[1,37] DIEU EST BON. L'étude de la perfection de Dieu nous amène à conclure à sa bonté. Ce qui fait dire d'un être qu'il est bon, c'est sa vertu propre, cette vertu qui rend bon quiconque la possède, et rend bons aussi ses actes. Or la vertu est une certaine perfection; nous disons en effet d'un être qu'il est parfait quand il atteint sa vertu propre, ainsi qu'il ressort du VIIe Livre des Physiques. Donc, tout être est bon dès lors qu'il est parfait. Voilà pourquoi tout être tend à sa perfection comme à son bien propre. Or nous avons montré que Dieu est parfait. Il est donc bon. Nous avons montré également, ci-dessus, qu'il existe un premier moteur immobile, qui est Dieu. Ce moteur meut à titre de moteur absolument immobile, ce qu'il fait comme objet de désir. Dieu donc, premier moteur immobile, est premier objet de désir. Or il y a deux manières d'être désiré: ou bien parce que l'on est bon, ou bien parce qu'on le paraît. Des deux, c'est d'être bon qui est la première, car le bien apparent ne meut pas par lui-même, mais dans la mesure où il a quelque apparence de bien. Le bien, lui, meut par lui-même. Le premier objet de désir, Dieu, est donc vraiment bon. Pour reprendre le mot remarquable cité par le Philosophe au Ier Livre des Éthiques, le bien, c'est ce que tous les êtres désirent. Or tous les êtres désirent être en acte selon leur mode propre; il est évident en effet que tout être, dans la ligne de sa nature, lutte contre la corruption. Être en acte constitue donc la définition du bien; il s'ensuit que c'est la privation de l'acte par la puissance qui entraîne le mal, opposé du bien, selon le très net enseignement du Philosophe au IXe Livre de la Métaphysique. Or Dieu, nous l'avons vu plus haut, est être en acte, non en puissance. Il est donc vraiment bon. Le don de l'être et de la bonté est un effet de la bonté. Cela ressort de la nature même du bien, comme de sa définition. Par nature, en effet, le bien de tout être c'est son acte et sa perfection. Or tout être agit du fait qu'il est acte. En agissant il répand l'être et la bonté sur les autres. Le signe de la perfection pour un être sera donc qu'il est capable de produire son semblable, comme l'enseigne clairement le philosophe au IVe Livre des Météores. Mais la définition du bien, c'est d'être désirable; c'est la fin, qui pousse aussi l'agent à agir. Voilà pourquoi on dit du bien qu'il est diffusif de soi et de l'être. Or une telle diffusion est le fait de Dieu puisque, nous l'avons montré plus haut, il est cause d'être pour les autres, comme existant nécessairement par soi. Dieu est donc vraiment bon. C'est ce que chante le psaume: Qu'il est bon le Dieu d'Israël pour ceux qui ont le coeur droit; c'est ce qu'exprime aussi la IIIe Lamentation: Le Seigneur est bon pour ceux qui se fient en lui, pour l'âme qui le cherche. [1,38] DIEU EST LA BONTÉ MÊME. Nous pouvons conclure que Dieu est sa propre bonté. Le bien, pour chacun, c'est d'être en acte. Mais Dieu n'est pas seulement existant en acte, il est lui-même son être même. Il est donc la bonté même, et non pas seulement bon. Nous avons vu d'autre part que la perfection pour chacun, c'est sa bonté. Mais l'être divin n'a pas à attendre sa perfection d'un élément surajouté, car lui-même, par lui-même, est parfait. En Dieu, la bonté n'est donc pas un élément qui s'ajouterait à sa substance, mais sa substance est sa bonté. Tout ce qui est bon, et n'est pas sa propre bonté, est appelé bon par participation. Or ce qui est bon par participation suppose un être qui lui est antérieur et de qui il reçoit sa part de bonté. Or on ne peut remonter à l'infini, car l'infini est opposé à la fin. Or le bien a raison de fin. Il faut donc en venir à un premier bien, qui ne soit pas bon par participation et par référence à quelqu'un d'autre, mais qui soit bon par essence. Tel est Dieu. Dieu est donc sa propre bonté. Ce qui est peut entrer en participation de quelque chose, l'être même ne le peut pas. Car ce qui entre en participation est puissance, alors que l'être est acte. Mais Dieu est l'être même, comme on l'a prouvé. Il n'est donc pas bon par participation; il l'est par essence. Ce qui