confirma ensuite un mariage. [1,1,7] Selon d'autres, les deux armées étaient prêtes au combat, mais avant le signal de l'engagement, Latinus s'avança au premier rang et s'adressa au chef des étrangers : "Mais qui donc êtes-vous ? D'où venez-vous ? Quel malheur vous a chassés de votre patrie ? Que cherchiez-vous en débarquant à Laurente ?" [1,1,8] Il s'entendit répondre : "Nous venons tous de Troie, je suis leur chef, je m'appelle Énée, fils d'Anchise et de Vénus, le feu a dévasté notre patrie et nous avons été chassés de chez nous. Nous cherchons à nous établir quelque part pour y fonder une ville". Latinus fut pris d'admiration pour la noblesse de ce peuple et de cet homme, qui se sentaient prêts aussi bien à faire la guerre qu'à vivre en paix. Il tendit la main à Énée en gage de leur future amitié. [1,1,9] Les chefs conclurent une alliance et leurs hommes se saluèrent. Énée fut accueilli dans le foyer de Latinus, qui, devant les dieux Pénates, confirma son engagement officiel par un lien privé en offrant sa fille en mariage à Énée . [1,1,10] Quoi qu'il en fût, l'espoir des Troyens se réalisait d'en finir avec leur pérégrination, car ils avaient trouvé un endroit où se fixer définitivement. [1,1,11] Ils fondèrent une place-forte qu'ils appelèrent Lavinium en hommage à l'épouse d'Énée. Peu après, naquit de ce remariage un garçon, qui reçut de ses parents le nom d'Ascagne. [1,2,1] Les Aborigènes et les Troyens se virent par la suite déclarer la guerre.Turnus, roi des Rutules, à qui Lavinia avait déjà été promise avant l'arrivée d'Énée, n'admit pas qu'on lui préférât un prétendant venu de l'extérieur. Aussi entra-t-il en conflit à la fois avec Énée et Latinus. [1,2,2] Les deux armées sortirent, l'une et l'autre, frustrées de ce combat : les Rutules étaient vaincus ; mais, tout en étant vainqueurs, les Aborigènes et les Troyens avaient perdu Latinus, leur chef. [1,2,3] Alors, Turnus et les Rutules, dans leur désarroi, cherchèrent refuge auprès des Étrusques, dont la puissance s'affirmait, et auprès de leur roi Mézence, qui, de sa riche place-forte de Caere, exerçait alors son pouvoir. Déjà dès le début, la fondation d'une ville nouvelle ne le réjouissait guère et il jugeait que la puissance troyenne s'affirmait alors beaucoup trop pour garantir la sécurité des peuples voisins. Il prêta donc sans hésiter main-forte aux Rutules. [1,2,4] Énée comprit la crainte que suscitait une si grande guerre. Aussi, pour gagner à sa cause les Aborigènes il voulut que le même droit régît tous ses sujets sous le même nom et dénomma Latins les deux peuples. [1,2,5] Par la suite, les Aborigènes manifestèrent à ce roi tout autant d'attachement et de fidélité que les Troyens. Énée voyait avec confiance les dispositions des deux peuples, qui de jour en jour renforçaient davantage leur unité. Grande était la puissance de l'Étrurie, dont la glorieuse renommée envahissait les terres et la mer aussi sur toute l'étendue de l'Italie, des Alpes au détroit de Sicile. Or, au lieu de repousser l'attaque de l'intérieur des remparts, Énée fit sortir ses troupes pour livrer bataille. [1,2,6] L'issue du combat fut favorable aux Latins tout en étant pour Énée son ultime exploit d'homme. Mais faut-il en parler comme d'un homme ou d'un dieu, lui qu'on a inhumé le long du Numicus et qu'on appelle Jupiter Indigète ? [1,3,1] Ascagne, le fils d'Énée, était trop jeune encore pour lui succéder. Toutefois le pouvoir lui échut intact quand il entra dans l'âge d'homme. Entre-temps, la régence de Lavinia - quelle nature cette femme ! - avait préservé pour l'enfant l'entité latine et le pouvoir royal de son grand-père et de son père. [1,3,2] Je n'entamerai pas de discussion - qui d'ailleurs pourrait affirmer comme certain un fait si ancien ? - pour déterminer s'il s'agit bien de l'Ascagne dont il est question plus haut ou plutôt de son aîné, qui naquit de Créuse avant la destruction d'Ilion et qui accompagna son père en fuite. On appelle aussi cet aîné Iule et les représentants de la lignée Iulia en tirent l'origine de leur nom. [1,3,3] Ascagne donc - peu importe où il est né et de quelle mère, puisque, de toute façon, c'est un fils d'Énée - du fait que Lavinium était surpeuplée, confia à sa mère ou marâtre cette ville, prospère et riche selon les critères de l'époque. Lui-même fonda une autre ville nouvelle au pied du mont Albain. Elle s'étend tout en longueur sur une éminence et cette configuration l'a fait appeler Albe-la-Longue. [1,3,4] Entre la fondation de Lavinium et le départ des colons pour Albe-la-Longue, il se passa environ trente ans. La puissance des Latins après la défaite étrusque était devenue telle que ni la mort d'Énée ni, ensuite, la régence d'une femme ni les débuts de l'apprentissage de l'enfant royal n'incitèrent Mézence et les Étrusques ni tout autre peuple limitrophe à brandir les armes contre elle. [1,3,5] Selon le traité de paix, le cours de l'Albula (aujourd'hui le Tibre) délimitait la frontière entre Étrusques et Latins. [1,3,6] Ensuite régna le fils d'Ascagne, Siluius, qui justement avait vu le jour dans une forêt. [1,3,7] Lui-même engendra Énée Siluius et celui-ci, plus tard, Latinus Siluius. Ce dernier fit partir plusieurs groupes de colons qu'on appelle les Anciens Latins. [1,3,8] Le surnom de Siluius fut maintenu pour tous ceux qui régnèrent à Albe. De Latinus naquit Alba, d'Alba Atys, d'Atys Capys, de Capys Capétus, de Capétus Tibérinus, qui se noya en traversant l'Albula et donna à ce fleuve son nom que l'avenir rendrait célèbre. [1,3,9] Plus tard vint Agrippa, fils de Tibérinus ; après Agrippa, régna Romulus Siluius, qui reçut de son père le pouvoir. Lui-même fut foudroyé et le pouvoir royal échut directement à Aventinus. Celui -ci a donné son nom à la colline où il fut enterré et qui fait partie maintenant de Rome. [1,3,10] Proca régna ensuite. Il engendra Numitor et Amulius. C'est à Numitor, son fils aîné, qu'il légua la royauté que détenait depuis si longtemps la famille Siluia. Cependant la violence l'emporta sur la volonté paternelle ou les considérations d'âge . [1,3,11] Après avoir chassé son frère, Amulius régna et accumula crime sur crime. Il assassina les fils de son frère. Quant à la fille de celui-ci, Rhéa Silvia, sous prétexte de l'honorer, il la fit Vestale : en la vouant à la virginité perpétuelle, il lui enlevait tout espoir d'enfanter. [1,4,1] Mais, comme je le pense, le destin exigeait la naissance d'une ville si importante et les prémices du pouvoir le plus grand après la puissance des dieux. [1,4,2] Victime d'un viol, la Vestale accoucha de jumeaux. Soit parce qu'elle le croyait vraiment, soit parce qu'un dieu était un suborneur plus acceptable, elle désigna Mars comme père des bâtards. [1,4,3] Mais ni dieux ni hommes ne purent la soustraire, pas plus que sa progéniture, à la cruauté du roi. Amulius fit mettre la prêtresse aux fers et sous bonne garde, et donna l'ordre de noyer ses enfants. [1,4,4] Par je ne sais quel hasard, où les dieux étaient pour quelque chose, le Tibre avait débordé et formait sur ses rives des nappes d'eau dormante. Nulle part on ne pouvait accéder au cours du fleuve proprement dit. Or ceux qui emportaient les bébés s'imaginaient pouvoir les noyer même dans de l'eau stagnante. [1,4,5] Ils crurent donc exécuter correctement la volonté royale en les abandonnant dans l'étendue d'eau la plus proche, près de l'actuel figuier Ruminal (lequel, dit-on, s'appelait Romularis). [1,4,6] Cet endroit n'était alors qu'une immensité désolée. Selon la légende, la corbeille, où étaient abandonnés les petits, se mit à dériver et, comme l'eau baissait, elle échoua sur la terre ferme. Or, des montagnes avoisinantes, descendait une louve assoiffée. Elle perçut des vagissements et se laissa guider vers eux. Pleine de douceur, elle se pencha vers les bébés et leur présenta ses mamelles. Elle les léchait encore quand le chef des troupeaux royaux les découvrit. (On l'appelait, paraît-il, Faustulus). [1,4,7] Il regagna l'étable et confia les enfants à Larentia, son épouse. Selon certains, Larentia se prostituait, d'où le surnom de louve que lui donnaient les bergers. Ce serait le point de départ de la prodigieuse légende. [1,4,8] Voilà donc dans quelles conditions ces deux enfants naquirent et furent pris en charge. Devenus grands, ils ne restaient pas sur place pour travailler dans les étables ou garder des troupeaux, mais ils parcouraient les forêts en quête de gibier. [1,4,9] Ainsi leurs corps s'endurcirent et leurs personnalités s'affirmèrent. Maintenant ils ne se mesuraient plus seulement à des animaux sauvages, mais s'en prenaient à des brigands chargés de butin. Une partie de leurs prises allaient aux bergers, avec lesquels ils formaient la bande de jeunes, chaque jour plus nombreux, qu'ils associaient à leurs entreprises et à leurs amusements. [1,5,1] .Selon la tradition, notre Lupercal existait déjà à cette époque sur le Palatin. [1,5,2] Évandre, qui bien encore auparavant occupait cet endroit, y avait introduit une cérémonie annuelle d'origine arcadienne : dans une ambiance permissive de fête, des jeunes gens tout nus faisaient la course en l'honneur de Pan Lycaeus, que les Romains appelèrent plus tard Inuus. [1,5,3] Un jour que se déroulait ce jeu, dont la date anniversaire était connue, des brigands, furieux d'avoir perdu leur butin, se placèrent en embuscade et s'attaquèrent aux participants. Romulus fut assez fort pour s'en tirer, mais Rémus fut capturé. Les bandits livrèrent au roi Amulius leur prisonnier qu'ils accusèrent d'emblée : [1,5,4] "Nous reprochons surtout à ces deux-là de faire des raids dans les terres de Numitor et ce n'est pas tout ! Avec toute leur bande de jeunes, ils se font du butin comme s'ils étaient à la guerre !" Alors on chargea Numitor de châtier Rémus. [1,5,5] Or, déjà depuis le début, Faustulus pressentait que les enfants qu'il élevait étaient de sang royal. En effet, il savait que des bébés avaient été abandonnés sur l'ordre du roi et que le moment où lui-même avait recueilli les jumeaux coïncidait avec ce fait. Mais il avait préféré ne pas en parler trop tôt et attendait une occasion favorable ou la nécessité. [1,5,6] Celle-ci intervint la première. Dominé par la peur, Faustulus révéla son secret à Romulus. Or justement, Numitor aussi, qui détenait Rémus, savait maintenant qu'il avait un frère jumeau. L'âge et la mentalité même de Rémus, qui n'avait rien d'un esclave, l'interpellaient et le faisaient penser à ses petits-fils. À force de questions, il arriva quasiment à identifier Rémus. [1,5,7] Des deux côtés alors on trama en cachette la perte du roi. Romulus, qui ne se sentait pas à la hauteur d'un coup de force à découvert, ne groupa pas les jeunes pour agir, mais enjoignit aux bergers de venir chacun par des chemins différents à l'heure dite. Ils s'attaquèrent à Amulius. Rémus vint de chez Numitor prêter main-forte avec une autre troupe. Ils massacrèrent le roi. [1,6,1] Dès le début de l'agitation, Numitor, répétait à qui voulait l'entendre : "Des ennemis sont entrés dans notre ville ! Ils ont attaqué le palais !" Il réussit à attirer la jeunesse albaine en armes vers la citadelle pour la défendre et l'occuper. Lorsqu'après le meurtre, il vit les deux jeunes gens venir le féliciter, il réunit, sans plus attendre, le conseil. Il révéla alors les crimes que son frère avait commis à son endroit, l'existence de ses petits-fils, dans quelles conditions ils étaient nés, comment ils avaient été éduqués, comment il les avait reconnus. Il en vint ensuite au meurtre du tyran et le revendiqua. [1,6,2] Les deux frères traversèrent l'assemblée avec leurs hommes en armes et rendirent l'hommage royal à leur grand-père. Alors, toute la foule, d'une seule voix, ratifia le nom et le pouvoir du roi. [1,6,3] Ainsi Numitor rentra en possession du pouvoir à Albe. Quant à Romulus et Rémus, le désir les prit de fonder une ville sur les lieux mêmes où ils avaient été abandonnés, puis éduqués. Albains et Latins étaient en surnombre et des bergers étaient venus les rejoindre, ce qui laissait facilement deviner qu'Albe, tout comme Lavinium, serait bien petite en comparaison de la ville qu'on allait fonder. [1,6,4] Mais ce projet fut entaché d'un mal atavique, la passion du pouvoir royal. Ainsi une rivalité funeste naquit de cette initiative plutôt pacifique. L'âge ne pouvait être pris considération pour faire la différence entre des jumeaux. Alors, ils s'en remirent aux présages des dieux protecteurs de ces lieux, pour désigner celui dont la nouvelle ville porterait le nom. Romulus choisit le Palatin, et Rémus l'Aventin comme observatoires pour prendre les auspices. [1,7,1] C'est à Rémus le premier que, dit-on, se présenta le présage de six vautours en vol ; à peine était-il annoncé qu'un nombre double de vautours se montra à Romulus. Chacun des deux groupes alors de saluer son propre meneur comme roi. Pour les uns, la priorité entrait seule en ligne de compte. Mais les autres revendiquaient le titre de roi à cause du nombre d'oiseaux. [1,7,2] Au cours de la discussion la colère monta, ils en vinrent aux mains et la bagarre tourna au massacre. Dans la mêlée, Rémus fut mortellement blessé. On s'en tient plus souvent à une autre version : pour narguer son frère, Rémus avait sauté par dessus les remparts en construction. Romulus, en colère, l'injuria et le tua, en ajoutant : "Voilà le sort de quiconque voudra sauter au-dessus de mon rempart !" [1,7,3] Ainsi, Romulus détint seul le pouvoir et donna son nom à la ville qu'il avait fondée. Il édifia d'abord une citadelle sur le Palatin, lieu où lui-même avait grandi. Il offrit des sacrifices aux dieux en observant le rituel albain tandis que pour Hercule il s'en tint au rituel grec établi par Évandre. [1,7,4] On rapporte qu' Hercule arriva à cet endroit avec des vaches d'une exceptionnelle beauté prises à Géryon, qu'il avait tué. Il traversa le Tibre à la nage tout en poussant ce troupeau devant lui, et s'allongea au bord de l'eau dans une prairie, pour mettre les bêtes au repos dans ce riche pâturage. Cette pérégrination l'avait harassé, lui aussi. [1,7,5] Alourdi par un repas arrosé de vin, il ne résista pas au sommeil. Alors, Cacus, un berger de l'endroit, que sa force physique rendait agressif, se laissa captiver par la beauté des vaches et voulut s'en emparer. Il se dit que, s'il poussait devant lui tout le troupeau jusqu'à l'intérieur de sa grotte, les traces, par elles-mêmes, y mèneraient le propriétaire. Aussi saisit-il par la queue les plus belles vaches et les entraîna à reculons vers son repaire. [1,7,6] Hercule s'éveilla au premières lueurs de l'aurore. Il parcourut du regard son troupeau et se rendit compte qu'il en manquait une partie. Il gagna la grotte toute proche pour voir si leurs traces l'y conduisaient. Voyant qu'elles menaient toutes vers l'extérieur et non pas vers l'intérieur, il se laissa gagner par le trouble et, ne sachant plus à quoi s'en tenir, décida de quitter avec son troupeau cet endroit hostile. [1,7,7] Certaines alors parmi les vaches qu'il poussait devant lui de mugir - cela arrive - comme pour pleurer celles qu'elles quittaient. Les vaches enfermées se firent entendre depuis la grotte. Hercule se retourna et s'y dirigea. De toute ses forces, Cacus tenta de lui barrer l'accès. Il appela en vain d'autres bergers à l'aide. Assommé d'un coup de massue, il s'écroula raide mort. [1,7,8] À cette époque, Évandre, chassé du Péloponnèse, était devenu maître de ces lieux grâce à son ascendant et sans avoir véritablement reçu de pouvoir. Cet homme forçait le respect par sa maîtrise de l'écriture, fait sans précédent dans une société d'hommes incultes. Ceux-ci le respectaient davantage encore pour le caractère divin qu'on prêtait à Carmenta, sa mère, dont les prophéties avaient frappé d'admiration ces populations, avant l'arrivée de la Sibylle en Italie. [1,7,9] Or notre Évandre eut l'attention attirée par le rassemblement des bergers qui s'agitaient autour de l'étranger pris en flagrant délit de meurtre. Il s'informa du forfait et de sa cause et, tout en contemplant l'allure et le physique pour le moins impressionnant et auguste de cet être surhumain, il le pressa de questions pour savoir quelle sorte d'homme il était. [1,7,10] Quand Évandre eut découvert son nom et son père et aussi sa patrie, il déclara : "Fils de Jupiter ! Hercule ! Bienvenue parmi nous ! C'est donc de toi que parlait ma mère, fiable interprète des dieux. Tu compteras, a-t-elle prédit, au nombre des hôtes du ciel. Ici on te consacrera un autel et le peuple, qui sera un jour le plus puissant au monde, l'appellera Autel Maxime et y célèbrera ton culte." [1,7,11] Hercule lui tendit la main en disant qu'il acceptait le présage et qu'il réaliserait cette prédiction si on lui élevait et consacrait un autel. [1,7,12] Alors on choisit dans le troupeau une vache particulièrement belle pour offrir, pour la première fois à cet endroit, un sacrifice à Hercule. On invita à la cérémonie les Potitii et les Pinarii, les deux plus grandes familles de la région. [1,7,13] Le hasard voulut que les Potitii fussent là à temps et qu'on leur servît les entrailles. Mais les Pinarii arrivèrent quand les entrailles étaient déjà mangées et ne partagèrent que la suite du repas. De là, l'interdit, qui dura tant qu'il y eut des Pinarii, de ne pas leur servir les entrailles consacrées. [1,7,14] Évandre forma les Potitii à la célébration de ce sacrifice. Ils y furent préposés pendant bien des générations, jusqu'au jour où ce ministère héréditaire fut assumé par des esclaves publics après l'extinction complète du nom des Potitii . [1,7,15] Ce fut la seule pratique religieuse étrangère parmi toutes celles que Romulus adopta, lui qui, à ce moment-là déjà, croyait que le mérite rendait immortel, comme le voulait son propre destin. [1,8,1] Après avoir accompli dans les formes les rites divins, il convoqua ses hommes en assemblée. À cette masse qui, sans un cadre légal, n'aurait pas pu former un peuple unifié, il imposa des règles de vie commune. [1,8,2] Il avait compris que celles-ci ne seraient sacrées pour des hommes mal dégrossis que si des symboles du pouvoir renforçaient le respect que lui-même inspirerait. Ainsi rendit-il toute son apparence plus solennelle et s'accorda surtout douze licteurs. [1,8,3] Certains pensent que c'est par référence au nombre des oiseaux dont le présage avait annoncé son règne que Romulus s'en tint à ce nombre. Je préfère, pour ma part, me rallier à ceux qui considèrent que l'institution de tels appariteurs fut empruntée aux voisins étrusques, au même titre que la chaise curule ou la toge prétexte. On admet aussi que le nombre des appariteurs s'expliquait par la coutume étrusque de faire élire leur roi commun par les douze peuples, dont chacun lui octroyait un licteur. [1,8,4] Entre-temps la ville s'étendait et annexait sans cesse de nouveaux espaces à l'intérieur de ses remparts, qu'on édifiait bien plus dans la perspective d'une population à venir qu'en fonction du nombre d'habitants qui l'occupaient à ce moment-là. [1,8,5] Ensuite, pour ne pas laisser vide une ville de cette taille et en accroître la population, Romulus recourut au vieux stratagème des fondateurs de villes, qui en attirant sur leur territoire des masses anonymes de basse extraction prétendaient mensongèrement que la terre avait pour eux engendré une race : il ouvrit alors comme asile l'endroit qui forme maintenant un enclos sur la pente entre les deux bois sacrés. [1,8,6] De peuples voisins afflua une masse de gens, désireux avant tout de changer de vie et dont on ne s'inquièta pas de savoir s'ils étaient libres ou esclaves. Tel fut le noyau de la puissance annonçant notre grandeur naissante. [1,8,7] Désormais confiant dans ses forces, Romulus conçut alors une structure pour les gérer. Il nomma cent sénateurs. Jugeait-il ce nombre suffisant ou n'y avait-il que cent hommes susceptibles de porter le titre de pères (patres) ? Car c'est ainsi qu'on appella ceux-ci, en raison de leur honorabilité, et patriciens leurs descendants. [1,9,1] L'entité romaine était désormais assez solide pour soutenir une guerre avec n'importe quel autre cité voisine. Mais, vu le manque de femmes, la grandeur de la ville n'allait guère durer plus d'une génération, car on ne pouvait compter sur des naissances à Rome ni contracter de mariages dans les territoires voisins. [1,9,2] Romulus recueillit l'avis du sénat et envoya des émissaires auprès des cités voisines pour proposer au nom du nouveau peuple des alliances sanctionnées par des mariages : [1,9,3] "Les villes, elles aussi, disaient-ils, comme tout ce qui existe, naissent pratiquement de rien. Ensuite, celles qui peuvent compter sur leur propre valeur et sur l'aide des dieux, deviennent très puissantes et grand est leur renom. [1,9,4] Tout le monde sait que les dieux ont favorisé la naissance de Rome et que la valeur ne lui fera pas défaut. Dès lors, vous qui êtes des hommes, ne rechignez pas à créer avec d'autres hommes des liens de sang et de famille !" [1,9,5] Ces propos n'éveillèrent nulle part de sympathie. Les autres peuples n'avaient que mépris pour les Romains. En même temps ils redoutaient pour eux-mêmes et leurs descendants cette entité si grande qui croissait à leur côté. Cela valut la plupart du temps aux ambassadeurs une fin de non-recevoir, toujours accompagnée de cette question : "Mais pourquoi n'avez-vous pas aussi ouvert un asile pour l'autre sexe ? C'est vraiment comme ça que vous ferez des couples bien assortis !" [1,9,6] Les jeunes de Rome le prirent très mal et se mirent à envisager ouvertement le recours à la force. Encore fallait-il trouver une occasion favorable. Romulus fit taire sa rancoeur et, à dessein, prépara en l'honneur de Neptune Équestre des jeux solennels qu'il appela Consualia. [1,9,7] Officiellement