[0] APOLOGÉTIQUE ou DÉFENSE DES CHRÉTIENS CONTRE LES GENTILS. [1] I. S'il ne vous est pas libre, souverains magistrats de l'empire romain, qui rendez vos jugements en public, et dans le lieu le plus éminent de cette capitale; s'il ne vous est pas libre, sous les yeux de la multitude, de faire des informations exactes sur la cause des chrétiens; si la crainte ou le respect humain vous portent à vous écarter, en cette seule occasion, des règles étroites de la justice ; si la haine du nom chrétien, comme il arriva dernièrement, trop disposée à recevoir les délations domestiques, ferme les oreilles à toute défense judiciaire : que la vérité puisse du moins, par le canal secret de nos lettres, parvenir jusques à vous. Elle ne demande point de grâce, parce que la persécution ne l'étonne point. Etrangère sur la terre, elle s'attend bien à y trouver des ennemis. Fille du ciel, c'est là qu'elle a son trône, ses espérances, son crédit et sa gloire. Elle ne souhaite qu'une chose ici, c'est de ne pas être condamnée, sans avoir été entendue. Qu'avez-vous à craindre pour vos lois, en permettant à la vérité de se défendre dans le siège de leur empire? Est-ce que leur puissance se montrerait avec plus d'éclat en condamnant la vérité sans l'entendre ? Mais outre la haine que vous attire une injustice si criante, vous faites soupçonner que vous ne refusez de l'entendre que parce que vous savez que vous ne pourriez plus la condamner si vous l'aviez entendue. Voilà notre premier grief, cette haine injuste pour le nom chrétien. Votre ignorance même, qui semblerait devoir l'excuser, est précisément ce qui prouve cette injustice, et la rend encore plus criminelle. Quoi de plus injuste en effet que de haïr ce qu'on ne connaît pas, quand même ce qu'on ne connaît pas serait par hasard haïssable ! Sans doute ce n'est pas le hasard, mais la connaissance du crime qui peut fonder votre haine et la rendre légitime. Sans cette connaissance, comment justifier votre haine ? Puis donc que vous haïssez parce que vous ne connaissez point, pourquoi ne vous arriverait-il pas de haïr ce qui ne mérite point d'être haï ? De là nous concluons : et que vous ne nous connaissez pas tant que vous nous haïssez, et que vous nous haïssez injustement tant que vous ne nous connaissez pas. Votre ignorance est un témoin qui vous condamne en déposant pour vous. Tous ceux qui nous haïssaient autrefois, faute de savoir ce que nous étions, cessent de nous haïr dès qu'ils le savent. Bientôt ils deviennent chrétiens; et vous conviendrez que c'est avec connaissance de cause. Ils commencent à détester ce qu'ils étaient, et à professer ce qu'ils détestaient. Leur nombre est à présent innombrable. Aussi se plaint-on amèrement que la ville est assiégée, que les campagnes, les îles, les châteaux, sont remplis de chrétiens, que tout âge, tout sexe, toute condition, courent en foule s'enrôler parmi eux. Et vous n'en concluez pas qu'il y a quelque bien caché dans notre religion ? Vous ne voulez ni renoncer à d'injurieux soupçons, ni vous assurer par vous-mêmes de la vérité : dans cette occasion seule la curiosité est morte. Vous vous plaisez à ignorer ce que d'autres sont ravis de connaître, et vous prétendez les juger ! Vous méritez bien plus la censure d'Anacharsis que ceux qui jugeaient des musiciens sans l'être eux-mêmes. Vous vous plaisez à ignorer, parce que c'est pour vous un parti pris de haïr. Vous préjugez donc que ce que vous ignorez est tel que, si vous le saviez, vous ne pourriez plus le haïr. Cependant, en approfondissant la vérité, ou vous trouverez qu'il n'y a pas de motifs de haine, et en ce cas sans doute il faut cesser de haïr injustement ; ou vous en découvrirez de raisonnables, et alors, loin d'éteindre votre gaine, vous la rendrez plus durable en la rendant légitime. «Mais enfin, dites-vous, de ce qu'un grand nombre d'hommes embrassent le christianisme, il ne s'ensuit pas que c'est un bien. Que de gens embrassent tous les jours le vice ! Que de transfuges de la vertu!» Personne ne le nie. Mais cependant, parmi ceux même que le vice entraîne, il n'en est point qui osent le faire passer pour la vertu. La nature a puni le mal ou par la crainte ou par la honte. Les méchants cherchent à se cacher; tremblent, s'ils sont découverts; nient, s'ils sont accusés; ils n'avouent qu'à peine dans les tortures, ou même ils n'avouent point: condamnés enfin, ils se font eux-mêmes les plus vifs reproches; ils se désespèrent ; ou, ne voulant pas se reconnaître pour les auteurs du mal qu'ils avouent, ils attribuent au destin, à leur étoile, et les emportements et les égarements de leurs passions. A-t-on jamais rien vu de semblable parmi les chrétiens? Jamais un chrétien ne rougit, ne se repent, si ce n'est de n'avoir pas toujours été chrétien. Si on le dénonce comme tel, il en fait gloire; si on l'accuse, il ne se défend pas; interrogé, il confesse hautement ; condamné, il rend grâces. Quelle étrange sorte de mal, qui n'a aucun des caractères du mal, ni crainte, ni honte, ni détours, ni répentir, ni regret ! Quel mal, dont le prétendu coupable se réjouit, dont 'l'accusation est l'objet de ses voeux, dont le chatiment fait son bonheur! Vous ne sauriez taxer de fanatisme ce que vous êtes convaincus d'ignorer. [2] II. Enfin, s'il est certain que nous sommes criminels et très criminels, pourquoi donc ne sommes-nous pas traités comme les autres criminels? Aux mêmes crimes le même traitement n'est-il pas dû ? Les autres accusés peuvent se défendre, et par eux-mêmes, et par le ministère vénal des avocats. Ils ont toute liberté de contester et de répliquer, parce que la loi défend de condamner personne sans l'avoir entendu. Les chrétiens sont les seuls à qui il n'est point permis de parler, pour prouver leur innocence, pour défendre la vérité, pour empêcher un jugement inique. On n'attend qu'une chose pour les condamner (elle est nécessaire à la haine publique), c'est qu'ils confessent leur nom. Pour leur crime, on ne pense pas seulement à en informer. Au lieu que s'il s'agit de tout autre criminel, il ne suffit pas qu'il s'avoue homicide, sacrilége, incestueux, ennemi de l'État (voilà les qualifications dont on nous honore); vous interrogez encore, avant de juger, sur toutes les circonstances, la qualité du fait, le lieu, le temps, la manière, les témoins, les complices. Cependant il faudrait également arracher des chrétiens l'aveu des crimes qu'on leur impose; de combien d'enfants égorgés ils auraient goûté; combien d'incestes ils auraient commis à la faveur des ténèbres; quels cuisiniers, quels chiens auraient été complices. Quelle gloire en effet pour un magistrat de déterrer un chrétien qui aurait mangé de cent enfants ! Nous trouvons qu'on a même défendu d'informer contre les chrétiens. Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, après avoir condamné à mort quelques chrétiens, en avoir privé d'autres de leurs places, effrayé de leur multitude, consulta l'empereur Trajan sur ce qu'il avait à faire dans la suite. Il expose dans sa lettre, que tout ce qu'il a découvert des mystères des chrétiens, outre leur entêtement à ne pas sacrifier, se réduit à ceci : Qu'ils s'assemblent avant le jour pour chanter les louanges de Christ, leur dieu, et pour entretenir parmi eux une exacte discipline ; qu'ils défendent l'homicide, l'adultère, la fraude, la trahison et généralement tous les crimes. Trajan répondit, qu'il ne fallait pas les rechercher, mais les punir quand ils seraient dénoncés. Étrange et insoutenable arrêt, ! Trajan défend de rechercher les chrétiens, parce qu'ils sont innocents, et il ordonne de les punir comme coupables. Il épargne et il sévit. Il dissimule et il condamne. Pourquoi vous contredire si grossièrement ? Si vous condamnez les chrétiens, pourquoi ne pas les rechercher ? Et si vous ne les recherchez point, pourquoi ne pas les absoudre ? Il y a dans toutes les provinces des détachements de soldats pour donner la chasse aux voleurs. Contre les criminels de lèse-majesté, contre les ennemis de l'État, tout homme est soldat; et la recherche doit s'étendre à tous les complices, à tous les confidents. Les chrétiens sont les seuls qu'il n'est pas permis de rechercher, et qu'il est en même temps permis de dénoncer; comme si la recherche pouvait produire autre chose que la dénonciation. Vous condamnez un chrétien dénoncé, et vous défendez de le rechercher. Il est donc punissable, non parce qu'il est coupable, mais parce qu'il a été découvert. Vous violez toutes les formes dans le jugement des chrétiens. Vous mettez les autres à la question, pour les faire avouer, et les chrétiens, pour les faire nier. Assurément si le nom de chrétien était un crime, nous le nierions, et vous emploieriez les tourments pour nous forcer à l'avouer. Ne dites pas qu'il serait inutile de tirer des chrétiens l'aveu de leurs crimes, parce que le nom de chrétien emporte et prouve tous ces crimes; car vous-mêmes, quand un homicide avoue son crime, vous le forcez encore à en déclarer les circonstances, quoique vous n'ignoriez pas ce que c'est qu'un homicide. Votre injustice est encore plus criante, dès que vous avez une pareille idée des chrétiens, de les obliger par la violence des tourments à nier qu'ils soient chrétiens, pour leur faire nier avec leur nom tous les crimes que selon vous ce nom fait présumer. Serait-ce que vous ne voudriez pas voir périr des hommes que vous regardez comme des scélérats? Vous dites à ce chrétien homicide et sacrilége : «Niez. » Persiste-t-il à confesser qu'il est chrétien, vous le faites déchirer. Si vous en usez d'une façon tout opposée à l'égard des criminels, vous nous jugez donc innocents, et par cette raison vous ne voulez pas que nous persistions dans une déclaration que vous vous croyez obligés de condamner quoique injustement. Un homme crie : «Je suis chrétien !» Il dit ce qu'il est, et vous voulez entendre ce qu'il n'est pas. Assis sur vos tribunaux pour tirer la vérité de la bouche des accusés, nous sommes les seuls que vous voulez forcer au mensonge. Vous demandez si je suis chrétien. Je réponds que je le suis, et vous me faites tourmenter. C'est donc pour me corrompre. J'avoue, et vous ordonnez la question. Que feriez-vous donc si je niais ? Vous ne croyez pas facilement les autres quand ils nient; pour nous, vous nous croyez aussitôt. Un tel renversement de l'ordre doit vous faire craindre qu'il n'y ait quelque force secrète qui vous fasse agir contre toutes les formes, contre la nature même des jugements, contre