est simple possède uniment son être et ce qu'il est. Si l'un diffère de l'autre, il n'y a plus simplicité. Or Dieu est absolument simple, nous l'avons vu. Être bon n'est pas pour lui chose différente de lui-même. Dieu est donc sa propre bonté. On voit clairement ainsi que nul autre n'est bon comme étant sa propre bonté. C'est pourquoi il est dit en saint Matthieu: Personne n'est bon, hormis Dieu seul. [1,39] IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU. La conséquence s'impose: il ne peut y avoir de mal en Dieu. Ni l'être, ni la bonté, rien de ce qui est dit par essence, ne peuvent admettre de mélange, bien que ce qui existe ou est bon puisse avoir quelque chose en dehors de l'acte d'être et de la bonté. Rien n'empêche en effet que le sujet d'une perfection le soit d'une autre, qu'un corps par exemple puisse être blanc et doux. Mais chaque nature est enfermée dans les termes de sa définition au point de ne pouvoir admettre en elle rien d'étranger. Or Dieu est la bonté, il n'est pas seulement bon, nous venons de le montrer. Il ne peut donc rien y avoir en lui qui ne soit la bonté. Il est ainsi absolument impossible que le mal ait place en lui. Ce qui est opposé à l'essence d'une chose ne peut absolument pas coexister avec elle tant que cette chose subsiste; le caractère irrationnel ou l'insensibilité ne peuvent par exemple se rencontrer dans l'homme, sans peine pour l'homme de ne plus exister. Mais l'essence divine, nous l'avons vu, est la bonté même. Le mal, qui est l'opposé du bien, ne peut donc avoir place en Dieu, à moins que Dieu ne cesse d'exister. Ce qui est impossible, puisque Dieu est éternel. Dieu étant son propre acte d'être, rien ne peut lui être attribué par participation, comme il ressort de l'argument avancé plus haut. Si donc le mal devait lui être attribué, il lui serait attribué, non par participation, mais par essence. Or on ne peut dire d'aucun être que le mal soit son essence, car il lui manquerait d'être, ce qui est un bien. Pas plus que la bonté, le mal ne peut admettre quelque chose d'étranger. On ne peut donc attribuer le mal à Dieu. Le mal est ce qui s'oppose au bien. Or le bien consiste par définition dans la perfection, et donc le mal, par définition, dans l'imperfection. Or défaut, imperfection, ne peuvent trouver place en Dieu, universellement parfait. Le mal ne peut donc exister en Dieu. Un être est parfait autant qu'il est en acte. Il sera donc imparfait pour autant qu'il manquera d'acte. Le mal est donc une privation, ou inclut une privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance. Mais celle-ci ne peut se trouver en Dieu, et donc le mal pas davantage. Si le bien est ce que tous les êtres désirent, le mal est ce que fuient, en tant que tel, toutes les natures. Or ce qui s'attache à un être à l'encontre de son appétit naturel, s'y attache par violence et contre nature. En tout être, le mal, en tant qu'il est le mal de cet être, se trouve donc par violence et contre nature, quand bien même, - s'il s'agit de réalités composées -, il lui est naturel pour une partie de lui-même. Or Dieu n'est pas composé et rien ne peut exister en lui par violence ou contre nature. Le mal ne peut donc avoir place en Dieu. C'est ce que confirme la Sainte Écriture. Il est dit en effet dans l'Épître canonique de Jean: Dieu est lumière; en lui il n'y a pas de ténèbres. Et au Livre de Job on lit: Que l'impiété s'écarte de Dieu et l'iniquité du tout-puissant. [1,40] DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN. On voit par là que Dieu est le bien de tout bien. La bonté d'un être, avons-nous dit, c'est sa perfection. Or Dieu, étant purement et simplement parfait, enferme en sa perfection toutes les perfections des choses. Sa bonté enferme toutes les bontés. Il est ainsi le bien de tout bien. Le sujet auquel on attribue par participation telle qualité, n'est ainsi qualifié que dans la mesure où il présente une certaine ressemblance avec celui auquel on l'attribue par essence; ainsi du fer dont on dit qu'il est en feu dans la mesure où il a part à une certaine ressemblance avec le feu. Mais Dieu est bon par essence; quant au reste des