avertis de ce spectacle, dont on fit la publicité avec tous les moyens possibles et imaginables à l'époque, les peuples voisins s'attendirent à un événement marquant. [1,9,8] Cela attira beaucoup de monde, mais l'envie de voir la nouvelle ville y était aussi pour quelque chose. On vit sutout, parmi les plus proches voisins, ceux de Cénina, de Crustumérie et d'Antemnes. [1,9,9] Les Sabins, eux, vinrent au grand complet avec femmes et enfants. Des particuliers offrirent l'hospitalité dans leurs foyers. En découvrant la position de la ville, ses murailles et la densité de son habitat, ces hôtes se demandaient avec étonnement comment l'entité romaine s'était développée en si peu de temps. [1,9,10] Vint le moment du spectacle, qui mobilisa leur attention et captiva leurs regards. Comme convenu, l'attaque se déclencha et, au signal donné, les jeunes Romains surgirent de partout pour s'emparer des filles. [1,9,11] Celles-ci furent en majorité enlevées au hasard par le premier qui leur était tombé dessus. Certaines, particulièrement belles, étaient réservées aux sénateurs les plus importants et des gens de la plèbe, à qui incombait cette tâche, les leur remettaient à domicile ! [1,9,12] Selon la tradition, les hommes de main d'un certain Thalassius emportait une fille, encore bien plus attirante et ravissante que les autres. "Elle est pour qui ?" leur demandait-on tout le temps et eux, pour que personne ne lui fît violence, n'arrêtaient pas de crier : "Thalassio !" ("Pour Thalassius !"). De là vient ce cri qui accompagne nos jeunes mariés. [1,9,13] La panique avait compromis le déroulement des jeux. Consternés, les parents des filles fuyaient. Tous s'en prenaient à la violation des lois de l'hospitalité. Ils invoquaient le dieu : c'était pour sa fête, pour ses jeux qu'ils étaient venus et la religion n'avait été qu'un prétexte pour abuser de leur confiance. [1,9,14] Les captives, elles, n'étaient guère plus rassurées sur leur sort et ne décoléraient pas. Mais Romulus se rendait en personne auprès de chacune d'elles et disait pour les convaincre : "Tout cela arrive à cause de l'outrecuidance de vos pères, qui nous ont refusé le droit au mariage, à nous, leurs voisins. De toute façon, vous allez devenir nos épouses et vous aurez en partage tous nos biens, notre ville et, ce qu'il y a de plus cher pour le genre humain, des enfants. [1,9,15] Calmez votre colère et donnez votre coeur à l'homme à qui le hasard a donné votre corps. Souvent une femme en vient à s'attacher à celui qui a touché à son honneur.Vous vivrez avec les meilleurs des époux car chacun d'eux, une fois rempli son propre devoir, fera tout pour vous consoler de l'absence de vos parents et de votre patrie." [1,9,16] De plus, leurs maris, pleins de tendresse, mettaient le rapt sur le compte de l'emportement où les avaient mis la passion amoureuse, ce qui est très efficace quand on veut toucher le coeur féminin. [1,10,1] Les filles enlevées étaient déjà complètement amadouées. Mais, juste au même moment, leurs parents, en grand deuil, excitaient les autres peuples par leurs pleurs et leurs plaintes. Non contents de clamer leur indignation chez eux, ils affluaient de partout auprès du roi sabin Titus Tatius. C'est autour de lui que se retrouvaient les délégations car il était dans ces régions l'homme le plus en vue. [1,10,2] Les Céniniens et les Crustuminiens, mais aussi les Antemnates, comptaient parmi ceux que le scandale concernait et ils étaient d'avis que Tatius et ses Sabins réagissaient bien lentement. Ainsi se préparèrent-ils entre eux à entrer en guerre à trois de concert. [1,10,3] Et encore, Crustumium et Antemnes ne se mettaient pas assez activement en branle pour répondre à la brûlante colère de Cénina, qui attaqua seule, en son propre nom, le territoire romain [1,10,4] Ses troupes le dévastèrent un peu partout, mais Romulus vint à leur devant et, tout en ne livrant qu'un petit combat, il démontra qu'on a tort de se fâcher sans disposer de forces suffisantes. Il dispersa et mit en fuite ses adversaires, les poursuivit dans leur débandade ; il se battit avec le roi, le tua et le dépouilla. Après la mort du chef, Romulus emporta au premier assaut la ville ennemie [1,10,5] et ramena son armée victorieuse. Si Romulus en imposait par ses exploits, il était tout aussi porté à en faire étalage : il suspendit à un brancard, spécialement fabriqué à cet effet, les dépouilles du chef ennemi qu'il avait tué et les porta au sommet du Capitole. Là, il les déposa au pied d'un chêne vénéré par les bergers. Tout en faisant cette offrande, il délimita l'emplacement d'un temple à Jupiter et invoqua le dieu sous cette nouvelle appellation : [1,10,6] "Jupiter Férétrien, c'est moi Romulus, le roi vainqueur, qui t'apporte les armes d'un roi et, sur l'aire qu'en esprit, je viens de mesurer, je te consacre un temple pour y accueillir les dépouilles opimes de rois et chefs ennemis tués qu'à mon exemple, mes descendants t'apporteront." [1,10,7] Telle est donc l'origine de ce temple, le premier à Rome de tous ceux qui y furent consacrés. Par la suite, il parut bon aux dieux que le fondateur du temple n'eût pas annoncé pas en vain que ses descendants y apporteraient des dépouilles. Toutefois ils ne voulurent pas que cet honneur fût rendu banal par le grand nombre de ceux qui pouvaient y prétendre. Ce ne fut qu'à deux reprises, au cours de tant d'années, de tant de guerres, que des dépouilles opimes furent remportées tant la chance se montra avare d'un tel honneur. [1,11,1] Pendant que les Romains s'occupaient de cette célébration , les soldats d'Antemnes, profitant de l'occasion que leur offrait une zone déserte, attaquèrent le territoire romain. Immédiatement Rome lança contre eux son armée, qui leur tomba dessus alors qu'ils s'étaient dispersés dans les campagnes. [1,11,2] D'où la déroute des ennemis au début même de l'attaque, au premier cri de guerre, et la prise de leur place-forte. Romulus fut ovationné pour sa double victoire. Alors, Hersilia, son épouse, harcelée par les prières des filles enlevées, de le supplier : "Accorde donc ton pardon à nos parents et fais-en tes concitoyens ! Ainsi Rome pourrait se développer dans la concorde." Elle obtint sans peine gain de cause ! [1,11,3] Romulus marcha alors contre Crustumérie qui était entrée en guerre. Mais ces ennemis étaient démoralisés par les défaites de leurs alliés et l'engagement fut d'autant plus bref. [1,11,4] Des colons furent échangés de part et d'autre. Assez nombreux furent ceux qui, attirés par la fertilité de la région, posèrent leur candidature pour Crustumérie. Mais Rome vit aussi une immigration massive, principalement des parents et des proches des filles enlevées. [1,11,5] Les Sabins déclenchèrent la dernière guerre, sans conteste la plus marquante. Sans se laisser guider ni par la colère ni la passion, ils ne manifestèrent pas l'envie de faire la guerre avant d'y entrer. [1,11,6] Ils étaient réfléchis et non sans ruse. Spurius Tarpeius commandait la citadelle de Rome. Il avait une fille non mariée queTatius, pour avoir accès à la citadelle, soudoya avec de l'or au moment où elle allait chercher, à l'extérieur du rempart, de l'eau pour une cérémonie religieuse. [1,11,7] Introduits dans l'enceinte, ils la massacrèrent en l'écrasant sous leurs armes. Voulaient-ils faire croire que la citadelle avait plutôt été prise par la force ou bien prouver que jamais un traître ne mérite aucune confiance ? [1,11,8] La légende ajoute que, voyant les Sabins porter, à leur habitude, de lourds bracelets d'or au bras gauche et de grosses bagues serties de pierres précieuses, elle avait mis cette condition : "Je veux ce que portent vos mains gauches." Alors ils la couvrirent de leurs boucliers au lieu de l'or de leurs bijoux. [1,11,9] D'autres prétendent qu'en stipulant de lui remettre ce qu'il avaient dans la main gauche, elle leur avait carrément demandé leurs armes; mais on devina sa ruse et la récompense qu'elle réclamait fut l'instrument de sa propre mise à mort. [1,12,1] Quoi qu'il en fût, la citadelle passa aux mains des Sabins. Or, le lendemain, l'armée romaine en formation de combat occupait l'étendue qui sépare le Palatin et le Capitole. Mais les Sabins ne se risquèrent pas en terrain plat avant de voir monter à l'attaque les Romains, pleins de colère, qui voulaient à tout prix reprendre leur citadelle. [1,12,2] Les chefs lançaient leurs troupes dans le combat : d'un côté, le Sabin Mettius Curius et, de l'autre, Hostius Hostilius, dont la fougue et l'audace qu'il déployait devant les enseignes soutenaient les Romains dans leur position défavorable. [1,12,3] Hostius tomba. Le front romain fut aussitôt enfoncé et l'armée mise en déroute. Devant l'ancienne porte du Palatin, Romulus entraîné malgré lui par la foule des fuyards, brandit ses armes vers le ciel : [1,12,4] "Jupiter, dit-il, j'ai obéi à tes oiseaux quand ici, sur le Palatin, j'ai posé les premières fondations de notre ville. Maintenant les Sabins occupent sa citadelle qu'un crime leur a livrée. De là , ils ont traversé la vallée et foncent sur nous. [1,12,5] Mais toi, père des dieux, notre père, repousse nos ennemis au moins d'ici. Délivre les Romains de leur frayeur et stoppe cette ignoble débandade. [1,12,6] Moi, je m'engage à te consacrer un temple, à toi, Jupiter Stator pour rappeler à nos descendants que c'est grâce à ton intervention d'aujourd'hui que notre ville a été sauvée." [1,12,7] Tout se passa alors comme si la prière avait été entendue : "Halte, Romains, dit Romulus, reprenez d'ici le combat ! C'est Jupiter très bon et très grand qui le veut !". Les Romains s'arrêtèrent. On aurait dit qu'ils avaient reçu l'ordre du ciel. Romulus, lui, s'élança au premier rang. [1,12,8] En première ligne du côté sabin, Mettius Curtius avait dévalé des hauteurs de la citadelle et avait repoussé sur toute l'étendue du forum les Romains en pleine débâcle. Tout près de la porte du Palatin, il ne cessait de crier : "On les a eus ces hôtes qui nous ont piégés ! On les a eus ces ennemis qui ne savent pas se battre ! Ils savent maintenant que se battre avec des mâles c'est tout autre chose qu'enlever des filles !" [1,12,9] Il plastronnait encore quand Romulus fonça sur lui avec une masse de jeunes pleins d'audace. Or, Mettius se battait à cheval. Il fut repoussé d'autant plus facilement. Il recula. Les Romains le poursuivirent. Enflammée par la hardiesse de son roi, toute l'armée romaine mit les Sabins en déroute. [1,12,10] Le vacarme des poursuivants effraya le cheval de Mettius qui plongea dans un marais. Le danger que courait ce si grand personnage avait même détourné l'attention des Sabins. Les hommes de Mettius lui firent des signes et crièrent son nom. Leur empressement ranima le courage de Mettius qui sortit de l'eau. Romains et Sabins reprirent le combat dans l'étroite vallée qui sépare les deux hauteurs ; mais la situation était plus favorable aux Romains. [1,13,1] Alors les épouses sabines, dont l'honneur perdu avait déclenché la guerre, arrivèrent, échevelées et les vêtements déchirés. Elles surmontèrent leur frayeur de femmes devant ce malheur et osèrent, au milieu des traits qui volaient, se lancer au beau milieu des fronts ennemis pour séparer et apaiser ces combattants en colère. [1,13,2] Elles priaient tour à tour pères et maris : "Ne commets pas de crime en versant le sang, toi, de ton beau-père, ni toi, de ton gendre, ne souille pas d'un parricide mes enfants. Ce sont tes petits-fils, ce sont tes fils". [1,13,3] Et encore : "Si vous ne supportez ni vos belles-familles ni nos mariages, tournez contre nous votre colère : c'est à cause de nous qu'il y a la guerre, c'est à cause de nous que, vous, nos maris et nos pères, vous êtes blessés ou massacrés. Nous mourrons plutôt que de vivre, veuves ou orphelines, sans l'un ou l'autre d'entre vous." [1,13,4] Les armées se laissèrent attendrir, les chefs aussi. Le silence se fit et soudain tout s'arrêta. Alors, les chefs s'avancèrent pour négocier. Leurs pourparlers n'aboutirent pas seulement à la paix, mais aussi à la constitution d'un seul État à partir des deux entités. La royauté fut mise en commun et Rome devint le siège exclusif du pouvoir, [1,13,5] ce qui doubla son importance. Pour accorder quand même quelque chose aux Sabins, on fit dériver du nom de la ville de Cures la dénomination de Quirites. En souvenir du dernier combat, on appela lac Curtius le marais profond d'où le cheval de Curtius émergea pour faire accéder son maître au gué . [1,13,6]Après une guerre si lamentable, la paix fit éclater la joie. Les Sabines n'en devinrent que plus chères à leurs maris et à leurs familles d'origine et, plus encore, à Romulus lui-même. Aussi, quand il répartit la population en trente curies, donna-t-il les noms de ces femmes aux curies. [1,13,7] La tradition ne dit pas si, du fait qu'il y avait évidemment bien plus de femmes que de curies, les noms furent choisis en fonction de l'âge ou des propres mérites de ces dames ou de ceux de leurs maris, ou s'ils furent simplement tirés au sort. [1,13,8] En même temps furent créées trois centuries de chevaliers : les Ramnenses d'après le nom de Romulus, les Titienses d'après celui de Titus Tatius. On ne peut rien affirmer quant au nom et à l'origine des Luceres. Ainsi les deux rois régnèrent non seulement en même temps, mais aussi en parfait accord. [1,14,1] Quelques années plus tard, des proches du roi Tatius malmènent une délégation des Laurentes, qui portèrent plainte au nom du droit des gens. Or, pour Tatius, son attachement pour les siens et leur prières avaient plus de poids. [1,14,2] Il attira ainsi sur lui le châtiment qu'eux-mêmes méritaient. Lors d'un sacrifice solennel à Lavinium, il fut massacré au cours d'une échauffourée. [1,14,3] Romulus aurait été moins affecté par cette nouvelle qu'il ne l'eût fallu. Se méfiait-il du partage du pouvoir royal ou jugeait-il qu'on n'avait pas eu tort d'abattre Tatius ? Il préféra ne pas partir en guerre. Mais pour expier l'affront subi par l'ambassadeet le meurtre du roi, le traité entre Rome et Lavinium fut renouvelé. [1,14,4] Ainsi, contre toute attente, la paix s'instaura avec les Laurentes. Mais, une autre guerre éclata bien plus près, quasiment à nos portes. Les Fidénates jugeaient excessive notre puissance, qui s'affirmait sous leur yeux. Aussi, sans laisser à Rome le temps de prendre toute la force qu'elle devait logiquement avoir un jour, ils prirent l'initiative des hostilités. Ils armèrent les jeunes et les lancèrent dans l'aventure. Tout le territoire entre notre ville et Fidènes fut ravagé. [1,14,5] Ensuite, ils dirigèrent leur progression vers la rive gauche du Tibre, car la droite ne leur était pas accessible. Ils pillèrent tout, au grand désarroi des paysans, qui affluèrent soudain en désordre des campagnes vers la ville, annonçant ainsi le désastre. [1,14,6] Romulus était sur le qui-vive : il savait qu'il fallait aussitôt riposter à une attaque venue de si près. Il sortit avec l'armée et établit son camp à mille pas de Fidènes. [1,14,7] Il y laissa un petit poste de garde et partit avec toutes ses troupes. Il plaça une partie des soldats en embuscade dans des points obscurs, envahis de broussailles épaisses. Il reprit la route avec la plus grande partie de l'armée et toute la cavalerie. En faisant porter par celle-ci, pratiquement aux portes de Fidènes, une attaque désorganisée mais inquiétante, il attira l'ennemi hors de la ville, ce qu'il escomptait. Il lui fallait aussi feindre une retraite, que ce même combat équestre rendit plausible. [1,14,8] Alors que la cavalerie semblait ne pas savoir s'il fallait fuir ou se battre, l'infanterie romaine aussi recula. Les portes soudain s'emplirent d'ennemis qui déferlaient. Le front romain fut enfoncé. Les ennemis en voulant serrer de près nos hommes et les poursuivre, se laissèrent entraîner du côté de l'embuscade. [1,14,9] Tout à coup des Romains surgirent pour assaillir l'armée ennemie de côté. Les soldats du poste de garde sortirent du camp et accrurent la panique. Ainsi les Fidénates, surpris de partout, cèdèrent au désarroi et, sans même que Romulus et ceux qui s'étaient dispersés avec lui, pussent tourner bride, ils prirent la fuite. [1,14,10] Alors qu'un peu auparavant ils poursuivaient nos hommes qui feignaient de fuir, les Fidénates déguerpissaient vraiment et dans quel désordre, pour regagner leur place-forte. [1,14,11] Mais ils ne s'en tirèrent pas : l'armée romaine les traqua et, sans qu'on puisse lui fermer les portes, comme un seul homme, fit irruption dans la ville. [1,15,1] Pour les Véiens, cette guerre que menaient leurs frères de sang, était un exemple contagieux car, comme eux, les Fidénates faisaient partie des Étrusques. La proximité même du théâtre des opérations, au cas où Rome s'attaquerait à tous ses voisins, les préoccupait au point qu'il effectuèrent un raid dans le territoire romain, pour le dévaster surtout et non dans le cadre d'une guerre légitime. [1,15,2] Aussi, c'est sans établir de camp ni attendre de riposte de l'armée ennemie, qu'ils regagnèrent Véies, chargés de butin pris dans les campagnes. Les Romains, par contre, faute d'avoir rencontré l'ennemi sur leurs terres, étaient prêts et résolus à livrer un combat décisif. Ils traversèrent le Tibre. [1,15,3] Les Véiens apprirent qu'ils avaient établi un camp et qu'ils voulaient s'approcher de leur ville. Alors, ils sortirent à leur rencontre, car ils préféraient en découdre en ligne de bataille que rester enfermés chez eux et lutter du haut des remparts. [1,15,4] Là, avec ses seules forces, sans recourir à aucun artifice et en ne s'appuyant que sur l'endurance de ses vétérans, le roi romain l'emporta. Il poursuivit jusqu'aux remparts les ennemis en déroute, mais renonça à prendre cette ville aux fortes murailles et défendue par sa situation même. Sur la route du retour, il dévasta les campagnes davantage pour assouvir son désir de vengeance que pour piller. [1,15,5] Plus encore que leur défaite, ce désastre impressionna les Véiens qui envoyèrent à Rome des porte-parole pour demander la paix. Ils durent en représailles céder une partie de leur territoire tandis qu'une trève de cent ans leur était accordée. [1,15,6] Voilà à peu près tous les événements qui, en temps de paix comme de guerre, marquèrent le règne de Romulus. Aucun d'eux n'infirma la croyance, qui s'établit après la mort du roi, en sa filiation et sa nature divines : ni sa détermination à rétablir son grand-père sur le trône, ni son dessein de fonder notre ville, ni celui de la raffermir dans la guerre et dans la paix. [1,15,7] C'est en effet grâce à lui que Rome fut à même de préserver une paix sans faille pendant les quarante années qui suivirent. [1,15,8] Il fut cependant plus aimé par le peuple que par les sénateurs. Il était aussi, plus que quiconque, populaire auprès des soldats. Il en maintint trois cents, qu'il appela celeres, comme gardes du corps, pas seulement à la guerre, mais aussi en période de paix. [1,16,1] Après ces immortels exploits, Romulus avait un jour, pour passer les troupes en revue, réuni l'assemblée dans la plaine près du marais de la Chèvre. Soudain, dans un grand fracas de coups de tonnerre, un orage éclata qui enveloppa le roi d'une nuée si épaisse que la foule ne le vit plus, et Romulus disparut à jamais de cette terre. [1,16,2] La frayeur des jeunes Romains ne s'apaisa que lorsqu'à ce ciel si perturbé succéda le calme d'une lumière sereine. Ils virent alors le trône vide. Quand les sénateurs, qui étaient installés auprès de Romulus, leur dirent qu'il avait été attiré dans les airs par la tourmente, ils voulurent bien les croire, mais, comme frappés par la peur d'être orphelins, ils se confinèrent assez longtemps dans un silence attristé. [1,16,3] Puis, quelques-uns et ensuite tous à la fois de s'écrier : "Salut à toi, Romulus, dieu né d'un dieu, roi et père de Rome !" Leurs prières réclamaient instamment son assistance : "Sois bienveillant et favorable, et protège toujours ta descendance !" [1,16,4] Il y en eut alors, je crois, quelques-uns pour dénoncer sous le manteau le fait que le roi aurait été mis en pièces par les mains des sénateurs. Cette autre version des faits s'est répandue aussi, mais de manière occulte. Quant à la première, elle fut popularisée par l'admiration pour Romulus et l'effroi qui régnait. [1,16,5] Il a suffi, dit-on, d' un seul homme avisé pour rendre crédible cette interprétation des faits. C'était Iulius Proculus. Dans la ville inquiète, qui pleurait Romulus et s'en prenait aux sénateurs, ce personnage de poids engagea sa crédibilité en affirmant devant l'assemblée ce fait inouï : [1,16,6] "Romulus,- oui, Quirites ! -, le père de notre ville, aujourd'hui, au lever du jour, est tout à coup descendu du ciel pour venir à ma rencontre. Je ne revenais pas de ma stupéfaction et je suis resté cloué sur place, plein de respect. Je l'ai supplié alors de pouvoir le regarder en face et il m'a dit : [1,16,7] 'Va, annonce aux Romains la volonté des dieux : ma chère Rome doit être la capitale du monde. Qu'ils s'adonnent dès lors à l'art militaire et fassent savoir à leurs descendants qu'aucune puissance humaine ne résistera aux armes romaines.' À ces mots, il a disparu dans les airs". [1,16,8] Il est surprenant de voir la confiance que l'on accorda aux paroles de Iulius Proculus et de constater combien s'atténua le regret de Romulus auprès de la plèbe et de l'armée, maintenant que la croyance à son immortalité s'était ancrée dans les esprits. [1,17,1] Entre-temps les sénateurs s'agitaient et rivalisaient entre eux, pris par l'ambition d'exercer le pouvoir. Il n'y avait pas encore de campagnes individuelles, vu l'absence de personnalités marquantes dans ce peuple nouveau, mais des factions s'opposaient au sein de leurs rangs. [1,17,2] Ceux