[1,72] DIEU EST DOUÉ DE VOLONTÉ. En ayant terminé avec ce qui concerne l'intelligence divine, il nous reste à étudier maintenant la volonté de Dieu. C'est en effet parce que Dieu est intelligent qu'il est doué de volonté. Le bien saisi par l'intelligence étant en effet l'objet propre de la volonté, le bien saisi par l'intelligence doit être, en tant que tel, voulu. Or l'objet saisi par l'intelligence dit rapport au sujet qui saisit. Il est donc nécessaire que le sujet qui dans son intelligence saisit le bien comme tel, soit capable de le vouloir. Or Dieu, dans son intelligence, saisit le bien; parfaitement intelligent en effet, il saisit l'être du même coup sous sa raison de bien. Dieu est donc doué de volonté. Quiconque possède une certaine forme, est mis par cette forme en rapport avec diverses réalités de la nature: le bois blanc, par sa blancheur, ressemble ainsi à certaines choses, et diffère d'autres. Or dans le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation, existe la forme de la réalité perçue et sentie, puisque toute connaissance naît d'une certaine ressemblance. Il faut donc que le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation soit en rapport avec les réalités qu'il perçoit et qu'il sent, telles qu'elles existent dans la nature. Or ce rapport ne vient pas du fait que l'on pense et que l'on sent; car de ce fait s'établit plutôt un rapport des choses au sujet qui les perçoit par son intelligence et par ses sens, car percevoir par l'intelligence et par les sens fait que les choses existent dans l'intelligence et dans les sens selon le mode respectif de ces facultés. C'est la volonté et l'appétit qui établissent ce rapport entre le sujet qui perçoit par ses sens et son intelligence et la chose qui existe à l'intérieur de l'âme. Voilà pourquoi tous les êtres qui sont doués de sensation et d'intelligence, le sont de désir et de volonté, la volonté ressortissant en propre au domaine de l'intelligence. Puis donc que Dieu est intelligent, il doit être doué de volonté. Ce qui échoit à tout existant, s'accorde avec l'existant en tant qu'il est existant. Une telle convenance doit se réaliser au maximum dans celui qui est le premier existant. Or c'est le propre de chaque existant de tendre vers sa perfection et vers la conservation de son être. Chacun le fait à sa manière, l'être intelligent par la volonté, l'animal par l'appétit sensible, l'être privé de sens par l'appétit naturel. Les êtres qui possèdent leur perfection le font autrement que ceux qui ne la possèdent pas. Ceux qui ne la possèdent pas tendent à l'acquérir par la vertu appétitive, par le désir, de leur genre; ceux qui la possèdent se reposent en elle. Cela ne peut manquer de se réaliser chez le premier être, qui est Dieu. Étant intelligent, Dieu possède en lui la volonté, grâce à laquelle il se complaît en son propre être et en sa propre bonté. Plus l'acte d'intelligence est parfait, plus il est agréable à celui qui en est le sujet. Mais Dieu fait acte d'intelligence, d'un acte absolument parfait, nous l'avons vu. Cet acte d'intelligence lui est donc souverainement agréable. Or le plaisir intellectuel est le fait de la volonté, comme le plaisir sensible est le fait de l'appétit concupiscible. Il y a donc volonté en Dieu. La forme examinée par l'intelligence ne meut ni ne cause quoi que ce soit, si ce n'est par l'intermédiaire de la volonté, dont l'objet, fin et bien, pousse à agir. L'intelligence spéculative ne meut donc pas, pas plus que l'imagination sans l'estimative. Mais la forme de l'intelligence divine est cause de mouvement et d'être chez les autres: Dieu produit les choses par son intelligence, on le montrera plus loin. Il faut donc qu'il soit doué de volonté. De toutes les facultés motrices chez les êtres doués d'intelligence, la première est la volonté. C'est la volonté en effet qui applique chaque puissance à son acte: nous faisons acte d'intelligence, parce que nous le voulons; nous faisons acte d'imagination parce que nous le voulons, etc. Il en est ainsi parce que son objet est fin, compte tenu cependant du fait que l'intelligence, non point par mode de cause efficiente et motrice, mais par mode de cause finale, meut la volonté, en lui proposant son propre objet, la fin. Il convient donc souverainement au premier moteur d'être doué de volonté. Est libre ce qui est cause de soi. Aussi le libre inclut l'idée de ce qui est par soi. Or c'est en premier la volonté qui possède la liberté dans l'agir; pour autant, en effet, que quelqu'un agit volontairement, on dit qu'il accomplit librement ses actions. Il convient donc au plus haut point que le premier agent agisse par volonté, lui à qui il convient au plus haut point d'agir par soi. La fin et l'agent qui tend à la fin sont toujours d'un même ordre, dans le monde des choses: la fin prochaine, proportionnée à l'agent, tombe ainsi sous la même espèce que l'agent, ceci aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de l'art; la forme artistique qui fait agir l'artisan est en effet l'espèce de la forme qui est dans la matière, forme qui est la fin de l'artisan, et la forme du feu générateur grâce auquel celui-ci agit est de même espèce que la forme du feu engendré, qui est la fin de la génération. Or il n'y a rien qui soit du même ordre que Dieu, sinon Dieu lui-même: autrement il y aurait plusieurs premiers, ce dont on a prouvé le contraire plus haut. Dieu n'est donc pas seulement la fin digne d'être désirée, mais il est pour ainsi dire la fin qui se désire comme fin. Ceci d'un appétit intellectuel, puisqu'il est intelligent. Cet appétit, c'est la volonté. La volonté existe donc en Dieu. Cette volonté en Dieu est attestée par la Sainte Écriture. Il est dit dans le psaume: Tout ce qu'il a voulu, le Seigneur l'a fait; et dans l'Épître aux Romains: Qui résiste à sa volonté? [1,73] LA VOLONTÉ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE. Tout ceci montre bien que la volonté de Dieu n'est rien d'autre que son essence. Nous venons de voir en effet qu'il convient à Dieu d'être doué de volonté dans la mesure où il est doué d'intelligence. Or on a prouvé que Dieu est intelligent par son essence. Il est donc aussi doué de volonté. La volonté de Dieu est donc sa propre essence. De même que l'acte d'intelligence est la perfection du sujet intelligent, de même le vouloir pour le sujet doué de volonté: l'un et l'autre sont des actes immanents au sujet, ne passant pas dans quelque sujet passif, comme c'est le cas dans l'action de chauffer. Mais l'acte d'intelligence de Dieu est son acte d'être: la raison en est que l'acte d'être de Dieu étant en soi absolument parfait, il n'admet aucune perfection qui viendrait de surcroît. Le vouloir divin est donc l'être même de Dieu. Et donc la volonté de Dieu est l'essence même de Dieu. Étant donné que tout agent agit en tant qu'il est en acte, Dieu, qui est acte pur, doit agir par sa propre essence. Or vouloir est une certaine opération de Dieu. Il faut donc que Dieu exerce son vouloir par son essence. Sa volonté est donc son essence. Si la volonté était quelque chose de surajouté à la substance divine, alors que la substance divine est complète dans son être, il s'ensuivrait que la volonté lui arriverait comme un accident à un sujet; il en découlerait que la substance divine se comparerait à elle-même comme la puissance par rapport à l'acte, et qu'il y aurait composition en Dieu. Autant de conclusions qui ont été rejetées plus haut. Il n'est donc pas possible que la volonté vienne s'ajouter à l'essence divine. [1,74] L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU. Il ressort de là que l'objet principal de la volonté de Dieu est son essence. On l'a dit, le bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volonté. Or ce que Dieu saisit au premier chef par son intelligence, c'est l'essence divine. L'essence divine est donc ce sur quoi porte au premier chef la volonté de Dieu. L'objet de l'appétit est à l'appétit ce qu'est le moteur à l'objet mû. Il en va de même de l'objet de la volonté par rapport à la volonté, puisque la volonté rentre dans le genre des puissances appétitives. Si donc la volonté de Dieu avait comme objet principal autre chose que l'essence même de Dieu, il faudrait en conclure que la volonté divine aurait au-dessus d'elle quelque chose de supérieur qui la mouvrait. Ce qui précède prouve le contraire. L'objet principal de la volonté est pour chaque sujet qui fait acte de volonté la cause de son vouloir. Quand nous disons: Je veux marcher pour guérir, nous croyons rendre compte de la cause; mais si l'on demande Pourquoi veux-tu guérir?, de cause en cause on arrivera jusqu'à la fin dernière, qui est l'objet principal de la volonté, lequel est par lui-même la cause du vouloir. Si donc Dieu voulait, à titre d'objet principal, autre chose que lui-même, il en résulterait que la cause de son vouloir serait différente de lui. Mais son vouloir est identique à son être. Quelque chose d'autre sera donc alors la cause de son être. Ce qui va contre la raison du premier être. Chaque sujet qui fait acte de volonté a pour objet principal de son vouloir sa propre fin dernière: la fin en effet est voulue pour elle-même et c'est à travers elle que tout le reste est voulu. Or, la fin dernière, c'est Dieu lui-même, car il est le souverain bien. Il est donc lui-même le principal objet de sa volonté. Chaque puissance a avec son objet principal une proportion d'égalité. Comme le montre en effet le Philosophe au 1er livre du Ciel et du Monde, la puissance d'une chose est mesurée selon ses objets. La volonté est donc en proportion d'égalité avec son objet principal; de même l'intelligence, de même aussi les sens. Or la volonté divine n'est en proportion d'égalité avec rien d'autre que l'essence même de Dieu. L'objet principal de la volonté divine est donc l'essence de Dieu. Comme, par ailleurs, l'essence divine est l'intelligence en acte de Dieu et tout ce qu'on peut lui attribuer d'autre, il en découle clairement que de la même manière, et au premier chef, Dieu se veut intelligence en acte, volonté en acte, un, etc. [1,75] DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE. A partir de là, il est possible de montrer que Dieu, en se voulant, veut tout le reste. A qui veut en effet une fin à titre principal, il revient de vouloir, en considération de la fin, tout ce qui s'y rapporte. Or Dieu est lui-même la fin dernière des choses, comme ce qui a été dit plus haut le manifeste en partie. Du fait donc qu'il se veut être, il veut aussi tout le reste, ordonné à lui comme à la fin. Chacun désire la perfection de ce qu'il veut et de ce qu'il aime pour soi: ce que nous aimons pour soi, nous le voulons très bon, et, autant qu'il est possible, toujours en amélioration et en augmentation. Or Dieu lui-même veut et aime son essence pour elle-même. Mais l'essence divine, en elle-même, n'est capable ni d'augmentation ni de multiplication; elle est capable de multiplication seulement selon sa similitude, participée par un grand nombre. Dieu veut donc la multitude des choses, du fait qu'il veut et aime son essence et sa perfection. Quiconque aime quelque chose en soi et pour elle-même, aime en conséquence tous les êtres en qui il la découvre: celui qui aime la douceur pour elle-même aime nécessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime son être en soi et pour lui-même. Par ailleurs tout autre être est par similitude une certaine participation à l'être de Dieu. Il en résulte que Dieu, du même coup qu'il se veut et s'aime lui-même, veut et