les lois. Car, si je ne me trompe, les lois ordonnent de découvrir les coupables, et non point de les cacher; de les condamner quand ils ont avoué, et non point de les absoudre. C'est ce que portent expressément les décrets du sénat et les édits des empereurs. Le pouvoir dont vous êtes dépositaires n'est point tyrannique. Il est réglé par les lois. Il n'appartient qu'aux tyrans d'employer les tortures comme peines. La loi ne les accorde chez vous que pour découvrir la vérité. Servez-vous en donc, si vous voulez, mais jusqu'à la confession seulement. Quand la confession les a prévenues, elles deviennent inutiles. Il ne reste qu'à prononcer, à faire subir au coupable la peine qu'il a méritée, et non point à l'y soustraire. Et quel est le juge qui pense à absoudre un coupable? ll sait que cela ne lui est pas permis. Aussi n'entreprend-il pas de le forcer à nier pour le trouver innocent. Et un chrétien, coupable selon vous de tous les crimes, ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des moeurs, de toute la nature, vous le forcez à nier pour pouvoir l'absoudre ! C'est une manifeste prévarication. Vous voulez qu'il nie ce qui fait son crime, pour le déclarer innocent malgré lui, malgré ce qui s'est passé. Quel étrange aveuglement de ne pas voir qu'il faut en croire plutôt un chrétien, lorsqu'il avoue de lui-même ce qu'il est, que lorsque la violence des tourments le contraint à le nier ! Pouvez-vous compter sur un désaveu arraché de la sorte ; et n'avez-vous pas lieu de craindre que ce chrétien, après avoir été renvoyé absous, ne se moque de vous, et ne redevienne chrétien comme auparavant ? Puis donc que vous en usez à notre égard tout autrement qu'avec les autres coupables; que vous n'exigez de nous qu'une chose, à savoir, que nous renoncions au nom de chrétien (nous y renonçons, quand nous nous permettons ce qui est défendu aux chrétiens); vous voyez clairement qu'on ne nous charge d'aucun crime ; qu'on n'a à nous imputer que notre nom. La rivalité de religion le poursuit avec acharnement. Elle commence par vous empêcher d'approfondir ce que vous êtes certains d'ignorer. C'est pourquoi vous croyez sur notre compte ce qui n'a jamais été prouvé ; et vous ne voulez pas faire de recherches, de peur de trouver des preuves du contraire. Vous aimez à conserver vos préjugés, pour pouvoir, sur notre seule confession, condamner un nom odieux. C'est pour cela qu'on nous met à la torture, si nous confessons; qu'on nous condamne au supplice, si nous persévérons; qu'on nous absout, si nous nions ; parce qu'on ne fait la guerre qu'à notre nom. Enfin, pourquoi dans vos arrêts de mort ne nous condamnez-vous que comme chrétiens, et non pas comme homicides, comme incestueux, comme coupables en un mot de tous les crimes que vous nous imputez ? Nous sommes les seuls dont vous n'osiez en nous condamnant nommer les crimes, car vous en rougiriez. Mais si le nom chrétien n'est celui d'aucun crime, n'est-ce pas le comble de la déraison et de la fureur qu'il suffise cependant pour nous rendre criminels ? [3] Que dis-je ! La haine du nom chrétien est si aveugle dans la plupart, que même en louant un chrétien, ils lui font un crime de son nom. « C'est un homme vertueux, dit-on, que Caius Seius, mais il est chrétien. » - «Il est fort étonnant, dit un autre, qu'un homme aussi sage que Lucius se soit tout d'un coup fait chrétien." Personne ne remarque que Caius n'est vertueux, ni Lucius un sage, que parce qu'ils sont chrétiens, ou qu'ils ne sont devenus chrétiens, que parce qu'ils étaient sages et vertueux. Nos ennemis louent ce qu'ils connaissent, blâment ce qu'ils ne connaissent pas, et corrompent ce qu'ils savent par ce qu'ils ignorent. Au lieu de juger de ce qu'ils ne connaissent point par ce qu'ils connaissent, ils condamnent ce qu'ils connaissent par ce qu'ils ne connaissent pas. D'autres, croyant décrire les chrétiens, qu'ils connaissaient avant leur conversion pour des gens perdus de réputation, font leur éloge, tant la passion les aveugle. Quoi ! dit-on, cette femme qui était si libre, si galante, ce jeune homme autrefois si débauché, les voilà chrétiens! On fait honneur au nom chrétien de leur changement. Quelques-uns, pour satisfaire leur haine, sacrifient leurs propres intérêts. Un mari, quoique forcé de n'être plus jaloux, répudie une femme devenue chaste en devenant chrétienne. De même, un père déshérite un fils soumis dont il tolérait auparavant les désordres. Un maître chasse un esclave fidèle, qu'il avait traité jusque-là avec douceur. Tout homme qui se corrige en devenant chrétien se rend par-là même odieux; tant la haine du nom chrétien l'emporte sur tout le bien dont il est le principe ! Mais quel crime peut-on reprocher à un nom, si ce n'est peut-être de choquer l'oreille par quelque son barbare, de présenter à l'esprit des idées sinistres, des images impures? Rien de tout cela dans le mot "christianus", tiré d'un mot grec qui signifie "onction". Il signifie douceur, lorsqu'il est prononcé peu correctement "chrestianus". Il est donc vrai qu'on hait un nom innocent dans des hommes irréprochables. C'est la secte, dit-on, qu'on hait dans le nom de son auteur. Mais qu'y a-t-il de nouveau que les disciples prennent le nom de leur maître ? D'où vient le nom des platoniciens, des épicuriens, des pythagoriciens? Les stoïciens et les académiciens ont, emprunté le leur du lieu de leurs assemblées ; les médecins, d'Érasistrate ; les grammairiens, d'Aristarque; les cuisiniers, d'Apicius. S'est-on avisé de leur en faire un crime? Sans doute si on prouve qu'une secte est mauvaise, que l'auteur est un séducteur, on prouvera que le nom est mauvais, mais à cause de la secte et de l'auteur. C'est pour cela qu'avant de prendre en aversion le nom de chrétien, il fallait s'attacher à connaître la secte par l'auteur ou l'auteur par la secte. Mais ici, sans information, sans éclaircissement ni sur la secte ni sur l'auteur, on accuse, on persécute le nom du chrétien ; on condamne la religion des chrétiens et son auteur, sans les connaître, sur leur nom seul. [4] Après ces observations préliminaires, qui n'ont paru indispensables pour combattre le plus injuste préjugé contre le nom chrétien, j'entreprends de prouver directement notre innocence, non seulement en nous justifiant de ce qu'on nous impute, mais en confondant nos calomniateurs, en montrant qu'ils font en public les mêmes choses qu'il nous accusent de faire en secret, et pour lesquelles ils nous regardent comme les plus méprisables, les plus insensés, les plus punissables et les plus corrompus des hommes. Souillés de crimes eux-mêmes, qu'ils rougissent, je pourrais dire d'accuser les hommes les plus vertueux, du moins d'accuser ceux qu'ils prétendent leur ressembler. Mais en vain la vérité aura-t-elle répondu à tout par ma bouche; vous nous opposez l'autorité suprême de vos lois, après lesquelles, dites-vous, il n'est pas permis d'examiner, et que vous êtes obligés de préférer à la vérité. Commençons donc par discuter ce qui regarde ces lois dont vous êtes les ministres. Lorsque après avoir prononcé durement : « Il ne vous est pas permis d'être chrétien,» vous vous montrez inflexible, vous annoncez du haut de votre forteresse la violence et la tyrannie, si vous prétendez que cela ne nous est pas permis, parce que telle est votre volonté, et non parce qu'en effet cela ne doit pas l'être; si c'est par la raison que cela ne doit pas être permis, sans doute le mal seul ne peut l'être, et tout ce qui est bien, par-là même est permis. Si donc je réussis à prouver que la religion que votre loi défend est un bien, j'aurai prouvé que cette loi n'a pu la défendre, comme elle aurait droit de le faire si c'était un mal. Si votre loi s'est trompée, c'est qu'elle est l'ouvrage d'un homme, et qu'elle ne tire pas son origine du ciel. Qu'y a-t-il de surprenant qu'un législateur se soit trompé, et qu'il se soit réformé lui-même? Lycurgue fut si affligé des changements que les Lacédémoniens firent à ses lois, qu'il se condamna à mourir de faim dans le lieu de sa retraite. Vous-mêmes, à la faveur du flambeau de l'expérience, qui a dissipé les ténèbres de l'antiquité, n'éclaircissez-vous pas tous les jours, par des rescrits et par des édits, l'immense et confuse forêt de vos lois? L'empereur Sévère, tout ennemi qu'il est des innovations, n'a-t-il pas dernièrement abrogé une loi peu réfléchie, quoique vénérable par son antiquité, la loi Papia, qui ordonnait d'avoir des enfants avant le temps fixé par la loi Julia pour le mariage? La loi barbare qui permettait au créancier de mettre en pièces un débiteur insolvable, a été abolie par les suffrages unanimes du peuple romain : la peine de mort a été commuée en une peine infamante. Au lieu de répandre le sang, on a voulu qu'il servît à tracer sur le front la honte du banqueroutier, que la loi punit par la confiscation de ses biens. Quelle réforme ne vous reste-t-il pas à faire dans vos lois, s'il est vrai que ce n'est ni leur ancienneté ni la dignité de leurs auteurs, mais leur équité seule qui les rend respectables! Mais dès qu'elles sont injustes, on a droit de les condamner ces mêmes lois qui nous condamnent. Je dis injustes: je devrais dire insensées si elles punissent le nom seul de chrétien. Si ce sont les actions qu'elles punissent, pourquoi donc nous punissent-elles sur la seule confession de notre nom, tandis que tous les autres, elles ne les punissent que sur la preuve du crime? Je suis incestueux, pourquoi n'informe-t-on pas contre moi? Infanticide, que ne me met-on à la question? Coupable envers les dieux, envers les empereurs, pourquoi ne pas entendre ma justification? Il n'y a point de loi qui défende d'examiner les preuves du crime qu'elle condamne. Il n'y a point de juge en droit de punir, s'il ne sait que le crime a été commis. Il n'y a point de citoyen qui puisse observer la loi, s'il ne sait ce qu'elle punit. Ce n'est pas assez que la loi se rende, pour ainsi dire, à elle-même témoignage de son équité. Il faut qu'elle la fasse connaître à ceux dont elle exige l'obéissance. Elle devient suspecte quand elle ne veut pas qu'on l'examine. Elle est tyrannique quand elle commande une obéissance aveugle. Pour remonter à l'origine des lois qui nous concernent, il y avait un ancien décret qui défendait aux empereurs de consacrer aucun dieu sans l'approbation du sénat. M. AEmilius sait ce qui arriva à ce sujet à son dieu Alburnus. Il n'est pas indifférent pour notre cause de remarquer que c'est