qui étaient d'origine sabine faisaient remarquer qu'après la mort de Tatius, plus personne de leur côté n'avait exercé la royauté et, pour ne pas perdre le pouvoir au sein d'une alliance égalitaire, ils exigeaient la désignation d'un roi issu de leur ethnie. Les Romains de souche, eux, refusaient un roi venu de l'extérieur. [1,17,3] Cependant, malgré leurs divergences, tous voulaient un roi, car ils ne connaissaient pas encore les attraits de la liberté. [1,17,4] Ensuite les sénateurs se prirent à redouter qu'une force extérieure n'attaquât notre État en vacance de pouvoir et notre armée privée de chef, alors que de nombreux peuples limitrophes manifestaient leur ressentiment. Mais, tout à la fois, ils jugeaient bon de voir quelqu'un être à la tête de l'État et personne ne se résignait à accepter un candidat d'un autre groupe. [1,17,5] Cela étant, les cent sénateurs se partagèrent la tâche : se constituant en dix décuries, ils élisaient un membre au sein de chacune d'elles pour assurer le gouvernement. Dix hommes exerçaient le pouvoir, mais les insignes et les licteurs n'étaient l'apanage que d'un seul. [1,17,6] Chacun n'avait droit qu'à cinq jours de pouvoir et tous les dix l'exerçaient à tour de rôle. L'absence de pouvoir royal dura une année, d'où ce nom d'interrègne, qui existe encore aujourd'hui. [1,17,7] Mais la plèbe se mit à gronder : "Notre asservissement s'est multiplié, car nous avons cent maîtres au lieu d'un seul. Nous ne supporterons plus personne d'autre qu'un roi. À nous de le choisir !" [1,17,8] Les sénateurs perçurent l'évolution du climat politique et préférèrent offrir d'eux-mêmes ce qui leur allait leur échapper. Ils entrèrent dans les bonnes grâces du peuple en lui confiant le pouvoir suprême sans toutefois lui accorder plus de droits qu'ils n'en gardaient. [1,17,9] Voici ce qu' ils décidèrent : si le peuple élisait un roi, ce vote ne serait valable que dans la mesure les sénateurs entérineraient ce choix. Aujourd'hui encore, lors de l'adoption d'une loi ou la création d'un magistrat, le même droit reste en usage, sans plus être suivi d'effet : avant le vote populaire, les sénateurs font connaître leur avis, sans préjuger du résultat des comices. [1,17,10] Au moment de ce récit, l'interroi s'adressa à l'assemblée qu'il avait convoquée : "Puisse cela, Quirites, contribuer au bien de Rome, à sa prospérité, à son bonheur : Élisez votre roi ! Tel est l'avis du sénat. Après quoi, si vous élisez quelqu'un qui mérite de succéder à Romulus, le sénat ratifiera votre choix". [1,17,11] Cette initiative surprit si agréablement la plèbe qu'elle ne voulut pas avoir l'air en reste. Elle marqua son accord et confia au sénat le choix d'un roi. [1,18,1] Numa Pompilius était bien connu à cette époque pour son sens de la justice et son respect de la religion. Il vivait à Cures en Sabine et maîtrisait tout ce qu'on pouvait connaître en ce temps-là en matière de droit divin et humain. [1,18,2] Pythagore de Samos aurait, dit-on, été son maître, car on ne voit pas qui d'autre aurait pu l'être. Or ce n'est qu'un bon siècle plus tard, au temps du roi Servius Tullius, comme on l'admet généralement, que Pythagore, à Métaponte, Héraclée, Crotone, bref, au fin fond de l'Italie, animait des cénacles de jeunes gens que ses recherches passionnaient. [1,18,3] Comment donc de si loin, même s'il avait été contemporain de Numa, Pythagore aurait-il pu se faire connaître en Sabine ? Quelle langue aurait-il dû pratiquer pour éveiller chez quelqu'un la passion de la connaissance ? Comment aurait-il pu sans courir de dangers arriver en Sabine en traversant seul tant de régions aux parlers et modes de vie différents ? [1,18,4] Je pense plutôt que la personnalité de Numa était tout naturellement vertueuse et que sa formation était bien moins marquée par des savoirs venus d'ailleurs que par l'austère et rigide éducation des anciens Sabins, le peuple le plus intègre qui fût en ces temps-là. [1,18,5] En entendant le nom de Numa, les sénateurs romains furent bien conscients de l'avantage que prendraient les Sabins, si le roi était choisi dans leur ethnie. Mais aucun d'entre eux n'avait osé proposer sa propre candidature ni celle d'un membre de son propre parti ni même celle d'un quelconque sénateur ou concitoyen. Ainsi décidèrent-ils tous à l'unanimité d'octroyer la royauté à Numa Pompilius, [1,18,6] qu'on fit venir. Rappellant que Romulus n'était devenu roi qu'avec l'approbation divine pour fonder notre ville, Numa exigea, lui aussi, de prendre l'avis des dieux sur son élection. Il se fit conduire à la citadelle par l'augure, qui se vit officiellement confier à vie cette charge honorifique, et s'assit face au midi sur une pierre. [1,18,7] À la gauche de Numa, l'augure s'était voilé la tête et tenait dans la main droite un bâton recourbé, sans noeuds, qu'on appella lituus. Du regard il embrassa Rome et l'arrière-pays. Il pria, délimita des secteurs d'est en ouest, puis situa le midi à droite et le nord à gauche. [1,18,8] Devant lui, tout en portant son regard le plus loin possible, il détermina mentalement un point de repère. Saisissant alors le lituus de la main gauche, il posa la droite sur la tête de Numa et pria : [1,18,9] "Jupiter, notre père, si les dieux veulent bien que Numa Pompilius dont je tiens la tête règne sur Rome, donne-nous, je t'en prie, des signes précis dans les limites que j'ai tracées." Il énonça alors entièrement les auspices qu'il voulait se faire envoyer. Il les reçut. [1,18,10] Intronisé, Numa descendit de l'observatoire augural. [1,19,1] Il régnait ainsi sur une ville nouvelle, fondée dans la violence et les conflits. Aussi entreprit-il de la fonder à nouveau, mais cette fois sur les assises du droit et des lois qui devaient en régir les moeurs. [1,19,2] Il comprit que les esprits ne pouvaient s'y adapter dans une ambiance guerrière qui exacerbait l'agressivité. Ce peuple plein de fougue devait s'adoucir en prenant ses distances avec la vie militaire. Numa fit alors du temple de Janus au pied de l'Argilète le symbole de la paix et de la guerre : s'il était ouvert, Rome était en guerre, tandis que les portes closes signifiaient que tous les peuples environnants étaient pacifiés. [1,19,3] On ne vit ce temple fermé que deux fois après le règne de Numa. Cela se passa d'abord sous le consulat de Titus Manlius à la fin de la première guerre punique. La seconde fermeture témoigna de ce don que les dieux offrirent au regard des hommes de notre époque : la paix qu'après la bataille d'Actium notre empereur César Auguste imposa sur terre et sur mer. [1,19,4] Numa put fermer le temple, car il s'était attiré les bonnes grâces de tous les peuples limitrophes et avait conclu avec eux alliances et traités de paix. Les périls extérieurs étaient conjurés, mais le roi ne laissa pas l'inactivité encourager au laxisme des esprits sur lesquels la peur des ennemis et la discipline militaire n'exerçaient plus leur emprise. Il jugea que le moyen le plus efficace pour agir sur la masse inexpérimentée et inculte de ce temps-là était de lui inculquer avant tout la crainte des dieux. [1,19,5] Comprenant qu'il ne pouvait se mettre au niveau de ses sujets sans recourir à un artifice relevant du merveilleux, Numa leur fit croire qu'il avait en pleine nuit des entretiens avec la déesse Égérie : "C'est sur son conseil à elle, leur disait-il, que j'institue des célébrations que les dieux apprécient tout particulièrement et que je prépose au culte de chaque dieu ses propres prêtres." [1,19,6] Il commença, en s'appuyant sur le cycle lunaire, par diviser l'année en douze mois. Or les mois lunaires ne comptent pas tous trente jours, si bien qu'il manque six jours pour correspondre à une année tropique complète. Numa y remédia en introduisant tous les vingt ans des mois intercalaires. Ainsi les jours se retrouvaient par rapport au soleil à leur point de départ et cela permettait de couvrir intégralement la durée de vingt années tropiques. [1,19,7] Il institua aussi des jours néfastes et fastes, car il pensait que ce serait bien utile de suspendre de temps à autre l'activité politique. [1,20,1] Il s'attacha à créer des prêtres, tout en exerçant lui-même bon nombre de fonctions sacerdotales et en particulier celles confiées de nos jours au flamine de Jupiter. [1,20,2] Mais Numa se doutait bien qu'un État belliqueux aurait plus de rois à l'image de Romulus qu'à la sienne et qu'ils s'en iraient en guerre, et il craignait l'abandon des rites liés à la fonction royale. C'est pourquoi il créa pour le culte de Jupiter un flamine qui ne devait jamais quitter Rome. Il rehaussa ce sacerdoce par le port d'un vêtement spécial et le privilège royal de la chaise curule. Il y associa deux autres flamines, respectivement dévolus à Mars et à Quirinus. [1,20,3] Il sélectionna des filles vierges pour les consacrer à Vesta, dont le culte d'origine albaine avait des liens avec la lignée du fondateur de Rome. Pour permettre à ces prêtresses de vaquer sans partage au culte rendu dans leur temple, il leur alloua une rente prélevée sur les impôts. Leur virginité associée à d'autres pratiques pieuses les entoura d'un respect inviolable. [1,20,4] Pour desservir le culte de Mars Gradiuus, Numa créa aussi un collège de douze Saliens, qui reçurent comme signe distinctif une tunique brodée qu' ils portent sous un plastron de cuirasse en bronze. Il leur faisait arborer les ancilia, ces boucliers divins, tout en chantant d'un bout à l'autre de Rome des hymnes sur le rythme ternaire de leur danse sacrée. [1,20,5] Plus tard, il nomma pontife Numa Marcius, fils du sénateur Marcius et fit de ce prêtre une autorité pour l'observance, au cours de toutes les fêtes religieuses, de prescriptions détaillées, dont les animaux à sacrifier, les jours, les temples réservés à ces cérémonies ; il lui fallait savoir aussi d'où prélever le budget pour couvrir leur coût. [1,20,6] Numa soumit tous les autres rites publics et privés aux directives du pontife, dont le rôle était de répondre aux questions posées par la plèbe à leur sujet. Il voulait éviter ainsi que le droit divin subît le moindre bouleversement dû à l'abandon de rituels ancestraux et à l'accueil de cultes venus d'ailleurs. [1,20,7] La compétence du pontife ne se limitait pas au culte des dieux du ciel, mais on le consultait aussi pour accomplir dans les formes les rites funèbres et apaiser les mânes. Il indiquait en outre quand il fallait voir des présages dans la foudre ou dans tout autre phénomène naturel, et la manière de les conjurer. Pour déceler les desseins des esprits divins, Numa consacra sur l'Aventin un autel à Jupiter Élicius, qu'il consulta par voie augurale pour identifier les signes à prendre en compte. [1,21,1] Les questions que suscitait la pratique religieuse et la nécessité de conjurer les présages avaient détourné toute la population de sa violence guerrière et les esprits étaient toujours absorbés par l'une ou l'autre de ces préoccupations. L'activité humaine semblait passer par le bon vouloir des dieux et la prise en compte de leur avis s'était installée à demeure. L'accomplissement des obligations religieuses avait tellement imprégné toutes les consciences que la bonne foi et le respect du serment régissaient mieux Rome que la pire crainte de châtiments prévus dans un cadre légal. [1,21,2] D'eux-mêmes, les sujets modelaient leur comportement sur celui de leur roi, qui représentait pour eux le seul exemple à suivre. Rome n'avait jamais jusqu'alors représenté une ville pour les peuples voisins : ils n'y voyaient qu'un camp dressé en leur milieu pour les empêcher tous de vivre en paix. Mais elle leur inspirait maintenant tant de respect qu'ils ressentaient comme sacrilège de s'attaquer à cet état voué complètement au culte des dieux. [1,21,3] Il y avait un bois sacré, que traversait le courant d'une source intarissable surgissant d'une grotte ténébreuse. Numa, qui s'y rendait très souvent sans témoins sous prétexte d'y rencontrer la déesse, consacra ce bois aux Camènes parce que, disait-il, elles s'y réunissaient avec sa chère épouse Égérie. [1,21,4] Il créa aussi une fête solennelle rien qu'en l'honneur de la Bonne Foi. Les flamines devaient se rendre à ce sanctuaire en char couvert attelé de deux chevaux et, pour accomplir le rituel divin, ils s'enveloppaient la main jusqu'aux doigts pour symboliser la protection due à la bonne foi et le caractère sacré de la main droite, qui est l'un de ses sièges. [1,21,5] Numa institua beaucoup d'autres sacrifices et consacra à des rites de nombreux endroits que les pontifes appellent Argées. L'oeuvre la plus marquante de Numa fut néanmoins de concilier la sauvegarde de la paix et celle de son pouvoir tout au long de son règne. [1,21,6] Ainsi, l'un à la suite de l'autre, deux rois firent grandir l'État, chacun suivant sa propre voie : le premier était un conquérant, l'autre un homme de paix. Romulus régna pendant trente-sept ans, Numa quarante-trois. L'art de la guerre que tempérait celui de vivre dans la paix faisait la force de notre État. [1,22,1] Au cours du nouvel interrègne qui suivit le décès de Numa, le peuple se choisit comme roi Tullus Hostilius, un petit-fils d'Hostilius qui avait livré, au pied de la citadelle, un combat mémorable contre les Sabins. Les sénateurs entérinèrent ce choix. [1,22,2] Encore plus belliqueux que Romulus, Tullus ne rappelait pas du tout le feu roi. La force qu'il tirait de sa jeunesse, la gloire aussi de son aïeul l'excitaient. Jugeant que Rome perdait ses forces vives dans l'inactivité, il cherchait de tout côté matière à déclencher une guerre. [1,22,3] Le hasard voulut que des paysans romains se livrèrent au pillage en territoire albain et que des Albains ripostèrent en terre romaine. [1,22,4] Ces faits eurent lieu au moment où Caius Cluilius gouvernait Albe. Presque en même temps, les deux États envoyèrent une délégation pour récupérer leurs biens respectifs. Tullus avait recommandé à la sienne de donner priorité à l'objet de cette mission. Il s'attendait de la part d'Albe à un refus. Ainsi pourrait -il de plein droit ouvrir les hostilités. [1,22,5] De leur côté, les délégués albains s'acquittèrent de leur mission avec nonchalance. Tullus leur réserva un accueil charmant et généreux et les fit banqueter à sa table dans la bonne humeur. Au même moment, les Romains venaient d'exiger, les premiers, la restitution de leurs avoirs. Le chef albain refusa. Ils lui répondirent par une déclaration de guerre dans les trente jours et revinrent avec cette nouvelle auprès de Tullus, [1,22,6] qui pria alors les ambassadeurs de présenter leur requête. Ceux-ci, ignorant tout, commencèrent par se confondre en excuses : "Ils avaient, disaient-ils, mais tout à fait contre leur gré, quelque chose à dire à Tullus, et cela risquait de lui déplaire... Ils étaient hélas soumis aux ordres qu'ils avaient reçus : s'ils étaient là, c'était pour reprendre leurs avoirs ; mais, s'ils ne pouvaient rentrer en leur possession, ils avaient pour mission de déclarer la guerre." [1,22,7] Tullus répondit : "Allez donc dire ceci à votre roi : le roi de Rome prend les dieux à témoins et leur demande que tous les malheurs de cette guerre accablent le premier de nos deux peuples qui a refusé la restitution du butin à l'ambassade venue le réclamer." [1,23,1] Tel fut le message qu'Albe reçut. Les deux États s'empressèrent de préparer ce qui ressemblait fort à une guerre civile, car c'était en quelque sorte des pères et des fils qui allaient s'entre-tuer. Les belligérants en présence étaient en effet d'origine troyenne puisque Lauinium avait été fondée par les Troyens et Albe par les Lavinates, et que les Romains étaient issus de la famille royale albaine. [1,23,2] Heureusement l'issue de ce conflit le rendit moins affligeant, car on ne livra aucune bataille et, les destructions se limitant aux maisons de l'autre ville, les deux peuples n'en formèrent plus qu'un seul. [1,23,3] Prenant l'offensive, les Albains entrèrent en territoire romain avec une armée énorme. Ils établirent à moins de cinq milles de Rome un camp entouré d'un fossé, qui pendant plusieurs siècles fut appelé Cluilius, comme le maître d'Albe. Le temps a eu raison de ce vestige et de son nom. [1,23,4] C'est dans ce camp que mourut le roi Cluilius. Les Albains élurent alors Mettius Fufétius dictateur. Entre-temps, Tullus, à qui la mort du roi insufflait une particulière agressivité, répétait sans cesse : "La toute-puissance des dieux s'en est d'abord prise à la tête même des Albains et va s'acharner sur le peuple tout entier pour avoir déclenché une guerre impie." Il contourna de nuit le camp ennemi et mena avec son armée une redoutable attaque en territoire albain. [1,23,5] Alors Mettius quitta ses positions pour se rapprocher le plus possible de son ennemi. Il chargea un ambassadeur d'annoncer à Tullus : "Nous devons absolument nous rencontrer avant d'engager le combat. Si tu y consens, je sais fort bien que mes propositions seront au moins aussi intéressantes pour Rome que pour Albe." [1,23,6] Tullus ne traita pas cette invitation par le mépris. Il rangea pourtant ses troupes en bataille pour réagir au cas où il ne recevrait que de vaines propositions. En face, les troupes albaines sortirent aussi. Les deux armées se tinrent rangées de part et d'autre, tandis que leurs chefs s'avançaient escortés de quelques notables. [1,23,7] Mettius prit la parole : "Oui, il y a eu des sévices. Des biens aussi, qui avaient pourtant été réclamés, n'ont pas été restitués en vertu du traité. C'est tout cela, comme je crois le savoir, que notre roi Cluilius a donné comme motif de cette guerre. Je ne doute pas, Tullus, que, toi aussi, tu invoques les mêmes raisons. Mais tenons-nous en à la vérité plutôt qu'à de fallacieux prétextes : c'est leur soif de puissance qui porte nos deux peuples apparentés et voisins à se faire la guerre ! [1,23,8] Est-ce à tort ou à raison ? Je n'ai pas à trancher : celui qui a entrepris cette guerre aurait pu réfléchir à cette question. Quant à moi, les Albains ne m'ont choisi que comme chef de guerre. Je voudrais seulement, Tullus, te mettre en garde contre ceci : As-tu pensé combien la puissance étrusque s'étend largement dans les parages d'Albe et de Rome ? Dans la mesure où vous en êtes plus proches, tu le sais encore mieux. L'Étrurie s'impose à l'intérieur des terres et bien plus encore sur la mer. [1,23,9] Souviens-toi, que quand tu donneras le signal du combat, nos deux armées s'offriront au regard des Étrusques. Une fois au comble de l'épuisement, vainqueurs aussi bien que vaincus, nous serons à leur merci. Puisque la liberté dont nous jouissons ne fait plus notre bonheur et que nous préférons courir le risque aléatoire de dominer ou d'être esclaves, prenons, s'il plait aux dieux, un moyen de déterminer lequel de nous deux dominera l'autre, sans causer ni pertes ni grande effusion de sang pour chacun de nos deux peuples." [1,23,10] Cette proposition ne déplut pas à Tullus, tout belliqueux qu'il était non seulement de tempérament mais aussi par l'espoir de vaincre. On chercha des deux côtés et on avança une solution que la chance elle-même permit de réaliser. [1,24,1] Il y avait justement dans les deux armées des triplés dont l'âge et la force physique étaient comparables. C'était, on le sait bien, les Horaces et les Curiaces, les héros de l'épisode le plus célèbre de notre histoire ancienne ! Pourtant au coeur d'un fait si glorieux, une incertitude persiste : auquel des deux peuples appartenaient respectivement les Horaces et les Curiaces ? Les historiens sont partagés, mais j'en trouve quand même davantage qui considèrent les Horaces comme Romains et je préfère suivre cette voie-là. [1,24,2] Les rois convinrent avec les triplés de représenter leur patrie respective dans un combat à l'arme blanche. "La domination sur l'autre peuple s'exercera du côté des vainqueurs" proposèrent-ils. Ne rencontrant aucune réticence, ils s'accordèrent sur l'heure et l'endroit. [1,24,3] Avant l'engagement, Romains et Albains conclurent un traité stipulant que le peuple dont les citoyens sortiraient vainqueurs exercerait sur l'autre son pouvoir dans le cadre d'une paix équitable. Tous les traités stipulent des modalités différentes, mais on procède toujours de la même façon. [1,24,4] Nous avons appris comment se serait accompli à ce moment-là le rituel alors que des traités plus anciens n'ont pas laissé de traces. Le fécial s'adressa au roi Tullus : "M'enjoins-tu, mon roi, de conclure un traité avec le père patrat du peuple albain ?" Le roi acquiesça. "Ce sont les herbes sacrées, mon roi, reprit le prêtre, que je te réclame" . "Va cueillir l'herbe pure", fit le roi. [1,24,5] Le fécial rapporta de la citadelle des pousses pures de gazon, puis demanda à Tullus : "Mon roi, fais-tu de moi le messager royal du peuple romain des Quirites, et associes-tu à cette mission mes instruments et mes compagnons ?" - "Je fais, répondit le roi, tout ce qui ne peut causer préjudice ni à moi-même ni au peuple romain des Quirites". [1,24,6] Ce fécial s'appelait Marcus Valérius. Il consacra Spurius Fusius père patrat en lui touchant la tête et les cheveux avec des tiges de verveine. Le père patrat est là pour accomplir le serment (ad ius iurandum patrandum), en d'autres termes pour sacraliser le traité. Tout au long de la cérémonie, il égrène de nombreuses formules en une longue incantation qu'il n'est pas utile de reproduire ici. [1,24,7] Marcus Valérius donna lecture des clauses, puis il ajouta : "Écoute, Jupiter, écoute, père patrat du peuple albain, écoute, toi peuple albain : Le peuple romain ne dérogera pas le premier à ces clauses gravées dans la cire de ces tablettes telles qu'ont été lues d'un bout à l'autre sans mauvaise foi et telles qu'elles ont été correctement comprises ici et