aime tout le reste. En se voulant, Dieu veut tout ce qui existe en lui. Or tous les êtres préexistent d'une certaine manière en lui par leurs propres idées. En se voulant, Dieu veut donc aussi tout le reste. Plus un être est puissant, plus sa causalité s'étend à des objets nombreux et toujours plus éloignés. Or la causalité de la fin consiste en ce que tout le reste est désiré à cause d'elle. Plus la fin est parfaite et davantage voulue, plus la volonté de celui qui veut cette fin s'étend à un grand nombre d'objets en raison de cette fin. Or l'essence divine est absolument parfaite sous le rapport de la bonté et de la fin. Elle étendra donc souverainement sa causalité sur une multitude d'êtres, de telle manière que ces êtres soient voulus à cause d'elle, et d'abord par Dieu qui, de toute sa puissance, la veut en perfection. La volonté suit l'intelligence. Mais Dieu, dans son intelligence, se saisit lui-même principalement, saisissant tout le reste en lui. De même se veut-il principalement, et, en se voulant, veut-il tout le reste. Tout ceci est confirmé par l'autorité de l'Écriture. Il est dit au Livre de la Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. [1,76] DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTÉ Ceci établi, il suit que Dieu se veut et veut tout le reste d'un seul acte de volonté. C'est en effet dans une opération unique, par un acte unique, que toute puissance se porte à son objet et à la raison formelle de son objet. C'est ainsi que nous voyons la lumière et la couleur, celle-ci rendue visible en acte par la lumière, dans un même acte de vision. Or quand nous voulons quelque chose en raison seulement de la fin, ce que nous désirons ainsi en vue de la fin reçoit de celle-ci sa raison d'objet voulu: la fin est ainsi à cette chose comme la raison formelle à l'objet, telle la lumière à la couleur. Étant donné que Dieu veut toutes les choses pour lui-même, comme à titre de fin, c'est donc d'un seul acte de volonté qu'il se veut et qu'il veut tout le reste. Ce que l'on connaît et désire parfaitement, on le connaît et on le désire selon toute sa virtualité. Or la virtualité de la fin ne consiste pas seulement en ce que la fin est désirée en elle-même, mais encore en ce que d'autres choses deviennent désirables à cause de la fin. Celui qui désire parfaitement la fin, la désire de l'une et de l'autre manière. Mais on ne peut poser en Dieu, chez qui rien n'est imparfait, un acte de volonté selon lequel il se voudrait et ne se voudrait pas parfaitement. En tout acte par lequel Dieu se veut, Dieu se veut de manière absolue, et il veut tout le reste à cause de lui. Tout ce qui est différent de lui, Dieu ne le veut qu'autant qu'il se veut lui-même, comme nous l'avons prouvé plus haut. Reste donc que ce n'est pas par un acte, puis par un autre acte de volonté que Dieu se veut lui-même et qu'il veut le reste, mais bien d'un seul et même acte. Ce que nous avons dit plus haut le montre clairement: dans l'acte de connaissance il y a discours en tant que nous connaissons à part les principes, et que des principes nous en venons aux conclusions; si en effet nous avions l'intuition des conclusions dans les principes mêmes, au moment où nous connaissons ces principes, il n'y aurait pas discours, pas plus qu'il n'y en a quand nous voyons quelque objet dans un miroir. Or ce que sont les principes par rapport aux conclusions en matières spéculatives, les fins le sont par rapport aux moyens ordonnés à la fin dans le domaine des opérations et des appétits. De même que nous connaissons les conclusions par le moyen des principes, de même est-ce la fin qui commande l'appétit et la mise en oeuvre des moyens ordonnés à la fin. Si donc quelqu'un veut séparément la fin et les moyens ordonnés à cette fin, il y a en quelque sorte discours dans sa volonté. Ce discours est impossible en Dieu: puisque Dieu est en dehors de tout mouvement. Il faut donc en conclure que Dieu se veut, lui-même et les autres êtres, simultanément et d'un même acte de volonté. Puisque Dieu se veut lui-même toujours, à supposer qu'il se veuille lui-même par un acte et qu'il veuille les autres êtres par un acte différent, il s'ensuivrait qu'il y aurait en lui, simultanément, deux actes de volonté. C'est impossible, car une puissance simple ne peut produire en même temps deux opérations. En tout acte de volonté, l'objet de volition est, par rapport au sujet qui veut, comparable au moteur par rapport à l'objet mû. Si donc il y a une action de la volonté divine par laquelle Dieu veut les autres êtres, distincte de la volonté par laquelle Dieu se veut lui-même, il y aura en Dieu quelque chose d'autre que lui-même qui mettra en mouvement sa volonté. C'est impossible. Nous avons prouvé déjà qu'en Dieu le vouloir est identique à l'être. Or en Dieu il n'y a qu'un être unique. Il n'y a donc en Dieu qu'un unique vouloir. Le vouloir appartient à Dieu en tant qu'il est intelligent. De même que c'est dans un même acte qu'il se connaît, lui et tout le reste en tant que son essence est l'exemplaire de tous les êtres, de même est-ce dans un seul acte qu'il se veut, lui et tous les autres êtres, en tant que sa bonté est la raison de toute bonté. [1,77] LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS À LA SIMPLICITÉ DE DIEU. La multitude des objets de volition n'est donc pas incompatible avec l'unité et la simplicité de la substance divine. Les actes en effet se distinguent suivant les objets. Si donc la pluralité des objets voulus par Dieu entraînait en lui une certaine multiplicité, il en résulterait qu'il ne pourrait y avoir en lui une seule opération de la volonté. Ce qui contredit ce que nous venons de montrer. Nous avons montré aussi que Dieu veut les autres êtres, en tant qu'il veut sa propre bonté. Il y a donc entre les êtres et la volonté de Dieu le même rapport qu'il y a entre eux et la manière dont ils sont embrassés par sa bonté. Or tous les êtres sont un dans la bonté de Dieu; ils sont en Dieu en effet selon son mode à lui, les êtres matériels dans l'immatérialité, les êtres multiples dans l'unité. Il faut donc conclure que la multitude des objets de volition ne multiplie pas la substance divine. Intelligence et volonté divines ont une égale simplicité: l'une et l'autre sont la substance divine, comme on l'a prouvé. Or la multitude des objets saisis par l'intelligence n'engendre pas de multitude dans l'essence de Dieu, ni de composition dans son intelligence. La multitude des objets de volition n'engendre donc pas davantage de diversité dans l'essence de Dieu ni de composition dans sa volonté. Ajoutons qu'entre la connaissance et l'appétit il y a cette différence que la connaissance se fait pour autant que l'objet connu est présent d'une certaine manière dans le sujet connaissant, alors qu'au contraire il y a appétit par référence à la chose désirée, que le sujet de l'appétit recherche, ou en laquelle il se repose. C'est pourquoi le bien et le mal, qui concernent l'appétit, sont dans les choses; alors que le vrai et le faux, qui concernent la connaissance, sont dans l'esprit, comme le note le Philosophe, au VIe livre de la Métaphysique. Or qu'une chose soit en rapport avec beaucoup d'autres n'est point contraire à sa simplicité, puisque l'unité est le principe de nombres très divers. La multitude des objets voulus par Dieu ne répugne donc pas à sa simplicité. [1,78] LA VOLONTÉ DIVINE S'ÉTEND À CHACUN DES BIENS PARTICULIERS. Il apparaît donc que nous ne sommes pas obligés de dire, sous prétexte de sauvegarder la simplicité divine, que Dieu veut tous les autres biens d'une manière générale, en tant qu'il se veut, lui, comme principe des biens qui peuvent découler de lui, mais qu'il ne les veut pas en particulier. Le vouloir implique en effet référence du sujet qui veut à la chose voulue. Or rien n'empêche la simplicité divine d'être mise en rapport avec beaucoup d'êtres même singuliers: on dit bien de Dieu qu'il est très bon ou qu'il est premier par rapport à des êtres singuliers, sa simplicité ne l'empêche donc pas de vouloir, même distinctement, en particulier, des êtres différents de lui. Le rapport de la volonté divine avec les autres êtres réside en ceci que ces êtres puisent leur part de bonté dans la dépendance où ils sont de la bonté divine, laquelle est pour Dieu sa raison de vouloir. Mais ce n'est pas seulement l'universalité des biens, c'est aussi chacun d'entre eux qui prend part à la bonté, comme il prend part à l'être, en dépendance de la bonté de Dieu. La volonté de Dieu s'étend donc à chacun des biens. Au dire du Philosophe, au XIe livre de la Métaphysique, l'univers se révèle riche d'un double bien d'ordre: l'un selon lequel tout l'univers est ordonné à ce qui lui est extérieur, comme une armée est ordonnée à son chef; l'autre selon lequel les parties de l'univers sont ordonnées entre elles, comme le sont les divers éléments d'une armée. Mais ce deuxième ordre est pour le premier. Or Dieu, du fait qu'il se veut comme fin qu'il est, veut comme ordonnés à la fin les êtres qui lui sont ordonnés. Il veut donc le bien d'ordre d'un univers tout entier ordonné à lui-même, comme le bien d'ordre des parties de l'univers organisées entre elles. Or le bien de l'ordre est la résultante de biens singuliers. Dieu veut donc aussi les biens singuliers. Si Dieu ne voulait pas les biens singuliers dont se compose l'univers, il en résulterait que le bien de l'ordre serait, dans l'univers, le fait du hasard. Il n'est pas possible en effet qu'une partie de l'univers organise tous les biens particuliers en un ordre universel; seule le peut la cause universelle de tout l'univers, Dieu, qui agit par sa volonté, comme on le montrera plus bas. Que l'ordre de l'univers soit le fait du hasard, c'est chose impossible; cela entraînerait comme conséquence qu'un nombre beaucoup plus grand de réalités inférieures seraient le fait du hasard. Reste donc que Dieu veut même les biens singuliers. Le bien appréhendé par l'intelligence, en tant que tel, est voulu. Mais l'intelligence de Dieu appréhende même les biens particuliers, comme on l'a prouvé plus haut. Dieu veut donc aussi les biens particuliers. Nous en trouvons confirmation dans le témoignage de l'Écriture. Le livre de la Genèse montre la complaisance de la volonté divine envers chacune de ses oeuvres; Dieu vit que la lumière était bonne; et de même des autres oeuvres. Pour conclure, de toutes ensemble il est écrit: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela était très bon. [1,79] DIEU VEUT MÊME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE. S'il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, d'aucuns pourront croire que Dieu ne veut que ce qui existe: les êtres en relation doivent en effet exister ensemble: l'un disparu, l'autre disparaît, comme l'enseigne le Philosophe. Si donc il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, nul ne peut vouloir que ce qui existe. II en va encore de la volonté, dite par référence aux objets voulus, comme de la cause et du créateur. On ne peut appeler Dieu créateur, ou Seigneur, ou Père, sinon de ce qui existe. On ne peut donc dire de Dieu qu'il veut, sinon qu'il veut ce qui existe. En poussant plus loin, on pourrait conclure, si le vouloir de Dieu est immuable comme l'est son être, et si Dieu ne veut que ce qui existe en acte, qu'il ne veut rien qui n'existât toujours. Certains répondent à cela que les êtres qui n'existent pas en soi existent en Dieu, et dans son intelligence. Rien n'empêche donc Dieu de vouloir, en tant qu'ils existent en