le caprice de l'homme qui décide de la divinité. Si le dieu ne plaît pas à l'homme, il ne sera point dieu. C'est au dieu à rechercher la faveur de l'homme. Tibère, sous le règne de qui le nom chrétien commença à être connu dans le monde, rendit compte au sénat des preuves de la divinité de Jésus-Christ, qu'il avait reçues de Palestine, et les appuya de son suffrage. Le sénat les rejeta, parce qu'elles n'avaient pas été soumises à son examen. Mais l'empereur persista dans son sentiment, et menaça des plus grands châtiments les accusateurs des chrétiens. Consultez vos annales, vous verrez que Néron est le premier qui a tiré le glaive contre la secte des chrétiens. Nous faisons gloire de le nommer pour l'auteur de notre condamnation. On ne saurait douter que ce que Néron a condamné ne soit un grand bien. Domitien, qui avait hérité d'une partie de la cruauté de Néron, avait commencé aussi à persécuter les chrétiens. Mais comme il n'avait pas dépouillé tout sentiment d'humanité, il s'arrêta bientôt, et rappela même ceux qu'il avait exilés. Voilà quels ont été nos persécuteurs, des hommes injustes, impies, infàmes : vous-mêmes vous les condamnez, et vous réhabilitez ceux qu'ils ont condamnés. De tous les princes qui ont connu et respecté le droit divin et le droit humain, nommez-en un seul qui ait persécuté Ies chrétiens. Nous pouvons en nommer un qui s'est déclaré leur protecteur, c'est le sage Marc-Aurèle. Qu'on lise la lettre où il atteste que la soif cruelle qui désolait son armée en Germanie fut apaisée par la pluie que le ciel accorda aux prières des soldats chrétiens. S'il ne révoqua pas expressément les édits contre les chrétiens, du moins les rendit-il sans effet, en portant des lois encore plus rigoureuses contre leurs accusateurs. Quelles sont donc ces lois contre les chrétiens qui ne sont exécutées que par des princes impies, injustes, infâmes, cruels, insensés; que Trajan a éludées en partie en défendant de rechercher les chrétiens; que n'ont jamais autorisées ni Adrien, si amateur de toute curiosité, ni Vespasien le destructeur des Juifs, ni Antonin, ni Verus ? Cependant c'était à des princes vertueux à exterminer une secte de scélerats, et non pas à d'autres scélérats. [6] Que ces grands zélateurs des lois et des usages de leurs pères me disent maintenant, s'ils les ont respéctés tous, s'ils les ont toujours observés scrupuleusement, s'ils n'ont pas entièrement oublié et comme aboli les règlements les plus sages et les plus nécessaires pour la pureté des moeurs. Que sont devenues ces lois somptuaires, ces lois si sévères contre l'ambition, qui fixaient à une somme modique la dépense d'un repas, qui défendaient d'y servir plus d'une volaille, encore n'était-il pas permis de l'engraisser, qui chassaient du sénat un patricien possesseur de dix livres d'argent, comme convaincu par là d'une ambition démesurée, qui faisaient raser les théâtres à peine élevés, comme n'étant propres qu'à corrompre les moeurs, qui ne souffraient pas qu'on usurpât impunément les marques des dignités et de la noblesse ? Je vois à présent donner des repas nommés centenaires, parce qu'ils coûtent cent mille sesterces. Je vois l'argent des mines converti en vaisselle, je ne dis pas pour l'usage des sénateurs, mais des affranchis, des esclaves qui à peine ont rompu leurs fers. Je vois qu'on multiplie les théàtres, qu'on les met à couvert des injures de l'air. Et sans doute c'est pour garantir du froid ces voluptueux et délicats spectateurs que les Lacédémoniens inventèrent leurs manteaux. Je vois les dames romaines parées comme les courtisanes, et confondues avec elles. Ces anciennes coutumes, si favorables à la conservation de la modestie et de la tempérance, sont abolies. Autrefois les femmes ne portaient point d'or, à l'exception de l'anneau nuptial que leurs maris leur avaient mis au doigt. L'usage du vin leur était si rigoureusement interdit, qu'on fit mourir de Faim une femme pour avoir ouvert un cellier; et sous Romulus, Mécénius tua impunément sa femme, qui n'avait fait que goûter du vin. Les femmes étaient obligées d'embrasser leurs proches parens, pour qu'on pût s'assurer si elles avaient observé cette défense. Qu'est devenue cette antique félicité du mariage, fondée sur les moeurs qui en cimentèrent tellement l'harmonie, que pendant près de six cents ans, il n'y eut pas un seul exemple de divorce ? Aujourd'hui tout le corps d'une femme plie sous le poids de l'or. La passion des femmes pour le vin ne leur permet plus de recevoir d'embrassements. Le divorce est comme le fruit et le voeu du mariage. Vous avez même aboli les sages ordonnances de vos ancêtres sur le culte des dieux. Les consuls, conformément au décret du sénat, avaient chassé Bacchus et ses mystères non seulement de Rome, mais de toute l'Italie. Les consuls Pison et Gabinius, qui cependant n'étaient pas chrétiens, avaient interdit l'entrée du Capitole, c'est-à-dire du palais des dieux, à Sérapis, à Isis, à Harpocrate et à celui qu'on représente avec une tête de chien; ils avaient renversé leurs autels, et arrêté le cours de ces vaines et infâmes superstitions. Vous avez rétabli ces divinités dans tout leur éclat. Où est la religion, où est le respect dû à vos pères? Vous dégénérez en tout des exemples qu'ils vous ont laissés, par votre habillement, vos goûts, votre luxe, vos sentiments, votre langage. Vous louez sans cesse l'antiquité, et rien de plus nouveau que la manière dont vous vivez. Vous vous éloignez de plus en plus des sages institutions de vos pères, pour ne les imiter que dans leurs égarements. Je pourrai même vous montrer dans la suite que, semblables en ce point aux chrétiens, à qui cependant vous en faites un crime capital, vous négligez, vous méprisez, vous détruisez le culte de vos propres divinités, quoique vous vous piquiez d'avoir hérité du zèle religieux et aveugle de vos pères, quoique vous ayez comme naturalisé parmi vous Sérapis, dont vous avez relevé les autels, Bacchus dont la fureur célèbre les orgies. Mais je vais répondre aux accusations de crimes secrets, pour passer ensuite aux autres. [7] On dit que dans nos mystères nous égorgeons un enfant, que nous le mangeons, et qu'après cet horrible repas nous nous livrons à des plaisirs incestueux, lorsque des chiens complices de ces infamies ont renversé les flambeaux, et qu'en nous délivrant de la lumière, ils nous ont affranchis de la honte. On le dit toujours; mais depuis si longtemps qu'on le dit, vous n'avez pas pensé à informer de ces crimes. Si vous les croyez, informez-en donc; ou si vous ne le faites pas, ne les croyez donc point. Votre négligence à cet égard prouve assez qu'il n'y a rien de réel dans ce que vous n'osez éclaircir. Aussi donnez-vous au bourreau des chrétiens une commission bien étrange. Vous ordonnez de les tourmenter pour les forcer non pas à avouer ce qu'ils font, mais à nier ce qu'ils sont. La religion des chrétiens a commencé sous Tibère. La vérité s'est fait haïr dès qu'elle s'est fait connaître. Autant d'étrangers, autant d'ennemis : les Juifs par jalousie, les soldats par l'avidité du pillage, nos serviteurs par la malignité naturelle de leur état. Tous les jours on nous assiége, tous les jours on nous trahit. Très souvent on vient nous faire violence dans nos assemblées. Quelqu'un a-t-il jamais entendu les cris de cet enfant que nous immolons ? Nommez-moi le dénonciateur qui a fait voir au juge nos lèvres teintes de sang, comme celles des Cyclopes et des Sirènes. Vos femmes chrétiennes vous ont-elles donné lieu de soupçonner les infamies que vous nous imputez ? Mais si quelqu'un avait été témoin de ces abominations, les aurait-il cachées ; se serait-il laissé corrompre par les mêmes hommes qu'il traînait devant les tribunaux? Si, comme vous le dites, nous nous cachons toujours, comment donc ce que nous faisons a-t-il été découvert? Par les coupables mêmes? Cela ne peut être. Le secret est ordonné dans tous les mystères. Il est inviolable dans ceux d'Éleusis et de Samothrace : il le sera à plus forte raison dans les nôtres, qui ne peuvent être révélés sans attirer aussitôt la vengeance des hommes, tandis que celle du ciel est suspendue. Si les chrétiens ne se sont pas trahis eux-mêmes, ils ont donc été trahis par des étrangers? Mais d'où les étrangers ont-ils pu avoir connaissance de nos mystères, puisque toutes les initiations même des hommes pieux écartent les profanes ? Les impies seraient-ils les seuls qui ne craignissent rien ? Il ne reste donc que la renommée qui puisse nous accuser. Mais la nature de la renommée est connue de tout le monde. Votre poête l'appelle "le plus rapide de tous les maux". Pourquoi l'appelle-t-il un mal, sinon parce qu'elle est presque toujours menteuse ? Elle l'est même lorsqu'elle annonce la vérité ; parce qu'elle l'altère toujours, soit en diminuant, soit en exagérant. Que dis-je ? La renommée ne vit que de mensonges. Elle n'existe que lorsqu'elle ne prouve rien : dès qu'elle a prouvé, elle cesse d'être, sa fonction est remplie. Elle nous a transmis le fait qu'elle annonçait : dès lors on le sait sûrement et on l'énonce simplement. On ne dit plus : «Le bruit court que telle chose est arrivée à Rome, qu'un tel a tiré au sort le gouvernement de cette province;» mais,« il a tiré au sort cette province, cela est arrivé à Rome. » La renommée, dont le nom seul marque l'incertitude, ne saurait avoir lieu où est la certitude. Qui donc pourra en croire la renommée? Ce ne sera pas le sage, qui ne croit jamais ce qui est incertain. Quelque rapide et brillant que puisse être le cours de la renommée, quelque fondement même qu'elle paraisse avoir, il est clair qu'un seul homme lui donna la naissance, et que de là elle passe par les bouches et par les oreilles de la multitude, comme par autant de canaux. Mais l'obscurité et le vice de son origine sont tellement couverts par l'éclat qui l'environne, que personne ne s'avise de penser que la source pourrait bien en être infectée par le mensonge; ce qui arrive pourtant, tantôt par jalousie, tantôt par des soupçons téméraires, tantôt par ce penchant naturel d'une partie des hommes pour le mensonge. Heureusement, il n'est rien à la fin que le temps ne découvre : cela est passé en proverbe parmi vous. La nature a voulu que rien ne pût être longtemps caché, pas même ce qui a échappé à la renommée. Ce n'est donc pas sans raison que depuis tant de temps la renommée seule a connaissance de nos crimes. Oui, voilà le seul accusateur que vous produisez contre