aujourd'hui. [1,24,8] S'il y déroge le premier par une décision officielle de mauvaise foi, alors ce jour-là, Jupiter, frappe le peuple romain, comme moi-même je frapperai ce porc ici et aujourd'hui. Que la vigueur de tes coups soient à la mesure de ta force et de ta puissance !" [1,24,9] Il se tut et frappa le porc avec un silex. De même les Albains, avec leur propres formules incantatoires, s'engagèrent à leur tour, par l'entremise de leur dictateur et de leurs prêtres, à respecter ce serment. [1,25,1] Le traité était conclu et les triplés, comme convenu, revêtirent leurs armes. De part et d'autre, leurs compagnons leur remontaient le moral en répétant : "Nos dieux et nous tous qui sommes votre patrie et votre famille, tous nos concitoyens restés en ville et tous ceux qui sont dans l'armée, nous ne quittons pas des yeux vos armes et vos mains !" L'agressivité naturelle de ces combattants, qui s'avançaient au milieu des deux fronts, se renforçait encore aux cris d'encouragement qui leur montaient à la tête. [1,25,2] Les deux armées s'étaient installées face à face, chacune devant son camp. Tout en étant à l'abri du danger, elles ne l'étaient pas de l'inquiétude, car l'enjeu était la suprématie de leur peuple, suspendue à la bravoure de quelques hommes à peine et aussi à la chance. Tendus, les soldats retenaient leur souffle et brûlaient de voir ce spectacle plutôt insoutenable. [1,25,3] Au signal, les triplés, tels deux fronts de combattants, brandirent leurs armes et s'élancèrent. Ils portaient en eux l'ardeur des deux grandes armées. Indifférents, les uns comme les autres, à leur propre péril, ils ne pensaient qu'à la suprématie de leur peuple et à la menace de l'asservissement, car leur patrie connaîtrait le sort qu'eux mêmes allaient lui ménager. [1,25,4] Immédiatement dès l'attaque, les armes s'entrechoquèrent, les glaives en mouvement lancèrent des éclairs et un immense frisson d'effroi crispa les assistants. L'espoir ne penchait encore ni d'un côté ni de l'autre. Tous étaient muets, incapables de réagir. [1,25,5] Les combattants en vinrent au corps-à-corps. On ne voyait plus seulement le va-et-vient des corps et l'agitation sans issue prévisible de glaives et de boucliers, mais bien des blessures et du sang. Les trois Albains étaient blessés et deux Romains s'écroulèrent l'un sur l'autre, frappés à mort. [1,25,6] En voyant leur chute, toute l'armée albaine poussa des cris de joie. Tout espoir avait abandonné les troupes romaines en proie à l'inquiétude et à l'angoisse pour ce seul homme que les trois Curiaces avaient encerclé. [1,25,7] Or Horace était indemne et, si seul contre trois il était impuissant, il se savait redoutable en combat singulier. Ainsi pour pouvoir rencontrer un à un ses adversaires, il prit la fuite à toutes jambes. Il escomptait que les Curiaces ne le pourchasseraient que pour autant que leurs blessures le permettraient à chacun. [1,25,8] Sa fuite l'avait porté bien loin déjà de l'endroit où il s'était battu. Il se retourna et vit ses adversaires le poursuivre à grande distance les uns des autres. Le premier n'était plus très éloigné : il se lança avec violence contre lui. [1,25,9] L'armée albaine criait aux deux autres Curiaces de secourir leur frère, mais déjà victorieux, Horace avait massacré son adversaire et était prêt à courir la chance d'un deuxième corps-à-corps. Alors en hurlant comme tous ceux qui, après avoir cru leur cause perdue, reprennent espoir, les Romains soutinrent leur homme, qui se hâta d'en découdre. [1,25,10] C'est pourquoi, sans même que le dernier frère, pourtant pas très loin, pût intervenir, il tua le deuxième Curiace. [1,25,11] Maintenant l'équilibre se rétablissait en opposant les deux survivants, mais ceux-ci n'avaient ni même moral ni même résistance : le premier, indemne et enflammé par sa double victoire, sollicitait un troisième combat ; l'autre, accablé par sa blessure, traînait un corps épuisé par la course et, déjà vaincu par le seul spectacle de ses frères massacrés sous ses yeux, il se trouvait à la merci d'un ennemi victorieux. Il n'y eut pas de combat. [1,25,12] Le Romain exultait. "J'ai donné, dit-il, tes deux frères aux Mânes des miens. Toi, le troisième, je te donnerai à la cause de cette guerre, pour que Rome domine Albe !" L'Albain pouvait à peine encore porter ses armes. Brandissant son glaive, Horace l'enfonça dans le cou de son adversaire, qui tomba et se fit dépouiller. [1,25,13] Les Romains ovationnèrent Horace pour lui exprimer leur reconnaissance. Leur joie était d'autant plus intense qu'ils avaient eu bien peur. Les deux armées allèrent enterrer leurs morts avec un état d'esprit bien différent : Rome étendait son pouvoir, mais Albe passait sous la coupe d'autrui. [1,25,14] Les tombes existent encore à l'endroit où chaque combattant est tombé : celles des deux Romains se trouvent au même endroit, assez près d'Albe. Celles des trois Albains regardent vers Rome, mais à la même distance l'une de l'autre que celle des combats singuliers. [1,26,1] Avant le départ des deux armées, Mettius, conformément au traité s'enquit de la volonté de Tullus. Celui-ci lui enjoignit de garder les jeunes sous les armes car, disait-il, "J'aurai besoin d'eux, si la guerre éclate contre Véies." Les soldats regagnèrent leurs foyers. [1,26,2] En tête de l'armée romaine marchait Horace qui brandissait les dépouilles de ses trois adversaires. Or sa soeur, une jeune fille promise à l'un des Curiaces, vint à sa rencontre à hauteur de la porte Capène. Elle reconnut sur les épaules de son frère le manteau de guerre qu'elle avait confectionné de ses mains pour son fiancé. Elle défit ses cheveux et se mit à sangloter en appelant son fiancé mort. [1,26,3] La douleur de sa soeur, au milieu d'un peuple que la victoire transportait de joie, courrouça le belliqueux garçon. Il dégaina alors son glaive et transperça la jeune fille, en l'accablant de sarcasmes : [1,26,4] "Va-t-en donc d'ici rejoindre ton fiancé ! Quel scandale de l'aimer ! Que fais-tu de tes frères morts ? Et de moi qui vis encore ? Et de ta patrie ? Qu'on se débarrasse ainsi de toute Romaine qui pleurera un ennemi !" [1,26,5] Ce meurtre écoeura sénateurs et plébeiens, mais l'exploit tout neuf d'Horace mitigeait les réactions. On se saisit pourtant de lui pour le soumettre au verdict du roi. Tullus répugnait à endosser la responsabilité d'un jugement si funeste et impopulaire, et de l'exécution aussi qui devait s'ensuivre. Il convoqua le peuple et lui annonça : "Je nomme, en vertu de la loi, des duumvirs pour déclarer Horace coupable d'un crime d'État". [1,26,6] L'énoncé de cette loi donnait le frisson : "Que les duumvirs déclarent l'accusé coupable de crime d'État ; si l'accusé fait appel du jugement des duumvirs, que cet appel ouvre un débat ; si les duumvirs l'emportent, que le bourreau voile la tête de l'accusé ; qu'il le suspende à l'arbre d'infamie ; qu'il le flagelle à l'intérieur de l'enceinte ou à l'extérieur de l'enceinte." [1,26,7] Désignés dans ces conditions, les duumvirs jugeaient que cette loi ne leur permettait même pas d'absoudre un innocent. Ils condamnèrent Horace et l'un d'eux dit alors : "Publius Horatius, je te déclare coupable de crime d'État. Licteur, viens lui attacher les mains". [1,26,8] Un licteur s'était approché qui le garrottait. Alors, sur un signe de Tullus, qui interprétait la loi avec clémence, Horace déclara : "Je fais appel !". Ainsi son appel introduisit un débat devant le peuple. [1,26,9] L'émotion au cours de ce procès atteignit son comble quand le père d'Horace se fit entendre : "Je juge, disait-il, que ma fille a été abattue à bon droit ; s'il n'en était pas ainsi, c'est moi qui, en vertu de mon droit paternel, aurais sévi contre mon fils." Après quoi, il se mit à supplier : "Il n'y a pas si longtemps, vous m'avez vu entouré de la plus belle des descendances. Ne me faites donc pas pleurer tous mes enfants !" [1,26,10] Tout en parlant, le vieil homme étreignait son fils et attirait sans cesse les regards sur les dépouilles des Curiaces attachées à ce qu'aujourd'hui on appelle le Trophée horatien. Il disait aussi : "Ce garçon, vous venez de le voir arriver auréolé par sa victoire. Comme vous l'avez ovationné ! Mais supporterez-vous, Quirites, de le voir lié, la fourche au cou ? Doit-il endurer les affres du fouet ? Les yeux des Albains pourraient à peine soutenir spectacle si hideux ! [1,26,11] Vas-y, licteur ! Attache ces mains, qui avec leurs armes viennent de donner la suprématie au peuple romain ! Vas-y ! Voile la tête du libérateur de notre ville ! Oui, flagelle-le à l'intérieur de l'enceinte... mais devant les armes dont il a dépouillé ses adversaires ! Ou à l'extérieur de l'enceinte... mais devant les tombes des Curiaces ! Pourriez-vous donc mener quelque part ce garçon sans que sa gloire ne le gracie d'une exécution si abjecte ?" [1,26,12] Le peuple céda aux larmes de ce père et à la force d'âme d'Horace qui restait égal à lui-même au milieu de tous les périls. On prononça son acquittement plus pour sa bravoure qui forçait l'admiration que par respect du droit. Pour effacer ce forfait flagrant malgré tout par une forme d'expiation, on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l'État. [1,26,13] Après avoir accompli quelques sacrifices expiatoires, qui par la suite se sont perpétués dans la famille Horatia, le père fit surplomber la rue d'une poutre sous laquelle il fit passer, comme sous le joug, le jeune homme, la tête couverte. Cette pièce de bois existe encore aujourd'hui et on la restaure toujours aux frais de l'État : on l'appelle Poutre de la Soeur. [1,26,14] On construisit pour Horatia un tombeau en pierres de taille, à l'endroit où elle s'écroula frappée à mort. [1,27,1] La paix conclue avec Albe ne dura guère. Le ressentiment de la foule, qui reprochait à Mettius d'avoir fait dépendre de trois combattants le sort de leur collectivité, exerça son impact sur ce dictateur sans conscience. S'apercevant que son parti pris de droiture ne lui avait pas réussi, Mettius entreprit de regagner la faveur populaire par des moyens moins avouables. [1,27,2] Ainsi, de même qu'autrefois il avait voulu la paix en pleine guerre, il chercha à susciter la guerre dans la paix. Conscient de ce que son État manifestait plus d'agressivité qu'il n'avait de moyens de se battre, Mettius excita sans vergogne par des déclarations publiques les autres peuples à faire la guerre. Il comptait sur ses propres effectifs pour trahir l'alliance sous couleur de la respecter. [1,27,3] Fidènes, colonie romaine et Véies, qui accepta d'entrer dans ce jeu, furent poussées à passer à l'offensive, en recevant l'assurance que les Albains changeraient de camp. [1,27,4] Comme Fidènes avait clairement fait défection, Tullus fit venir d'Albe Mettius et son armée. Après le passagre de l'Anio, il établit son camp au Confluent. C'est entre cet endroit et Fidènes que les troupes de Véies avaient traversé le Tibre. [1,27,5] Elles occupèrent dans le front l'aile droite en s'appuyant encore au fleuve ; à gauche, les Fidénates prirent position plus près de la montagne. Tullus aligna ses propres troupes face à ses ennemis de Véies et fit se placer les Albains devant l'armée de Fidènes. Guère plus courageux que loyal, Mettius n'osait ni rester sur place ni passer ouvertement à l'ennemi. Aussi gagna-t-il insensiblement les hauteurs. [1,27,6] Quand il jugea sa position assez élevée, il fit monter toute son armée. Toujours dans l'expectative, il étira le front pour gagner du temps. Son intention était de diriger ses troupes là où le lui indiquerait la tournure des événements. [1,27,7] Sur le moment, les Romains les plus proches furent pour le moins surpris de voir leurs propres flancs laissés à découvert par le départ de leurs alliés. Puis un cavalier vint à brides abattues annoncer au roi que les Albains s'en allaient. Tullus, au vu de la situation alarmante, fit le voeu de consacrer douze Saliens et des sanctuaires à Pallor et à Pavor. [1,27,8] Il cria au cavalier, assez fort pour se faire entendre des ennemis, qu'il fallait reprendre l'attaque : "Il ne faut pas vous alarmer. C'est Mettius qui a fait faire à l'armée albaine un mouvement giratoire pour tomber sur les arrières des Fidénates à découvert." Tullus enjoignit toujours au même homme de donner l'ordre à la cavalerie de dresser les lances. [1,27,9] Ce subterfuge empêcha une grande partie de l'infanterie romaine de voir s'éloigner l'armée albaine. Quant à ceux qui avaient tout vu, ils crurent les paroles du roi qu'ils avaient perçues et se battirent avec d'autant plus d'acharnement. La panique gagnait les ennemis : ils avaient eux aussi entendu ces paroles proférées à haute voix et les Fidénates pour la plupart, adjoints comme colons à des Romains, comprenaient le latin. [1,27,10] C'est pourquoi, pour ne pas se voir barrer la route vers leur ville par une descente subite des Albains, ils abandonnèrent le combat. Tullus talonna et mit en déroute l'aile des Fidénates. Avec plus d'agressivité encore, il bondit sur les Véiens, ébranlés par la panique des autres. Ils ne résistèrent pas au choc, mais derrière eux la barrière du fleuve entravait leur débandade. [1,27,11] Quand la fuite les y accula, les uns se délestèrent honteusement de leurs armes et, sans réfléchir, se jetèrent à l'eau. D'autres qui se demandaient s'ils allaient fuir ou se battre se firent surprendre sur les rives. Jamais bataille livrée auparavant par les Romains ne fut si cruelle. [1,28,1] Alors, on fit descendre dans la plaine l'armée albaine qui n'avait fait que regarder le combat. Mettius félicita Tullus pour la défaite infligée aux ennemis. Tullus lui répondit aimablement : "Puisse cela nous réussir, mais je demande que les Albains établissent leur camp juste à côté du nôtre." Il s'occupa du sacrifice purificatoire du lendemain. [1,28,2] Dès l'aube, les préparatifs habituels étaient terminés et Tullus fit convoquer les deux armées en assemblée. Les hérauts entamèrent leur mission au bout du camp pour mobiliser d'abord les Albains. Ceux-ci, attirés aussi par le caractère insolite de l'événement et désireux d'entendre le roi de Rome s'adresser à l'assemblée, occupèrent les tout premiers rangs. [1,28,3] C'est intentionnellement qu'on les fit entourer par l'armée romaine où les centurions avaient pour consigne d'exécuter sur-le-champ les ordres donnés. [1,28,4] Tullus prit alors la parole : "Romains, si jamais vous avez déjà eu l'occasion de rendre au cours d'une guerre hommage aux dieux immortels d'abord, à votre propre valeur ensuite, ce fut sans conteste lors du combat d'hier. Sachez donc qu'il a moins fallu combattre des ennemis, que livrer un combat plus dur et plus périlleux contre la traîtrise et la perfidie de nos alliés. [1,28,5] Allons, ne vous faites pas d'idées fausses ! Ce n'est pas sur mon ordre que les Albains ont gagné les hauteurs ! Non, cet ordre ne venait pas de moi ! Mais j'ai fait semblant de l'avoir donné ! Comme ça, vous-mêmes, vous ne vous doutiez pas d'être abandonnés et vous n'avez pas perdu le courage de vous battre. Mais nos ennemis, eux, se sont crus pris par derrière, ils ont paniqué et fui ! [1,28,6] Oui, je dénonce cette faute, mais je ne la fais pas retomber sur tous les Albains : ils n'ont fait que suivre leur chef. Tout comme vous ! Si j'avais voulu vous faire effectuer une manoeuvre à partir de là, vous l'auriez fait. Mais c'est ce bon Mettius qui a commandé ce mouvement ! C'est aussi Mettius qui a ourdi cette guerre ! C'est Mettius qui a rompu le pacte entre Romains et Albains ! Un autre oserait bien un jour en faire autant, si je ne donne pas aux hommes l'image du châtiment exemplaire que cet individu mérite" ! [1,28,7] Des centurions en armes encerclèrent Mettius. Le roi poursuivit sur sa lancée : "Prospérité et bonheur pour le peuple romain, pour moi et pour vous, Albains ! J'ai l'intention de faire s'installer tout votre peuple à Rome, de donner le droit de cité à votre plèbe, de conférer à vos notables la dignité de sénateurs, de créer une seule ville sous un seul gouvernement. Tout comme autrefois l'entité albaine s'est divisée en deux peuples, je veux que, de la même façon, elle retrouve maintenant son unité." [1,28,8] Ces mots faisaient réagir en sens divers les jeunes Albains, mais tous étaient sous l'emprise de la crainte. Sans armes, entourés d'hommes armés, ils gardaient le silence. [1,28,9] Tullus reprit : "Mettius Fufétius, si tu pouvais par toi-même apprendre à respecter la parole donnée et les pactes, tu resterais en vie pour que je te l'inculque. Mais voilà, tu es né incurable. Alors, c'est par ta mise à mort que tu apprendras toi-même aux hommes à considérer comme sacré ce que tu as violé. Donc, tout comme, il n'y a pas si longtemps, tu as partagé ton esprit indécis entre Fidènes et Rome, tu donneras ton corps à écarteler." [1,28,10] Alors, Tullus fit approcher deux quadriges. On lia Mettius à leurs caisses en lui étirant les membres en sens opposés. On fouetta les attelages, chacun dans une direction. Le corps se déchira et chaque char entraîna les membres que les liens y maintenaient. [1,28,11] Tous détournèrent les yeux d'un spectacle tellement hideux. Ce fut la première et aussi la dernière fois que les Romains firent de ce supplice un châtiment exemplaire, qui n'oubliait que trop les lois humaines. Partout ailleurs, ils peuvent se glorifier parmi tous les peuples de la plus grande modération dans la répression. [1,29,1] Entre-temps, des cavaliers avaient déjà été dépêchés à Albe pour transférer la population à Rome. Ensuite des troupes y furent menées pour démolir la ville. [1,29,2] Lorsqu'elles y entrèrent, il n'y eut guère de désordre et d'épouvante comme dans une ville prise d'assaut, quand les portes sont fracturées ou que les murs sont abattus par le bélier ou que la citadelle est prise par la force et que les cris des ennemis et l'incursion d'hommes armés à travers la ville noient tout dans le carnage et le feu. [1,29,3] Un silence lugubre et une affliction muette avaient figé toute réaction. Apeurés et sans pouvoir décider de ce qu'ils abandonneraient, de ce qu'ils emporteraient, les Albains s'interrogeaient sans cesse les uns les autres. Certains se tenaient sur leurs seuils, d'autres désemparés erraient dans leurs maisons pour les voir une dernière fois. [1,29,4] Mais les vociférations des cavaliers pressaient les Albains de quitter les lieux. Déjà retentissait le fracas de maisons qui s'écroulaient aux confins de la ville et le nuage de poussière qui s'était élevé au loin noyait tout. Ils partaient tous, avec ce qu'il avait pu emporter en hâte, abandonnant leur foyer, leurs pénates et les demeures qui les avaient vus naître et grandir. [1,29,5] Des files interminables de réfugiés remplissaient les rues. En se croisant les regards ranimaient des pleurs qu'inspirait une pitié mutuelle. Des cris déchirants, de femmes surtout, s'élevaient, quand les exilés passaient devant les temples vénérables occupés par la force armée. Ils avaient l'impression d'abandonner leurs dieux emprisonnés. [1,29,6] Quand les Albains eurent quitté la ville, les Romains démolirent tous les édifices publics et privés jusqu'au sol et une seule heure voua à la destruction et à l'anéantissement une ville de quatre cents ans. Une ordonnance royale épargna toutefois les temples. [1,30,1] La destruction d'Albe accrut la puissance de Rome, dont le nombre de citoyens doubla. La colline du Caelius fit partie intégrante de la ville et, pour y attirer de nouveaux occupants, Tullus y fit construire un palais où il résida. [1,30,2] Il choisit des notables albains qu'il éleva au rang de sénateurs pour renforcer aussi cette partie de l'État. Parmi ceux-ci, les Iulii, les Servilii, les Quinctii, les Géganii, les Curiatii et autres Cloelii. Pour ce corps constitué, dont il avait accru les membres, il inaugura la curie que la génération de nos parents appelait encore Hostilia. [1,30,3] Et pour que le nouveau peuple renforce quelque peu la force armée à tous les échelons, il créa dix bataillons de cavalerie avec des effectifs albains, compléta les anciennes légions dans la même proportion et en leva de nouvelles. [1,30,4] Plein de confiance dans ses forces, Tullus déclara la guerre aux Sabins. Or c'était, de ce temps-là et après les Étrusques, le peuple le mieux pourvu en hommes et en armes. De part et d'autre, on émettait des doléances concernant des traitements injustes dont les demandes de réparation demeuraient vaines. [1,30,5] Tullus se plaignait de l'arrestation de commerçants romains en plein marché près du sanctuaire de Féronia tandis que les Sabins dénonçaient la détention de ressortissants qui s'étaient réfugiés dans le bois sacré. Tout cela donnait de bonnes raisons d'entrer en guerre. [1,30,6] Les Sabins étaient bien conscients de ce qu'une partie de leurs forces avait été transférée à Rome par Tatius et que l'entité romaine venait encore de s'agrandir par l'annexion du peuple albain. Ils se mirent donc eux aussi à solliciter aux alentours des appuis extérieurs. [1,30,7] Dans l'Étrurie voisine, Véies était le territoire le plus proche. Or le ressentiment consécutif aux guerres y était vivace et engageait vivement des esprits à trahir Rome. Ainsi les Sabins enrôlèrent des volontaires et recrutèrent auprès d'une plèbe miséreuse des vagabonds dont la perspective d'une solde emporta l'adhésion. Aucune aide officielle ne soutint ces ressortissants et, chose qui étonnerait moins de la part de tous les autres peuples, ce fut le respect de la trêve conclue avec Romulus qui l'emporta à Véies. [1,30,8] De part et d'autre, Romains et Sabins préparaient la guerre avec la dernière énergie. La situation semblait évoluer vers la seule question de savoir lequel des deux peuples allait lancer l'offensive. Mais Tullus n'attendit plus et