lui-même, les êtres qui n'existent pas en soi. Cette réponse ne paraît pas suffisante. A s'en tenir là on dira en effet que tout sujet de volition veut quelque chose du fait que sa volonté est mise en rapport avec l'objet voulu. Si donc la volonté de Dieu ne se met en rapport avec un objet voulu qui n'existe pas, qu'autant que cet objet existe en Dieu et dans l'intelligence de Dieu, il en résultera que Dieu ne voudra pas autrement cette chose qu'en en voulant l'existence en lui et dans son intelligence. Or ce n'est pas ce que veulent dire les tenants de cette réponse; mais bien que Dieu veut qu'existent même en soi de tels êtres qui n'existent pas encore. En revanche, si la volonté se réfère à la chose voulue par son objet qui est le bien saisi par l'intelligence, l'intelligence, elle, non seulement appréhende que le bien existe en soi, mais qu'il existe aussi dans une nature propre; et la volonté se référera à la chose voulue non seulement en tant qu'elle existe dans le sujet connaissant, mais aussi en tant qu'elle existe en soi. Disons donc que, le bien saisi par l'intelligence mettant en branle la volonté, le vouloir lui-même devra suivre les conditions de l'appréhension; ainsi les mouvements des autres mobiles suivent eux aussi les conditions du moteur qui est la cause du mouvement. Or la relation du sujet qui appréhende à la chose appréhendée est la conséquence de l'appréhension elle-même; le sujet est mis en rapport avec l'objet par là même qu'il l'appréhende. Or le sujet n'appréhende pas seulement la chose comme existant en lui, mais comme existant dans sa nature propre; car nous ne connaissons pas seulement que la chose est saisie par notre intelligence, - ce qui est pour elle exister dans notre intelligence, - mais nous connaissons aussi qu'elle existe, ou qu'elle a existé, ou qu'elle existera, dans sa nature propre. Quand bien même cette chose n'existe alors que dans le sujet connaissant, la relation qui découle de l'appréhension s'établit cependant avec la chose, non point en tant qu'elle existe dans le sujet qui connaît, mais en tant qu'elle existe selon sa nature propre, telle que l'appréhende le sujet qui connaît. La relation de la volonté de Dieu s'établit donc avec la chose qui n'existe pas en tant qu'elle existe dans une nature propre sous une certaine modalité de temps, et non pas seulement en tant qu'elle existe en Dieu qui la connaît. Dieu veut donc que la chose qui n'existe pas maintenant existe selon une certaine modalité de temps; il ne veut pas simplement la connaître. Il n'en va pas de même d'ailleurs de la relation du sujet qui veut à l'objet voulu, de celle du créateur à l'objet créé, de celle du fabricant à l'objet fabriqué, ou du Seigneur à la créature qui lui est soumise. Le vouloir est en effet une action immanente au sujet qui veut: il n'oblige pas l'intelligence à appréhender quelque chose d'extérieur. Faire, créer, gouverner, au contraire, impliquent dans leur signification une action qui se termine à un effet extérieur, sans l'existence duquel une telle action est impensable. [1,80] DIEU VEUT NÉCESSAIREMENT SON ÊTRE ET SA BONTÉ. De tout ce qui précède il résulte que Dieu veut nécessairement son être et sa bonté, et qu'il ne peut vouloir le contraire. Nous avons vu déjà que Dieu veut son être et sa bonté à titre d'objet principal, comme raison pour lui de vouloir les autres choses. En tout objet de volition, Dieu veut donc son être et sa bonté, de même qu'en toute couleur le regard voit la lumière. Or il est impossible que Dieu veuille quelque chose autrement qu'en acte; en cas contraire il le ferait en puissance seulement, ce qui est impossible, puisque son vouloir est identique à son acte d'être. Il est donc nécessaire qu'il veuille son être et sa bonté. Tout sujet de volition veut nécessairement sa fin dernière: ainsi l'homme veut nécessairement son bonheur, et ne peut vouloir son malheur. Or Dieu se veut être à titre de fin dernière. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être, et il ne peut pas vouloir ne pas être. Dans le domaine des appétits et des opérations, la fin se comporte de la même manière que le principe indémontrable dans le domaine spéculatif. De même qu'en matière spéculative les conclusions découlent des principes, de même dans le domaine des actions et des appétits la raison de tout ce qui est à faire et à désirer se tire de la fin. Or, en matière spéculative, l'intelligence accorde nécessairement son adhésion aux premiers principes indémontrables, l'adhésion à des principes contraires étant absolument impossible. La volonté adhère donc nécessairement à la fin ultime, de telle manière qu'elle ne peut vouloir le contraire. Si donc la volonté divine n'a pas d'autre fin que Dieu lui-même, c'est nécessairement que Dieu se veut être. Toutes les choses, en tant qu'elles existent, ressemblent à Dieu, qui est l'étant premier et suprême. Or toutes les choses, en tant qu'elles existent, aiment naturellement leur être, chacune à sa manière. Bien plus encore Dieu aime donc naturellement son être. Or sa nature, nous l'avons montré plus haut, c'est d'être par soi, nécessairement. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être. Toute la perfection, toute la bonté qui est dans les créatures, convient essentiellement à Dieu. Or aimer Dieu est la suprême perfection de la créature raisonnable: c'est par là qu'elle s'unit d'une certaine manière à Dieu. Cet amour existe donc essentiellement en Dieu. C'est donc nécessairement que Dieu s'aime. Et c'est ainsi qu'il se veut être. [1,81] DIEU NE VEUT PAS NÉCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFÉRENT DE LUI. Si la volonté de Dieu a pour objet nécessaire la bonté divine et l'être divin, d'aucuns pourraient croire qu'elle a aussi les autres êtres pour objet nécessaire, puisque Dieu veut les autres êtres en voulant sa propre bonté. Mais à y bien réfléchir on voit clairement qu'il ne veut pas les autres êtres par nécessité. La volonté de Dieu a en effet pour objet les autres êtres en tant qu'ils sont ordonnés à la fin qu'est sa propre bonté. Or la volonté ne se porte pas avec nécessité sur ce qui est moyen ordonné à la fin, si la fin peut exister sans lui. Un médecin, par exemple, n'est pas tenu par nécessité, supposé la volonté qu'il a de guérir un malade, d'appliquer à ce malade tels remèdes sans lesquels néanmoins il peut le guérir. Puisque la bonté de Dieu peut exister sans qu'il y ait d'autres êtres, et que ces êtres, qui plus est, ne lui ajoutent rien, il n'y a donc pour Dieu aucune nécessité à vouloir d'autres êtres du seul fait qu'il veut sa propre bonté. Le bien saisi par l'intelligence étant l'objet propre de la volonté, la volonté peut se porter sur n'importe quel objet conçu par l'intelligence, là où est sauvegardée la raison de bien. Aussi, bien que l'être de n'importe quel existant, en tant que tel, soit bon, et que le non-être soit mauvais, le non-être lui-même peut tomber sous la volonté, sans que ce soit par nécessité, en raison d'un bien annexe qui se trouve sauvegardé. Tel acte d'être est un bien, en effet, même si tel autre n'existe pas. La volonté, selon sa propre nature, ne peut donc pas vouloir que n'existe pas ce bien unique sans l'existence duquel la raison de bien est totalement supprimée. Or de tel bien il n'en existe pas hormis Dieu. La volonté, selon sa propre nature, peut donc vouloir qu'aucun être n'existe, hormis Dieu. Mais en Dieu la volonté existe dans toute sa puissance, puisque tout en lui est universellement parfait. Dieu peut donc vouloir que rien d'autre n'existe en dehors de lui. Ce n'est donc pas par nécessité qu'il veut l'existence d'êtres différents de lui. Dieu, en voulant sa bonté, veut qu'il existe des êtres différents de lui, mais ayant part à sa bonté. Étant infinie, la bonté de Dieu peut être participée sous des modes infinis, et différents de ceux sous lesquels les créatures existent maintenant. Si donc Dieu, du fait qu'il veut sa propre bonté, voulait nécessairement les êtres qui ont part à cette bonté, il s'ensuivrait qu'il voudrait l'existence d'une infinité de créatures, ayant part à sa bonté sous des modes infinis. Ce qui est évidemment faux: car, si Dieu les voulait, elles existeraient, la volonté de Dieu étant le principe d'existence des choses, comme on le montrera plus loin. Dieu n'est donc pas nécessité à vouloir les êtres, même ceux qui existent actuellement. La volonté du sage, portant sur la cause, porte du même coup sur l'effet qui découle nécessairement de la cause; ce serait folie de vouloir l'existence du soleil au-dessus de la terre et qu'il n'y eût pas de clarté du jour. Mais, du fait que l'on veut une cause, il n'est pas nécessaire que l'on veuille un effet qui ne suit pas nécessairement cette cause. Or, nous le verrons, les choses ne procèdent pas de Dieu par nécessité. Il n'est donc pas nécessaire que Dieu, du fait qu'il se veut, veuille les autres choses. Les choses procèdent de Dieu, comme les produits manufacturés des mains de l'artisan. Or l'artisan, malgré la volonté qu'il a de posséder son métier, ne veut pas pour autant, de façon nécessaire, produire des objets de son art. Dieu non plus ne veut donc pas nécessairement l'existence d'êtres différents de lui. Voyons donc pourquoi Dieu, alors qu'il connaît nécessairement les êtres différents de lui, ne les veut pas nécessairement, bien que, pourtant, du fait qu'il se connaît et se veut, il les connaisse et les veuille. En voici la raison: qu'un sujet doué d'intelligence saisisse intellectuellement une chose, c'est le fait d'un certain comportement de ce sujet, la présence en lui de la ressemblance de la chose que l'intelligence saisit en acte. Mais que le sujet doué de volonté veuille une chose, c'est le fait d'un certain comportement de l'objet voulu: nous voulons une chose soit parce qu'elle est la fin, soit parce qu'elle est ordonnée à la fin. Or la perfection divine exige nécessairement que tous les êtres existent en Dieu pour qu'ils puissent avoir en lui leur intelligibilité; par contre, la bonté divine n'exige pas nécessairement l'existence d'autres êtres qui lui soient ordonnés comme à leur fin. C'est ainsi qu'il est nécessaire que Dieu connaisse les autres êtres, non point qu'il les veuille. Aussi Dieu ne veut-il pas tous les êtres qui pourraient avoir rapport avec sa bonté; il connaît par contre tous les êtres qui d'une manière ou d'une autre ont rapport avec son essence, grâce à laquelle il fait acte d'intelligence. [1,82] QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIÈRE QUI NE SOIT PAS NÉCESSAIRE, D'AUTRES ÊTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAÎNE-T-IL PAS DES CONSÉQUENCES INADMISSIBLES? A supposer que Dieu ne veuille pas nécessairement ce qu'il veut, il semble qu'on en arrive à des conséquences inadmissibles. Si en effet la volonté de Dieu n'est pas déterminée par les objets de volition sur lesquels elle se porte, elle semble se porter indifféremment à l'un ou à l'autre de ces objets. Or toute faculté ouverte indifféremment à l'un ou à l'autre de ses objets est en quelque sorte en puissance; le rapport à-l'un-ou-à-l'autre est en effet une espèce de possible contingent. La volonté de Dieu sera donc en puissance. Elle ne sera donc pas la substance même de Dieu, en laquelle, comme nous l'avons déjà montré, il n'y a aucune puissance. De plus, si l'étant en puissance, en tant que tel, est capable de changement, car ce qui peut être peut ne pas être, il en résulte que la volonté divine est capable de changement. S'il est naturel pour Dieu de vouloir quelque