nous, et qui jusqu'ici n'a pu rien prouver de ce qu'il publie partout et avec tant d'assurance. [8] J'en appelle à la nature contre ceux qui jugent de tels bruits dignes de créance. Je suppose que nous proposions en effet la vie éternelle comme la récompense de ces crimes. Croyez pour quelques moments ce dogme incroyable. Mais je vous le demande, quand même vous seriez parvenus à le croire, voudriez-vous acheter si cher la récompense? Oui, venez plonger le fer dans le sein d'un enfant, qui n'a pu faire mal à personne, qui n'a pu se rendre coupable d'aucun crime, et que vous regardez comme votre enfant commun. Ou si ce barbare ministère est commis à un autre, venez voir mourir votre semblable, presque avant d'avoir vécu. Soyez attentifs au moment où s'échappera l'âme qui vient de l'animer. Recevez ce sang qui commence à couler, trempez-y votre pain rassasiez-vous. Remarquez pendant le repas, remarquez avec soin où est votre mère, où est votre soeur, afin qu'il n'y ait point de méprise, dès que les flambeaux seront éteints; car ce serait un crime de manquer à commettre un inceste. Initiés de la sorte aux mystères, vous êtes sûrs de l'immortalité. Répondez-moi de grâce, voudriez-vous de l'immortalité à ce prix ? Non sans doute. Aussi ne sauriez-vous croire qu'elle soit à ce prix. Mais quand vous le croiriez, vous n'en voudriez point ; et quand vous le voudriez, vous ne le pourriez point. Comment donc d'autres le pourraient-ils, si vous ne le pouvez pas? Et si d'autres le peuvent, comment ne le pourriez-vous pas? Sommes-nous d'une autre nature que vous? Nous croyez-vous des monstres ? La nature nous aurait-elle formés singulièremeut pour l'inceste et pour les repas de chair humaine ? Si vous croyez ces horreurs d'un homme, vous pouvez les commettre: vous êtes hommes comme les chrétiens. Si vous ne pouvez les commettre, vous ne devez pas les croire : les chrétiens sont hommes comme vous. «Mais on trompe, on surprend les nouveaux chrétiens. » Comme s'ils pouvaient ignorer les bruits qui courent à ce sujet; comme s'ils n'avaient pas le plus grand intérêt à les approfondir, à s'assurer de la vérité. D'ailleurs l'usage est que tous ceux qui demandent à être initiés vont trouver l'hiérophante, pour savoir de lui les préparatifs qu'ils ont à faire. Il leur dira donc : «Il faut avoir un enfant qui ne sache pas ce que c'est que la mort, qui rie à la vue du couteau. Il faut du pain pour tremper dans le sang, des flambeaux et des chiens, pour renverser les flambeaux. Avant tout, il est nécessaire que vous veniez avec votre mère et avec votre soeur. » Mais si elles ne voulaient pas venir, ou même si le postulant n'en avait point, s'il était seul de sa famille ? On ne serait donc pas reçu chrétien, si on n'avait ni mère ni soeur? Mais quand même les nouveaux chrétiens n'auraient été prévenus de rien, du moins ils savent tout dans la suite. Ils le souffrent et ne se plaignent pas? Craindraient-ils d'être punis? Ils sont sûrs, en nous accusant, de trouver des défenseurs. Après tout, ils préféreraient la mort à une vie souillée de crimes. Je veux que la crainte leur ferme la bouche. Pourquoi s'obstinent-ils à rester dans cette secte? Des engagements qu'on n'eût pas pris, si on les eût connus, on les rompt aussitôt qu'on les connaît. [9] Pour donner une nouvelle force à notre justification, je vais prouver que vous vous permettez, et en secret et en public, les mêmes crimes dont vous nous accusez sans fondement; et c'est peut-être pour cela que vous nous en croyez capables. En Afrique on immolait publiquement des enfants à Saturne, jusqu'au proconsulat de Tibère, qui fit attacher les prêtres de Saturne aux arbres mêmes du temple qui couvraient ces affreux sacrifices, comme à autant de croix votives. Je prends à témoin les soldats de mon pays, qui exécutèrent les ordres du proconsul. Cependant ces détestables sacrifices continuent encore en secret. Ainsi les chrétiens ne sont pas les seuls qui vous bravent. Aucun crime ne se déracine, et surtout un dieu ne peut changer. Saturne qui n'a pas épargné ses propres enfants, aurait-il épargné des étrangers, que leurs pères et leurs mères venaient d'eux-mêmes lui offrir, et qu'ils caressaient au moment où on les immolait, pour les empêcher de pleurer ? Vous voyez combien le parricide enchérit sur l'homicide. Pour les Gaulois ils sacrifiaient des hommes à Mercure. Vos théâtres retentissent des cruautés de la Tauride. Mais dans cette ville religieuse des pieux descendants d'Énée, n'adoret-on pas un Jupiter, que dans ses jeux même on arrose de sang humain ? «C'est du sang de criminels, dites-vous ! » En sont-ils moins des hommes? N'est-il pas encore plus honteux de répandre en l'honneur des dieux le sang des méchants? Que ce Jupiter doit vous paraître chrétien ! Il ne dégénère pas de son père, du moins pour la cruauté. Mais puisqu'il importe peu qu'on immole ses enfants pour honorer les dieux, ou par quelque autre motif, je vais à présent parler au peuple. Combien je vois ici de gens altérés de notre sang ! Combien même de vos magistrats les plus intègres pour vous, les plus rigoureux contre nous, je pourrais confondre par des reproches trop fondés d'avoir eux-mêmes ôté la vie à leurs enfants aussitôt après leur naissance! Vous ajoutez encore à la cruauté par le genre le mort. Vous les noyez, vous les faites mourir le faim et de froid, vous les exposez aux chiens : ce serait une mort trop douce de périr par le fer. Pour nous à qui tout homicide est défendu, il nous est également défendu de faire périr le fruit d'une mère dans son sein, avant même que l'homme soit formé. C'est un homicide prématuré d'empêcher la naissance. Et dans le fond n'est-ce pas la même chose d'arracher l'âme du corps, ou de l'empêcher de l'animer ? Vous avez détruit un homme en détruisant ce qui allait le devenir : vous avez étouffé le fruit dans le germe. Pour en venir à ces repas de sang et de chair humaine, qui font frémir, vous pouvez lire dans Hérodote, si je ne me trompe, qu'il y a des peuples qui, après s'être tiré du sang aux bras, se le présentent à boire les uns aux autres, comme pour sceller par là leurs traités. Il s'est passé quelque chose de semblable dans la conjuration de Catilina. On dit qu'il y a des Scythes qui mangent leurs parents après leur mort. Mais pourquoi chercher des exemples si loin ? Ici même, pour être admis aux mystères de Bellone, il faut avoir bu du sang, qu'on tire de la cuisse, et qu'on reçoit dans la main. Et ceux qui sont attaqués d'épilepsie ne les voit-on pas, pour se guérir, sucer avec avidité le sang encore tout bouillant des criminels qui viennent d'expirer dans l'arène ? Ceux qui mangent des animaux tués dans le même lieu, ne se nourrissent-ils pas de la chair de leurs semblables ? Car ce sanglier s'est abreuvé du sang du malheureux qu'il a déchiré; ce cerf n'a expiré qu'après s'être baigné dans le sang d'un gladiateur; et dans le ventre des ours on voit encore palpiter les membres des hommes qu'ils ont dévorés. Vous ne pouvez le nier, vous êtes des anthropophages. En quoi donc diffèrent vos repas des prétendus repas des chrétiens? Et ceux qui s'abandonnent à des plaisirs infâmes et contre nature, sont-ils moins criminels, sont-ils moins homicides ? Rougissez d'imputer aux chrétiens des crimes, dont ils sont si éloignés, qu'ils se sont même interdit dans leurs repas le sang des animaux, et que par cette raison ils s'abstiennent des bêtes étouffées et mortes d'elles-mêmes. C'est pour cela que vous leur présentez des mets pleins de sang. Or je vous le demande, pouvez-vous vous persuader que les mêmes hommes, qui ont horreur du sang des animaux, seront altérés du sang de leurs semblables, hormis peut-être que vous n'ayez trouvé celui-ci plus délicat ? Que ne joignez-vous donc le sang humain au feu et à l'encens pour éprouver les chrétiens? Vous les reconnaîtrez et les enverrez au supplice, s'ils goùtent du sang, comme s'ils refusent de sacrifier. Et certainement vos tribunaux et vos arrêts ne vous laisseront pas manquer de sang. Vous nous accusez aussi d'inceste. Mais qui doit être incestueux comme ceux qui ont reçu des leçons de Jupiter lui-même ? Ctésias écrit que les Perses abusent de leurs propres mères. Les Macédoniens ne sont pas exempts de soupçon; témoin leurs indécentes équivoques, lorsqu'ils entendaient OEdipe déplorant sur le théàtre sa malheureuse destinée. Et parmi vous, jouets éternels d'une passion désordonnée, voyez combien les méprises sont propres à multiplier les incestes. Vous exposez vos enfans, vous les abandonnez à la compassion des étrangers qui passent, ou vous les émancipez pour les faire adopter à de meilleurs pères. Insensiblement le souvenir d'une famille à laquelle on ne tient plus s'efface, et avec l'erreur le crime d'inceste se répand et se perpétue. Comme cette honteuse passion vous tyrannise partout, qu'elle vous suit même au delà des mers, il doit arriver que les fruits déplorables de votre incontinence semés en tous lieux, inconnus à vous-même, s'allient ensemble ou avec leurs auteurs, sans le soupçonner. Pour nous la chasteté la plus religieuse et la plus sévère nous garantit de ces malheurs : en nous donnant de l'horreur de tout écart, de tout excès, elle nous met à l'abri de l'inceste. ll y en a qui éloignent jusqu'à l'ombre du danger, en gardant la continence jusqu'au tombeau, vieillards tout ensemble et encore enfants. Si vous aviez pris garde que c'est chez vous que se trouvent tous ces désordres, vous auriez remarqué aussi que nous en sommes innocents : le même coup d'oeil vous aurait démontré l'un et l'autre. Mais, par un double aveuglement trop ordinaire, vous ne voyez pas ce qui est, vous croyez voir ce qui n'est point. C'est ce que je vous ferai observer pour tout le reste. Venons à ce qui est public. [10] « Vous n'adorez pas nos dieux, nous dites-vous, et vous n'offrez pas de sacrifices pour les empereurs. » Sans doute; nous n'offrons de sacrifices pour personne, puisque nous n'en offrons pas pour nous-mêmes. C'est qu'en un mot nous n'adorons pas vos dieux. Voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme criminels de lèse-majesté divine et humaine. Voilà le point capital de notre cause, ou plutôt la voilà tout entière. Elle mérite bien que vous l'approfondissiez. Nous demandons seulement de n'être point jugés par la prévention ou par l'injustice. L'une s'interdit jusqu'à l'espérance de trouver la vérité, l'autre refuse de la voir. Nous avons cessé d'adorer vos dieux, depuis que