entra en territoire sabin. [1,30,9] Il livra un combat sans merci aux abords de la forêt Malitiosa. La solidité de son infanterie sans doute, mais aussi le récent renforcement de sa cavalerie, permirent à l'armée romaine d'affirmer une nette supériorité. [1,30,10] La cavalerie chargea brutalement semant le désarroi dans les rangs des Sabins. Ils ne purent plus ni défendre leurs positions en combattant ni se disperser en fuyant, sans s'exposer à un grand massacre. [1,31,1] La défaite des Sabins couvrit de gloire le règne de Tullus et l'État romain tout entier, tous deux au comble de leur puissance. Or le roi et le sénat apprirent qu'une pluie de pierres venait de s'abattre sur le Mont Albain. [1,31,2] Sans trop y croire, ils firent examiner le phénomène sur place. Les émissaires virent tomber du ciel une pluie drue de pierres, telle une masse de grêlons que des rafales de vent chassent vers le sol. [1,31,3] Ils crurent aussi entendre une grosse voix venant du bois sacré qui coiffe le sommet. Elle clamait que les Albains devaient accomplir les sacrifices suivant les rites ancestraux. Mais, comme ils avaient aussi en quelque sorte abandonné leurs dieux avec leur patrie, les Albains avaient laissé tomber en désuétude ces rituels et avaient adopté ceux des Romains. Peut-être étaient-ils aussi, et c'est naturel, en colère contre leur destin et avaient abandonné le culte de leurs dieux. [1,31,4] À Rome aussi, en raison du même phénomène on organisa une célébration de neuf jours aux frais de l'État, soit parce qu'une voix céleste se serait fait entendre du haut du Mont Albain - on donne aussi cette version des faits-, soit sur l'injonction des haruspices. En tout cas, ce rituel s'installa et, chaque fois que le même phénomène était annoncé, neuf jours étaient déclarés fériés. [1,31,5] Mais, peu après, Rome subit les assauts d'une épidémie. On rechigna alors à faire campagne. Le belliqueux monarque n'accorda pourtant aucun répit à la pratique des armes : il croyait les jeunes gens plus à l'abri de la contagion dans les camps que chez eux. Or il se trouva lui-même aussi aux prises avec une longue maladie. [1,31,6] Alors se brisèrent, en même temps que son corps, son ardeur et son agressivité, et lui, qui auparavant jugeait indigne d'un roi de s'intéresser à des cérémonies religieuses, se laissa tout à coup dominer par toutes les pratiques superstitieuses, si importantes ou insignifiantes fussent-elles, et il emplit aussi son peuple de scrupules religieux. [1,31,7] D'une manière générale à ce moment-là, les gens aspiraient à revenir à la politique du roi Numa et croyaient que le seul recours des malades était d'attirer sur eux la bienveillance et la faveur des dieux. [1,31,8] On rapporte que le roi en lisant les notes de Numa, y découvrit des sacrifices solennels à offrir en secret à Jupiter Élicius et qu'il y vaqua lui-même en cachette. Mais cette cérémonie ne fut ni préparée ni accomplie dans le respect du rituel. Non seulement aucune apparition céleste ne s'offrit au roi, mais cette pratique irrégulière déchaîna la colère de Jupiter. Foudroyé, Tullus brûla avec sa maison. Long de trente-deux ans, son règne tira de la guerre sa plus grande gloire. [1,32,1] Après le décès de Tullus, le sénat, selon l'usage en vigueur depuis les débuts de la royauté, reprit la gestion des affaires et nomma un interroi. Celui-ci fit voter le peuple, qui élut Ancus Marcius roi. Le sénat entérina ce choix. Ancus Marcius était petit-fils du roi Numa Pompilius par sa mère. [1,32,2] Dès le début de son règne, il prit conscience de la gloire de son grand-père et aussi du fait que le règne précédent, sans conteste hors du commun, avait cependant échoué sur un seul plan : les observances religieuses avaient été négligées ou, du moins, fait l'objet de pratiques déviantes. La première préoccupation d'Ancus fut de restaurer les cultes officiels tels que Numa les avait codifiés. Aussi reprit-il les notes de ce dernier et chargea-t-il le pontife de transcrire les rites sur un tableau blanc pour permettre au public d'en prendre connaissance. Ses concitoyens, avides de tranquillité, tout comme les états voisins, se prirent à espérer que le roi s'inspirerait du comportement de son grand-père et des institutions que celui-ci avait mises en place. [1,32,3] Or les Latins, avec lesquels Tullus avait conclu un pacte, ranimèrent leurs ressentiments et menèrent une incursion en territoire romain. Quand les Romains vinrent réclamer la restitution de leurs biens, les Latins les prirent de haut en leur répondant : "Quelle souche que ce roi romain juste bon à régner entre des sanctuaires et des autels !" [1,32,4] Par sa personnalité Ancus se situait entre Numa et Romulus qu'il rappelait tous deux. Pour le nouveau roi il était évident que seule la paix avait permis à son grand-père de s'imposer à l'impétuosité d'un peuple nouveau. Mais si Numa avait eu la chance de vivre dans le calme sans rencontrer d'hostilité, ce ne serait pas chose aisée pour Ancus : sa patience était mise à l'épreuve, et, une fois éprouvée, elle ne suscitait que mépris. La conjoncture réclamait donc comme roi plutôt un Tullus qu'un Numa. [1,32,5] S'inspirant de l'exemple de Numa qui avait mis à profit la paix pour codifier la vie religieuse, Ancus tint à transmettre des rituels guerriers : selon lui, il ne fallait pas se contenter de faire la guerre, mais aussi la déclarer dans certaines formes. Aussi reprit-il un procédé juridique en vigueur autrefois chez les Équicoles pour se faire restituer des biens. Cette démarche est encore aujourd'hui observée par les féciaux : [1,32,6] Lorsque le légat, la tête couverte du filum (c'est un voile de laine), arrive à la frontière du territoire où il revendique une restitution, il dit : "Écoute-moi, Jupiter, écoute-moi pays des... - (il cite alors le peuple dont il s'agit) - et puisse le droit divin m'écouter aussi ! Me voici : je suis l'envoyé officiel du peuple romain. Je viens comme légat dans le respect de ce qui est juste et sacré. Que l'on accorde foi à mes paroles !" Il expose alors l'objet de sa mission. [1,32,7] Puis il prend à témoin Jupiter : "Si c'est au mépris de ce qui est juste et sacré que j'exige la restitution de ces personnes et ces biens en tant que propriété du peuple romain, alors ne me permets plus jamais de revoir ma patrie." [1,32,8] Voilà ce qu'il dit en passant la frontière. Il le dit au premier venu qui croise son chemin. Il le dit en franchissant la porte du rempart. Il le dit en se présentant au forum. Seuls varient quelques termes de la formule et du serment qu'il prononce. [1,32,9] Si ceux qu'il réclame ne lui sont pas remis, il déclare l'ouverture des hostilités dans les trente-trois jours - c'est le nombre consacré par l'usage- en ces termes : "Écoute-moi, Jupiter, et toi, Janus Quirinus, et vous tous, dieux du ciel, et vous, dieux de la terre et vous, dieux des enfers ! [1,32,10] Moi, je vous prends à témoins et je déclare que ce peuple - il le cite- est injuste et ne s'acquitte pas de ce qu'il doit. Mais sur ces questions c'est dans notre patrie que nous consulterons les aînés pour savoir comment recouvrer ce qui nous est dû." Lorsque... (+..........+), le messager rentre à Rome pour cette consultation. [1,32,11] Immédiatement le roi consultait les sénateurs à peu près en ces termes : "Il s'agit des biens, des réclamations, des chefs d'accusation au sujet desquels le père patrat du peuple romain des Quirites a pris un arrangement avec le père patrat des Anciens Latins et les Anciens Latins en personne. Mais, puisqu'ils n'ont ni donné ni payé ces biens, alors qu'il aurait fallu les donner et les payer, dis-moi, disait-il en s'adressant au premier qu'il consultait, ce que tu en penses." [1,32,12] "Je suis d'avis, disait alors ce dernier, de reprendre ces biens en menant une guerre juste et sainte : voilà la décision à laquelle je souscris." Ensuite les autres étaient interrogés à tour de rôle. Chaque fois que la majorité des sénateurs présents se rangeait au même avis, la guerre était déclarée de commun accord. D'ordinaire le fécial se rendait aux confins du territoire ennemi avec une javeline armée de fer ou brûlée à son extrémité, si elle était en cornouiller, et déclarait à pas moins de trois adultes : [1,32,13] "Attendu que les peuples des Anciens Latins ou des personnes parmi les Anciens Latins ont agi contre le peuple romain des Quirites et ont commis des erreurs envers lui, attendu que le peuple romain des Quirites a décidé d'entrer en guerre contre les Anciens Latins et que le sénat du peuple romain des Quirites a donné son avis et a souscrit à la décision de déclarer la guerre aux Anciens Latins, pour cette raison, moi-même au nom du peuple romain, je déclare la guerre aux peuples des Anciens Latins et aux citoyens Anciens Latins et je la déclenche". [1,32,14] À ces mots, il lançait la javeline sur le territoire ennemi. C'est donc ainsi que la réclamation fut introduite auprès des Latins et que la guerre leur fut déclarée. Ce procédé s'est perpétué. [1,33,1] Ancus confia la gestion des cultes aux flamines et aux autres prêtres, leva une nouvelle armée et entra en campagne. Il prit d'assaut la ville latine de Politorium. Dans la foulée de ses prédécesseurs, qui avaient accru la puissance romaine en accordant la citoyenneté à des ennemis, il en déplaça toute la population à Rome. [1,33,2] Or, à proximité du Palatin, premier établissement des anciens Romains, les Sabins avaient peuplé le Capitole et sa citadelle, tandis que les Albains occupaient le Caelius. L'Aventin fut alors dévolu aux nouveaux arrivants. Ce même endroit, un peu plus tard, dut accueillir de nouveaux citoyens, après les redditions de Tellènes et de Ficana. [1,33,3] Politorium fut à nouveau reprise par les armes car, vidée de ses habitants, elle était, depuis lors, occupée par les Anciens Latins. C'est pour cette raison que les Romains détruisirent cette ville, qu'ils ne voulaient plus jamais voir servir de base à leurs ennemis. [1,33,4] Enfin, ce fut à Médullia que se concentrèrent les hostilités engagées dans le Latium. Leur issue y fut longtemps incertaine car la victoire changeait de camp d'un combat à l'autre : en effet la ville était en sécurité derrière son rempart et une solide garnison la protégeait. Quant à l'armée latine, dont le camp était établi dans la plaine, elle avait livré quelques combats corps à corps avec les Romains. [1,33,5] Pour en finir, Ancus engagea son armée tout entière et sortit aussitôt vainqueur d'une bataille rangée. Ensuite, se prévalant d'un immense butin, il rentra à Rome. Il y accorda le droit de cité à plusieurs milliers de Latins et les fit s'installer près du temple de Murcia, reliant ainsi l'Aventin au Palatin. [1,33,6] De même, le Janicule fut intégré à Rome, non par manque de place, mais pour éviter qu'il ne devînt un jour une citadelle ennemie. On le fit non seulement protéger par un rempart, mais on en facilita aussi l'accès en le reliant à la ville par un pont sur pilotis, le tout premier du genre sur le Tibre. [1,33,7] Quant au Fossé des Quirites, ouvrage de défense non négligeable du côté où un relief plus doux permet les intrusions, il est aussi l'oeuvre du roi Ancus. [1,33,8] Rome avait grandi dans des proportions énormes. Au sein d'une population si dense, la frontière entre moralité et perversité devenait floue, et des crimes se perpétraient dans l'impunité. Une prison surplombant le forum au coeur de la ville fut construite dans le but d'inspirer l'effroi à ceux qu'animait cette violence croissante. [1,33,9] Sous ce règne, non seulement Rome s'étendit, mais aussi son territoire : Véies se vit confisquer la forêt Mésia et la souveraineté romaine s'exerça jusqu'à la côte. Ostie fut fondée à l'embouchure du Tibre et on créa autour d'elle des marais salants. Enfin, l'issue particulièrement heureuse de la guerre valut au temple de Jupiter Férétrien d'être agrandi. [1,34,1] Ancus régnait encore quand Lucumon vint s'établir à Rome. C'était un homme d'action, influent par sa richesse et animé du vif désir et de l'espoir de jouer dans notre ville un rôle important. Cela ne lui avait été pas possible à Tarquinies car, là aussi, il était d'origine étrangère. [1,34,2] Il était fils de Démarate. Celui-ci, un Corinthien, que des troubles politiques avaient chassé de sa patrie, s'était par hasard établi à Tarquinies. Il y trouva une épouse, qui lui donna deux fils, Lucumon et Arruns. Survivant à Démarate, Lucumon hérita de toute sa fortune car Arruns était décédé avant son père, laissant une veuve enceinte. [1,34,3] Démarate n'avait pas longtemps survécu à son fils et, ignorant la grossesse de sa bru, était mort sans prendre de dispositions pour son petit-fils. Son indigence fit appeler Égérius cet enfant né après le décès de son grand-père et destiné à ne recevoir aucun bien. [1,34,4] Mais revenons à l'héritier de tous les biens, Lucumon. Fier de sa richesse, il s'affirma davantage encore en épousant Tanaquil. Fille de grande famille, celle-ci, n'allait pas supporter facilement de vivre auprès de son mari dans un milieu plus humble que celui où elle était née. [1,34,5] Or les Étrusques n'avaient que mépris pour Lucumon, ce fils de réfugié, et Tanaquil ne pouvait supporter cet affront. Oubliant l'attachement que d'instinct on porte à sa patrie, elle préféra voir son mari occuper une position honorable et se résolut à quitter Tarquinies pour s'établir ailleurs. [1,34,6] Rome lui parut l'endroit idéal : "Au sein d'un peuple jeune, pensait-elle, où l'ascension sociale est foudroyante et redevable à la valeur personnelle, il y aurait place pour un homme énergique et actif. D'ailleurs Tatius, un Sabin, y a régné. Les Romains sont allés chercher Numa à Cures pour lui offrir le pouvoir royal. Fils d'une Sabine, Ancus Marcius s'y est imposé tout en n'ayant que Numa comme portrait d'ancêtre." [1,34,7] En même temps que le goût des honneurs, les arguments de Tanaquil eurent vite fait de convaincre son mari, pour qui Tarquinies n'était que la patrie de sa mère. Emportant tous leurs biens, ils partirent tous deux s'établir à Rome. [1,34,8] Ils étaient arrivés au Janicule. Lucumon était assis dans son chariot avec sa femme, lorsqu'un aigle descendit sans se faire remarquer en vol plané et lui ôta son bonnet. L'oiseau voltigea au-dessus du chariot en poussant de grands cris, puis, comme s'il remplissait une mission divine, il reposa convenablement le bonnet sur la tête de Tarquin et s'envola dans les airs. [1,34,9] Tanaquil, dit-on, accueillit ce présage avec joie. Comme la plupart des Étrusques, cette femme était à même d'interpréter des prodiges envoyés par le ciel. Étreignant son mari, elle l'invita à espérer l'élévation d'une haute destinée : "Cet oiseau est venu de telle région du ciel et c'est le messager de tel dieu : il a rendu un présage auprès de la partie la plus haute d'un être humain ; il a soulevé ce qui orne la tête d'un homme pour le rendre par une opération divine à ce même homme." [1,34,10] Comblés par l'espoir que donnait cette interprétation, ils entrèrent dans Rome. Après y avoir élu domicile, ils se firent connaître sous la dénomination de Lucius Tarquin l'Ancien. [1,34,11] Pour les Romains, sa condition d'homme nouveau et ses richesses faisaient de Tarquin un personnage en vue. Et lui-même aidait le destin par son abord agréable et la générosité de son accueil. Il s'attirait aussi le plus de monde possible grâce à ses bienfaits, si bien que les bruits qui couraient à son sujet arrivèrent jusqu'au palais royal. [1,34,12] Auprès d'Ancus, qu'il obligeait avec autant d'habileté que de courtoisie, la réputation de Tarquin lui avait valu en peu de temps les droits que donne une amitié intime. Il entra ainsi dans le cercle des conseillers officiels et privés auxquels recourait le roi en temps de guerre comme de paix. Il se montra à la hauteur dans toutes les situations si bien que finalement une disposition testamentaire d'Ancus l'instaura tuteur des enfants royaux. [1,35,1] Ancus régna vingt-quatre ans. Son savoir-faire à la guerre et dans la paix, de même que sa gloire, en firent l'égal de tous ses prédécesseurs. Comme les fils d'Ancus étaient déjà des jeunes gens, Tarquin insistait d'autant plus pour faire au plus vite procéder les comices à l'élection royale. [1,35,2] Une fois fixée la date de leur réunion, il réussit à éloigner au bon moment les enfants royaux en les intéressant à une partie de chasse. Il aurait, dit-on, posé le premier sa candidature à la royauté et pris la parole pour gagner les coeurs des plébéiens : [1,35,3] "Sa démarche, disait-il, n'impliquait aucun changement, puisqu'il n'était pas le premier étranger - ce dont tout un chacun aurait pu s'indigner ou, du moins, s'étonner - mais bien le troisième qui aspirait à la royauté : Tatius n'était pas seulement un étranger, mais un ennemi quand il devint roi. Quant à Numa, qui ne connaissait pas Rome et ne nourrissait aucune ambition, on était allé le trouver pour lui offrir le trône. [1,35,4] Or lui-même, Tarquin, une fois maître de son destin, avait émigré à Rome avec son épouse et tous ses biens. Pendant la plus longue partie de sa vie, c'était à Rome qu' il avait dû s'acquitter des devoirs de la citoyenneté et non dans son ancienne patrie. [1,35,5] En temps de paix comme de guerre, c'était sous l'irréprochable direction du roi Ancus en personne qu'il avait assimilé les lois et les rites romains. Si par sa déférence et ses égards envers le roi, il l'avait emporté sur tous les autres, par sa bonté envers autrui il valait le roi lui-même ". [1,35,6] Ce rappel nullement déformé des faits valut à Tarquin d'être élu roi par le peuple romain à une écrasante majorité. Or l'habile recherche de popularité que ce personnage, par ailleurs exceptionnel, avait manifestée en campagne, s'affirma aussi au cours de son règne. Dans le souci de renforcer le pouvoir royal tout en donnant de l'importance à l'État, il se choisit cent nouveaux sénateurs, qu'on appela par la suite "sénateurs des plus récentes familles". Ceux-ci formaient une faction proche du roi grâce à qui ils devaient leur accès à la curie. [1,35,7] Au cours d'une première guerre dans le Latium, Tarquin s'empara de la place forte d'Apioles. En ramenant bien plus de butin que ne le laissait supposer l'importance accordée à ce conflit, il put offrir des jeux plus somptueux et mieux organisés que ses prédécesseurs. [1,35,8] Il fit implanter à ce moment-là le cirque appelé aujourd'hui Circus Maximus. Les sénateurs et chevaliers se virent octroyer des emplacements pour y construire leurs loges. [1,35,9] Ils assistèrent au spectacle dans ces loges soutenues à douze pieds du sol par des étançons.On donna un jeu public où se produisirent des chevaux de course, des boxeurs aussi, venus surtout d'Etrurie. Par la suite on continua à célébrer annuellement ces jeux solennels, appelés Jeux Romains mais aussi Grands Jeux. [1,35,10] Le roi mit aussi en adjudication près du forum des terrains à bâtir pour des particuliers qui y édifièrent des portiques et des maisons de commerce. [1,36,1] Il projetait d'entourer la ville d'un rempart de pierre quand l'entrée en guerre des Sabins contraria son entreprise. Leur attaque fut si soudaine qu'ils franchirent l'Anio avant même que l'armée romaine pût les rencontrer et arrêter leur marche. [1,36,2] La panique s'installa à Rome. La victoire se montra d'abord incertaine après un combat qui avait coûté la vie à beaucoup d'hommes de part et d'autre. Les ennemis regagnèrent alors leur camp et les Romains trouvèrent assez de temps pour revoir complètement leurs préparatifs de guerre. Tarquin jugea que sa plus grande faiblesse résidait dans la cavalerie et aux centuries des Ramnenses, Titienses, Lucere instituées par Romulus, il décida d'en ajouter d'autres auxquelles il lia le prestige de son nom. [1,36,3] Comme cette mesure n'avait été réalisée au temps de Romulus qu'après consultation des auspices, Tarquin se voyait opposer le refus d'Attus Nauius, augure bien connu en son temps : "On ne peut", disait celui-ci, "rien changer ni mettre en place si les oiseaux n'y sont pas favorables !". [1,36,4] Le roi se mit en colère et, selon la tradition, pour ridiculiser le savoir-faire de l'augure, lui dit : "Dis, toi qui es devin, demande donc à tes oiseaux si ce que j'ai maintenant en tête peut se réaliser !" Le devin s'empressa de prendre les augures et déclara que cela se réaliserait à coup sûr. "Eh bien, voilà ce que j'ai imaginé, reprit Tarquin, tu vas avec un rasoir me couper... une pierre ! Prends tout cela et tâche de faire ce que tes oiseaux prédisent comme faisable !" On rapporte que le devin coupa la pierre sans hésiter. [1,36,5] À l'endroit du prodige, sur les marches mêmes du comitium à gauche de la curie, fut érigée une statue d'Attus, la tête voilée. On mentionne aussi que la pierre était placée au même endroit, pour témoigner du miracle auprès des générations futures. [1,36,6] En tout cas, les augures dans l'exercice de leur fonction recueillirent une si grande considération que désormais plus aucun acte concernant la politique intérieure et la guerre ne fut accompli qu'après consultation des auspices : les assemblées du peuple, les levées de troupes, bref tous les actes essentiels étaient suspendus quand les oiseaux ne les avaient pas cautionnés. [1,36,7] Tarquin ne fit alors subir aucune modification aux centuries de cavalerie : il se contenta d'en doubler les effectifs. Il y eut ainsi mille huit cents cavaliers dans les trois centuries. [1,36,8] Les derniers venus reçurent les noms existants avec l'appellation de "nouveaux". Mais aujourd'hui, puisque les effectifs se trouvent doublés, on parle de six centuries. [1,37,1] Après avoir ainsi accru cette partie de l'armée, le roi entra en guerre contre les Sabins. Mais outre le