chose à l'égard des êtres dont il est la cause, ce vouloir est nécessaire. Or il ne peut rien y avoir en Dieu qui soit contre nature: il ne peut rien y avoir en lui par accident ou par violence. Si l'être qui se comporte indifféremment à l'égard de l'une ou de l'autre chose ne tend davantage vers l'une, de préférence à l'autre, que déterminé par un facteur étranger, il faut ou bien que Dieu ne veuille aucun des êtres à l'égard desquels, des uns ou des autres, il se comporte indifféremment, - nous avons montré le contraire plus haut, - ou bien qu'il soit déterminé à l'un par un facteur étranger. Ainsi il y aura un facteur, antérieur à lui, qui le déterminera à choisir tel être. Mais aucune de ces conclusions n'est nécessaire. Le rapport à l'une ou à l'autre chose peut convenir à une faculté de deux manières, soit qu'on le prenne du côté de la faculté, soit qu'on le prenne du côté de la chose à laquelle elle se réfère. Du côté de la faculté, quand elle n'a pas encore atteint la perfection qui la déterminera à l'une de ces choses. Cette indétermination rejaillit sur son imperfection et souligne la potentialité qui se trouve en elle. Ainsi en va-t-il pour l'intelligence d'un homme qui doute, tant qu'elle n'a pas atteint les principes qui la déterminent à une conclusion. - Du côté de la chose à laquelle elle se réfère, une faculté se trouve en rapport indifférent à l'une ou l'autre chose quand la perfection de l'opération de la faculté ne dépend lui de l'une ni de l'autre de ces choses, mais peut être en rapport avec les deux, de même que tel métier peut utiliser divers instruments pour accomplir de façon exactement semblable le même ouvrage. Ceci ne relève pas de l'imperfection de la faculté, mais souligne plutôt son excellence, en tant qu'elle domine l'une et l'autre des parties opposées et n'est ainsi déterminée par aucune d'elles, à l'égard desquelles elle se comporte indifféremment. Ainsi en va-t-il de la volonté de Dieu à l'égard des autres êtres: sa fin ne dépend d'aucun d'entre eux, puisqu'elle est elle-même unie à sa fin d'une manière absolument parfaite. Il n'est donc pas nécessaire de supposer une quelconque potentialité dans la volonté divine. Il n'est pas davantage nécessaire d'y supposer quelque mutabilité. Si en effet la volonté de Dieu ne comporte aucune potentialité, elle ne peut, en ce qui concerne les êtres dont elle est la cause, préférer sans aucune nécessité l'un des opposés, en ce sens qu'il faille la considérer en puissance à l'un et à l'autre, de telle manière qu'elle voudrait d'abord en puissance les deux, puisqu'elle voudrait en acte, alors qu'elle est toujours en acte de vouloir tout ce qu'elle veut, non seulement à l'égard d'elle-même, mais également à l'égard des êtres dont elle est la cause; l'objet de la volition n'a pas en effet de référence nécessaire à la bonté divine, laquelle est l'objet propre de la volonté de Dieu; ceci à la manière dont nous parlons de propositions non nécessaires, mais possibles, quand le lien du prédicat au sujet n'est pas nécessaire. Ainsi, lorsqu'on dit que Dieu veut cet être dont il est la cause, il est clair qu'il s'agit d'une proposition qui n'est pas nécessaire, mais possible, non pas de la manière dont on dit qu'une chose est possible selon une certaine puissance, mais de la manière, avancée par le Philosophe au Ve livre de la Métaphysique, dont on dit d'une chose qu'il n'est ni nécessaire ni impossible qu'elle soit. Qu'un triangle, par exemple, ait deux côtés égaux, voilà une proposition possible, et possible sans que ce soit suivant une certaine puissance, puisqu'il n'y a, en mathématiques, ni puissance ni mouvement. Le rejet de cette nécessité dont nous venons de parler ne supprime donc pas l'immutabilité de la volonté de Dieu, telle que la confesse la Sainte Écriture au 1er livre des Rois: Le triomphateur en Israël n'est pas fléchi par le repentir. Bien que la volonté divine ne soit pas déterminée par rapport aux êtres dont elle est la cause, on n'est pas obligé d'affirmer pour autant qu'elle ne veut aucun d'eux ou qu'elle est déterminée à le vouloir par un agent extérieur. Puisque c'est le bien saisi par l'intelligence qui, à titre d'objet propre, détermine la volonté; puisque, d'autre part, l'intelligence de Dieu n'est pas étrangère à sa volonté, l'une et l'autre étant sa propre essence, si donc la volonté de Dieu est déterminée à vouloir quelque chose par la connaissance qu'en a son intelligence, cette détermination de la volonté divine ne sera pas le fait d'un agent étranger. L'intelligence divine saisit en effet non seulement l'être divin identique à sa bonté, elle saisit également les autres biens, nous l'avons déjà montré. Ces biens, elle les saisit d'ailleurs comme de certaines similitudes de la bonté et de l'essence de Dieu, non pas comme leurs principes. Ainsi la volonté divine tend vers eux comme des êtres en convenance avec sa bonté, non point comme des êtres nécessaires à sa bonté. Il en va d'ailleurs de même pour notre volonté; quand elle incline vers quelque chose qui est purement et simplement nécessaire à la fin, elle y est poussée par une certaine nécessité; quand au contraire elle tend vers quelque chose en raison d'une simple convenance, elle n'y tend pas par nécessité. Aussi bien la volonté divine ne tend-elle pas davantage par nécessité vers les êtres dont elle est la cause. Et qu'on ne pose pas en Dieu, en raison de ce qui précède, quelque chose qui soit contre-nature. La volonté de Dieu en effet veut d'un seul et même acte et Dieu et les autres êtres; mais tandis que le rapport de la volonté de Dieu à Dieu lui-même est un rapport nécessaire et de nature, le rapport de la volonté de Dieu avec les autres êtres est un rapport de convenance, qui n'est ni nécessaire ni naturel, ni violent ou contre-nature: c'est un rapport volontaire, et il est nécessaire, à ce qui est volontaire, de n'être ni naturel, ni violent. [1,83] C'EST PAR NÉCESSITÉ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI. Bien que, en ce qui concerne les êtres dont il est la cause, Dieu ne veuille rien d'une nécessité absolue, on peut tenir, après ce qui vient d'être dit, qu'il les veut d'une nécessité de supposition. Nous avons montré en effet que la volonté de Dieu est immuable. Or si quelque chose se trouve une fois dans un sujet immuable, cette chose ne peut plus ne pas y être; nous disons en effet qu'est sujet de mouvement ce qui se trouve maintenant être autre qu'auparavant. Si donc la volonté divine est immuable, étant posé qu'elle veuille quelque chose, il est nécessaire, de nécessité de supposition, que Dieu le veuille. Tout ce qui est éternel est nécessaire. Or le fait pour Dieu de vouloir l'existence d'un être dont il soit la cause, est quelque chose d'éternel; comme son être, son vouloir a l'éternité pour mesure. Ce vouloir est donc nécessaire. Mais il ne l'est pas, à le considérer d'une manière absolue, car la volonté de Dieu n'a pas un rapport nécessaire avec cet objet de volition. Ce vouloir est donc nécessaire d'une nécessité de supposition. Tout ce que Dieu a pu, il le peut; sa puissance n'est pas diminuée, pas plus que son essence. Mais il ne peut pas ne pas vouloir maintenant ce qu'il est posé avoir voulu, car sa volonté ne peut changer. Il n'a donc jamais pu ne pas vouloir tout ce qu'il a voulu. Il est donc nécessaire de nécessité de supposition qu'il ait voulu tout ce qu'il a voulu, de même qu'il le veut; ni l'un ni l'autre n'est nécessaire absolument, mais possible de la manière susdite. Quiconque veut quelque chose, veut de manière nécessaire ce qui est nécessairement requis pour l'obtenir, à moins qu'il n'y ait de sa part défaillance, ou ignorance, à moins encore que la droite élection qu'il peut faire du moyen accordé à la fin visée ne soit troublée par quelque passion. Ce qu'on ne saurait affirmer de Dieu. Si donc Dieu, en se voulant, veut quelque chose d'autre que lui, il est nécessaire qu'il veuille tout ce que requiert nécessairement l'objet de son vouloir. Ainsi est-il nécessaire que Dieu veuille l'existence de l'âme raisonnable, dès là qu'il veut l'existence de l'homme. [1,84] LA VOLONTÉ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE SOI. Il ressort de là que la volonté de Dieu ne peut porter sur ce qui est impossible de soi. Est tel ce qui comporte contradiction interne, qu'un homme soit âne par exemple, ce qui inclut que le rationnel est irrationnel. Or ce qui est incompatible avec un être exclut quelque chose de ce que cet être requiert: le fait d'être un âne excluant la raison humaine. Si donc Dieu veut nécessairement ce qui est requis à ce qu'il est supposé vouloir, il lui est impossible de vouloir ce qui est incompatible avec l'objet de ce vouloir. Ainsi ne peut-il vouloir ce qui est purement et simplement impossible. Comme on l'a vu plus haut, Dieu en voulant son être, identique à sa bonté, veut tous les autres êtres, en tant qu'ils portent sa ressemblance. Or pour autant que quelque chose est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel, la ressemblance du premier être, de l'être divin qui est la source de l'existence, ne peut être sauvegardée en elle. Dieu ne peut donc vouloir quelque chose qui soit incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel. Or, de même que d'être irrationnel est incompatible avec la définition de l'homme en tant qu'homme, de même il est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel que quelque chose à la fois existe et n'existe pas. Dieu ne peut donc vouloir que l'affirmation et la négation soient vraies ensemble. Or il est inclus que toute chose impossible par soi comporte une incompatibilité avec elle-même, en tant qu'elle implique contradiction. La volonté de Dieu ne peut donc porter sur des choses impossibles par soi. La volonté ne porte que sur un bien saisi par l'intelligence. Ce qui ne tombe pas sous la prise de l'intelligence ne peut tomber sous la prise de la volonté. Mais les choses par soi impossibles ne peuvent tomber sous la prise de l'intelligence, puisqu'il y a incompatibilité entre elles, à moins que ce ne soit du fait de l'erreur de celui qui ne comprend pas la propriété des choses, ce qu'on ne peut affirmer de Dieu. Les choses de soi impossibles ne peuvent donc tomber sous la prise de la volonté de Dieu. Il y a identité entre le rapport que chaque chose a avec l'être et celui qu'elle a avec la bonté. Or les choses impossibles sont celles qui ne peuvent exister. Elles ne peuvent donc pas être bonnes. Pas davantage elles ne peuvent être voulues de Dieu, qui ne veut que ce qui est ou peut être bon. [1,85] LA VOLONTÉ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES; NI NE LEUR IMPOSE DE NÉCESSITÉ ABSOLUE. De ce qui précède on peut déduire que la volonté divine ne supprime pas la contingence des choses ni ne leur impose de nécessité absolue. Dieu veut en effet, nous l'avons dit, tout ce qu'exige ce qu'il veut. Mais la nature de certains êtres veut qu'ils soient contingents, non pas nécessaires. Dieu veut donc qu'il existe des êtres contingents. Mais l'efficace de la volonté divine exige que non seulement existe ce dont Dieu veut l'existence, mais encore que cela existe de la manière que Dieu veut. Ainsi en va-t-il chez les agents naturels: lorsque la puissance qui agit est forte, elle imprime sa ressemblance sur l'effet, non seulement dans le domaine de l'espèce, mais aussi dans celui des accidents, qui sont comme des modes d'êtres de la chose elle-même. L'efficace de la volonté divine ne supprime donc pas la contingence. Dieu veut le bien de l'universalité