nous avons reconnu qu'ils ne sont point dieux. Ainsi vous avez droit d'en exiger de nous la preuve, puisqu'ils mériteraient d'être adorés, s'ils étaient réellement dieux. Et les chrétiens seraient punissables, s'il était certain que ces dieux qu'ils n'adorent pas, dans la persuasion qu'ils ne sont point dieux, l'étaient en effet. «Mais, dites-vous, nous les tenons pour dieux. » Nous appelons de vous à votre conscience. Qu'elle nous juge, qu'elle nous condamne, si elle peut nier que tous vos dieux ont été des hommes. Et si elle pouvait le nier, elle serait confondue par les monuments de l'antiquité, qui vous en ont transmis la connaissance, et qui subsistent encore, par les villes où ils sont nés, par les pays où ils ont vécu, où ils ont laissé des traces de leur existence, où on montre même leurs tombeaux. Je n'ai garde d'aller discuter ce qui regarde ce nombre innombrable de dieux, anciens, nouveaux, barbares, grecs, romains, étrangers, captifs, adoptifs, particuliers, communs, males, femelles, de la ville, de la campagne, marins et guerriers. Il serait superflu même de les nommer. Je n'ai qu'un mot à dire, non pour vous les faire connaître, mais pour vous rappeler ce que vous feignez d'avoir oublié. Vous n'aviez point de dieu avant Saturne. C'est de lui que viennent vos principaux dieux et les plus connus. Ainsi ce qui est certain du premier auteur, il faudra l'avouer de ses descendants. Or ni Diodore de Sicile, ni Cassius Sévérus, ni Thallus, ni Cornélius Népos, ni aucun autre écrivain de l'antiquité ne parlent de Saturne que comme d'un homme. Si nous consultons les monuments, on ne peut entrouver de plus authentiques qu'en Italie, où Saturne, après plusieurs expéditions, et à son retour de l'Attique, fut reçu par Janus. Il donna son nom à la montagne où il s'était retiré, à la ville qu'il fonda (elle le conserve encore à présent), à toute l'Italie enfin qui perdit dès lors te nom d'OEnotrie. ll fut le premier qui donna des lois à cette contrée et qui y fit battre monnaie. C'est pour cela qu'il préside au trésor. Saturne est donc un homme : s'il est homme, il est fils d'un homme, et non pas du ciel et de la terre. Mais comme ses parents étaient inconnus, il était aisé de le faire passer pour le fils du ciel et de la terre, qu'on peut regarder comme les père et mère communs de tous. Qui par respect ne consentirait volontiers à leur donner ce nom ? N'avons-nous pas même coutume de dire de ceux que nous ne connaissons pas, et qui apparaissent tout d'un coup devant nous, qu'ils sont tombés du ciel ? et n'appellet-on pas vulgairement enfants de la terre les hommes, dont on ignore l'origine? Voilà précisément ce qui est arrivé à Saturne. Je pourrais dire que dans ces temps reculés où ros pères étaient si grossiers, l'aspect d'un personnage inconnu les frappait, comme aurait pu le faire quelque divinité ; tandis qu'aujourd'hui même leurs descendants, avec tant de lumières, mettent au nombre des dieux des hommes dont quelques jours auparavant le deuil public attestait la mort. Ce peu de mots sur Saturne suffira. Nous démontrerons par le même argument que Jupiter fut homme, puisqu'il était fils d'un homme, et que les essaims des dieux qui en sortent, furent, comme leurs auteurs, des hommes mortels. [11] Comme vous n'osez le nier, vous avez pris le parti d'assurer qu'ils furent faits dieux après leur mort. Examinons quelles ont pu en être les causes. Il faut d'abord que vous admettiez un Dieu suprême et propriétaire de la divinité, qui ait pu la communiquer à des hommes. Car ceux qui ne l'avaient pas n'ont pu se la donner eux-mêmes; et personne n'a pu la leur donner que celui qui la possédait en propre. En un mot c'est une absurdité de prétendre qu'ils aient été faits dieux, s'il n'existe pas un être qui fasse des dieux. S'ils avaient pu se faire dieux eux-mêmes, sans doute ils ne fussent jamais descendus à la condition d'hommes. Si donc il existe un être qui puisse faire des dieux, je reviens aux raisons qui l'auraient engagé à en faire parmi les hommes. Je n'en vois pas d'autres que les services dont ce grand Dieu aurait eu besoin dans ses fonctions. Mais d'abord il est indigne de Dieu d'avoir besoin de quelqu'un, et surtout d'un mort. Pourquoi ne pas créer plutôt un dieu ? Et d'ailleurs quel service aurait-il pu tirer de ce nouveau dieu ? Car que le monde existe par lui-même, comme le soutient Pythagore, ou qu'il ait été, comme l'enseigne Platon, fait, construit, ordonné et gouverné avec une sagesse admirable, perfection et source universelle de perfections, il n'attendait ni Saturne ni sa race. Il faudrait être bien simple pour douter que la pluie, la lumière, les astres, le tonnerre soient aussi anciens que le monde; que Jupiter ait craint la foudre que vous lui mettez à la main; que la terre ait produit toutes sortes de fruits avant Bacchus, Cérès et Minerve, et même avant le premier homme. Car tout ce que la Providence avait prévu et préparé comme nécessaire à l'homme n'a pu être postérieur à l'homme. On dit bien que les hommes ont découvert différentes choses nécessaires à la vie, mais non pas qu'ils les ont faites. Or ce qu'on découvre existait auparavant, et doit être attribué à celui qui l'a fait, non à celui qui n'a pu que le découvrir. Au reste si Bacchus est regardé comme un dieu, pour avoir montré aux hommes l'usage de la vigne, on a commis une injustice à l'égard de Lucullus en ne lui déférant pas le même honneur, pour avoir transporté le premier des cerisiers du Pont en Italie. Si donc rien ne manquait à l'univers dès le commencement, si toutes les parties de l'univers servaient aux usages pour lesquels elles étaient destinées, qu'était-il besoin de faire des dieux, pour leur assigner des emplois et des fonctions qui étaient remplis sans eux et avant eux ? Vous alléguez une autre cause. Vous prétendez que la divinité a été donnée pour récompenser le mérite. Vous accorderez sans doute que ce Dieu par excellence, qui fait les dieux, est souverainement juste, qu'il ne prodiguera pas une telle récompense, qu'il ne la donnera point au hasard et sans fondement. Voyons donc si vos dieux ont mérité d'être élevés au ciel, ou précipités au fond du Tartare, qui est, selon vous, la prison et le lieu des supplices des enfers. C'est là que sont tourmentés tous les enfants dénaturés, les incestueux, les adultères, les ravisseurs, les corrupteurs d'enfants, les hommes cruels, les meurtriers, les voleurs, les fourbes, tous ceux en un mot qui ressemblent à quelqu'un de vos dieux. Il n'en est pas un seul que vous puissiez justifier, à moins que vous ne niiez qu'ils aient été des hommes. Mais vous ne sauriez le nier; et d'un autre côté vous ne sauriez soutenir non plus que de tels hommes on ait pu faire des dieux. Car si vous êtes établis pour punir ceux qui leur ressemblent, si tous les gens de bien fuient les médians et les infâmes, et que Dieu se soit associé de tels hommes, pourquoi condamnezvous ceux dont vous adorez les collègues? Votre justice accuse le ciel. Faites plutôt l'apothéose des plus grands scélérats. Vous êtes sûrs de flatter vos dieux et de les honorer, en rendant un culte divin à leurs semblables. Mais c'est trop parler de ces infamies. Je suppose que vos dieux ont été des hommes vertueux et irréprochables. Cependant combien avez-vous laissé dans les enfers de personnages supérieurs à eux, un Socrate par sa sagesse, un Aristide par sa justice, un Thémistocle par sa valeur, un Alexandre par sa grandeur d'àme, un Polycrate par son bonheur, un Crésus par ses richesses, un Démosthènes par son éloquence? Nommez-moi un de vos dieux plus sage que Caton, plus juste et plus brave que Scipion, plus grand que Pompée, plus heureux que Sylla, plus riche que Crassus, plus éloquent que Cicéron. C'est de tels hommes que le Dieu suprème, à qui l'avenir ne peut être caché, devait attendre pour les placer au rang des dieux. Il s'est hâté bien mal à propos de faire son choix. Il a fermé le ciel, et il rougit à présent d'entendre au fond des enfers les murmures des âmes qui méritaient assurément la préférence. [12] Je finis sur cet article. En vous montrant clairement ce que sont vos dieux, je vous montrerai, par une suite nécessaire, ce qu'ils ne sont pas. Or, quant à leurs personnes, je ne vois que des noms de morts; je n'entends que des fables, et je me suis convaincu que leur culte n'a d'autre fondement que ces fables. Quant à leurs simulacres, la matière est la même que celle de la vaisselle et des meubles ordinaires. C'est même de ces meubles que vous les faites (telle est la force de la consécration!) après que l'art en a changé la forme, non sans outrager vos dieux d'une manière sanglante. Nous nous consolons en leur voyant souffrir, pour obtenir les honneurs de la divinité, les mêmes tourments auxquels nous sommes tous les jours exposés à cause d'eux. Vous attachez les chrétiens à des croix, à des poteaux : n'y attachez-vous pas vos dieux, lorsque vous en formez l'ébauche ? N'est-ce pas sur un gibet qu'ils reçoivent les premiers traits ? Vous déchirez les côtés des chrétiens avec des ongles de fer : mais les scies, les rabots et les limes tourmentent encore plus violemment tous les membres de vos dieux. On tranche la tête aux chrétiens : vos dieux n'en ont pas si le statuaire ne leur en donne une. Nous sommes exposés aux bêtes; n'y exposez-vous pas Bacchus, Cybèle et Cérès ? On nous jette dans les flammes : combien de fois vos dieux n'éprouvent-ils pas le même supplice? On nous condamne aux mines : c'est de là qu'on tire vos dieux. On nous relègue dans les îles : vos dieux ont coutume d'y naître ou d'y mourir. Si c'est à tout cela que tient la qualité de dieu, vous déifiez donc ceux que vous punissez : les supplices sont des apothéoses. Ce qu'il y a de certain, c'est que vos dieux sont également insensibles aux insultes, aux mauvais traitements et aux honneurs. «O impiété ! ô sacrilége !» vous écriez -vous. Frémissez, déchaînez-vous contre nous tant qu'il vous plaira. C'est vous cependant qui avez applaudi Sénèque, lorsqu'il s'élevait avec encore plus de force contre votre superstition. Nous refusons d'adorer des statues, des images froides et inanimées, et par là même plus ressemblantes. Les milans, les rats, les araignées n'en sont pas la dupe. Notre courage à rejeter un culte évidemment erroné ne mérite-t-il pas plutôt des éloges que des châtiments ? Et pouvons-nous craindre d'offenser ce qui n'est pas, ce qui par conséquent ne peut rien sentir? [13] « Quoi qu'il en