renforcement de l'armée romaine, une ruse secrète intervint aussi. Des hommes furent chargés de mettre en feu et de précipiter dans l'Anio une grande quantité de bois entreposée sur la rive. Poussés par le vent, les troncs en flammes, qui formaient pour la plupart des radeaux, heurtèrent les pilotis du pont, s'y accrochèrent et enflammèrent l'ouvrage. [1,37,2] Cet incendie sema aussi la panique parmi les Sabins et les empêcha dans leur déroute de prendre la fuite. Beaucoup d'hommes en voulant échapper à l'ennemi périrent dans les eaux mêmes de la rivière. Emportées par le courant vers Rome et repérées dans le Tibre, les armes sabines firent connaître la victoire quasiment avant son annonce. [1,37,3] Dans ce combat, la plus grande gloire revint aux cavaliers : placés aux deux ailes et voyant leur infanterie déjà enfoncée en son centre, ils chargèrent à partir des flancs ; ainsi, à ce qu'on dit, ils firent barrage aux légions sabines, sauvagement aux prises avec ceux qui reculaient, et surtout les mirent brusquement en fuite. [1,37,4] Dispersés, les Sabins couraient pour gagner les hauteurs et quelques-uns seulement y parvinrent ; ils furent en majorité, comme je l'ai déjà dit, refoulés dans la rivière par la cavalerie. [1,37,5] Tarquin pensa qu'il fallait maintenir la pression sur ses adversaires terrorisés. Après avoir envoyé à Rome butin et captifs, et fait brûler les dépouilles ennemies sur un énorme bûcher pour accomplir un voeu fait à Vulcain, il persista à mener son armée plus loin en territoire sabin. [1,37,6] Les Sabins n'espéraient pas pouvoir pallier leur échec. Mais ne pouvant, en raison de leur situation, se concerter, ils firent face avec des effectifs enrôlés à la hâte. Vaincus à nouveau et quasiment à bout de forces, ils demandèrent la paix. [1,38,1] La ville de Collatia et tout le territoire en-deçà de celle-ci furent enlevés aux Sabins. Égérius - le fils du frère de Tarquin - se vit confier le maintien de l'ordre à Collatia. Selon les documents que j'ai consultés, voici dans quelles conditions et suivant quelle formulation les Collatins se rendirent. [1,38,2] Le roi leur demanda : - "Est-ce vous les délégués et les porte-parole chargés par le peuple de Collatia de vous livrer, vous et le peuple de Collatia ?" - "Oui, c'est nous." - "Le peuple de Collatia agit-il de son plein gré ?" - "De son plein gré." - "Vous livrez-vous, vous-mêmes et le peuple de Collatia, la ville, le territoire, l'eau, les bornes, les sanctuaires, vos ressources, tout ce qui est sacré et profane, à mon pouvoir et à celui du peuple romain ?" - "Nous en faisons reddition." - "Pour ma part, j'accepte votre reddition." [1,38,3] La guerre contre les Sabins était terminée et Tarquin rentra à Rome en triomphateur. Par la suite, il engagea des hostilités avec les Anciens Latins. [1,38,4] Étant donné que nulle part on n'arriva à livrer un combat dont dépendait le sort de leur territoire tout entier, c'est en portant tout à tour les armes contre chaque place forte, une par une, que Tarquin s'imposa à toute la nation latine. Il emporta Corniculum, Ficuléa l'Ancienne, Caméria, Crustumérium, Amériola, Médullia, Nomentum. Toutes ces places fortes qui appartenaient aux Anciens Latins ou aux peuples qui avaient fait défection en leur faveur, furent prises. [1,38,5] C'est seulement alors que la paix fut conclue. À la faveur de la paix, des travaux furent entrepris avec une ardeur encore plus grande que l'effort que Tarquin avait mis à faire la guerre. C'est pourquoi le peuple ne se sentit guère plus en repos dans la paix qu'il ne l'avait été lors des hostilités. [1,38,6] La construction de l'enceinte en pierres avait été, dans ses débuts, perturbée par les hostilités avec les Sabins. Tarquin en fit fermer toutes les parties où la ville n'était pas encore défendue. Dans les endroits les plus bas de Rome que sont les environs du forum et les étroites vallées séparant les collines, l'absence de pente ne permettait pas l'évacuation des eaux. Tarquin les fit assécher par des égouts partant des hauteurs pour se déverser dans le Tibre. [1,38,7] Il avait, aussi, lors de la guerre contre les Sabins, dédié une zone du Capitole à la construction d'un temple de Jupiter et, pressentant la future majesté du lieu, il jeta les fondations de l'édifice. [1,39,1] Au même moment se produisit au palais royal un phénomène, dont la vue et les suites suscitèrent l'étonnement. D'après la tradition, la tête d'un enfant endormi, appelé Servius Tullius prit feu en présence de nombreux témoins. [1,39,2] Ce prodige si grand suscita tant de cris que la famille royale accourut. Un serviteur apporta de l'eau pour éteindre les flammes, mais la reine l'intercepta, fit taire tout le monde et défendit de faire bouger l'enfant jusqu'à ce qu'il s'éveillât de lui-même. Au moment où il sortit du sommeil, la flamme aussi se retira. [1,39,3] Alors Tanaquil prit son époux à part et lui parla : "Tarquin, vois-tu bien cet enfant que nous laissons grandir dans de si basses conditions ? Sache que ce sera lui notre lumière le jour où notre situation chancellera, c'est lui qui défendra notre trône ébranlé. Mettons toute notre sollicitude à le faire grandir car en lui se développera une gloire immense pour l'État et notre maison." [1,39,4] Le jeune garçon fut considéré comme l'un de leurs enfants et instruit dans les savoir-faire qui favorisent les dispositions naturelles à accomplir un grand destin. Il arriva facilement à se faire aimer des dieux. Jeune homme, il révéla une véritable personnalité royale : alors que Tarquin recherchait un gendre, aucun jeune Romain ne put soutenir la comparaison et le roi accorda la main de sa fille à Servius. [1,39,5] Qu'on eût accordé à Servius un honneur si grand, pour quelque raison que ce fût, me fait difficilement admettre qu'il était né d'une esclave et que lui-même avait été esclave dans son enfance. Je me rangerais plutôt à l'opinion des auteurs du récit suivant. Lors de la prise de Corniculum dont le chef, Servius Tullius, avait été tué, l'épouse de celui-ci était enceinte. Reconnue parmi les autres captives, elle fut, en raison de son rang social exceptionnel, soustraite à l'esclavage à l'initiative de Tanaquil et accoucha à Rome dans la demeure de Tarquin l'Ancien. [1,39,6] Une si grande bienveillance fit grandir l'amitié entre les deux femmes et l'enfant, éduqué dès son plus jeune âge comme s'il était chez lui au palais, fut l'objet d'attachement et de considération. C'est du fait que sa mère était tombée aux mains de l'ennemi, après la défaite, qu'on a cru qu'il était né d'une esclave. [1,40,1] Environ trente-sept ans après le début du règne de Tarquin, Servius Tullius était sans contredit tenu dans la plus haute estime par le roi et tout autant par le sénat et la plèbe. [1,40,2] Depuis toujours les deux fils d'Ancus avaient considéré comme la pire indignité d'avoir été exclus du pouvoir royal par la fourberie de leur tuteur et de voir régner à Rome un étranger, non pas d'une région limitrophe, mais pas même Italien, et leur indignation crut de plus belle : "Si, après Tarquin, la royauté ne leur revenait même pas, mais tombait ensuite comme un fruit mûr dans des mains serviles, [1,40,3] et qu'alors, dans le même État, presque cent ans après que Romulus, fils d'un dieu et dieu lui-même, a régné aussi longtemps qu'il a vécu sur terre, c'est un esclave, lui-même fils d'une esclave, qui prendrait possession de cela... Non ! Mais quel déshonneur pour le peuple romain comme pour leur lignée, si eux, les fils d'Ancus, étaient en vie et que le pouvoir royal à Rome s'offrait non seulement à des étrangers, mais aussi à des esclaves !" [1,40,4] Ils décidèrent d'aller jusqu'au meurtre pour empêcher pareil affront. Mais la morsure de l'injustice les excitait bien plus contre Tarquin lui-même que contre Servius : si le roi était laissé en vie, il s'acharnerait dans sa vengeance bien plus qu'un simple particulier ; de plus, si Servius était assassiné, il était clair que Tarquin ferait de tout autre gendre de son choix l'héritier du trône. [1,40,5] Pour toutes ces raisons, c'est au roi qu'ils tendirent un piège. Parmi les bergers, les deux plus agressifs avaient été choisis. Munis l'un et l'autre, comme d'habitude, d'outils agricoles métalliques, ils provoquèrent dans l'entrée du palais le plus grand désordre en simulant une dispute et attirèrent à eux toute la garde royale. Alors, tous les deuxen appelèrent au roi et leurs vociférations furent perçues à l'intérieur même du palais. Invités à comparaître devant le monarque, ils s'obstinèrent d'abord tous les deux [1,40,6] à crier et à couvrir de plus belle la voix l'un de l'autre. Un licteur en vint à bout et leur intima l'ordre de s'exprimer à tour de rôle. Ils cessèrent enfin de s'injurier. L'un d'eux, comme convenu, prit la parole [1,40,7] et, tandis que le roi l'écoutait et concentrait sur lui toute son attention, l'autre berger brandit une hache et frappa Tarquin à la tête. Abandonnant l'arme dans la blessure, tous deux prirent la fuite. [1,41,1] Ceux qui se trouvaient sur place s'empressaient autour de Tarquin à l'agonie tandis que les licteurs rattrapaient les bergers en fuite. Des cris fusaient. Le peuple accourut en masse pour savoir ce qui se passait. En pleine agitation, Tanaquil donna l'ordre de fermer le palais et de chasser les témoins. Sans plus attendre, elle fit convenablement soigner la blessure, comme s'il restait de l'espoir. En même temps, elle mettait en place d'autres stratégies, au cas où son espoir serait déçu. [1,41,2] Elle avait appelé immédiatement Servius. Elle lui montra son mari presque exsangue. Saisissant la main droite de Servius, elle le supplia de ne pas laisser impunie la mort de son beau-père, ni de permettre que sa belle-mère fût livrée à la dérision de ses ennemis. [1,41,3] "C'est à toi, Servius, si tu es un homme, dit-elle, que revient le pouvoir royal, pas du tout à ceux qui ont commis avec les mains d'autrui le plus ignoble des crimes. Dresse-toi, prends comme guides les dieux, qui t'ont un jour prédit la gloire en te ceignant la tête d'un feu divin. Maintenant, que cette flamme divine te pousse à l'action ! Maintenant, éveille-toi vraiment ! Oui, nous des étrangers, nous avons régné. Pense à ce que tu es, non à tes origines. Si tu ne sais que faire dans cette situation inattendue, suis alors mes desseins." [1,41,4] Les cris et la pression de la foule devenaient insupportables. Tanaquil gagna l'étage de la demeure et, du haut d'une fenêtre s'ouvrant sur la Rue Neuve - le roi vivait près du temple de Jupiter Stator -, elle s'adressa au peuple. [1,41,5] Elle lui enjoignit "de ne pas s'inquiéter ; le roi était tout simplement engourdi par un coup auquel il ne s'était pas attendu ; l'arme n'était pas descendue profondément dans le corps ; déjà il était revenu à lui ; la blessure, une fois le sang étanché, avait été examinée ; tout allait pour le mieux; elle était certaine qu'ils le verraient très bientôt en personne ; entre-temps, il fallait obéir aux ordres de Servius Tullius; c'est lui qui rendrait la justice et s'acquitterait des autres fonctions royales." [1,41,6] Servius apparut vêtu de la trabée et entouré de licteurs. Assis sur le trône, il prit certaines décisions, pour d'autres, il feignit de s'en remettre au roi. Tarquin avait bien rendu l'âme, mais son décès était tenu secret. Ainsi pendant ces quelques jours, sous couleur d'accomplir la tâche d'un autre homme, Servius renforça ses propres positions. Enfin, on entendit des pleurs s'élever du palais : Tarquin était officiellement mort. Servius se faisait bien encadrer par ses gardes du corps. Il était le premier à s'imposer comme roi au peuple avec la seule approbation du sénat. [1,41,7] Quant aux fils d'Ancus, ils avaient compris, avec l'arrestation de leurs tueurs à gages, que Tarquin vivait encore et que Servius était en position de force. Ils préférèrent s'exiler à Suessa Pométia. [1,42,1] Servius recourut à des mesures officielles certes, mais prit surtout des initiatives familiales, pour renforcer sa position. Conscient de l'hostilité des fils d'Ancus envers Tarquin, il ne voulut pas qu'il en fût de même à son égard avec ceux de Tarquin et donna en mariage ses deux filles aux deux jeunes princes royaux, Lucius et Arruns Tarquin. [1,42,2] Néanmoins il ne put, par des décisions humaines, briser l'engrenage du destin ni éviter que la jalousie suscitée par son exercice du pouvoir royal ne répandît partout la méfiance et l'hostilité jusqu'au coeur même de sa famille. Fort heureusement sa tranquillité fut assurée en ces moments-là car, avec la fin de la trêve, la guerre reprit contre Véies et d'autres États étrusques. [1,42,3] Au cours de ce conflit, Tullius brilla par sa valeur personnelle et fut favorisé par la chance. Il mit en déroute une énorme armée ennemie et c'est en roi incontesté, que l'on sondât l'état d'esprit du sénat ou de la plèbe, qu'il regagna Rome. [1,42,4] Il se lança alors dans la réforme pacifique de loin la plus importante. On sait que Numa fut l'initiateur du droit religieux. De même, la postérité a fait de Servius celui qui officialisa dans l'État toutes les différences entre classes sociales en codifiant les distinctions entre les degrés de dignité et de fortune. [1,42,5] En effet, il institua le cens, une mesure très propice pour un si vaste empire à venir. Grâce à cette initiative, les charges de la guerre et de la paix n'étaient plus réparties par tête comme auparavant, mais évaluées en fonction de la fortune. En créant à partir du cens les classes et les centuries, Servius établit une hiérarchie aussi bien adaptée à la paix qu'à la guerre. [1,43,1] Ceux qui possédaient cent mille as ou un cens supérieur formèrent quatre-vingt centuries, dont quarante étaient composées des hommes les plus âgés et les autres des plus jeunes. [1,43,2] Tous furent appelés citoyens de la première classe. Les plus âgés devaient assurer la défense de la ville, tandis que les jeunes gens partaient en guerre à l'extérieur. On leur imposa comme armes défensives un casque, un bouclier rond, des jambières, une cuirasse, le tout en bronze et, pour attaquer l'ennemi, une lance et un glaive. [1,43,3] Cette classe s'accrut de deux centuries d'artisans, soldats sans armes qui avaient pour charge de transporter les machines de guerre. [1,43,4] La deuxième classe engloba les citoyens dont le cens variait de cent mille à soixante-quinze mille as. Vingt centuries regroupant les hommes les plus âgés et les jeunes gens y furent inscrites. Les armes exigées étaient le bouclier long au lieu du rond et toutes les autres de la première classe, sauf la cuirasse. [1,43,5] La troisième classe se vit fixer un cens minimum de cinquante mille as et compta le même nombre de centuries, constituées toujours selon le même critère des âges. On lui imposa les mêmes armes, mais pas de jambières. [1,43,6] À la quatrième classe échut un cens d'au moins vingt-cinq mille as et toujours le même nombre de centuries. Par contre, son armement était tout à fait différent et se réduisait à une lance et un javelot. [1,43,7] Avec ses trente centuries, la cinquième classe l'emportait en nombre. Les hommes portaient des frondes et des pierres comme projectiles. Les deux centuries que formaient les sonneurs de cors et de trompettes furent rattachées à cette classe, dont la limite inférieure du cens était d'onze mille as. [1,43,8] Le reste de la population avait un cens encore inférieur et ne forma qu'une seule centurie exempte du service militaire. C'est ainsi que furent équipés et répartis les bataillons d'infanterie. Par ailleurs, Servius recruta douze centuries de cavaliers parmi les citoyens du plus haut rang. [1,43,9] Il créa de même six autres centuries, au lieu des trois remontant à Romulus, mais avec les mêmes noms sous lesquels les auspices les avaient consacrées. Dix mille as furent prélevés sur le Trésor pour l'achat des chevaux ; pour nourrir ceux-ci, on imposa aux veuves une taxe annuelle de deux mille as. Toutes ces charges n'incombaient plus aux pauvres, mais aux riches. [1,43,10] Elles s'assortirent dès lors d'un honneur car, à l'inverse de la tradition romuléenne, observée par les rois précédents, la même valeur et les mêmes droits ne furent plus accordés indistinctement à tous les votes individuels. Des degrés furent établis, qui permettaient que tout le pouvoir de décision revînt aux citoyens de haut rang sans que quiconque parût exclu du droit de vote. [1,43,11] Les cavaliers étaient appelés à voter les premiers, ensuite venait le tour des quatre-vingt centuries de la première classe. Si un désaccord intervenait - chose rare ! - , le vote de la deuxième classe était alors sollicité. On n'en arriva quasiment jamais à recourir aux suffrages des classes inférieures. [1,43,12] Faut-il s'étonner de ce que notre organisation actuelle de trente-cinq tribus, nombre qui a été doublé par l'ajout de centuries de jeunes gens et d'hommes plus âgés, ne corresponde plus au total fixé par Servius Tullius ? [1,43,13] En effet, il partagea la ville, en fonction de l'habitat des quartiers et des collines, en quatre parties qu'il dénomma tribus en raison, je pense, du tribut à payer : car l'initiative de fixer celui-ci équitablement en fonction du cens vient aussi de Servius. Ces tribus n'avaient donc rien à voir avec la division en centuries ni avec le nombre de celles-ci. [1,44,1] Pour hâter la mise en application du cens, Seruius promulgua, pour intimider ceux qui ne s'étaient pas inscrits, une loi qui les rendaient passibles d'emprisonnement et de la peine capitale. Après quoi, il ordonna le rassemblement à l'aube, au Champ de Mars, de tous les citoyens formant la cavalerie et l'infanterie, chacun dans sa propre centurie. [1,44,2] Il fit mettre toute l'armée en rangs et, pour la purifier (lustrare), procéda au sacrifice d'un porc, d'un mouton et d'un taureau. Cette cérémonie fut appelée sacrifice (lustrum) de clôture, parce qu'elle marquait la fin du recensement. On affirme qu'on recensa quatre-vingts mille citoyens. D'autre part, Fabius Pictor, notre tout premier historien, précise qu'il s'agissait du nombre de citoyens mobilisables. [1,44,3] Etant donné l'importance de la population, Seruius jugea opportun d'étendre le territoire urbain et y annexa les deux collines du Quirinal et du Viminal. Sans plus attendre, il agrandit les Esquilies et y élit domicile lui-même pour assurer une bonne réputation à ce quartier. Il entoura la ville d'un retranchement, d'un fossé et d'une muraille, faisant reculer ainsi le pomérium. [1,44,4] Si on ne considère que la composition (post-moerium) de ce mot, on lui accorde le sens de territoire à l'intérieur de l'enceinte. Il s'agit plutôt d'une ceinture (circamoerium). Quand les Étrusques autrefois fondaient une ville, ils sacralisaient l'endroit où ils allaient édifier l'enceinte et en fixaient tout autour les limites approuvées par les auspices. C'est pourquoi, à l'intérieur, aucune construction ne s'adossait à l'enceinte, ce qui est de nos jours pratique courante, tandis qu'à l'extérieur une bande de terre demeurait libre de toute activité humaine. [1,44,5] Cet espace que la loi divine interdisait d'occuper et de labourer, reçut des Romains le nom de pomérium, à la fois parce qu'il se situait lui-même derrière l'enceinte et celle-ci derrière lui. À chaque extension du tissu urbain, allait correspondre, en fonction du nouveau périmètre de l'enceinte, un recul de cette zone consacrée. [1,45,1] L'étendue de la ville témoignait de l'importance croissante de l'État, dont l'organisation régissait toute la vie civile et militaire. Or Servius ne voulut plus accroître son emprise par le seul prestige des armes, mais tenta de mieux asseoir son pouvoir en usant d'habileté pour mener à bien un nouveau projet d'embellissement pour la ville. [1,45,2] À cette époque le sanctuaire de Diane à Éphèse était déjà célèbre et on savait qu'il représentait une réalisation commune aux États d'Asie. Cette entente politique et cette association de cultes inspiraient à Servius des éloges particuliers au cours de rencontres avec des notables latins. Il avait noué avec ceux-ci, officiellement ou non, des liens d'hospitalité et d'amitié, guère désintéressés. En revenant souvent à ce même sujet, il finit par convaincre les peuples latins d'édifier avec le peuple romain un sanctuaire de Diane à Rome. [1,45,3] Accepter un tel projet revenait à reconnaître l'hégémonie romaine, qui avait fait l'objet de tant d'hostilités. Mais elle ne préoccupait, manifestement, plus aucun des peuples latins, qui si souvent avaient tenté en vain leur chance par les armes. Cependant le hasard sembla inspirer à un Sabin l'initiative de restaurer - lui tout seul ! - la suprématie de son peuple. [1,45,4] Une génisse, dit-on, d'une taille et d'une beauté extraordinaire était née chez on ne sait quel propriétaire de la Sabine. Les cornes de l'animal, suspendues pendant bien des générations dans l'entrée du sanctuaire de Diane, perpétuèrent le souvenir de cette merveille. [1,45,5] Le fait fut considéré à sa juste valeur comme un prodige, si bien que les devins déclamèrent : "L'État dont un citoyen immolera cet animal à Diane exercera l'hégémonie". Le grand prêtre du sanctuaire de Diane eut vent de cette prédiction. [1,45,6] Or notre Sabin avait amené sa génisse à Rome. Au premier jour qui se montra favorable au sacrifice, il la mena au sanctuaire de Diane et la présenta devant l'autel. Le grand prêtre, que la taille et la réputation de l'animal avaient impressionné, se souvint de la prédiction et dit en bon Romain au Sabin : - Mais, dis moi, cher hôte, que veux-tu faire? Offrir ce sacrifice à Diane? - Oui! - Mais tu ne t'es pas purifié ! Pourquoi donc ne t'es-tu pas baigné dans une eau courante? - --- - Fais-le dans le Tibre là-bas au fond