êtres, ils le sont par participation. Rien donc ne recevra le nom de bon s'il ne présente une certaine ressemblance avec la bonté de Dieu. Dieu est donc le bien de tout bien. Puisque chaque être est objet de désir en raison de la fin et que l'essence du bien consiste précisément en ce qu'il est objet de désir, chaque être doit être appelé bon, ou bien parce qu'il est une fin ou bien parce qu'il est ordonné à la fin. La fin ultime est donc ce dont toutes les choses reçoivent leur raison de bien. Tel est Dieu, comme nous le prouverons plus loin. Dieu est donc le bien de tout bien. C'est pourquoi le Seigneur en promettant à Moïse de se manifester à lui, dit au Livre de l'Exode: Je te montrerai tout bien. C'est pourquoi encore il est dit de la divine Sagesse, au Livre de la Sagesse: Avec elle me sont venus également tous les biens. [1,41] DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN. On voit par là que Dieu est le souverain bien. Le bien universel l'emporte sur tout bien particulier comme le bien d'un peuple sur celui d'un sujet. La bonté et la perfection du tout l'emportent en effet sur la bonté et la perfection de la partie. Mais la bonté divine est avec toutes choses dans un rapport analogue à celui du bien universel avec un bien particulier, puisqu'elle est le bien de tout bien, comme nous venons de le voir. Dieu même est donc le souverain bien. Une attribution essentielle est plus vraie qu'une attribution par participation. Or Dieu est bon par essence, les autres êtres le sont par participation. Dieu est donc le souverain bien. Le maximum dans un genre est cause des autres choses comprises dans ce genre; la cause est en effet supérieure à l'effet. Or c'est de Dieu, nous l'avons vu, que toutes choses tirent leur raison de bien. Dieu est donc le souverain bien. De même qu'est plus blanc ce qui est moins mêlé de noir, de même est meilleur ce qui est moins mêlé de mal. Or Dieu est indemne de tout mélange de mal, puisque le mal ne peut exister en lui ni en acte ni en puissance, et qu'ainsi l'exige sa nature. Dieu est donc le souverain bien. Voilà pourquoi il est dit au Ier Livre des Rois: Il n'en est pas de saint comme le Seigneur. [1,42] IL N'Y A QU'UN DIEU. Ceci prouvé, il est évident qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il est impossible en effet qu'il y ait deux souverains biens. Ce qui est affirmé par mode de surabondance ne se trouve en effet réalisé que dans un seul. Or Dieu, nous venons de le voir, est le souverain bien. Dieu est donc unique. Dieu est absolument parfait; aucune perfection ne lui fait défaut. Si donc il y avait plusieurs dieux, il y aurait nécessairement plusieurs parfaits de ce genre. C'est impossible, car si aucune perfection ne leur manque, si aucune imperfection ne s'y mêle, - ce qui est requis pour qu'un être soit simplement parfait, - il n'y aura rien qui puisse les distinguer. Il est donc impossible d'affirmer plusieurs dieux. Supposé qu'un agent, seul, réalise convenablement quelque chose, il est mieux que cette chose soit faite par un seul que par plusieurs. Mais l'ordre des choses (de ce monde) est pour ainsi dire le meilleur qui puisse être: car la capacité du premier agent ne fait pas défaut à la capacité de perfection qu'il y a dans les choses. Or tous les êtres trouvent leur convenable accomplissement par réduction à un unique premier principe. Il n'y a donc pas lieu de supposer plusieurs principes. Il est impossible qu'un mouvement continu et régulier vienne de plusieurs moteurs. Si ces moteurs meuvent ensemble, aucun d'eux n'est un moteur parfait, mais tous ensemble ils tiennent la place d'un unique moteur parfait; ce qui ne peut être le cas du premier moteur, le parfait étant antérieur à l'imparfait. Si, par contre, ils ne meuvent pas ensemble, chacun d'eux est tantôt en activité, tantôt en repos. Il en résulte que le mouvement n'est ni continu ni régulier. Un mouvement continu, et unique, est en effet la résultante d'un moteur unique. Un moteur qui n'est pas toujours en activité donne naissance à un mouvement irrégulier, comme on le voit clairement dans les moteurs inférieurs chez qui le mouvement impétueux est plus