soit, insistez-vous, nous les tenons pour dieux. » Mais si vous les tenez pour dieux, comment pouvez-vous vous rendre coupables à leur égard d'impiété, de sacrilége, d'irrévérence? Vous êtes persuadés que ce sont des dieux, et vous les négligez ; vous les craignez, et vous les détruisez; vous les vengez, et vous les outragez. Jugez si j'en impose. Premièrement, comme chacun parmi vous adore les dieux qu'il lui plaît, vous offensez ceux que vous n'adorez point. La préférence en faveur des uns est un affront pour les autres : vous rejetez ceux que vous ne choisissez pas : vous méprisez ceux que vous rejetez, et vous ne craignez pas leur ressentiment. C'est le décret du sénat qui a fixé le sort de chacun de ces dieux. Celui dont l'homme n'a point voulu, que l'homme a réprouvé, ne peut être un dieu. Les dieux domestiques que vous appelez Lares, sont traités en effet parmi vous comme des domestiques. Vous les vendez, vous les engagez, vous les convertissez dans les meubles les plus vils ; à mesure qu'ils vieillissent et qu'ils s'usent par les hommages mêmes qu'ils reçoivent ; à mesure qu'ils éprouvent l'impression d'un dieu plus puissant qu'eux, la nécessité. Pour les dieux publics, vous les insultez avec l'autorité du droit public. Il sont soumis aux impôts, ils sont adjugés à l'enchère, ils sont inscrits sur les registres du questeur, comme tout autre effet public, comme le Capitole, comme les marchés. Des terres chargées d'impôts perdent beaucoup de leur prix. Les hommes soumis à la capitation en sont moins estimés : ce sont des marques de servitude. Il en est tout autrement des dieux. Plus ils paient d'impôts, plus ils sont honorés, ou plutôt, plus ils sont honorés, plus ils paient d'impôts. On trafique de la majesté des dieux. Leurs ministres ne rougissent pas d'aller mendier dans tous les cabarets. On paie le droit d'entrer dans les temples, et la place qu'on y occupe. Il n'est pas possible de les connaître qu'il n'en coûte. Quels honneurs rendez-vous de plus aux dieux qu'aux morts ? N'élevez-vous pas des autels et des temples aux seconds comme aux premiers? Leurs statues ne sont-elles pas de même? En devenant dieux, ne conservent-ils pas aussi leur âge, leur état, leur profession ? Quelle différence y a-t-il entre les festins en l'honneur de Jupiter et ceux des funérailles; entre les officiers qui en sont chargés, entre les vases même dont on se sert pour les libations? C'est avec raison que vous rendez à vos empereurs morts les honneurs divins, que vous leur aviez déférés pendant leur vie. Vos dieux vous sauront gré, et se féliciteront eux-mêmes d'avoir leurs maîtres pour collègues. Mais quand vous placez entre Cérès et Diane une courtisane telle que Laurentia (encore si c'était Laïs ou Phryné); quand vous érigez une statue à Simon le magicien, avec cette inscription : «Au dieu saint ; » quand vous mettez parmi les dieux un infàme favori, quoiqu'à dire vrai vos anciennes divinités ne valent pas mieux ; cependant elles regardent comme une injure que d'autres viennent partager avec elles un droit dont elles étaient en possession depuis tant de siècles. [14] Venons à vos rites religieux. Je ne parle pas de vos sacrifices, où vous n'offrez que des victimes de rebut, à demi mortes, infectes et couvertes d'ulcères. Et s'il s'en trouve de meilleures, vous avez grand soin de ne laisser que les extrémités, que vous n'auriez pu donner qu'à vos esclaves et à vos chiens. De la dîme que vous devez à Hercule, il n'en paraît pas le tiers sur ses autels. Je loue votre sage économie, qui sauve du moins une partie de ce qui sans cela serait absolument perdu. Mais si je jette les yeux sur les ouvrages où vous puisez des leçons de sagesse et de conduite, que je vois de fables ridicules ! Vos dieux, partagés entre les Grecs et les Troyens, combattent les uns contre les autres à la manière des gladiateurs. Vénus est blessée d'une flèche lancée par une main mortelle. Mars languit treize mois dans les fers, où il est menacé de périr. Jupiter doit à un monstre de ne pas subir le même sort, que lui préparait la troupe des dieux. Tantôt il pleure la mort de son fils Sarpédon ; tantôt, brûlant d'un amour incestueux pour sa soeur, il lui nomme toutes ses maîtresses, et lui jure qu'aucune d'elles ne lui a jamais inspiré une passion si vive. Enhardis par l'exemple de leur prince, quels poètes après cela seront arrêtés par la crainte de déshonorer les dieux ? L'un fait garder à Apollon les troupeaux du roi Admète ; l'autre loue Neptune à Laomédon pour bâtir les murs de Troie. Pindare, ce fameux lyrique, chante qu'Esculape fut brûlé de la foudre pour avoir exercé la médecine avec une avarice criminelle. Si c'est la foudre de Jupiter, on ne peut excuser Jupiter d'inhumanité, pour avoir lui-même tué son petit-fils, ni d'envie, pour avoir fait périr un si habile homme. Des hommes religieux ne devaient pas divulguer ces faits s'ils sont vrais, ni les inventer, s'ils sont faux. Les poètes tragiques et comiques ne sont pas plus réservés que les autres ; ils se plaisent à prendre pour sujets de leurs pièces les malheurs ou les égarements de quelqu'un de vos dieux. Je ne parle pas de philosophes : je ne citerai que Socrate, qui, pour se moquer des dieux, avait coutume de jurer par un chêne, par un bouc et par un chien. Aussi a-t-il été condamné comme athée : le sort de la vérité fut toujours d'être haïe et persécutée. Cependant les Athéniens ayant cassé dans la suite ce jugement inique et puni les accusateurs de Socrate, lui ayant dressé à lui-même une statue d'or dans un temple, l'ont suffisamment justifié. Diogène n'a-t-il pas fait certaines railleries sur Hercule ? Et le cynique romain Varron a imaginé trois cents Jupiters sans tètes. [15] Les auteurs de vos farces ne vous divertissent qu'en couvrant d'opprobres les dieux. Croyez-vous rire des comédiens ou des dieux, dans les mimes des Lentulus et des Hostilius ? dans Anubis adultère, la lune homme, Diane battue de verges, le Testament de Jupiter, les trois Hercules affamés? Ne représente-t-on pas au naturel toute la turpitude de vos dieux ? Le soleil pleure son fils précipité du ciel, vous en riez; Cybèle soupire pour un berger dédaigneux, vous n'en rougissez pas, on chante les histoires scandaleuses de Jupiter; Pâris juge Junon, Vénus et Minerve, et vous le souffrez. De plus se sont les derniers, les plus infâmes des hommes qui jouent les rôles de vos dieux, qui représentent un Hercule, une Minerve. N'est-ce pas là insulter, avilir la majesté des dieux ? Et vous pouvez applaudir! Êtes-vous plus religieux dans le cirque, où, parmi l'horreur des supplices, parmi des flots de sang humain, vos dieux viennent danser et fournir aux criminels le sujet des farces qu'ils donnent au public? Souvent même ces malheureux prennent la place et subissent le sort des dieux. Nous avons vu celui qui jouait Atys, ce dieu de Pessinunte, devenir eunuque sur le théâtre, l'Hercule expirer dans les flammes. Nous avons vu, non sans rire beaucoup, dans les jeux barbares du midi, le Mercure sonder les morts avec sa verge brûlante; le frère de Jupiter précipiter dans les enfers, à coups de marteau, les corps des gladiateurs. Si ce que j'ai dit, et ce que d'autres pourront remarquer après moi, outrage et déshonore vos dieux, de pareilles licences décèlent par conséquent un souverain mépris pour leurs personnes, et dans les acteurs et dans les spectateurs qui leur applaudissent. "Mais, dites-vous, ce ne sont là que des jeux." Si j'ajoute donc, ce que tout le monde avouera au moins tout bas, que c'est dans vos temples, que c'est au pied des autels que se traitent les adultères, les plus infâmes commerces ; que c'est pour l'ordinaire chez les prêtres et les ministres des dieux, sous les bandelettes, sous la pourpre et les ornements sacrés, tandis que l'encens fume encore, que la passion s'assouvit; je ne sais si vos dieux n'auront pas plus à se plaindre de vous que des chrétiens. Du moins tous les sacrilèges sont parmi vous : les chrétiens n'entrent pas, même de jour, dans vos temples. Mais peut-être que s'ils adoraient de pareilles divinités, ils les voleraient comme vous. Qu'adorent-ils donc ? Il y a lieu d'abord de présumer qu'ils adorent le vrai Dieu, puisqu'ils rejettent les faux dieux; qu'ils ne donnent plus dans l'erreur, puisqu'ils l'ont abjurée dès qu'ils l'ont reconnue. Je vous expliquerai bientôt les dogmes secrets de notre religion. Mais il faut auparavant effacer les fausses impressions que vous en avez prises. [16] Quelques-uns de vous ont rêvé que notre Dieu était une tête d'âne : Tacite est l'auteur de ce conte. Dans le cinquième livre de son histoire, où il parle de la guerre des Juifs, il remonte à l'origine de cette nation; et après avoir dit sur cet article, sur le nom et la religion des Juifs, tout ce qu'il lui a plu, il raconte que les Juifs, libres du joug de l'Égypte, ou comme il pense, chassés de ce pays, et traversant les vastes déserts de l'Arabie, étaient près de mourir de soif, lorsqu'ils aperçurent des ânes sauvages qui allaient boire, et qui leur montrèrent une source : il ajoute que par reconnaissance ils ont érigé l'âne en divinité. De là on a conclu que les chrétiens, comme enclins aux superstitions judaïques, adoraient la même idole. Cependant ce même historien, si fertile en mensonges, rapporte dans la même histoire, que Pompée, après s'être rendu maître de Jérusalem, entra dans le temple pour connaître ce qu'il y avait de plus secret clans la religion des Juifs, et qu'il n'y trouva point ce simulacre. Assurément si c'eût été un objet d'adoration pour les Juifs, ils l'eussent placé dans le sanctuaire plutôt que partout ailleurs, puisqu'il y eût été à l'abri des regards profanes. Il n'était permis qu'aux prêtres seuls d'y entrer; et le voile qui le séparait du reste du temple en dérobait la vue à tous les autres. Pour vous, vous ne nierez pas que vous n'adoriez les chevaux et les bêtes de charge, avec leur déesse Épone. Voilà peut-être ce que vous trouvez à redire dans les chrétiens, c'est que vivant parmi les adorateurs de toute espèce de bêtes ils se bornent à vénérer l'âne. Quant à ceux qui nous reprochent de rendre un culte à la croix, diffèrent-ils de nous au fond s'ils en rendent un au bois ? Qu'importe ici la forme si la matière est la même, et si cette matière est censée le corps d'un dieu ? Y a-t-il grande différence d'une croix à la Pallas athénienne, à la Cérès du Phare, qui n'est autre chose qu'une pièce de bois grossière et informe? Tout