de la vallée ! [1,45,7] Le Sabin se sentit pris de scrupule et, pour combler l'attente du prodige, il désira que tout se déroulât dans le respect du rituel. Sans plus attendre, il descendit vers le Tibre. Alors le Romain immola la génisse à Diane, ce que Rome et son roi allait tout particulièrement apprécier. [1,46,1] En exerçant le pouvoir royal, Servius en était devenu le détenteur incontesté. Cependant des propos que lançait à l'occasion le jeune Tarquin laissait entendre à Servius qu'il régnait contre la volonté du peuple. Alors le roi, pour s'attirer la sympathie de la plèbe, divisa des territoires pris à l'ennemi en autant de lopins de terre et les offrit à chaque citoyen. Puis il prit le risque d'en référer au peuple sur la question de savoir s'il voulait bien de lui comme roi et s'il lui octroyait ce pouvoir. Or Servius fut proclamé roi avec une majorité jamais atteinte par aucun de ses prédécesseurs. [1,46,2] Tarquin ne se laissa pas pour autant décourager dans son aspiration à régner. Il en redoubla d'ardeur. Conscient de ce que le don de terres à la plèbe avait mécontenté le sénat, il jugea que l'occasion s'offrait à lui de dénigrer Servius devant cette assemblée et d'affirmer sa propre présence à la curie. Cet homme jeune était d'un tempérament passionné et, surexcité aussi chez lui par Tullia son épouse, il n'avait l'esprit jamais en repos. [1,46,3] À Rome aussi, la famille royale donna l'exemple d'un forfait digne d'une tragédie. L'aversion qu'inspira la royauté devait déboucher assez tôt sur la liberté. Le pouvoir royal s'appuya sur le crime et cela en fut le dernier acte. [1,46,4] Lucius Tarquin était-il un fils ou un petit-fils de Tarquin l'Ancien? Rien n'est sûr, mais j'affirmerais volontiers, comme la plupart des auteurs, qu'il s'agissait d'un fils. Il avait un frère, le paisible Arruns Tarquin. [1,46,5] Les deux frères, comme je l'ai dit plus haut, avaient épousé chacun une princesse Tullia. Ces deux jeunes femmes avaient des caractères bien différents. Or justement le mariage n'unissait pas les deux tempéraments violents. C'était, à mon avis, une chance pour le peuple romain, car cela permit à Seruius de régner plus longtemps et de mettre en place les institutions. [1,46,6] La bouillante Tullia étouffait car Arruns, son mari, ne montrait aucun goût pour l'ambition ni aucune propension à l'audace. Elle se laissait tout entière subjuguer par Lucius, l'autre Tarquin, et disait que "lui, c'était un vrai homme et qu'il avait l'étoffe d'un roi". Elle méprisait sa soeur "parce qu'à cause de cette femme un homme plein d'audace ne se réalisait pas". [1,46,7] Leur ressemblance rapprocha ces deux êtres, comme c'est souvent le cas, car le mal ne porte qu'au mal. Mais c'est la femme qui entreprit de tout bouleverser. Souvent Tullia retrouvait en secret cet homme qui ne lui appartenait pas. Elle n'épargnait de ses sarcasmes ni son conjoint dont Lucius était le frère ni sa soeur dont il était le mari. Elle affirmait avec insistance qu'il eût mieux valu qu'elle fût veuve et lui vieux garçon que d'être unis à des conjoints qui ne leur ressemblaient pas, et de s'alanguir au contact de la poltronnerie d'autrui. [1,46,8] Si les dieux lui avaient donné un homme à sa mesure, elle aurait tout de suite vu dans leur maison, le pouvoir royal qu'elle voyait chez son père. Très vite elle fit déborder dans le jeune homme la témérité qui était en lui. [1,46,9] Arruns Tarquin et la seconde Tullia furent enterrés l'un à la suite de l'autre, et leurs foyers s'ouvrirent à de nouvelles noces. Lucius et Tullia se marièrent sans rencontrer d'opposition et encore moins d'approbation de la part de Servius. [1,47,1] Celui-ci devint de plus en plus menacé parce qu'il vieillissait, de plus en plus menacé parce qu'il régnait. Le forfait venait à peine d'être commis que la femme pensait déjà à en perpétrer un autre. Ni de jour ni de nuit, Tullia ne laissait de répit à son mari dans la crainte que leurs proches n'eussent été inutilement assassinés : [1,47,2] "Il ne lui avait pas manqué, disait-elle, un homme avec qui on la savait mariée et avec lequel elle vivait, muette, dans le même asservissement ; non, il lui avait manqué quelqu'un qui se croyait digne d'être roi, qui se souvenait qu'il était fils de Tarquin l'Ancien, qui préférait détenir le pouvoir que l'espérer." [1,47,3] "Si tu es, insistait-elle, l'homme avec qui je crois avoir été mariée, alors je t'appelle mon époux et mon roi. Mais si tu ne l'es pas, alors la situation est devenue d'autant plus grave qu'ici le crime s'associe à la lâcheté. [1,47,4] Pourquoi ne prends-tu pas les armes ? Tu ne dois pas, comme ton père, élaborer depuis Corinthe ou Tarquinies des plans pour régner sur une autre terre. Les dieux de ton foyer, ceux de ta patrie, l'effigie de ton père, notre demeure royale, le trône qui se trouve dans cette même demeure, tout cela fait de toi le roi et t'en donne le titre ! [1,47,5] Mais si tu n'es pas fait pour y arriver, pourquoi fais-tu perdre à Rome ses illusions ? Pourquoi acceptes-tu qu'on te regarde comme le prince royal ? Va-t-en plutôt d'ici, à Tarquinies ou à Corinthe ! Retourne en arrière, retrouve tes origines, toi qui ressembles plus à ton frère qu'à ton père !" [1,47,6] Avec ces invectives et bien d'autres, Tullia excitait le jeune homme. Elle-même ne tenait pas en place à la seule pensée que "Tanaquil, une femme venue d'ailleurs, avait remué ciel et terre pour réussir à donner à deux hommes, à son mari et plus tard à son gendre, l'occasion de régner, l'un à la suite de l'autre. Et elle alors, qui était fille de roi, elle n'aurait aucun poids pour donner ou retirer le pouvoir royal !" [1,47,7]Tarquin s'était laissé emporter par ces propos de femme en plein délire. Maintenant il recherchait les sénateurs, surtout ceux des plus récentes familles et mobilisait leur attention. Il leur rappelait le bienfait de son père à leur égard et, en retour, réclamait leur appui. Il attirait les jeunes par des cadeaux. Partout il étendait son influence grâce à ses promesses mirifiques, mais aussi en formulant des griefs contre le roi. [1,47,8] Enfin, quand le moment lui parut opportun de passer à l'acte, il surgit en plein forum, flanqué d'une troupe d'hommes armés. Alors au sein de la panique générale, il s'assit sur le trône royal dans la curie et il fit convoquer les sénateurs par le crieur public "auprès du roi Tarquin". [1,47,9] Ils se réunirent immédiatement. Certains étaient déjà préparés à la chose. Les autres redoutant que leur absence ne leur fût préjudiciable demeuraient muets de surprise devant un fait si incongru et croyaient que c'en était fait de Servius. [1,47,10] Tarquin commença à médire de Servius en évoquant la bassesse de sa naissance: "Ce n'était qu'un esclave, fils d'une esclave. Après la mort ignoble de son père à lui, Tarquin, Servius n'avait pas, comme autrefois, observé d'interrègne, il n'avait pas réuni les comices, il n'avait pas demandé au peuple de voter, il n'avait pas reçu l'aval du sénat ! Non, il s'était emparé du trône que lui avait donné une femme ! [1,47,11] Voilà comment il était né, voilà comment il était devenu roi, lui qui soutenait les gens de la plus basse extraction, dont lui-même faisait partie. Par haine d'une noblesse qui lui était étrangère, il avait réparti entre les plus vils les terres arrachées aux premiers citoyens. [1,47,12] Il avait fait retomber toutes les charges, communes autrefois, sur les premiers citoyens de l'État. Il avait établi le cens pour exposer à l'envie les biens des possédants et en disposer pour faire, quand bon lui semblait, des cadeaux aux plus démunis..." [1,48,1] Or voilà qu'en pleine harangue, Servius était là. Alerté par un messager aux abois, il avait accouru. D'une grosse voix, il s'adressa à Tarquin depuis l'entrée de la curie: "Mais qu'est-ce qui se passe, Tarquin ? Comment as-tu osé, de mon vivant, convoquer les sénateurs et t'installer sur mon trône ?" [1,48,2] Avec hargne Tarquin lui rétorqua qu'il ne faisait qu'occuper le trône de son propre père et qu'un prince royal était bien mieux désigné qu'un esclave pour hériter du pouvoir royal et que lui, Servius, s'était joué en toute impunité des maîtres qu'il narguait, et que tout cela avait assez duré... Des cris s'élevèrent des partisans de l'un et de l'autre tandis que le peuple entrait en masse dans la curie. Il était clair que la royauté reviendrait au vainqueur. [1,48,3] Alors Tarquin, acculé, par l'urgence même de la situation, à tout oser et nettement avantagé par la force de sa jeunesse, saisit Servius à bras-le-corps, le traîna hors de la curie et le jeta du haut de l'escalier. Après quoi, il rentra dans la curie pour reprendre en main les sénateurs. [1,48,4] Les appariteurs et l'escorte du roi prirent la fuite. Lui-même, quasiment exsangue, rentrait chez lui avec une suite moins que royale. Il fut massacré par ceux que Tarquin avait lancés pour le rattraper dans sa fuite. [1,48,5] On croit, parce qu'on n'y voit pas d'incompatibilité avec son premier forfait, que Tullia fut l'âme de ce meurtre. On sait qu'elle pénétra dans le forum en voiture et que, sans se laisser impressionner par ce rassemblement d'hommes, elle héla son mari pour le faire sortir de la curie et, la première, l'appela roi. [1,48,6] Mais Tarquin lui intima de s'éloigner d'un si grand désordre. Alors qu'elle rentrait chez elle, elle gagna le haut de la rue de Chypre, où se trouvait encore récemment le temple de Diane, et fit tourner la voiture à droite dans la rampe Urbia pour atteindre la colline des Esquilies. Soudain le cocher, mort de peur, bloqua l'attelage en tirant sur les rênes et montra à sa maîtresse Seruius qui gisait assassiné. [1,48,7] On rapporte un forfait révoltant et inhumain, dont le nom de l'endroit - la rue du Crime - perpétue le souvenir. On dit que dans un accès de folie, poussée par les Furies vengeresses de sa soeur et de son mari, Tullia fit passer la voiture sur le corps de son père. C'est avec sa voiture dégoulinante du sang d'un père assassiné qu'elle rentra souillée et ensanglantée dans ce foyer qu'elle partageait avec son mari. Le courroux de leurs pénates allait susciter des événements en réponse aux débuts pervers d'un règne qui bientôt connaîtrait sa fin. [1,48,8] Après ces quarante-quatre ans de règne de Servius, il eût été difficile pour son successeur, si bon et si modéré fût-il, de soutenir la comparaison avec lui. D'ailleurs, ce qui fit aussi la gloire de Seruius, c'est que la disparition de ce roi mit fin aux règnes justes et respectueux des lois. [1,48,9] Parce qu'il était seul à le détenir, il aurait envisagé, selon certains historiens, de renoncer à ce pouvoir pourtant si doux et si modéré. Le crime de ses proches entrava son dessein de libérer sa patrie. [1,49,1] Alors débuta le règne de Lucius Tarquin, qui pour ses agissements fut surnommé l'Outrancier. Gendre de Seruius Tullius, il refusa d'accorder une sépulture à son beau-père en répétant sans cesse que "Romulus, lui non plus, n'avait pas été enterré après sa mort". [1,49,2] Il fit aussi exécuter des sénateurs de premier plan qui, selon lui, étaient entrés dans les vues de Seruius. Ensuite, conscient du précédent que son usurpation du pouvoir royal pouvait constituer en sa défaveur, il s'entoura de gardes du corps en armes. [1,49,3] Il ne devait son pouvoir qu'à la violence, lui qui régnait sans les suffrages du peuple ni l'aval du sénat. [1,49,4] Dépourvu aussi de toute illusion sur l'attachement de ses concitoyens, il n'eut plus qu'à protéger son trône par la crainte. Pour inspirer celle-ci au plus grand nombre, il instruisait tout seul les causes capitales sans s'entourer de conseillers. [1,49,5] Cette disposition lui permettait de tuer, de bannir, de priver de leurs biens, non seulement des suspects ou des ennemis personnels, mais aussi tous ceux dont il n'attendait rien d'autre que de les dépouiller. [1,49,6] Malgré la réduction du nombre de sénateurs, Tarquin décida de ne pas en recruter de nouveaux. En rendant cette institution insignifiante par son manque même d'effectifs, il en subissait d'autant moins l'indignation. Plus rien ne se faisait en passant par elle [1,49,7] car Tarquin fut le premier des rois à mettre fin à la tradition ancestrale de soumettre tous les problèmes à l'avis du sénat. Il dirigea l'État en décidant de tout sans sortir de chez lui. Guerre, paix, traités, alliances, il les fit et les défit lui-même, de sa propre initiative, avec des personnes de son choix, sans se soucier de l'assentiment du peuple ni de celui du sénat. [1,49,8] Lucius Tarquin se rapprochait surtout des Latins car avec l'appui de forces extérieures il se sentait davantage en sécurité parmi ses concitoyens. Il ne nouait pas que des liens d'hospitalité mais aussi de parenté avec les notables. [1,49,9] Octavius Mamilius Tusculanus était, à en croire la tradition, de loin le plus représentatif des Latins et descendait d'Ulysse et de la déesse Circé. Le roi lui donna sa fille en mariage et s'attira ainsi les sympathies de nombreux parents et amis de son gendre. [1,50,1] Tarquin jouissait déjà d'un grand prestige au sein de l'élite des Latins, lorsqu'il leur fixa une date pour se réunir dans le bois sacré de Férentina. "Il y avait, disait-il, des problèmes d'intérêt commun dont il voulait discuter". [1,50,2] Dès l'aube, ils se rassemblèrent au grand complet. Tarquin, quant à lui, n'avait certainement pas oublié cette date, mais ne se présenta que peu avant le coucher du soleil. L'assemblée avait débattu de nombreuses questions au cours de diverses discussions. [1,50,3] Or Turnus Herdonius d'Aricie s'était déchaîné en propos agressifs contre l'absent : "Pas étonnant, disait-il, qu'à Rome le surnom d'Outrancier lui colle à la peau !" (En effet, on ne murmurait ce surnom qu'en cachette, mais on le lui donnait couramment). "Quoi de plus outrancier, poursuivit Herdonius, que de ridiculiser tout le peuple latin ? [1,50,4] Tous les chefs avaient dû se déplacer loin de chez eux, mais Tarquin, qui avait fixé la date de cette réunion, lui n'était pas là ! Tout ce qu'il voulait c'était éprouver leur patience pour les soumettre et les écraser s'ils acceptaient son joug. Comment donc ne pas voir que Tarquin ne cherchait qu'à exercer son hégémonie sur les Latins ? [1,50,5] Si les siens avaient bien fait de lui confier le pouvoir ou si ce pouvoir avait été confié et non confisqué par un parricide, les Latins aussi devraient le lui confier, quand bien même on n'agissait pas ainsi avec un étranger. [1,50,6] Si, au contraire, les siens n'étaient pas satisfaits de Tarquin et voyaient les assassinats se succéder, s'ils partaient en exil, s'ils perdaient leurs biens, les Latins auraient-ils quelque chose de mieux à espérer ? S'ils suivaient son conseil, ils retourneraient tous chez eux et n'accorderaient pas davantage d'importance à la date de cette réunion que celui même qui l'avait fixée"... [1,50,7] L'entreprenant factieux, dont le comportement attirait l'appui des siens, développait ces arguments et d'autres dans le même sens, quand Tarquin survint, [1,50,8] ce qui mit fin à la harangue. Tous se détournèrent pour saluer Tarquin. Le silence se fit. Sur le conseil de ses proches, le roi justifia son arrivée tardive : "Il avait, disait-il, été pris comme arbitre dans une affaire opposant un père et un fils, et son souci de rétablir entre eux la bonne entente l'avait retardé. Puisque la journée entière y avait passé, il remettrait ses projets au lendemain". [1,50,9] Mais il ne réussit même pas, dit-on, à faire taire Turnus. "Rien n'était moins long à connaître, répliqua ce dernier, qu'une affaire entre père et fils et on pouvait la trancher en deux mots : S'il n'obéit pas à son père, cela se retournera contre lui". [1,51,1] Tout en pestant contre le roi de Rome, l'Aricien quitta la réunion. Tarquin prit l'incident bien plus mal qu'il ne le laissa deviner. Il ourdit l'assassinat de Turnus pour inspirer aux Latins la même terreur qui paralysait à Rome ses concitoyens. [1,51,2] Il n'avait pas le pouvoir de faire officiellement exécuter Turnus, mais il s'acharna sur cet innocent en montant de toute pièce une accusation contre lui. Avec l'appui de certains Ariciens du parti opposé, il corrompit avec de l'or un esclave de Turnus pour qu'il rendît possible de déposer en secret un grand nombre de glaives dans le gîte de son maître. [1,51,3] La nuit suffit pour mener à bien cette machination. Peu avant l'aube Tarquin fit appeler auprès de lui tous les chefs des Latins. Il était comme sous le coup d'une nouvelle inattendue. "Son retard de la veille, leur dit-il, était comme dû à la prévoyance des dieux, car il avait permis de le sauver tout comme eux d'ailleurs. [1,51,4] Turnus, lui disait-on, se préparait à les massacrer, lui et l'élite de leur peuple pour détenir seul le pouvoir sur les Latins ; il aurait dû porter l'attaque la veille, mais il l'avait retardée à cause de l'absence de celui qui avait pris l'initiative de la réunion et qui était le premier visé. [1,51,5] Ainsi s'expliquaient ses invectives contre un absent dont le retard avait déçu ses espoirs. Il ne doutait pas, si on lui rapportait la vérité, que, lorsqu'ils se rendraient à l'aube à la réunion, Turnus arriverait flanqué d'un groupe de conspirateurs en armes. [1,51,6] On lui disait qu'un nombre énorme de glaives avaient été amenés auprès de Turnus. N'était-ce qu'un faux bruit ? Ils allaient le savoir immédiatement ! Il les priait de se rendre avec lui auprès de Turnus." [1,51,7] La suspicion s'installa à cause de l'acharnement de Turnus dans sa harangue de la veille. Le retard de Tarquin semblait aussi avoir pu différer le massacre. Ils se mirent donc en route. Ils étaient enclins à croire Tarquin, sans exclure cependant que, si on ne découvrait pas d'armes, tout le reste était sans fondement. [1,51,8] Leur arrivée éveilla Turnus que des gardes entourèrent. Prêts à résister par attachement pour leur maître, ses esclaves furent neutralisés. On retira des glaives de toutes les cachettes du gîte. Le doute n'était plus permis et Turnus fut enchaîné. Sans plus attendre, les Latins tinrent leur assemblée. [1,51,9] La vue des glaives placés sous leurs yeux leur fit éprouver une haine si implacable que Turnus, sans même pouvoir plaider sa cause, subit une exécution insolite : couvert d'une claie, il fut précipité près de la source de Férentina, et noyé sous une grêle de pierres. [1,52,1] Les Latins furent à nouveau appelés à se réunir. Tarquin les félicita d'avoir infligé au séditieux Turnus le juste châtiment d'un crime manifeste. Il ajouta : [1,52,2] "Il aurait certes pu se prévaloir d'un droit ancien, du fait que, tous les Latins étant originaires d'Albe, ils étaient soumis au traité qui, depuis Tullus, avait fait passer tout le territoire albain et ses colonies sous le pouvoir romain. [1,52,3] Mais, pour mieux répondre à l'intérêt de tous, il était d'avis de renouveler ce traité pour que les Latins fussent partie prenante et jouissent de la bonne fortune du peuple romain plutôt que de toujours redouter et subir des destructions de villes et le pillage de leurs campagnes, que, sous le règne d'Ancus, puis... de son propre père, ils avaient subis." [1,52,4] Les Latins se laissèrent convaincre sans peine, bien que ce traité impliquât la domination de Rome : les chefs de l'entité latine adoptaient clairement le point de vue du roi et Turnus venait de donner l'exemple du danger que courait chacun en marquant son opposition. [1,52,5] Ainsi le traité fut renouvelé. En vertu de celui-ci, les jeunes Latins reçurent l'ordre de se présenter, à une certaine date, armés et en grand nombre près du bois sacré de Férentina . [1,52,6] Lorsque, conformément à la proclamation du roi de Rome, ils se rassemblèrent venant de tous les peuples, Tarquin mélangea les manipules des Latins et des Romains, de telle sorte qu'il en constituait un seul à partir de deux et deux à partir d'un seul. Alors il confia à des centurions le commandement de ces manipules reconstitués. [1,53,1] Tout en étant un roi injuste en temps de paix, Tarquin ne fut pas un exécrable chef de guerre. Bien plus, il aurait dans cette pratique égalé les rois précédents, si son indignité dans d'autres domaines n'avait pas occulté jusqu'à ce mérite. [1,53,2] Il fut le premier à déclencher contre les Volsques une guerre qui dura plus de deux siècles après son règne et s'empara dans leur territoire de Suessa Pométia. [1,53,3] Comme la vente au détail du butin avait rapporté quarante talents d'argent, Tarquin envisagea pour le temple de Jupiter des proportions qui fussent dignes du roi des dieux et des hommes, du peuple romain aussi, et enfin de la majesté du lieu lui-même. Il réserva l'argent du butin pour construire ce temple. [1,53,4] Il entama ensuite une guerre plus longue qu'il ne l'aurait cru contre Gabies, une ville proche. L'assaut fut vain. Repoussé des remparts, le roi perdit l'espoir d'assiéger la cité. Recourant finalement à un expédient très peu romain, il l'attaqua par la tromperie et la ruse. [1,53,5] En effet, comme si la guerre avait pris fin, Tarquin feignit de ne plus s'intéresser qu'aux fondations de son temple et à d'autres aménagements de Rome. Mais, de connivence avec lui, Sextus, le plus jeune de ses trois fils, se réfugia à Gabies et s'y plaignit de son père et de l'insupportable méchanceté de celui-ci à son égard : [1,53,6] "Maintenant ce n'était plus à des étrangers, mais aux siens que Tarquin infligeait ses outrages, dégoûté qu'il était de son grand nombre d'enfants. Ainsi créait-il dans son foyer le même vide que naguère dans la curie, afin de ne laisser aucune descendance, aucun héritier du trône royal. [1,53,7] Lui, Sextus, avait réussi à s'échapper malgré les lances et les poignards dont son père le menaçait et ne s'était senti en