de ses effets d'une manière plus fondamentale qu'un bien particulier, dans la mesure où ce bien présente plus parfaitement la ressemblance de sa bonté. Or la perfection de l'univers exige qu'il y ait des êtres contingents; autrement l'univers ne contiendrait pas tous les degrés des êtres. Dieu veut donc qu'il y ait des êtres contingents. Comme on le voit au XIe livre de la Métaphysique, le bien de l'univers consiste dans un certain ordre. Or l'ordre de l'univers exige qu'il y ait des causes changeantes, puisque les corps qui ne meuvent qu'une fois mis eux-mêmes en mouvement entrent dans la perfection de l'univers. Or une cause changeante sort des effets contingents, l'effet ne pouvant avoir une consistance plus grande que sa cause. Nous le voyons bien toute nécessaire que soit la cause éloignée, si la cause prochaine est contingente, l'effet sera contingent. C'est ce qui arrive avec évidence pour les corps inférieurs; ils sont contingents en raison de la contingence de leurs causes prochaines, bien que les causes éloignées, les mouvements célestes, soient nécessaires. Dieu veut donc que certains êtres arrivent à l'existence de manière contingente. De la nécessité de supposition dans la cause on ne peut conclure à la nécessité absolue dans l'effet. Or la volonté de Dieu ne porte pas sur la créature d'une manière absolue, mais, comme nous l'avons montré plus haut, d'une nécessité de supposition. On ne peut donc conclure de la volonté divine à une nécessité absolue dans les choses créées. Or seule la nécessité absolue évacue la contingence; car même des alternatives contingentes deviennent nécessaires, de nécessité de supposition; ainsi est-il nécessaire pour Socrate de se mouvoir, s'il court. La volonté divine n'exclut donc pas la contingence des êtres qu'elle veut. Si donc Dieu veut quelque chose, il ne suit pas qu'il la veuille par nécessité, mais simplement que cette proposition conditionnelle soit vraie et nécessaire: Si Dieu veut quelque chose, cette chose sera. Ce qui résultera ne sera pas pourtant nécessaire. [1,86] ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON À LA VOLONTÉ DIVINE. On peut conclure de ce qui vient d'être dit qu'il est possible d'assigner une raison à la volonté divine. La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui a rapport à la fin. Or Dieu veut sa propre bonté à titre de fin; Dieu veut tout le reste comme ayant rapport à la fin. Sa bonté est donc la raison pour laquelle il veut tout ce qui est différent de lui. Le bien particulier est ordonné au bien du tout, sa fin, comme l'imparfait l'est au parfait. Or certains êtres tombent sous la prise de la volonté divine, en tant qu'ils ont place dans l'ordre du bien. Reste donc que le bien de l'univers est la raison pour laquelle Dieu veut chaque bien particulier au sein de l'univers. Comme on l'a montré plus haut, supposé que Dieu veuille quelque chose, il s'ensuit nécessairement qu'il veut ce que cette chose requiert. Mais ce qui impose la nécessité à un autre être est la raison pour laquelle il doit être cet être-là. La raison pour laquelle Dieu veut ce qui est requis pour telle chose, c'est que cette chose soit celle-là qui le requiert. Nous pouvons donc ainsi continuer à assigner une raison à la volonté divine. Dieu veut que l'homme ait une raison pour qu'il soit homme; Dieu veut que l'homme existe pour l'achèvement de l'univers; Dieu veut le bien de l'univers par convenance envers sa propre bonté. Les trois raisons que nous venons d'énumérer ne s'étagent pas pourtant selon un même rapport. La bonté divine en effet ne dépend pas de la perfection de l'univers, elle n'en reçoit aucun accroissement. La perfection de l'univers, tout en dépendant nécessairement de certains biens particuliers qui lui sont des parties essentielles, ne dépend pas nécessairement de certains autres, qui lui apportent pourtant un surcroît de bonté et de beauté, comme ceux qui contribuent seulement à la protection ou à la beauté des autres parties de l'univers. Le bien particulier, lui, dépend nécessairement des êtres qui lui sont absolument requis, encore que ce bien détienne certaines choses au titre de son mieux-être. La raison divine comprend donc parfois la seule convenance, parfois l'utilité, parfois la nécessité qui naît de la supposition; elle ne comprend de nécessité absolue que du fait que Dieu se veuille lui-même. [1,87] RIEN NE PEUT ÊTRE CAUSE DE LA VOLONTÉ DIVINE. Bien qu'on puisse assigner quelque raison à la volonté divine, il ne suit pas pourtant que quelque chose en puisse être la cause. Pour la volonté, en effet, c'est la fin qui est cause du vouloir. Or la fin de la volonté divine, c'est sa bonté. C'est donc cette bonté, identique d'ailleurs à son vouloir même, qui est pour Dieu la cause du vouloir. Aucun des êtres que Dieu veut différents de lui n'est pour Dieu la cause de son vouloir. Mais entre eux, l'un est cause à l'égard de l'autre, de telle manière qu'il ait référence à la bonté divine. Ainsi faut-il comprendre qu'à propos d'un de ces êtres Dieu en veuille un autre. Non pas, c'est évident, qu'il faille poser une quelconque démarche dans la volonté de Dieu. Car là où il y a un acte unique, on ne peut observer de démarche (ou discours); nous l'avons montré plus haut pour l'intelligence. Or c'est d'un seul acte que Dieu veut sa propre bonté et toutes les autres choses, puisque son action est sa propre essence. Est exclue ainsi l'erreur de ceux qui prétendent que tous les êtres procèdent de Dieu selon une volonté simple, de telle manière que d'aucun on ne puisse rendre raison, sinon parce que Dieu le veut. Ce serait d'ailleurs contredire la Sainte Écriture qui rend témoignage que Dieu a tout fait selon l'ordre de sa sagesse, comme l'affirme le psaume Dieu a tout fait avec sagesse; comme l'affirme encore l'Ecclésiastique: Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses oeuvres. [1,88] DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE. Ce que nous avons dit nous permet de voir comment Dieu jouit de libre-arbitre. On parle en effet de libre-arbitre par référence aux choses que l'on veut sans y être nécessité, mais volontairement; il y a en nous libre-arbitre par référence au fait de vouloir courir ou marcher. Or Dieu, nous l'avons vu, ne veut pas par nécessité tout ce qui est différent de lui. Dieu jouit donc de libre-arbitre. C'est l'intelligence qui, d'une certaine manière, comme nous l'avons vu plus haut, incline la volonté vers les êtres auxquels sa propre nature ne la détermine pas. Mais on affirme de l'homme qu'il jouit du libre-arbitre, à l'encontre des autres animaux, du fait qu'il est porté à vouloir par le jugement de sa raison, non par un instinct de nature comme les brutes. Dieu jouit donc de libre-arbitre. D'ailleurs, au témoignage du Philosophe, au IIIe livre de l'Éthique, la volonté porte sur la fin, l'élection sur les moyens qui conduisent à la fin. Puis donc que Dieu se veut comme fin, il s'ensuit qu'à l'égard de lui-même joue la volonté seule, et l'élection à l'égard de tout le reste. Or l'élection se fait toujours grâce au libre-arbitre. Dieu jouit donc du libre-arbitre. Parce que l'homme jouit du libre-arbitre, on le dit maître de ses actes. Mais c'est par excellence le propre du premier agent, dont l'acte ne dépend de rien d'autre. Dieu lui-même possède donc le libre-arbitre. On peut enfin le déduire de la définition même du mot: le libre est ce qui est sa propre cause, comme l'enseigne Aristote au début de la Métaphysique. Or ceci ne convient à nul autre davantage qu'à Dieu, la cause première. [1,89] DIEU N'EST PAS AFFECTÉ PAR LES PASSIONS. On peut connaître par là qu'il n'existe pas en Dieu de passions qui affectent. La vie intellectuelle n'est affectée par aucun état passionnel; seule l'est la vie sensitive, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or Dieu ne peut connaître aucun état de ce genre, puisqu'il n'y a pas en lui de connaissance sensible, comme il ressort clairement de ce que nous avons dit plus haut. Reste donc qu'il n'y a pas en Dieu de passion qui l'affecte. Tout état passionnel comporte une certaine modification du corps: resserrement ou dilatation du coeur, ou toute autre chose de ce genre. Rien de tel ne peut se produire en Dieu, puisque Dieu n'est pas un corps, ou une puissance dans un corps. Il n'y a donc pas en lui d'état passionnel. Tout état passionnel arrache en quelque manière le sujet qui en est affecté à sa disposition ordinaire, constante, naturelle; la preuve en est que des états de cette sorte, portés à leur paroxysme, sont cause de mort pour les animaux. Mais il est impossible que Dieu soit arraché à sa condition naturelle, puisqu'il est absolument immuable. Il est donc clair qu'il ne peut y avoir en Dieu de telles passions. Toute opération qui est de l'ordre des passions tend à une fin unique, exclusive, selon le mode et la mesure de la passion; l'élan de la passion tend en effet, comme celui de la nature, à quelque chose d'unique; c'est la raison pour laquelle il faut la maîtriser et la régler. Or la volonté de Dieu, de soi, n'est pas, dans le domaine des créatures, déterminée à un objet unique, si ce n'est d'après l'ordonnance de sa sagesse. Il n'y a donc pas en Dieu de passion qui puisse l'affecter. Toute passion est le fait d'une chose qui existe en puissance. Or Dieu est totalement exempt de puissance, lui qui est acte pur. Il est donc exclusivement agent; aucune passion, de quelque manière que ce soit, n'a place en lui. Ainsi donc toute passion, de par sa définition même, est à exclure de Dieu. Certaines passions, d'autre part, sont à écarter de Dieu, non seulement en raison de leur genre, mais aussi en raison de leur espèce. Toute passion en effet est spécifiée par son objet. Toute passion dont l'objet est absolument incompatible avec Dieu est donc exclue de Dieu en raison même de son espèce. Tel est le cas de la tristesse et de la douleur: leur objet est le mal déjà incrusté, comme l'objet de la joie est le bien présent et possédé. Tristesse et douleur ne peuvent donc exister en Dieu, en raison même de leur nature spécifique. La définition de l'objet d'une passion ne s'établit pas seulement à partir du bien et du mal, mais également à partir de la manière dont on se comporte à leur égard; ainsi l'espérance et la joie sont-elles différentes l'une de l'autre. Si donc la manière même de se comporter à l'égard de l'objet qui rentre dans la définition de la passion ne peut convenir à Dieu, la passion elle-même, en raison même de son espèce, ne peut convenir à Dieu. Tout en ayant le bien pour objet, l'espérance n'a pas pour objet le bien déjà obtenu, mais le bien à obtenir. Ce qui ne saurait convenir à Dieu, en qui la perfection est telle qu'elle ne peut souffrir qu'on y ajoute. L'espérance ne peut donc pas exister en Dieu, en raison même de son espèce. Et pas davantage, pour la même raison, le désir de quelque chose qu'il ne posséderait pas. De même que la perfection divine s'oppose à la possibilité d'ajouter un bien quelconque qui serait acquis par Dieu, de même, à plus forte raison, exclut-elle la puissance au mal. Or la crainte envisage le mal qui peut survenir, comme l'espérance envisage le bien à acquérir. C'est donc pour une double raison inhérente à son espèce que la crainte est exclue de Dieu: elle ne porte que sur une chose existant en puissance; elle a pour objet le mal capable de s'attacher au sujet. La pénitence, elle aussi, inclut un changement de disposition. L'idée même de pénitence répugne donc à Dieu, non seulement parce qu'elle est une