intense au début, et plus ralenti à la fin, à l'encontre du mouvement naturel. Or le mouvement premier est unique et continu, les philosophes l'ont prouvé. Il faut donc que le premier moteur soit unique. La substance corporelle est ordonnée à la substance spirituelle comme à son bien: il existe en celle-ci une bonté plus complète à laquelle la substance corporelle tend à s'assimiler, puisque tout ce qui existe désire le meilleur qui lui soit possible. Mais tous les mouvements de la créature corporelle peuvent se réduire à un unique premier, en dehors duquel on ne trouve pas d'autre premier susceptible de lui être réduit. En dehors donc de la substance spirituelle qui est la fin du premier mouvement, il n'en est pas qu'on ne puisse lui ramener. Or c'est elle que nous concevons sous le nom de Dieu. Il n'y a donc qu'un seul Dieu, L'ordre que présente la diversité ordonnée des choses tient lui-même à l'ordonnance de ces choses à un premier, comme l'ordre entre elles des parties d'une armée tient à l'ordonnance de toute l'armée à son chef. Que des choses différentes s'unissent par un certain rapport, ce ne peut être en effet le résultat de leurs natures propres qui les font différentes: en cela elles ne se distingueraient que davantage les unes des autres. Ce ne peut être non plus le résultat de divers agents ordonnateurs: il est impossible qu'un ordre unique résulte de ces agents en tant qu'ils sont divers. Ou bien alors l'ordre, entre eux, d'êtres multiples est un ordre accidentel, ou bien il importe de le ramener à un premier agent ordonnateur qui ordonne tous les autres à la fin qu'il vise. Or toutes les parties de ce monde se trouvent ordonnées entre elles, les unes apportant leur concours aux autres: les corps inférieurs, par exemple, sont mus par les corps supérieurs, ceux-ci par les substances incorporelles. Et ce n'est pas par accident, puisqu'il en va ainsi toujours, ou dans la plupart des cas. Ce monde, dans son ensemble, n'a donc qu'un unique ordonnateur, un chef unique. Or il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci. Il n'y a donc qu'un unique chef de toutes choses, celui que nous appelons Dieu. S'il existe deux réalités dont l'existence est nécessaire, ces deux réalités doivent présenter la même valeur de nécessité au plan de l'existence. Il faut donc qu'elles se distinguent par un caractère qui s'ajoute à l'une des deux seulement, ou aux deux. Ainsi pour l'une des deux, ou pour les deux, il y a composition. Or aucun être composé n'est nécessaire par lui-même, nous l'avons montré plus haut. Impossible donc qu'il y ait plusieurs êtres nécessaires dans leur existence; impossible de même qu'il y ait plusieurs dieux. A supposer plusieurs êtres nécessaires dans leur existence, ce en quoi ils diffèrent ou bien est requis pour constituer d'une certaine manière leur nécessité d'être, ou bien ne l'est pas. Si ce n'est pas requis, c'est donc quelque chose d'accidentel: tout ce qui survient en effet à une chose sans constituer son être même est accident. Cet accident a donc une cause. Cette cause sera l'essence même de l'être nécessaire, ou quelque chose d'autre. Si c'est l'essence, étant donné que cette essence est la nécessité même d'exister, la nécessité d'exister sera la cause de cet accident. Or la nécessité d'exister se retrouve dans l'un et l'autre de ces êtres. L'un et l'autre présenteront donc cet accident. Et ainsi cet accident ne pourra les distinguer. Si la cause de cet accident est quelque chose d'autre, cet accident n'existera pas s'il n'existe pas quelque chose d'autre. Et si cet accident n'existe pas, la distinction susdite n'existera pas. Donc, à moins qu'il n'existe quelque chose d'autre, ces deux êtres supposés nécessaires ne seront pas deux, mais un seul. Donc l'être propre de l'un et de l'autre dépend d'un troisième. Ni l'un ni l'autre n'est donc nécessaire par lui-même. Si ce qui les distingue est nécessaire pour parfaire leur nécessité d'existence, ce sera ou bien parce que cet élément sera inclus dans la définition même de la nécessité d'être, comme le fait d'être animé est indus dans la définition d'animal; ou bien parce qu'il spécifiera