sécurité qu'auprès des ennemis de Lucius Tarquin. En effet, pour leur éviter de se tromper, il leur confirmait que la guerre que Tarquin feignait de considérer comme finie, continuait et qu'à l'occasion, ils seraient envahis à l'improviste. [1,53,8] S'ils ne voulaient pas accueillir des suppliants, il parcourrait tout le Latium et il irait alors chez les Volsques et les Èques et les Herniques jusqu'à ce qu'il rencontrât un peuple qui fût à même de préserver des enfants de supplices cruels et sacrilèges infligés par leurs pères. [1,53,9] Peut-être y trouverait-il aussi assez d'enthousiasme pour prendre les armes et partir en guerre contre le plus outrancier des rois et le plus acharné des peuples." [1,53,10] Comme il donnait aux Gabiens l'impression, s'ils ne le retenaient pas, de déchaîner contre eux sa colère et de vouloir partir ailleurs, il reçut un accueil bienveillant. Ses hôtes ne voyaient rien d'étonnant à ce que "Lucius Tarquin se montrât avec ses enfants tel qu'il s'était montré envers ses concitoyens, tel qu'il s'était montré envers ses alliés. [1,53,11] Ce serait contre lui-même qu'il se déchaînerait, s'il n'avait plus d'autres occasions d'exercer sa méchanceté. Ils étaient enchantés de la venue de Sextus et croyaient que bientôt, avec son aide, la guerre passerait des portes de Gabies au pied des remparts de Rome." [1,54,1] Alors Sextus fut invité à prendre part aux assemblées du peuple. Il y marquait sur les autres questions son accord avec les anciens de Gabies, "qui en savaient plus sur ces sujets", disait-il. Mais lui-même, sans relâche, poussait à la guerre tout en se faisant passer pour particulièrement expert dans ce domaine ."Il connaissait, disait-il, les forces des deux peuples et savait que, sans aucun doute, les citoyens haïssaient les outrances d'un roi que même ses enfants n'avaient pu endurer." [1,54,2] Ainsi, insensiblement, il poussait les notables de Gabies à repartir en guerre et demandait "à aller lui-même avec les plus déterminés des jeunes gens piller et faire des opérations". Tous ses propos et agissements ne visaient qu'à tromper les Gabiens et à accroître leur confiance mal placée. Sextus se vit enfin confier la direction de la guerre. [1,54,3] La population ne savait pas ce qui était en jeu à ce moment-là. Entre Rome et Gabies des escarmouches eurent lieu, dont la plupart du temps les Gabiens sortirent vainqueurs. Alors ceux-ci, du plus grand au plus humble, de se mettre, à qui mieux mieux, à voir en Sextus Tarquin un chef de guerre envoyé en cadeau par les dieux. [1,54,4] En affrontant dangers et fatigues tout comme les soldats, en leur accordant avec largesse du butin, il se fit aimer de ceux-ci, au point que Tarquin, son père, n'était pas plus puissant à Rome que lui, son fils, à Gabies. [1,54,5] C'est pourquoi, constatant qu'il avait rassemblé assez de forces pour réussir toutes ses entreprises, Sextus envoya à Rome l'un des siens demander à son père "ce qu'il voulait qu'il fît, puisque les dieux lui avaient accordé à lui seul le pouvoir de décider de tout à Gabies." [1,54,6] Ce messager, je crois, n'inspirait pas toute confiance au roi . Celui-ci ne fit entendre aucune réponse et, comme pour s'accorder un temps de réflexion, il descendit dans le jardin du palais. Le messager de son fils l'y suivit. Lucius Tarquin se promenait en silence en frappant, dit-on, de sa canne des têtes de pavots. [1,54,7] Lassé de l'interroger et d'attendre, le messager croyant sa mission manquée, rentra à Gabies. Il rapporta ses propres paroles et ce qu'il avait vu : "La colère ou bien la haine, ou encore son insolence naturelle, avait rendu Tarquin complètement muet." [1,54,8] Mais Sextus saisit parfaitement ce que son père voulait exprimer par son silence énigmatique, et ce qu'il lui enjoignait de faire. Alors, il fit mettre à mort les notables de la cité, les uns, en les accusant devant le peuple, les autres parce que leur propre impopularité les y exposait. Beaucoup furent exécutés en public ; certains contre lesquels l'accusation se serait révélée moins évidente furent supprimés discrètement. [1,54,9] Quelques-uns, à leur demande, purent fuir, tandis que d'autres étaient frappés d'exil. Les biens des absents, ceux des tués aussi, firent l'objet de partages. [1,54,10] Ainsi, les uns bénéficièrent de largesses et d'autres s'enrichirent de ces dépouilles. L'attrait du profit personnel émoussa la conscience du marasme généralisé tant et si bien que, laissée à la dérive et isolée, Gabies céda sans combattre à l'emprise du roi de Rome. [1,55,1] Après s'être octroyé Gabies, Lucius Tarquin fit la paix avec le peuple des Èques et renouvela le traité avec les Étrusques. Ensuite il ne s'intéressa plus qu'à l'aménagement de Rome. Sa première préoccupation était d'associer le temple de Jupiter sur la colline Tarpéienne au souvenir de son règne et de son nom : "Des deux Tarquins, disait-il, le père avait fait des voeux, le fils les avait réalisés. [1,55,2] Pour débarrasser cette esplanade des autres cultes et la consacrer toute entière à Jupiter et au futur temple, Lucius Tarquin fit désacraliser les temples et les petits sanctuaires, assez nombreux à cet endroit, que le roi Tatius avait d'abord promis au moment décisif de la bataille contre Romulus, et ensuite consacrés et inaugurés. [1,55,3] Tandis qu'on jetait les premières fondations de cette construction, les dieux, dit-on, manifestèrent leur puissance pour révéler l'importance d'un si grand empire : en effet les oiseaux avalisèrent la désacralisation de tous les petits sanctuaires mais désavouèrent celle du temple de Terminus. [1,55,4] On interpréta ce présage augural de telle façon que Terminus ne changea pas de place. Lui, le seul dieu qu'on n'avait pas pu attirer hors de son enclos sacré, prédisait durée et stabilité en toute chose. [1,55,5] Ce présage de pérennité fut suivi d'un autre prodige qui prédisait la majesté de l'empire : les ouvriers qui creusaient les fondations du temple découvrirent, dit-on, une tête humaine au visage intact. [1,55,6] Cette vision annonçait sans détour que ce lieu serait le sommet de l'empire et la tête du monde. C'est ce que prédirent les devins qui se trouvaient dans la ville. Ceux qu'on avait fait venir d'Étrurie pour analyser le prodige en firent tout autant. [1,55,7] Le roi se laissait de plus en plus porter à la dépense. C'est ainsi que le butin de Pométium, destiné à financer la construction complète du bâtiment, suffit à peine à couvrir le coût des fondations. [1,55,8] C'est pourquoi, outre le fait qu'il soit le plus ancien, je me fierais à Fabius, qui estimait la somme à quarante talents seulement, davantage qu'à Pison. [1,55,9] Selon ce dernier, un budget de quarante mille livres d'argent fut alloué à cette entreprise. Or cette somme ne pouvait provenir du butin d'une seule ville de l'époque et dépasserait même le coût des fondations de toute grandiose construction contemporaine. [1,56,1] Tarquin ne pensait plus qu'à achever le temple pour lequel il avait fait venir des artisans de partout en Étrurie. Aussi ne puisa-t-il pas seulement dans les finances publiques, mais il mobilisa aussi les plébeiens comme ouvriers. Cet effort non négligeable venait s'ajouter au service militaire. Cependant, les plébeiens rechignaient moins à édifier de leurs propres mains les temples des dieux que [1,56,2] de devoir passer à des réalisations moins spectaculaires qui réclamaient des efforts encore plus grands : la mise en place des gradins dans le cirque et la construction souterraine d'un très grand égout (cloacamque maximam) pour collecter toutes les immondices de la ville. Nos performances actuelles en matière de construction ont à peine pu égaler ces deux ouvrages. [1,56,3] La plèbe était encore absorbée par ces travaux et, déjà, Tarquin jugeait que, quand on ne pouvait l'utiliser, une population nombreuse était une charge pour la ville. Or il voulait aussi étendre le territoire de son empire par l'envoi de colons. Il en implanta à Signia et à Circei, dans l'idée d'en faire pour Rome des bastions du côté de la terre et de la mer [1,56,4] Tarquin s'activait à tout cela, quand il assista à un prodige terrifiant : au palais, un serpent sortit d'une colonne en bois, ce qui sema la terreur et fit fuir tout le monde. Cette vision frappa le coeur du roi lui-même d'une peur soudaine, mais surtout l'emplit de tourments angoissants. [1,56,5] Jusqu'alors il n'avait fait appel pour les prodiges publics qu'aux devins étrusques, mais épouvanté à l'idée que cette vision concernait sa maisonnée, il décida d'envoyer une délégation à Delphes, le plus célèbre oracle du monde. [1,56,6] N'osant confier les réponses des devins à personne d'autre, il envoya en Grèce ses deux fils. Ceux-ci devaient traverser des territoires inexplorés et des mers encore moins connues. [1,56,7] Titus et Arruns prirent la route. Lucius Junius Brutus faisait partie du voyage. Ce jeune homme, fils de Tarquinia, soeur du roi, avait une personnalité bien différente de celle qu'il simulait. En apprenant que l'élite de l'État, dont son frère faisait partie, avait été massacrée par son oncle, il décida de ne plus rien faire qui pût apeurer le roi et renonça à tout bien qui pût inspirer l'envie. Il trouva la sécurité dans le mépris qu'il inspirait, puisque le bon droit n'offrait guère de protection. [1,56,8] Ainsi passa-t-il pour idiot à force de le contrefaire. Laissant le roi disposer de sa personne et de ses biens, il se laissa même surnommer Brutus. Sous le couvert de ce sobriquet, le grand libérateur du peuple romain dissimulait son tempérament et attendait son moment. [1,56,9] Il se laissa emmener par les Tarquins à Delphes. Il faisait partie du voyage surtout pour divertir ses compagnons à ses dépens. Il avait, dit-on, emporté, pour l'offrir à Apollon, un bâton en or caché à l'intérieur d'un bâton en cornouiller creusé à cet effet. C'était une représentation énigmatique de sa nature profonde. [1,56,10] Dès leur arrivée, les jeunes princes remplirent la mission confiée par leur père. Alors l'envie les prit de demander lequel d'entre eux serait l'héritier du royaume romain. Le fond de la grotte leur renvoya, dit-on, ces paroles : "Pouvoir suprême à Rome, jeunes gens, détiendra qui de vous le premier sa mère embrassera." [1,56,11] Sextus était resté à Rome. Pour le maintenir dans l'ignorance de l'oracle et le priver du pouvoir, les Tarquins firent soigneusement garder le secret. Eux-mêmes s'en remirent au destin pour la question de savoir lequel des deux, à son retour à Rome, embrasserait leur mère le premier. [1,56,12] Brutus comprit qu'il fallait interpréter autrement les paroles de la Pythie. Feignant de glisser, il se laissa tomber et posa un baiser sur la terre, qui est évidemment la mère commune à tous les mortels. [1,56,13] Au retour du voyage, les préparatifs de la guerre contre les Rutules mobilisaient les énergies. [1,57,1]. Établis à Ardée, les Rutules étaient, au vu de la région et de l'époque, un peuple dont la prépondérance s'appuyait sur sa richesse. Celle-ci fut la cause même de la guerre, car le roi de Rome visait d'abord à s'enrichir lui-même après s'être ruiné dans de grandioses travaux publics. Mais Lucius Tarquin comptait aussi sur du butin pour calmer la rancoeur de la population. [1,57,2].Sans oublier ses autres outrances, les gens exprimaent aussi leur hostilité à la royauté, révoltés qu'ils étaient d'avoir été si longtemps astreints par le roi à travailler comme des ouvriers et des esclaves. [1,57,3] LuciusTarquin fit une tentative pour voir si Ardée pouvait être prise au premier assaut. Comme le résultat s'avérait assez peu concluant, il se mit à faire pression sur l'ennemi en l'assiégeant et en creusant des tranchées. [1,57,4] Dans cette guerre de positions, les déplacements étaient assez libres, comme il se doit au cours d'hostilités plus longues qu'acharnées. Ces permissions concernaient l'état-major bien plus que les simples soldats. [1,57,5] Les princes royaux tuaient donc parfois des moments d'inactivité en festins et autres parties de plaisir. [1,57,6] Le hasard voulut qu'au cours d'une beuverie chez Sextus Tarquin, où un fils d'Égérius, Tarquin Collatin, dînait aussi, les convives se missent à parler de leurs épouses. [1,57,7] Le ton de la discussion monta et Collatin affirma que rien ne servait de parler, mais qu'il leur suffirait de quelques heures pour se rendre compte de combien sa Lucrétia chérie l'emportait sur toutes les autres épouses. "Mais, ajouta-t-il, nous sommes, n'est-ce-pas, des jeunes gens pleins de force ! Pourquoi ne sautons-nous pas sur nos chevaux pour contrôler sur place ce que nos femmes ont dans la tête ? Ce que nous, les maris, nous verrons de nos yeux en débarquant à l'improviste, sera pour chacun de nous la meilleure preuve". [1,57,8] Échauffés par le vin, ils crièrent tous "On y va!" Ils galopèrent vers Rome ventre à terre. À leur arrivée, l'obscurité commençait à tomber. Ils se rendirent alors à Collatia. [1,57,9] Là, contrairement aux belles-filles du roi qu'ils avaient vues bien occupées à partager un fastueux festin avec des convives de leur âge, ils découvrirent Lucrétia assise au centre de sa maison. Entourée de ses servantes, elle travaillait la laine à la lueur d'une lampe à cette heure avancée de la nuit. [1,57,10]L'unanimité se fit sur Lucrétia, mettant fin à cette discussion sur les mérites des épouses. En voyant arriver son mari, Lucrétia l'accueillit de tout son coeur ainsi que les Tarquins, et l'époux vainqueur invita courtoisement les princes royaux. Alors, le désir pervers de souiller Lucrétia de force s'empara de Sextus Tarquin, qu'excitaient sa beauté et tout autant sa pureté exemplaire. [1,57,11] Après s'être amusés comme des jeunes toute la nuit, les princes regagnèrent le camp. [1,58,1] Sextus Tarquin laissa passer quelques jours, puis, à l'insu de Collatin, se rendit à Collatia escorté d'un seul homme. [1,58,2] Dans l'ignorance de son dessein, on lui fit un accueil cordial. Après le repas il fut conduit dans la chambre réservée aux hôtes. Il brûlait d'amour et, quand il crut qu'il ne risquait rien et que toute la maisonnée dormait, il dégaina son glaive et vint auprès de Lucrétia endormie. De sa main gauche il pressa le sein de la femme: "Silence, Lucrétia, dit-il, c'est moi, Sextus Tarquin ! J'ai un glaive en main. Tu mourras, si tu cries." [1,58,3] La femme s'était éveillée, paralysée de frayeur et ne voyait aucun moyen d'échapper à la mort qui la menaçait. Alors Tarquin de lui avouer son amour, de la supplier, de mêler menaces et prières, tiraillant ce coeur de femme dans tous les sens. [1,58,4] Mais il la voyait toute décidée à se refuser. Même la peur de la mort ne la faisait pas céder. Alors il ajouta à cette peur la menace du déshonneur. "Quand elle serait morte, dit-il, il mettrait à côté d'elle le corps nu d'un esclave égorgé, pour qu'on dît d'elle qu'elle avait été tuée en flagrant délit d'un adultère de bas étage ." [1,58,5] Il avait réussi à ébranler Lucrétia et, comme si sa passion triomphait, il vint à bout de la pudeur qu'elle s'obstinait à préserver. Il s'en alla tout fier d'avoir pris l'honneur d'une femme assiégée. Abattue par un si grand malheur, Lucrétia envoie le même messager à Rome à son père et à Ardée à son mari. Elle leur demandait "de venir chacun avec un ami sûr. Ils devaient le faire tout de suite. Quelque chose d'affreux était arrivé." [1,58,6] Spurius Lucrétius arriva avec Publius Valérius, fils de Volésus, et Collatin avec Junius Brutus, avec lequel il regagnait justement Rome et avait croisé le messager de son épouse. Ils trouvèrent Lucrétia assise dans sa chambre. Affligée, [1,58,7] elle fondit en larmes à l'arrivée des siens. Son mari lui demanda : "Qu'est-ce qui ne va pas ?" - "Plus rien ne va, répondit-elle. Que reste-t-il à une femme, quand elle a perdu son honneur ? Il y a la trace, Collatin, ici dans ton lit, d'un autre homme que toi. Seul mon corps a été violé. Mon coeur est pur. Ma mort en témoignera. Mais joignez vos mains droites et jurez que mon suborneur sera puni. [1,58,8] C'est Sextus, le fils de Tarquin, qui est venu en hôte hostile. Il était armé cette nuit quand il a, par la force, arraché d'ici une jouissance funeste pour moi. Pour lui aussi, si vous êtes des hommes !" [1,58,9] Tous s'engagèrent tour à tour. Ils consolèrent la femme affligée en attribuant à l'auteur du délit la faute à laquelle elle avait été contrainte. "C'est l'esprit qui fait le mal, disaient-ils, non le corps, et là où il n'y a pas d'intention, il n'y a pas de culpabilité." [1,58,10] "Puissiez-vous voir, dit-elle, ce qui lui est dû. Mais moi, tout en m'absolvant de la faute, je ne me soustrais pas au châtiment. Pas une seule femme impudique ne vivra en se réclamant de Lucrétia." [1,58,11] Sous ses habits se dissimulait un couteau. Lucrétia s'en frappa en plein coeur. Elle s'affaissa sur sa blessure et tomba mourante, au milieu des cris de son mari et de son père. [1,59,1] Brutus, les laissant à leur détresse, retira le couteau de la blessure de Lucrèce et le brandit dégoulinant de sang, "Par ce sang si pur avant l'outrage royal,dit-il, je jure et vous, les dieux, je vous en fais témoins, que moi, je chasserai d'ici Lucius Tarquin l'Outrancier, son épouse criminelle et toute leur progéniture, par le fer, le feu et tous les moyens en mon pouvoir et que je ne laisserai plus personne régner à Rome." [1,59,2] Il tendit alors le couteau à Collatin, puis à Lucrétius et à Valérius, qui ébahis par le prodige, se demandaient d'où venait dans le coeur de Brutus ce caractère qu'ils ne lui connaissaient pas. Passant du chagrin à la colère, tous prêtèrent serment dans les mêmes termes. Brutus les appela alors à renverser la royauté. Ils le suivirent comme leur chef. [1,59,3] Ils sortirent de la maison avec le corps de Lucrétia et le portèrent sur la place. Cet événement exceptionnel suscita l'indignation et attira les gens. Chacun pour sa part déplorait le crime royal et sa violence, [1,59,4] bouleversé par la douleur de ce père. Alors, Brutus s'en prit aux larmes et aux plaintes vaines et les poussa "à agir comme il convenait à des hommes, oui à des Romains, à prendre les armes contre ceux qui avaient osé se comporter en ennemis." [1,59,5] Se portant volontaires, les plus combatifs parmi les jeunes s'armèrent. Tous les autres les suivirent. Un détachement fut laissé sur place aux ordres du père de Lucrétia. On plaça des sentinelles pour empêcher quiconque d'annoncer l'insurrection à la famille royale. Tous les autres partirent pour Rome emmenés par Brutus. [1,59,6] Dès son entrée en ville, la foule en armes sema sur son passage épouvante et désarroi. En revanche, lorsqu'on vit l'élite des citoyens la précéder, on comprit que ce n'était pas sans raison, quel que fût l'événement. [1,59,7] Une nouvelle aussi affreuse ne souleva pas moins d'émotion à Rome qu'à Collatia. De tous les coins de la ville on accourut au forum. Une fois la foule rassemblée, un crieur invita le peuple à se réunir devant le tribun des Célères. Or c'était la fonction que Brutus exerçait justement à ce moment-là. [1,59,8] Alors, Brutus prononça un discours qui n'avait rien à voir avec le tempérament et le caractère qu'il avait simulés jusqu'à ce jour : il parlait de Sextus Tarquin, violent et débauché, de la souillure infamante qu'avait subie Lucrétia et de son suicide déplorable, de Tricipitinus et de la solitude d'un père, pour qui, plus encore que la mort de sa fille, la cause même de cette mort était indigne et déplorable. [1,59,9] Il décrivait aussi les outrages du roi lui-même et les épreuves de la plèbe plongée dans des fossés pour curer des égouts : "De ces gens de Rome, de ces vainqueurs de tous les peuples aux alentours, de ces guerriers, il avait fait des ouvriers juste bons à casser des pierres !" [1,59,10] Il rappela aussi le meurtre révoltant de Servius Tullius, leur roi, et sa fille impie qui avait écrasé avec sa voiture le corps de son père, et invoqua les dieux vengeurs des parents. [1,59,11] Avec ces souvenirs et d'autres plus horribles, que l'indignation du moment lui inspirait et que les historiens sont impuissants à restituer, Brutus poussa la foule enflammée à destituer le roi et à condamner Lucius Tarquin à l'exil avec sa femme et ses enfants. [1,59,12] Il choisit et arma des jeunes volontaires, et partit avec eux au camp d'Ardée pour y soulever l'armée contre le roi. Il confia le commandement de Rome à Lucrétius, qui avait été déjà nommé préfet de la ville par le roi. [1,59,13] Au milieu du désordre, Tullia s'échappa du palais. Partout sur son passage, hommes et femmes jetaient des malédictions et invoquaient les furies vengeresses des parents. [1,60,1] Ces nouvelles arrivèrent au camp. Alarmé par la révolte, le roi fonça à Rome pour mater le soulèvement. Brutus changea alors de route car il se doutait de son arrivée et préférait ne pas le rencontrer. C'est donc presqu'au même moment et en suivant des itinéraires différents que Brutus arriva à Ardée et Tarquin à Rome. [1,60,2] Celui-ci trouva les portes closes et reçut une sentence d'exil. Le camp accueillit dans la joie le libérateur de Rome. Les fils du roi en furent expulsés. Deux suivirent leur père dans son exil à Caere en Étrurie. Sextus Tarquin se rendit à Gabies où il se croyait dans son propre royaume, mais il y fut massacré par ceux dont la haine attendait de venger ses meurtres et ses pillages. [1,60,3] Lucius Tarquin l'Outrancier avait régné pendant vingt-cinq ans. Après deux cent quarante-quatre ans de régime royal depuis sa fondation, Rome était libérée. [1,60,4] Suivant les instructions laissées par Servius Tullius, deux consuls furent alors nommés par le préfet de la ville au cours des comices centuriates. C'était Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin Collatin.