espèce de la tristesse, mais aussi parce qu'elle inclut un changement dans la volonté. Sans une erreur de la faculté de connaissance, il est impossible que ce qui est bon soit connu comme mal. Ce n'est d'ailleurs que dans le domaine des biens particuliers que le mal de l'un peut être le bien de l'autre, la corruption de l'un étant la génération de l'autre. Le bien universel, lui, ne peut subir de dommage d'aucun bien particulier, représenté qu'il est au contraire par chacun d'eux. Or Dieu est le bien universel, et c'est en participant à sa ressemblance que tous les êtres sont qualifiés de bons. Le mal d'aucun être ne peut donc être un bien pour Dieu. Il est également impossible que ce qui est purement et simplement bon et qui ne peut être un mal pour Dieu, Dieu le saisisse comme mauvais, car sa science est infaillible. L'envie est donc impossible en Dieu, en raison même de son espèce, non seulement parce que l'envie est une espèce de la tristesse, mais encore parce qu'elle s'attriste du bien d'un autre, en considérant ainsi le bien de cet autre comme un mal pour soi. S'attrister du bien et désirer le mal, cela relève de la même raison. C'est pour la même raison que l'on s'attriste du bien et qu'on désire le mal; on s'attriste du bien parce qu'on le considère comme mauvais; on désire le mal parce qu'on le considère comme bon. Or la colère consiste à désirer le mal d'autrui pour en tirer vengeance. Sa définition spécifique en interdit donc l'existence en Dieu, non seulement parce qu'elle est un effet de la tristesse, mais encore parce qu'elle est un désir de vengeance, né de la blessure d'une injure. En définitive, toutes les autres passions, qu'elles soient des espèces de celles qu'on vient d'énumérer ou qu'elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables, exclues de Dieu. [1,90] L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION. Il y a certaines passions, qui ne convenant pas à Dieu en tant que passions, ne comportent pourtant dans leur nature spécifique rien de contraire à la perfection divine. Telles sont la joie et le plaisir. La joie porte sur le bien présent. Ni en raison de l'objet, qui est le bien, ni en raison de la manière dont elle se comporte à l'égard de cet objet, possédé en acte, la joie, de par sa nature spécifique, n'est contraire à la perfection divine. On voit clairement par là qu'il y a proprement joie et plaisir en Dieu. De même en effet que le bien et le mal saisis sont objets de l'appétit sensible, de même le sont-ils de l'appétit intellectif. Ces deux appétits en effet ont pour but de rechercher le bien et de fuir le mal, selon la vérité ou selon l'estimation, avec cette différence que l'objet de l'appétit intellectif est plus large que l'objet de l'appétit sensitif, car l'appétit intellectif regarde le bien et le mal purement et simplement, tandis que l'appétit sensitif le regarde selon le sens; tout comme d'ailleurs l'objet de l'intelligence est plus large que l'objet du sens. Mais les opérations de l'appétit sont spécifiées par leurs objets. On trouve donc dans l'appétit intellectif, - la volonté, - des opérations spécifiquement semblables aux opérations de l'appétit sensitif, avec cette différence qu'il s'agit dans l'appétit sensitif de passions, en raison de la liaison de cet appétit avec des organes corporels, qu'il s'agit par contre dans l'appétit intellectif d'opérations simples. Ainsi, tandis que la passion de crainte, qui se situe dans l'appétit sensitif, fait que l'on fuit un mal futur, est-ce sans passion que l'appétit intellectif fait réaliser la même chose. Étant donné que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espèce, incompatibles avec Dieu, mais qu'elles le sont seulement comme passions, étant donné par ailleurs qu'elles se situent dans la volonté selon leur espèce et non comme passions, il reste donc qu'elles ne sont pas absentes de la volonté divine. La joie et le plaisir, c'est une sorte de repos de la volonté dans son objet. Or Dieu se repose souverainement en lui-même, objet premier de sa volonté, comme ne manquant absolument de rien en lui-même. Dieu, dans sa volonté, trouve donc souverainement en lui-même sa joie et son plaisir. Le plaisir est une certaine perfection de l'action, comme l'enseigne clairement le Philosophe au Xe livre de l'Éthique: elle parfait l'action comme la beauté la jeunesse. Or Dieu, dans son acte d'intellection, possède la plénitude de l'action. Si donc notre propre activité intellectuelle est, en raison de sa perfection, une source de plaisir, l'acte d'intellection de Dieu le sera en plénitude. Chaque être trouve naturellement sa joie dans son semblable, comme en ce qui lui convient, sauf par accident, dans la mesure où ce semblable fait obstacle à notre propre profit, comme il en va des potiers qui se battent entre eux, l'un faisant obstacle au gain de l'autre. Or tout bien est une ressemblance de la bonté divine; et aucun bien ne peut lui causer de dommage. Reste donc que Dieu se réjouit de tout bien. Il y a donc en Dieu, proprement, joie et plaisir. Mais joie et plaisir diffèrent d'une distinction de raison. Alors que le plaisir naît d'un bien réellement conjoint, la joie, elle, ne le requiert pas; il suffit pour vérifier sa définition qu'il y ait simple repos de la volonté en son objet. Le plaisir, à le prendre en propre, porte donc seulement sur un bien conjoint; la joie, sur un bien extérieur. Il en ressort que Dieu prend proprement son plaisir en lui-même; sa joie, et en lui-même et dans les autres êtres. [1,91] L'AMOUR EXISTE EN DIEU. Il est également requis que l'amour existe en Dieu conformément à l'acte de sa volonté. C'est proprement la définition de l'amour que l'amant veuille le bien de l'aimé. Or Dieu, nous l'avons dit, veut son bien et celui des autres. Ainsi donc Dieu s'aime-t-il et aime-t-il les autres. L'authenticité de l'amour exige que l'on veuille le bien de quelqu'un en tant que bien de celui-là; c'est par accident que l'on aimerait le bien de quelqu'un pour autant que ce bien irait à en combler un autre. Celui qui, par exemple, voudrait conserver du vin pour le boire, ou qui voudrait la santé d'un homme pour que celui-ci lui soit utile ou agréable, aimerait par accident ce vin ou cet homme, s'aimant lui-même de manière absolue. Mais Dieu veut le bien de chaque être pour autant que cet être est bon en soi, bien qu'il en dispose aussi certains à l'utilité des autres. C'est donc en vérité que Dieu s'aime et qu'il aime les autres êtres. Comme il est naturel à chaque être de vouloir ou de désirer à sa manière son bien propre, et s'il est de la nature de l'amour que l'amant veuille ou désire le bien de l'aimé, il en résulte que l'amant devra se comporter à l'égard de l'aimé comme envers celui qui, d'une certaine manière, est un avec lui. On voit par là que la nature propre de l'amour consiste en ce qu'un être tende de tout son élan vers un autre comme pour ne faire en quelque sorte qu'un avec lui. Aussi Denys définit-il l'amour comme une puissance d'union. Plus la source de cette unité de l'amant avec l'aimé est profonde, plus l'amour est intense: nous aimons ceux qui nous sont unis par les liens de la naissance, par une fréquentation ordinaire ou par quelque chose de semblable, davantage que ceux avec qui nous unit seulement notre commune nature humaine. Ajoutons que plus la source de l'union est profonde au coeur de l'amant, plus l'amour est fort. C'est ainsi qu'un amour d'origine passionnelle, devient plus intense qu'un amour d'origine naturelle ou né d'un habitus; mais cet amour passe plus vite. Or l'origine de l'union de tous les êtres avec Dieu, - cette bonté que tous les êtres imitent, - est souverainement profonde et intime en Dieu, puisqu'il est lui-même sa propre bonté. En Dieu il n'y a donc pas seulement véritable amour, mais amour absolument parfait et fort. Du côté de l'objet, - qui est le bien, - l'amour ne comprend rien qui soit incompatible avec Dieu; pas plus d'ailleurs que du côté de la manière que l'amour a de se comporter à l'égard de son objet: l'amour d'une chose n'est pas moindre quand cette chose est possédée, mais plus grand. Le bien entre avec nous en plus grande affinité quand il est possédé; de là vient que l'élan vers la fin s'intensifie chez les êtres de ce monde à mesure que la fin se fait proche (à moins que parfois, par accident, le contraire ne se produise, quand, par exemple, nous faisons l'expérience dans l'aimé d'un élément contraire à l'amour: l'aimé est alors moins aimé quand il est possédé.) Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre la perfection de Dieu et l'amour considéré dans sa nature spécifique. L'amour existe donc en Dieu. Au dire de Denys, le propre de l'amour est de tendre à l'union. Du moment que l'élan passionnel de l'amant, en raison de la ressemblance ou de la convenance de l'amant et de l'aimé, a d'une certaine manière abouti à l'union avec l'aimé, le désir tend à parfaire cette union, de telle manière que l'union inaugurée dans l'élan passionnel soit parachevée en acte: c'est le propre des amis de se réjouir de leur présence mutuelle, de leur vie menée en commun, de leurs entretiens. Or Dieu pousse tous les êtres à l'union: en leur donnant en effet l'être et leurs autres perfections, il les unit à lui autant qu'il est possible. Dieu donc s'aime et aime les autres êtres. Le principe de toute « affection », c'est l'amour. Il n'y a joie et désir que du bien que l'on aime; crainte et tristesse que du mal qui s'oppose à ce bien. Toutes les autres « affections » naissent de là. Mais en Dieu, nous l'avons montré, il y a joie et plaisir. Il y a donc amour. D'aucuns pourraient croire que Dieu ne peut aimer davantage ceci que cela. Si en effet intensité et détente sont à proprement parler le fait d'une nature changeante, elles ne peuvent convenir à Dieu, d'où toute mutabilité est exclue. D'ailleurs rien de ce qu'on attribue à Dieu par mode d'opération ne lui est attribué par mode de plus et de moins; Dieu ne connaît pas plus une chose qu'une autre; il ne se réjouit pas davantage de ceci ou de cela. Aussi bien faut-il savoir qu'à la différence des autres opérations de l'âme qui ne portent que sur un seul objet, seul l'amour se porte sur deux objets. Du fait que nous connaissons ou que nous nous réjouissons, nous nous comportons nécessairement de telle manière à l'égard de tel objet; l'amour, lui, veut quelque chose à quelqu'un: nous prétendons aimer ce à quoi nous voulons du bien, de la manière exposée plus haut. Voilà pourquoi des choses que nous convoitons, dit-on simplement et à proprement parler que nous les désirons, non que nous les aimons, mais bien plutôt nous aimons-nous nous-mêmes, nous pour qui nous convoitons ces choses; c'est ainsi que par accident et à parler improprement nous pouvons dire que nous les aimons. Les autres opérations sont qualifiées de plus et de moins en proportion seulement de la vigueur de l'action. Ce qui ne peut être le cas pour Dieu. La vigueur de l'action se mesure en effet à la puissance qui est source de l'action. Or toutes les actions divines relèvent d'une même et unique puissance. - Mais l'amour peut être qualifié de plus et de moins d'une double manière. D'une manière, d'après le bien que nous voulons à quelqu'un: ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons un plus grand bien. De la seconde manière, d'après la vigueur de l'action: ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons, sinon un plus grand bien, du moins un bien égal avec plus de ferveur et plus d'efficacité. Suivant la première