la nécessité d'exister, comme l'animal qui reçoit du caractère raisonnable un complément spécifique. Dans la première hypothèse, il faut que partout où il y a nécessité d'exister, il y ait ce qui est inclus dans sa définition, comme il convient à tout être qui vérifie la définition d'animal, d'être animé. Ainsi, la nécessité d'exister étant par hypothèse attribuée aux deux êtres dont on a parlé, cet élément ne pourra les distinguer. Dans la seconde hypothèse, on se heurte à une nouvelle impossibilité. En effet, la différence qui spécifie le genre n'apporte pas de complément à la définition du genre, mais par elle donne le genre, acquiert l'être en acte: la définition de l'animal est achevée avant qu'on y ajoute le caractère raisonnable; mais il ne peut exister d'animal en acte que raisonnable ou irraisonnable. Ainsi donc cet élément ajouté achève la nécessité d'exister quant à l'être en acte, et non quant à la raison de la nécessité d'exister. Ce qui est impossible pour deux raisons: d'abord parce que chez l'être à l'exister nécessaire, sa quiddité, nous l'avons prouvé, est son propre être, ensuite parce qu'un être nécessaire acquerrait l'être par quelque chose d'autre: ce qui est impossible. Il est donc impossible d'affirmer l'existence de plusieurs êtres dont chacun, par lui-même, aurait un être nécessaire. S'il y a deux dieux, le nom de dieu est attribué à l'un et à l'autre, soit d'une manière univoque, soit d'une manière équivoque. Une attribution équivoque est hors de propos: rien n'empêche que n'importe quoi soit, d'une manière équivoque, appelé de n'importe quel nom; c'est affaire d'usage. Mais si ce nom est attribué d'une manière univoque, il faut qu'il soit attribué à l'un et à l'autre dieux selon une même et unique raison. L'un et l'autre auront donc même nature ou bien selon un unique acte d'être, ou bien selon des actes distincts. S'il y a acte d'être unique, il n'y aura pas deux êtres, mais un seul: deux êtres, substantiellement distincts, n'ont pas un même et unique acte d'être. S'il y a des actes distincts, ni pour l'un ni pour l'autre la quiddité ne sera l'être propre, ce qu'il faut pourtant affirmer de Dieu, nous l'avons montré. Aucun de ces deux dieux ne réalise donc ce que nous entendons sous le nom de Dieu. Ainsi est-il impossible d'affirmer l'existence de deux dieux. Rien de ce qui convient à tel être déterminé, en tant qu'il est cet être déterminé, ne peut convenir à un autre: le caractère singulier d'un être n'appartient à aucun autre en dehors de cet être singulier lui-même. Mais l'être dont l'exister est nécessaire possède la nécessité d'exister en tant qu'il est cet être déterminé. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs sujets dont chacun aurait une existence nécessaire. Impossible par conséquent qu'il y ait plusieurs dieux. Prouvons la mineure. Si ce dont l'être est nécessaire n'est pas ce singulier individuellement désigné par cette nécessité d'être, la désignation de son être comme nécessaire ne viendra pas de lui, mais dépendra forcément d'un autre. Or un sujet quelconque est distinct de tous les autres selon qu'il est en acte; et c'est en cela qu'il est cet existant individuellement désigné. Donc l'existant dont l'être est nécessaire dépendrait d'un autre quant au fait d'être en acte; ce qui s'opposerait à la définition même de ce qui est nécessairement être. Il faut donc que ce qui est nécessairement être soit tel en tant qu'il est cet existant individuellement désigné. Il faut donc que l'être dont l'exister est nécessaire soit tel en tant qu'il est cet être déterminé. La nature désignée sous le nom de dieu est individuée en ce Dieu ou par elle-même ou par quelque chose d'autre. Si elle l'est par quelque chose d'autre, il y aura nécessairement en elle composition. Si elle l'est par elle-même, impossible alors qu'elle puisse appartenir à un autre sujet: ce qui est principe d'individuation ne peut être commun à plusieurs sujets. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. S'il y a plusieurs dieux, la nature de la déité ne pourra pas être numériquement une en eux. Il faudra donc qu'il y ait quelque chose qui différencie la nature divine en celui-ci ou en celui-là. C'est impossible, car la nature divine ne reçoit pas d'addition, nous l'avons montré plus haut, ni celle de différences essentielles ni celle de différences accidentelles. La nature divine n'est pas davantage la forme d'une matière, telle qu'elle puisse se diviser en divisant la matière. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. En toute chose l'être propre à cette chose est unique. Or nous avons vu plus haut que Dieu lui-même est son propre être. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Dieu. Une chose a d'être pour autant qu'elle a d'unité; c'est pourquoi chaque chose répugne de toute sa force à se laisser diviser, de peur par là d'être entraînée au non-être. Mais la nature divine possède souverainement l'être. Il y a donc en elle suprême unité. D'aucune manière elle ne peut donc se diviser en plusieurs sujets. En tout genre la multitude des sujets découle d'un principe unique. Aussi bien en chaque genre trouve-t-on un premier, qui est la mesure de tous les sujets compris dans ce genre. Tous les êtres qui présentent entre eux une certaine ressemblance dépendent donc nécessairement d'un unique principe. Mais tous les êtres s'accordent dans l'être. Il doit donc y avoir un être premier, unique, principe de toutes choses. C'est Dieu. En tout pouvoir celui qui préside désire l'unité: aussi bien la monarchie ou royauté est-elle le meilleur de tous les régimes. Il n'y a également qu'une seule tête pour des membres multiples, signe évident que le détenteur du pouvoir requiert l'unité. Il faut donc affirmer de Dieu, cause universelle, qu'il est absolument unique. Cette affirmation de l'unicité de Dieu, nous pouvons la retrouver dans la Sainte Écriture. Au Deutéronome, il est dit: Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique; on lit dans l'Exode: Tu n'auras pas d'autres dieux que moi; et dans l'Épître aux Éphésiens: Un seul Seigneur, une seule foi, etc. Cette vérité ruine le polythéisme des païens. - Pourtant certains d'entre eux ont reconnu l'existence d'un dieu suprême, unique; ils ont affirmé que ce dieu était la cause de tous les autres êtres auxquels ils donnaient le nom de dieux, puisque, aussi bien, ils attribuaient à toutes les substances éternelles le titre de divinités, en raison spécialement de leur sagesse, de leur bonheur et du gouvernement des choses. Ces expressions se retrouvent aussi dans la Sainte Écriture, où les saints anges, voire même les hommes, tels les juges, reçoivent le nom de dieux: ainsi dans le Psautier: Parmi tes dieux, Seigneur, personne n'est semblable à toi; et ailleurs encore: J'ai dit: vous êtes des dieux. Un peu partout dans l'Écriture se retrouvent des textes de ce genre. A cette vérité semblent particulièrement contredire les Manichéens, qui affirment l'existence de deux principes, dont l'un ne serait pas la cause de l'autre. S'y opposent encore les erreurs de l'Arianisme, lequel enseigne que le Père et le Fils ne sont pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux, forcé qu'il est pourtant par la Sainte Écriture de croire que le Fils est vrai Dieu. [1,43] DIEU EST INFINI. L'infini accompagnant la quantité, suivant l'enseignement des philosophes, on ne peut accorder l'infinité à Dieu en raison de la multiplicité; nous avons montré qu'il n'y a qu'un Dieu, et qu'on ne peut trouver en lui de composition soit de parties soit d'accidents. On ne peut dire non plus que Dieu est infini dans la ligne de la quantité continue, puisque, nous l'avons vu, il est incorporel. Reste donc à chercher s'il lui convient d'être infini dans la ligne de la grandeur spirituelle. Cette grandeur spirituelle est à considérer sous deux aspects: celui de la puissance, celui de la bonté ou perfection de la nature propre. On dira en effet d'un objet qu'il est plus ou moins blanc dans la mesure où sa blancheur trouve sa perfection. Et la grandeur d'une puissance se jaugera à la grandeur de son action ou de ses résultats. De ces deux aspects, d'ailleurs, l'un découle de l'autre: un être est actif par cela même par quoi il est en acte; et la mesure selon laquelle il s'accomplit dans son