morceau de bois fait partie d'une croix : ainsi nous adorerions le dieu tout entier. Nous avons vu plus haut que vos dieux se forment sur une croix. D'ailleurs, en adorant les victoires, vous adorez les croix qui sont au milieu des trophées. Vos armées révèrent leurs enseignes, jurent par elles, les préfèrent même à tous les dieux. Ces images superbes, ces voiles, ces étoffes précieuses de vos drapeaux et de vos étendards, semblent destinées à décorer et à enrichir les croix. Je loue votre goût, de n'avoir pas voulu les adorer nues et sans ornements. D'autres, avec plus de vraisemblance et de raison, croient que le soleil est notre dieu. Il faudrait alors nous ranger parmi les Perses, quoique nous n'adorions pas comme eux l'image du soleil sur nos boucliers. Le fondement de ce soupçon est apparemment que nous nous tournons vers l'orient pour prier. Mais ne voit-on pas la plupart de vous, tournés vers le même point du monde, affecter d'adorer le ciel et de remuer les lèvres ? Si nous donnons à la joie le jour du soleil, c'est pour une raison toute autre que pour le culte du soleil. Nous célébrons le jour qui suit immédiatement celui de Saturne, que vous passez dans l'oisiveté et les festins, bien différemment des Juifs, dons vous ignorez la loi et les rites. Mais depuis peu on a fait paraître notre Dieu dans cette ville sous une forme nouvelle. Un de ces hommes qui se louent pour combattre contre les bêtes, a exposé un tableau avec cette inscription : « Le Dieu des chrétiens, race d'âne. » Il y était représenté avec des oreilles d'âne, un pied de corne, un livre à la main, et vêtu de la toge. Nous avons ri, et du nom et de la figure. Mais dans le vrai, ce monstre était le dieu qui convenait parfaitement à ceux qui adorent des divinités avec des têtes de lion et de chien, des cornes de chèvres et de bélier, boucs depuis les reins, serpents depuis les cuisses, portant des ailes au dos ou aux pieds. Je n'étais pas obligé d'entrer dans ce détail : je l'ai fait pour ne pas être soupçonné d'avoir voulu rien déguiser. L'exposition de notre foi va mettre le sceau à notre apologie. [17] Ce que nous adorons est un seul Dieu, qui par sa parole, sa sagesse et sa toute puissance, a tiré du néant le monde avec les éléments, les corps et les esprits, pour être l'ornement de sa grandeur. C'est pour cela que les Grecs ont donné au monde un nom qui signifie ornement. Dieu est invisible, quoiqu'il se montre partout; impalpable, quoique sa grâce nous trace son image; incompréhensible, quoique la raison humaine le connaisse. C'est ce qui prouve à la fois son existence et sa grandeur. Car ce qu'on peut voir à la manière ordinaire, ce qu'on peut toucher et comprendre, est moindre que les yeux qui voient, que les mains qui touchent, que la raison qui comprend. Mais ce qui est immense ne peut être parfaitement connu que de soi-mème. Rien ne donne une idée plus magnifique de Dieu que l'impossibilité de le concevoir : son infinie perfection le découvre et le cache tout à la fois aux hommes. Voilà pourquoi ils sont inexcusables de ne pas reconnaître celui qu'ils ne sauraient ignorer. Voulez-vous que nous prouvions l'existence de Dieu par ses ouvrages, par ceux qui nous environnent, qui nous conservent, qui nous réjouissent, qui nous effraient ? par le témoignage même de l'âme, qui, malgré la prison du corps, malgré les préjugés et la mauvaise éducation, malgré la tyrannie des passions, l'esclavage des faux dieux, lorsqu'elle se réveille comme de l'ivresse ou d'un profond sommeil, lorsqu'elle recouvre pour ainsi dire la santé, invoque Dieu sous le seul nom qui lui convienne? "Grand Dieu ! Bon Dieu ! Ce qui plaira à Dieu." Ce langage est à la bouche de tout le monde. Elle le reconnaît aussi pour juge par ces paroles : «Dieu le voit. Je mets ma confiance en Dieu. Dieu me le rendra. » O témoignage de l'âme naturellement chrétienne ! Et en disant cela elle ne regarde pas le Capitole, mais le ciel. Elle sait que c'est là que Dieu a son palais; que c'est de là qu'elle-même tire son origine, puisqu'elle la tire de Dieu. [18] Pour nous donner une connaissance plus parfaite de lui-même et de ses volontés, Dieu nous accorde le secours de l'Écriture, que consultent tous ceux qui le cherchent dans la vue de croire en lui, et de le servir après l'avoir trouvé ; car dès le commencement il a envoyé dans le monde des hommes dignes, par leur justice et leur innocence, de le connaître. Il les a inondés de son esprit, pour annoncer qu'il n'y a qu'un Dieu, qui a tout créé, qui a formé l'homme de terre (c'est là le vrai Prométhée ); qui a réglé pour jamais le cours des saisons; qui a semé la terreur de ses jugements par les feux et par les eaux; qui a donné des préceptes pour lui plaire, que vous ignorez, ou que vous transgressez, mais auxquels sont attachées des récompenses dignes de lui. Car à la fin du monde tous les morts ressusciteront et comparaîtront à son tribunal, pour recevoir le supplice ou la récompense qu'ils auront méritée. Il accordera à ses fidèles adorateurs une félicité éternelle ; il condamnera les profanes à des flammes également éternelles. Nous avons ri comme vous de ces dogmes; nous avons été des vôtres : les hommes ne naissent pas chrétiens: ils le deviennent. Les prédicateurs dont nous avons parlé, sont appelés prophètes parce qu'ils prédisaient l'avenir. Leurs prophéties et les miracles qu'ils ont faits, pour prouver la divinité de leur mission, sont consignés dans des livres sacrés, qui sont maintenant publics. Le plus savant des Ptolémées, surnommé Philadelphe, très curieux en tout genre de littérature, ayant conçu le projet de former une nombreuse bibliothèque, à l'exemple peut-être de Pisistrate, donna tous ses soins pour rassembler les livres les plus anciens et les plus renommés; et par le conseil du célèbre Démétrius de Phalère, son bibliothécaire, il fit demander aux Juifs leurs livres écrits en leur langue, et qui ne pouvaient se trouver que chez eux. Les prophètes, qui étaient tous Juifs, n'avaient prophétisé que pour les Juifs, que Dieu avait adoptés pour son peuple dans la personne de leurs pères. Les Juifs sont originairement Hébreux. C'est pour cela qu'ils parlent hébreu, et que leurs livres sont écrits en cette langue. Pour en donne l'intelligence à Ptolémée, ils lui envoyèrent soixante-dix interprètes. Ménedème, philosophe religieux, a été frappé de l'uniformité de leur version : Aristée vous en a laissé l'histoire en grec. On voit encore aujourd'hui ces livres dans la bibliothèque de Ptolémée, près du temple de Sérapis, avec l'original hébreu. Les Juifs ont la liberté de les lire publiquement moyennant un tribut : on a coutume d'aller entendre cette lecture payée le jour du sabbat. Si on y va pour connaître le vrai Dieu, on le trouvera; on ne pourra même se dispenser de croire en lui. [19] La grande antiquité de ces livres leur donne une autorité supérieure à celle de tous les autres. Chez vous l'antiquité va de pair avec la religion. Or les livres d'un seul de nos prophètes, qui sont comme un trésor où se gardent tous les mystères de la religion juive, et par conséquent de la religion chrétienne; oui, ces livres devancent de plusieurs siècles ce que vous avez de plus antique : vos édifices, vos monuments, vos origines, vos ordres, votre histoire, les sources de votre histoire, la plupart même des nations, les villes les plus fameuses, jusqu'aux caractères de l'écriture, témoins et gardiens de toutes les choses humaines. Je n'en dis pas assez; ils sont antérieurs de plusieurs siècles à vos dieux, à vos temples, à vos oracles, à vos sacrifices. Si vous avez entendu parler de Moïse, il est contemporain d'lnachus, roi d'Argos, antérieur de cent soixante-dix ans à Danaüs, un de vos plus anciens rois, de près de huit cents à la fondation de Rome, d'environ mille au désastre de Priam. Je pourrais aussi, avec plusieurs chronologistes, le faire précéder Homère de plus de cinq cents ans. Tous les autres prophètes sont postérieurs à Moïse ; et cependant les moins anciens devancent encore les plus anciens de vos sages, de vos législateurs, et de vos historiens. La preuve de ce que je viens d'avancer n'est pas difficile, mais elle est immense, elle demande de longs calculs. Il faut ouvrir les archives des peuples les plus anciens, des Égyptiens, des Chaldéens, des Phéniciens; il faut consulter leurs historiens, Manéthon d'Égypte, Bérose de Chaldée, Iromus de Phénicie, roi de Tyr, et ceux qui ont écrit d'après eux, Ptolémée de Mendés, Ménandre d'Éphèse, Démétrius de Phalère, le roi Juba, Appion, Thallus et le Juif Joseph, qui tantôt les suit, tantôt les combat. Il a écrit en grec les antiquités de son pays. Il faudrait aussi conférer les annales des Grecs, s'attacher à fixer les dates de chaque événement, pour former une chaîne des temps exacte et lumineuse; il faudrait feuilleter les histoires du monde entier. Nous avons déjà fait une partie de la preuve, en indiquant les sources d'où on peut la tirer. Nous nous en tenons là aujourd'hui, de peur ou de la tronquer en nous pressant, ou de nous écarter trop, en voulant la mettre dans tout son jour. [20] Nous allons vous dédommager de ce délai. Si nous ne prouvons pas à présent l'antiquité de nos écritures, nous faisons quelque chose de plus, nous allons prouver leur divinité. La preuve ne se fera pas attendre ni chercher; nous l'avons sous les yeux : c'est le monde même et tout ce qui s'y passe. Ce qui arrive, ce que nous voyons tous les jours, a été prédit; il a été prédit que la terre engloutirait des villes; que la mer submergerait des îles; que des guerres intestines et étrangères déchireraient les hommes; que les royaumes se choqueraient les uns les autres; que la famine, la peste, des calamités publiques, désoleraient certains pays; que les bêtes féroces feraient de grands ravages; que les petits seraient élevés, et les grands humiliés; que la justice deviendrait plus rare; que l'injustice se fortifierait ; que l'amour de toutes les vertus s'affaiblirait; que les saisons mêmes et les éléments se dérangeraient; que des monstres et des prodiges troubleraient le cours de la nature. Tandis que nous souffrons toutes ces epreuves, nous les lisons dans nos Écritures. Mais nous ne pouvons les y reconnaître sans avoir en même temps une preuve invincible en faveur des livres où elles sont annoncées. L'accomplissement des prophéties est, ce me semble, un garant de leur divinité. Les prophéties déjà accomplies nous font croire celles qui restent