manière, rien n'empêche de dire que Dieu aime davantage ceci que cela, dans la mesure où il lui veut un plus grand bien. On ne peut le dire selon la deuxième manière, pour la raison déjà dite. Il ressort donc clairement d'après ce que nous venons de dire que de nos passions Dieu ne peut connaître à proprement parler que la joie et l'amour, avec cette différence qu'elles n'existent pas en lui, comme elles existent en nous, sous le mode de passions. Qu'il y ait en Dieu joie et plaisir, l'autorité de l'Écriture l'atteste. Il est dit au Psaume XVI: Il y a dans ta droite des délices éternelles; au Livre des Proverbes: la Sagesse divine, qui est Dieu, comme nous l'avons montré, de dire: Je me réjouissais chaque jour, jouant en sa présence; et en saint Luc: Il y a joie au ciel pour un pécheur qui fait pénitence. Le Philosophe lui-même enseigne au VIIe livre de l'Éthique que Dieu se réjouit sans cesse d'un unique et simple plaisir. Quant à l'amour de Dieu, l'Écriture en fait également mention: au Deutéronome: Il a aimé les peuples; en Jérémie: Il t'a aimé d'un amour éternel; en saint Jean: Le Père lui-même vous aime. Même des philosophes ont vu dans l'amour de Dieu le principe des choses. Ce qui concorde avec le mot de Denys, au chapitre VII des Noms divins, selon lequel l'amour divin ne s'est pas permis de demeurer sans fruit. Il faut savoir aussi que d'autres passions, spécifiquement incompatibles avec la perfection divine, sont pourtant attribuées à Dieu par l'Écriture, non point en propre mais par métaphore, en raison d'une ressemblance ou d'effets ou de quelque passion antécédente. Ressemblance des effets, car, parfois, la volonté, ordonnée par la sagesse tend à un effet auquel on pourrait être incliné par une passion fautive: un juge punit par justice, comme un homme irrité le fait par colère. On dira donc parfois de Dieu qu'il est irrité, pour autant que dans l'ordre de sa sagesse il veut punir quelqu'un, selon ce mot du psaume: Quand sa colère se sera bientôt allumée. - On dira qu'il est miséricordieux, pour autant que dans sa bienveillance il soulage les misères des hommes, tout comme nous qui agissons ainsi mus par la passion de la miséricorde. Ainsi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est compatissant et miséricordieux, patient et riche en miséricorde. - On dira même parfois que Dieu se repent, pour autant que dans l'ordre éternel et immuable de sa providence Dieu refait des choses qu'il avait d'abord détruites, ou détruit des choses qu'il avait faites; comme il nous arrive de faire quand nous sommes mus par la pénitence. Aussi est-il dit dans la Genèse: Dieu se repentit d'avoir fait l'homme. Qu'on ne puisse interpréter ceci au sens propre, ce passage du 1er Livre des Rois le montre clairement: Le triomphateur d'Israël n'épargnera pas et ne sera pas fléchi par le repentir. Ressemblance aussi d'une passion antécédente. L'amour et la joie qui existent en Dieu au sens propre sont le principe de toutes les passions: l'amour par manière de principe moteur, la joie par manière de fin. Même ceux qui punissent en état de colère se réjouissent comme ayant atteint leur fin. On dira donc que Dieu s'attriste, pour autant qu'il se produit des choses contraires à ce qu'il aime et approuve, comme nous nous attristons de ce qui arrive contre notre gré. Ce passage d'Isaïe le manifeste clairement Dieu le vit, et le mal apparut à ses yeux, car il n'y a plus de justice. Et il vit qu'il n'y avait personne et il s'étonna que nul ne s'opposât. Ainsi se trouve éliminée l'erreur de certains Juifs qui attribuaient à Dieu la colère, la tristesse, la pénitence et d'autres passions de ce genre, au sens propre, incapables qu'ils étaient de distinguer ce qui est dit dans l'Écriture au propre et au figuré. [1,92] COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS. Ceci nous amène à montrer comment on doit affirmer l'existence de vertus en Dieu. De même en effet que l'être de Dieu est universellement parfait, enfermant en lui en quelque sorte les perfections de tous les existants, de même sa bonté doit-elle enfermer en elle en quelque sorte les bontés de tout ce qui existe. Or la vertu est une certaine bonté de l'être vertueux. C'est d'après elle en effet que le vertueux est qualifié de bon et que son oeuvre est qualifiée de bonne. Il faut donc que la bonté divine contienne en elle, à sa manière, toutes les vertus. Aussi bien aucune de ces vertus ne peut-elle être attribuée à Dieu par mode d'habitus, comme il en va pour nous. Il ne convient pas en effet que Dieu soit bon grâce à quelque élément surajouté; étant totalement simple, il l'est par essence. Ce n'est pas davantage par l'intermédiaire de quelque élément surajouté que Dieu agit, puisque son action est identique à son acte d'être. La vertu en Dieu n'est donc pas un certain habitus, mais son essence même. L'habitus est un acte imparfait, sorte d'intermédiaire entre la puissance et l'acte, ce pourquoi les sujets doués d'habitus sont comparés à des dormeurs. Or en Dieu l'acte est absolument parfait. L'acte en lui n'est donc pas à comparer à un habitus, tel qu'est la science, mais à la considération, qui en est l'acte ultime et parfait. L'habitus vient parfaire une certaine puissance. Or en Dieu il n'y a pas de place pour la puissance, mais seulement pour l'acte. Il ne peut donc y avoir en lui d'habitus. D'ailleurs l'habitus rentre dans le genre de l'accident, totalement absent de Dieu, comme nous l'avons déjà montré. On ne peut donc attribuer à Dieu aucune vertu par mode d'habitus, mais uniquement par mode d'essence. Ce sont les vertus humaines qui gouvernent la vie humaine. Or la vie humaine se joue au double plan de la contemplation et de l'action. Mais les vertus qui relèvent de la vie active, pour autant qu'elles la portent à sa perfection, ne peuvent convenir à Dieu. La vie active de l'homme consiste en effet dans l'usage des biens corporels aussi les vertus qui la gouvernent nous font user droitement de ces biens. Or de tels biens ne peuvent convenir à Dieu, et pas davantage de telles vertus, pour autant qu'elles gouvernent ce genre de vie. De telles vertus perfectionnent les moeurs des hommes dans leur comportement politique; aussi ne sauraient-elles beaucoup convenir à qui n'a pas d'activité politique. Moins encore peuvent-elles convenir à Dieu dont le comportement et la vie sont très éloignés des modes que revêt la vie humaine. Parmi les vertus qui intéressent la vie active, certaines nous dirigent dans le domaine des passions. Nous ne pouvons les supposer en Dieu. Les vertus en effet qui intéressent le domaine des passions reçoivent leur espèce de ces passions, comme de leurs objets propres; la tempérance diffère de la force en ce que celle-là porte sur les concupiscences, celle-ci sur les craintes et sur les audaces. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas de passions. De telles vertus ne peuvent donc pas davantage exister en Dieu. Ces vertus n'affectent pas la partie intellective de l'âme, mais la partie sensitive, la seule où puissent exister des passions, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or en Dieu il n'existe pas de partie sensitive, mais la seule intelligence. Reste donc qu'en Dieu de telles vertus ne peuvent exister, même suivant leur définition propre. Parmi les passions qui forment le domaine des vertus, certaines se conforment à l'inclination de l'appétit pour ce bien corporel qui est délectable au sens, comme le manger, le boire, et les plaisirs de l'amour. Intéressent les concupiscences de ces passions la sobriété, la chasteté et d'une manière générale la tempérance et la continence. Aussi bien, ces plaisirs corporels étant totalement absents de Dieu, les vertus que nous venons de citer ne peuvent lui convenir ni en propre, puisqu'elles ont pour domaine des passions, ni même lui être attribuées métaphoriquement par l'Écriture, car on ne peut leur trouver en Dieu de correspondance avec quelque effet semblable. Mais certaines passions, par contre, se conforment à l'inclination de l'appétit pour un bien spirituel: honneur, pouvoir, victoire, vengeance, etc. Règlent les espérances, les audaces, tous les appétits de ces passions, la force, la magnanimité, la mansuétude, et les autres vertus semblables. Ces vertus ne peuvent exister en Dieu au sens propre, puisqu'elles ont des passions pour domaine. L'Écriture les attribue à Dieu au sens métaphorique, en raison de certains effets semblables. Tel ce passage du 1er Livre des Rois: Nul n'est plus fort que notre Dieu, et cet autre passage, en Michée: Cherchez celui qui est doux, cherchez celui qui est bon. [1,93] QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST L'ACTION. Certaines vertus qui dirigent la vie active de l'homme n'ont pas pour domaine des passions, mais bien des actions; telles la vérité, la justice, la libéralité, la magnificence, la prudence et l'art. Étant donné que la vertu est spécifiée par son objet ou sa matière, les actions qui sont la matière ou l'objet de ces vertus ne sont pas incompatibles avec la perfection divine; de telles vertus, selon leur espèce propre, n'ont pas de quoi être exclues de la perfection divine. Ces vertus sont pour la volonté et l'intelligence des perfections qui sont des principes d'opération dénués de passion. Or en Dieu la volonté et l'intelligence ne manquent d'aucune perfection. Ces vertus ne peuvent donc faire défaut à Dieu. Tout ce qui procède dans l'être à partir de Dieu, nous l'avons vu, a son idée propre dans l'intelligence divine. Or l'idée d'une chose à faire, dans l'esprit du fabricateur, c'est l'art; d'où la définition du Philosophe au VIe livre de l'Ethique: l'art est la droite raison des objets à fabriquer. Il y a donc à proprement parler art en Dieu. Aussi bien la Sagesse dit-elle l'Artisan de toutes choses m'a enseigné la sagesse. La volonté divine, en tout ce qui n'est pas Dieu, est déterminée à l'un par sa connaissance. Or la connaissance qui ordonne la volonté à agir est la prudence; comme l'enseigne le Philosophe au VIe livre de l'Éthique, la prudence est la droite raison des actes à accomplir. Il y a donc prudence en Dieu. C'est ce qui est dit au Livre de Job: En lui, il y a prudence et force. Du fait que Dieu veut quelque chose, il veut ce qui est requis pour cette chose. Or ce qui est requis à la perfection d'une chose est un dû pour cette chose. Cette justice à qui il revient de distribuer à chacun ce qui est sien existe donc en Dieu. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est juste et il a aimé la justice. La fin ultime pour laquelle Dieu veut toutes choses ne dépend d'aucune manière de tout ce qui est moyen par rapport à la fin, ni quant à son être, ni quant à sa perfection. Dieu ne veut pas communiquer sa bonté à un être pour en recevoir, lui, un certain accroissement, mais parce que se communiquer soi-même lui convient comme a la source de la bonté. Or donner, non point en raison du bénéfice que l'on peut attendre du don, mais en raison même de la bonté et de la convenance qu'il y a à donner, c'est un acte de libéralité, comme l'enseigne clairement le Philosophe au VIe livre de l'Éthique. Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral. Tout autre agent que Dieu, en effet, retire un certain bien de son action, et ce bien est la fin visée. L'Écriture manifeste cette libéralité en proclamant dans le psaume: En ouvrant ta main, tu rempliras toutes choses de bonté, et, avec saint Jacques: Il donne à tous avec abondance, sans récriminer. Tout ce qui reçoit l'être de Dieu doit porter sa ressemblance, en tant qu'existant et en tant que bon, en tant aussi que son idée propre réside dans l'intelligence divine. Or ceci relève de la vertu de vérité, comme l'enseigne le Philosophe au IVe livre de l'Éthique, vertu qui fait que dans ses oeuvres et ses paroles un être se montre tel qu'il est. Il y a donc en Dieu la vertu de vérité. Voilà pourquoi il est écrit dans l'Épître aux Romains: Dieu est véridique, et dans le psaume: Toutes ses voies sont vérité. Quant aux vertus qui ordonneraient des actions impliquant subordination d'inférieurs à supérieurs, comme par exemple l'obéissance, la latrie, d'autres de ce genre, dues à un supérieur, de telles vertus ne peuvent convenir à Dieu. Si même quelques-unes des vertus dont nous avons parlé ci-dessus ont des actes imparfaits, ces vertus ne peuvent êtres attribuées à Dieu dans leurs actes imparfaits. Ainsi la prudence ne peut être le fait de Dieu pour autant qu'elle comporte l'acte de bien délibérer. La délibération, dit Aristote au VIe livre de l'Éthique, est une certaine question; or, étant donné que la connaissance divine, nous l'avons vu, n'implique aucune recherche, il ne peut convenir à Dieu de délibérer avec lui-même. A qui as-tu donné ton conseil? A celui peut-être qui n'a pas d'intelligence? est-il dit au Livre de Job; et en Isaïe: Qui est entré en conseil avec lui, pour l'instruire? Par contre, en ce qui regarde l'acte de juger des choses conseillées et de choisir les choses approuvées, rien n'empêche d'attribuer la prudence à Dieu. - On attribue pourtant parfois le conseil à Dieu; - soit en raison de sa ressemblance avec le secret: les conseils se font en secret; aussi bien ce qui est caché au sein de la sagesse divine est-il appelé conseil par similitude, comme en témoigne Isaïe, selon cette version: Que ton conseil longtemps mûri devienne véridique; - soit en tant que Dieu donne satisfaction à ceux qui le consultent: c'est en effet le propre de l'être intelligent d'instruire même sans discours ceux qui sont en recherche. La justice ne peut pas davantage appartenir à Dieu si l'on considère l'acte d'échange, puisque Dieu ne peut rien recevoir de personne: Qui lui a donné le premier, pour être payé de retour? lit-on dans l'Épître aux Romains, et au Livre de Job; Qui m'a donné auparavant, que j'aie à lui rendre? Par comparaison cependant nous prétendons donner à Dieu, pour autant que Dieu accepte nos dons. Ainsi donc la justice commutative ne se trouve pas réalisée en Dieu, mais seulement la justice distributive. Voilà pourquoi, au VIIIe chapitre des Noms divins, Denys enseigne que Dieu est loué dans sa justice, comme distribuant à tous les êtres selon leur dignité, suivant ce passage de saint Matthieu: Il a donné à chacun selon sa propre capacité. Il faut savoir en outre que les actions sur lesquelles portent les vertus dont nous venons de parler ne dépendent pas par nature des réalités humaines: juger ce qu'il faut faire, donner ou distribuer quelque chose, n'est pas exclusivement le fait de l'homme, c'est le fait de tout être doué d'intelligence. Dans la mesure pourtant où l'on restreint leur application aux choses humaines, elles en tirent d'une certaine manière leur espèce; ainsi la courbure d'un nez donne-t-elle l'espèce "camus". Les vertus dont nous venons de parler, en tant qu'elles organisent la vie humaine active, sont donc ordonnées à ces actions, pour autant qu'on restreint leur application aux réalités humaines, et elles en tirent leur espèce. Sous ce mode-là, elles ne peuvent convenir à Dieu. Mais pour autant que ces actions sont prises dans leur généralité, elles peuvent aussi s'appliquer aux réalités divines. Tout comme un homme est dispensateur de biens humains, argent ou honneurs, ainsi Dieu l'est-il pour toutes les bontés de l'univers. Ces vertus revêtent donc en Dieu une extension plus universelle que chez l'homme; alors que la justice humaine s'étend sur une cité ou sur une famille, la justice de Dieu s'étend à tout l'univers. Aussi bien dit-on que les vertus divines sont les exemplaires des nôtres; ce qui est restreint, particularisé, est une certaine ressemblance d'existants absolus la lumière d'une bougie par exemple comparé à celle du soleil. Quant aux autres vertus qui ne conviennent pas en propre à Dieu, elles n'ont pas d'exemplaire dans la nature divine, mais seulement dans la sagesse divine qui embrasse les raisons propres de tout ce qui existe, comme il en va pour les autres réalités corporelles. [1,94] LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU. Il ne fait aucun doute que les vertus contemplatives conviennent souverainement à Dieu. Si la sagesse en effet consiste dans la connaissance des causes suprêmes, comme l'enseigne le Philosophe au début de la Métaphysique, si, d'autre part, Dieu se connaît lui-même au premier chef et ne connaît rien qu'en se connaissant lui-même, lui qui est la cause première de tout, il est évident que la sagesse doit lui être attribuée par-dessus tout. Aussi bien lit-on au Livre de Job que Dieu est sage de coeur et dans l'Ecclésiastique que toute sagesse vient du Seigneur Dieu et qu'elle réside en lui depuis toujours. Quant au Philosophe, il enseigne lui aussi, au début de la Métaphysique, qu'elle est une propriété divine, non humaine. Si la science est la connaissance d'une chose par sa cause propre, si, d'autre part, Dieu connaît l'ordre de toutes les causes et de leurs effets, et par là même connaît les causes propres des singuliers, comme nous l'avons montré, il est évident que la science réside à proprement parler en lui, - une science d'ailleurs qui ne naît pas du raisonnement comme notre science à nous, qui, elle, naît de la démonstration. Aussi bien lit-on au 1er Livre des Rois que Dieu est le Seigneur des sciences. Si l'intelligence est la connaissance immatérielle et sans discours des choses; si Dieu, d'autre part, comme nous l'avons montré plus haut, possède une telle connaissance, il y a donc intelligence en lui. Aussi bien lisons-nous au Livre de Job que Dieu possède conseil et intelligence. Ces vertus sont même en Dieu l'exemplaire des nôtres, comme le parfait l'est à l'imparfait. [1,95] DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL Tout ce qui a été dit jusqu'ici nous aide à voir que Dieu ne peut vouloir le mal. La vertu d'une chose, c'est ce par quoi l'on agit bien. Or toute oeuvre de Dieu est une oeuvre de vertu, puisque sa vertu, nous l'avons vu, est son essence même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. La volonté ne se porte jamais au mal sinon par une certaine erreur de la raison, au moins sur l'objet particulier du choix. L'objet de la volonté étant en effet le bien qui est saisi par l'intelligence, la volonté ne peut se porter au mal à moins que ce mal ne lui soit proposé d'une certaine manière comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu'il y ait erreur. Or il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance divine. La volonté de Dieu ne peut donc tendre au mal. Bien plus, Dieu est le souverain bien. Or le souverain bien ne peut souffrir aucun commerce avec le mal, pas plus qu'un objet suprêmement chaud ne peut souffrir le mélange du froid. La volonté de Dieu ne peut donc s'infléchir vers le mal. Comme le bien a raison de fin, le mal ne peut s'infiltrer dans la volonté qu'en la détournant de la fin. Or la volonté divine ne peut se détourner de la fin, puisque Dieu ne peut rien vouloir qu'en se voulant lui-même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. On voit ainsi clairement qu'en Dieu le libre-arbitre est par nature inébranlablement fixé dans le bien. C'est ce qu'affirme le Deutéronome: Dieu est fidèle et sans iniquité, et encore Habacuc: Tes yeux sont purs, Seigneur, et tu ne peux regarder l'injustice. Se trouve ainsi confondue l'erreur des Juifs qui prétendent dans le Talmud que Dieu, parfois, pèche et se purifie du péché; comme celle aussi des lucifériens qui prétendent que Dieu a péché en repoussant Lucifer. [1,96] DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE. On voit par là qu'il est impossible d'attribuer à Dieu aucune haine. De même en effet que l'amour se porte au bien, de même la haine se porte au mal. Nous voulons du bien à ceux que nous aimons; du mal à ceux que nous haïssons. Si donc la volonté de Dieu ne peut tendre au mal, il lui est impossible que Dieu puisse haïr quoi que ce soit. La volonté de Dieu se porte sur des êtres différents de lui, nous l'avons vu plus haut, en tant que, voulant et aimant son être et sa bonté, Dieu veut les répandre, autant qu'il est possible, en communiquant sa ressemblance. Ce que Dieu veut dans les êtres qui sont différents de lui, c'est qu'ils possèdent la ressemblance de sa bonté. Or le bien de tout être, c'est qu'il ait part à la ressemblance de Dieu toute bonté, quelle qu'elle soit, n'est rien d'autre en effet qu'une certaine ressemblance de la bonté première. Dieu veut donc le bien de chaque être. Dieu ne hait donc rien. Tous les existants tirent l'origine de leur être du premier existant. Si donc Dieu haïssait quelque chose de ce qui existe, il voudrait que cet être n'existât pas, puisque le fait d'exister est le bien de chaque être. Dieu voudrait donc que l'action par laquelle il produit cette chose dans l'être, avec ou sans intermédiaire, ne s'exerçât pas; nous avons vu en effet que si Dieu veut quelque chose, il doit vouloir ce qu'elle requiert. Or ceci est impossible. C'est évident dans l'hypothèse où les choses procèdent dans l'être par la volonté de Dieu, car alors cette action productrice des choses doit être une action volontaire; dans l'hypothèse également où Dieu est par nature cause des choses, car, de même que Dieu se complaît en sa propre nature, de même prend-il complaisance en tout ce que sa nature requiert. Dieu ne hait donc aucune chose. Ce que l'on trouve dans toutes les causes qui agissent naturellement, doit se trouver au premier chef dans le premier agent. Or toutes les causes agentes aiment à leur manière leurs effets; ainsi les parents, leurs enfants, les poètes, leurs poésies, les artisans, leurs oeuvres. C'est bien ce qu'affirme le Livre de la Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. C'est par mode de comparaison qu'on attribue à Dieu la haine de certaines choses. Et ceci d'une double manière. D'abord, parce que Dieu en aimant les choses et en voulant leur bien, veut que n'existe pas le mal contraire. Aussi dit-on qu'il hait le mal, comme nous disons haïr ce dont nous refusons l'existence, selon cette parole de Zacharie: Que personne d'entre vous ne pense dans son coeur de mal contre son ami, et n'aimez pas le serment trompeur: voilà tout ce que je hais, dit le Seigneur. - Mais ce ne sont pas là des effets qui soient comparables à des choses subsistantes, celles-là mêmes qui sont objets propres de haine ou d'amour. Une autre manière d'attribuer à Dieu la haine par mode de comparaison vient de ce que Dieu veut un plus grand bien qui ne peut exister sans la privation d'un bien de moindre importance. On parle ainsi de haïr, alors qu'il s'agit davantage d'aimer. Ainsi par exemple, pour autant que Dieu veut le bien de la justice ou de l'ordre de l'univers, ce qui ne peut aller sans quelque punition ou sans quelque corruption, dira-t-on que Dieu hait ce dont il veut la punition ou la corruption, selon cette parole de Malachie: J'ai haï Esaü, et cette autre du psaume: Tu as haï tous ceux qui commettent l'injustice: tu fais périr tous ceux qui prononcent le mensonge; le Seigneur a en horreur l'homme de sang et de fraude.