acte, exprime la mesure de la grandeur de sa puissance. Ainsi peut-on dire des réalités spirituelles qu'elles sont grandes, à la mesure de leur plein achèvement; c'est ce que saint Augustin affirme en disant que dans le domaine où les choses sont grandes d'une grandeur qui n'est pas le fait de leur masse, le plus grand s'identifie au meilleur. Il nous faut donc montrer que, dans la ligne de cette grandeur, Dieu est infini. Mais ne comprenons pas l'infinité de Dieu d'une manière privative, comme il en va pour la quantité dimensive ou numérique; cette quantité-là en effet a, par nature, un terme. Que ce terme soit retiré aux choses dont la nature est d'en avoir un, et l'on dira de ces choses qu'elles sont infinies, l'infini désignant alors en elles l'imperfection. En Dieu, par contre, l'infini ne peut s'entendre que d'une manière négative: la perfection de Dieu n'ayant pas de terme ou de fin, Dieu étant souverainement parfait. C'est en sens qu'il faut attribuer à Dieu d'être infini. De fait, tout ce qui par nature est fini fait partie d'un genre quelconque. Or Dieu ne se situe dans aucun genre; mais sa perfection, comme nous l'avons montré plus haut, contient les perfections de tous les genres. Dieu est donc infini. Tout acte, inhérent à une autre chose, est limité par la chose en laquelle il existe, car ce qui se trouve dans une autre chose y existe selon la mesure de ce sujet récepteur. Un acte qui n'existe d'aucune manière en autre chose n'est donc limité d'aucune manière: par exemple, si la blancheur existait par elle-même, sa perfection n'aurait pas de limite, rien n'empêcherait la blancheur d'avoir tout ce qui constitue sa perfection. Or Dieu est un acte qui d'aucune manière n'existe en autre chose, puisqu'il n'est pas forme dans une matière, nous l'avons vu déjà, et que son être n'inhère en aucune forme ou nature, Dieu étant à lui-même son propre être, comme on l'a également montré. Reste donc qu'il est infini. Dans le monde des réalités, il y a ce qui est puissance pure: la matière première; ce qui est acte pur: Dieu; ce qui est acte et puissance: tout le reste des choses. Mais la puissance dit rapport à l'acte; pas plus qu'elle ne peut dépasser l'acte dans un être particulier, elle ne le peut dans l'absolu. Puisque la matière première est infinie dans sa potentialité, il reste donc que Dieu, qui est acte pur, est infini dans son actualité. Un acte est d'autant plus parfait qu'il est moins mêlé de puissance. Tout acte auquel la puissance vient se mêler reçoit ainsi une limite à sa perfection. Par contre l'acte auquel ne se mêle aucune puissance, n'a pas de limite à sa perfection. Or Dieu, nous l'avons vu, est acte pur à l'exclusion de toute puissance. Il est donc infini. L'être lui-même, considéré dans l'absolu, est infini: peuvent y avoir part en effet des êtres en nombre infini et selon des modes infinis. Si donc l'être de quelque sujet est fini, sa limite doit lui venir nécessairement d'un autre qui d'une certaine manière sera sa cause. Mais l'être de Dieu ne peut avoir de cause, puisque Dieu existe nécessairement par lui-même. Son être est donc infini, infini Dieu lui-même. Ce qui possède une certaine perfection est d'autant plus parfait qu'il participe plus pleinement à cette perfection. Mais il ne peut y avoir, - et l'on n'en peut imaginer, - de manière plus complète de posséder une perfection que celle d'un sujet parfait par son essence, dont l'être est la propre bonté. Tel est Dieu. Il est donc absolument impossible d'imaginer un être meilleur ou plus parfait que Dieu. Dieu est donc infini dans sa bonté. Dans son activité, notre intelligence s'étend jusqu'à l'infini. Le signe en est que, quelle que soit la quantité finie qui lui soit proposée, notre intelligence est capable d'en penser une plus grande. Or cette ouverture de l'intelligence à l'infini serait vaine s'il n'existait une réalité intelligible infinie. Il faut donc qu'il existe une réalité intelligible infinie, qui soit la réalité suprême. Nous l'appelons Dieu. Dieu est donc infini. Un effet ne peut dépasser sa cause. Or notre intelligence ne peut venir que de Dieu, cause première et universelle. Notre intelligence ne peut donc penser quelque chose qui soit plus grand que Dieu. Si donc elle peut penser quelque chose de plus grand que le fini, il faut conclure que Dieu n'est pas fini. Une puissance infinie ne peut se trouver dans une essence finie. Tout être en effet agit par sa propre forme, qui est ou son essence ou une partie de son essence, le mot de puissance désignant ici le principe de l'action. Mais Dieu n'a pas une puissance d'action finie; il meut en effet dans un temps infini, ce que seule peut faire une puissance infinie, comme nous l'avons vu plus haut. Reste donc que l'essence de Dieu est infinie. Certes, ce dernier argument vaut pour les tenants de l'éternité du monde. Même en dehors de cette thèse, l'idée de l'infinité de la puissance divine se trouve encore davantage confirmée. Un agent, en effet, a d'autant plus de puissance pour agir qu'il est capable de réduire à l'acte une potentialité plus éloignée de l'acte: le réchauffement de l'eau demande par exemple plus de puissance que le réchauffement de l'air. Mais ce qui n'existe absolument pas est à une distance infinie de l'acte et n'est même d'aucune manière en puissance. Donc, Si le monde a été créé alors qu'auparavant il était néant absolu, la puissance de celui qui l'a créé doit être infinie. Même pour les tenants de l'éternité du monde cet argument vaut comme preuve de l'infinité de la puissance de Dieu. Ils reconnaissent en effet que Dieu est la cause de la substance du monde, tout en estimant que celle-ci est éternelle; ainsi affirment-ils que Dieu éternel existe comme cause d'un monde éternel, à l'instar d'un pied qui de toute éternité serait la cause d'une empreinte de pas dont la trace aurait été imprimée de toute éternité dans la poussière. Cette thèse posée, et dans la ligne de l'argument susdit, rien n'empêche que la puissance de Dieu soit infinie. Que ce soit dans le temps, comme nous le pensons, que ce soit à leur sens de toute éternité, c'est Dieu qui a produit les choses, et rien ne peut exister en réalité que Dieu n'ait produit, puisqu'il est le principe universel de l'être. Ainsi il a produit, sans aucune matière ou puissance préexistante. Or la puissance doit être proportionnée à la puissance passive; plus est grande la puissance passive qui préexiste ou que l'on présuppose, plus grande sera la puissance active qui la réduira à l'acte. Étant donné qu'une puissance finie produit un certain effet, présupposée la potentialité de la matière, reste donc que la puissance de Dieu qui ne présuppose aucune puissance, n'est pas finie, mais bien infinie. Ainsi son essence est infinie. Une réalité dure d'autant plus que la cause de son être est plus puissante. Ce dont la durée est infinie doit donc recevoir l'être d'une cause d'une puissance infinie. Mais la durée de Dieu est infinie; nous avons vu plus haut en effet que Dieu est éternel. Et comme il n'a pas d'autre cause de son être que lui-même, il doit donc être lui-même infini. L'autorité de l'Écriture témoigne en faveur de cette vérité, quand le Psalmiste chante: Le Seigneur est grand et digne de toute louange, et sa grandeur n'a tas de fin. Cette vérité se trouve encore confirmée par l'enseignement des philosophes de la plus haute antiquité qui, forcés pour ainsi dire par la vérité elle-même, ont tous affirmé le caractère infini du premier principe des choses. Ignorant le nom qui lui convenait en propre, les uns ont pensé l'infinité du premier principe sous le mode de la quantité discontinue, à la manière de Démocrite pour qui des atomes infinis étaient les principes des choses, ou à la manière d'Anaxagore pour qui ces principes étaient des parties infinies semblables. D'autres ont pensé ce premier principe sous forme de quantité continue, comme ceux qui affirmaient que le premier principe de tout était un certain élément, ou un corps informe et infini. Mais la réflexion des philosophes postérieurs ayant montré qu'il n'y avait pas de corps infini et qu'à cette affirmation était lié le caractère en quelque sorte infini du premier principe, on doit conclure que l'infini qui est premier principe n'est ni un corps, ni une puissance enfermée dans un corps.