à s'accomplir. Les mêmes bouches les ont prononcées, les mêmes mains les ont écrites, le même esprit les a dictées. Il n'y a qu'un temps pour les prophètes : à leurs yeux tout est présent. Les hommes ordinaires distinguent avec soin tous les temps : l'avenir devient le présent, et le présent est aussitôt le passé. Or, je vous le demande, avons-nous tort de croire pour l'avenir ceux que nous avons trouvés si vrais pour le présent et pour le passé ? [21] Comme nous venons de dire que la secte des chrétiens a pour fondement les livres des Juifs, les plus anciens qui existent, et que cependant, de notre aveu même, elle ne remonte pas au delà du règne même de Tibère, on nous accusera de chercher à répandre des opinions nouvelles et téméraires, à l'ombre d'une religion fameuse et permise dans l'État, tandis que nous n'avons rien de commun avec elle; ni l'ancienneté, ni l'abstinence de certaines viandes, ni les fêtes, ni la circoncision, ni même le nom, ce qui devrait être, selon vous, si nous reconnaissions le même Dieu. Le peuple même sait que le Christ a paru sur la terre comme un homme ordinaire, et que les Juifs l'ont jugé tel. De là il se croit fondé à nous accuser d'adorer un homme. Nous n'avons garde de rougir de Jésus-Christ. Nous nous glorifions au contraire d'être persécutés et condamnés pour son nom; mais nous n'avons pas d'autre Dieu que les Juifs. Pour me faire entendre, il est nécessaire de vous expliquer en peu de mots notre croyance sur la divinité de Jésus-Christ. Les Juifs seuls étaient agréables à Dieu, à cause de la foi et de la justice de leurs pères. De là la grandeur de leur nation. Leur royaume florissait et était heureux à un tel point que Dieu lui-même les instruisait, les avertissait de lui être fidèles et de ne point l'offenser; mais follement enflés des vertus de leurs ancêtres, ils abandonnèrent sa loi pour se plonger dans l'impiété et dans toute sorte de crimes. Quand ils n'en conviendraient pas, leur état actuel le prouverait assez. Dispersés, vagabonds, bannis de leur patrie, ils errent partout, sans avoir ni Dieu ni homme pour roi; sans qu'il leur soit permis de mettre le pied dans leur pays, même comme étrangers. Les saints oracles qui les menaçaient de ces malheurs leur annonçaient aussi que dans les derniers siècles Dieu se choisirait parmi tous les peuples et dans tous les lieux des adorateurs beaucoup plus fidèles, à qui il accorderait des grâces plus abondantes, à cause de la dignité du nouveau législateur. Il était prédit que l'auteur de cette grâce et de cette loi, le maître qui viendrait éclairer, réformer et conduire le genre humain, serait le Fils de Dieu ; mais non pas un fils qui rougit du nom de fils, et des désordres de son père, qui dût le jour à l'inceste d'une soeur, à la faiblesse d'une fille, à l'infidélité d'une épouse étrangère, à un père métamorphosé en serpent, en taureau, en oiseau, en pluie d'or (vous reconnaissez là votre Jupiter ). Le Fils de Dieu n'est pas même né d'un mariage : sa mère ne connaissait aucun homme. Je vais vous expliquer sa nature, pour vous faire entendre le mystère de sa naissance. J'ai déjà dit que Dieu avait créé le monde par sa parole, sa raison et sa puissance. Vos philosophes même conviennent que le monde est l'ouvrage de Dieu, c'est-à-dire de la parole et de la raison. C'est le sentiment de Zénon, qui l'appelle destin, Dieu, l'âme de Jupiter, la nécessité de toutes choses. Selon Cléanthe, ce sont là les attributs de l'esprit répandu dans toutes les parties de l'univers. Nous disons aussi que la propre substance du Verbe, de la raison et de la puissance par laquelle Dieu a tout fait, est un esprit; verbe, quand il ordonne; raison, quand il dispose; puissance, quand il exécute. Nous avons appris que Dieu l'a proféré, et en le proférant l'a engendré ; que pour cette raison on lui donne le nom de Fils de Dieu, et celui de Dieu, à cause de l'unité de substance; car Dieu est L'esprit. Lorsque le soleil darde un rayon, ce rayon est une portion d'un tout : mais le soleil est dans le rayon, puisque c'est son rayon; et il ne se fait pas une séparation, mais seulement une extension de substance. Ainsi le Verbe est esprit d'un esprit, Dieu de Dieu, comme la lumière est une émanation de la lumière. La source de la lumière ne perd rien, ni de sa substance ni de son éclat, en se communiquant et en se répandant. De même, ce qui procède de Dieu est Dieu et Fils de Dieu (et les deux ne sont qu'un), esprit de l'esprit, Dieu de Dieu; autre en propriété non en nombre, en ordre non en nature, sorti de son principe sans le quitter. Ce rayon de Dieu, comme il a toujours été prédit, est descendu dans une vierge, s'est fait chair dans son sein : il naît homme uni à Dieu. La chair animée par l'esprit se nourrit, croît, parle, enseigne, opère, et c'est le Christ. Recevez toujours cette fable semblable aux vôtres, en attendant que je vous montre comment on prouve la divinité du Christ. Ceux qui parmi vous ont inventé des fables pour détruire la vérité que je vous annonce, savaient que le Christ devait venir. Les Juifs le savaient : c'est à eux que les prophètes l'avaient promis. Ils l'attendent encore à présent, et le grand sujet de contestation entre eux et nous, c'est qu'ils soutiennent qu'ils n'est pas encore venu. Deux avénements du Christ sont marqués dans les prophètes, l'un dans la bassesse de la condition humaine, il est passé ; l'autre dans la majesté de la Divinité qui se manifeste, c'est pour la fin des siècles. Les Juifs, ne comprenant pas le premier, espèrent le second qui a été prédit avec plus de clarté, et croient qu'il est l'unique. Leurs crimes les ont empêchés de croire le premier, qu'ils auraient cru s'ils l'eussent compris, et qui les aurait sauvés s'ils l'eussent cru. Ils lisent eux-mêmes dans leurs livres que Dieu, pour les punir, leur a ôté la sagesse et l'intelligence, l'usage des yeux et des oreilles. L'abaissement de Jésus-Christ le faisant paraître aux Juifs comme un pur homme, sa puissance devait le faire regarder comme un magicien. D'un mot chassant les démons des corps des hommes, éclairant les aveugles, guérissant les lépreux, ranimant les paralytiques, ressuscitant les morts, commandant aux élements, apaisant les tempêtes, marchant sur les eaux, il se montrait partout le Verbe éternel de Dieu, un premier-né, toujours rempli de sa sagesse, de sa puissance et de son esprit. Mais les docteurs et les premiers d'entre les Juifs révoltés contre sa doctrine, qui les confondait, furieux de voir le peuple courir en foule sur ses pas, forcèrent Pilate, commandant en Judée pour les Romains, de le leur abandonner pour le crucifier. Lui-même il l'avait prédit. Ce n'est pas assez, les prophètes l'avaient prédit longtemps auparavant. Attaché à la croix il rendit l'esprit en parlant, et prévint le ministère du bourreau. A l'instant le jour disparut en plein midi. Ceux qui ignoraient que ce phénomène avait été prédit pour la mort du Christ, le prirent pour une éclipse. Dans la suite ne pouvant en découvrir la raison, ils l'ont nié, mais vous le trouvez rapporté dans vos archives. Après qu'on eut détaché de la croix le corps du Christ, et qu'on l'eut mis dans le tombeau, les Juifs le firent garder avec soin par une troupe de soldats, dans la crainte que ses disciples ne l'enlevassent, et ne fissent croire à des gens déjà prévenus qu'il était ressuscité le troisième jour, comme il l'avait prédit. Mais le troisième jour la terre trembla tout à coup, la pierre qui fermait le tombeau fut renversée, les gardes furent saisis de frayeur; et sans qu'il eût paru aucun de ses disciples, on ne trouva plus dans le tombeau que les dépouilles d'un tombeau. Cependant les principaux d'entre les Juifs, intéressés à supposer un crime pour éloigner de la foi, pour retenir tributaire et dépendant un peuple prêt à leur échapper, répandirent le bruit que le corps du Christ avait été enlevé par ses disciples. Le Christ ne se montra pas à la multitude, pour laisser les impies dans leur aveuglement, pour que la foi destinée à de magnifiques récompenses coûtât quelque chose à l'homme; mais il demeura pendant quarante jours avec ses disciples dans la Galilée qui fait partie de la Judée, leur enseignant ce qu'ils devaient enseigner eux-mêmes. Ensuite les ayant chargés de prêcher son Évangile par toute la terre, il monta au ciel environné d'une nuée qui le déroba à leurs yeux. Ce prodige est plus sûr que celui des Romulus, dont vous n'avez que des Proculus pour garants. Pilate, chrétien dans le coeur, rendit compte de tout ce que je viens de dire à l'empereur Tibère; et les empereurs eux-mêmes auraient cru au Christ s'ils n'étaient pas nécessaires au monde, ou qu'ils eussent pu être empereurs à la fois et chrétiens. Les apôtres, fidèles à leur mission, se partagèrent l'univers; et après avoir beaucoup souffert des Juifs avec le courage et la confiance que donne la vérité, ils semèrent le sang chrétien à Rome dans la persécution de Néron. Nous vous produirons des témoins irréprochables de la divinité du Christ, ceux mêmes que vous adorez. Vous serez étonnés que nous nous servions, pour vous faire croire les chrétiens, de ceux qui vous empêchent de les croire. En attendant voilà l'histoire et la date exacte de notre secte, de son auteur et de notre nom. Qu'on ne cherche plus à nous décrier comme des imposteurs. Il n'est permis à personne de mentir en parlant de sa religion ; car en disant qu'on adore ce qu'on n'adore pas en effet, on renie le véritable objet de son culte ; on abjure sa religion en transportant à un autre les honneurs divins. Oui, nous le disons publiquement, au milieu des tortures et tandis que le sang jaillit de nos plaies, nous confessons hautement que nous adorons Dieu par le Christ. Croyez-le un homme si vous voulez. C'est par lui et en lui que Dieu veut être connu et adoré. Je répondrai aux Juifs qu'eux-mêmes ils ont appris d'un homme, c'est-à-dire de Moïse, à servir le vrai Dieu. Je répondrai aux Grecs qu'Orphée dans la Thrace, Musée à Athènes, Mélampe à Argos, Throphonius dans la Béotie, initiaient les hommes aux mystères des dieux. Je répondrai à vous-mêmes, ô maîtres de l'univers : Numa, qui n'était qu'un homme, mit les Romains sous le joug des plus gênantes superstitions. Qu'il soit donc permis au Christ de révéler le mystère de sa nature divine; je ne dis pas de chercher, comme Numa, à dompter, à humaniser un peuple grossier et farouche par le spectacle imposant et par le culte d'une foule de divinités ; mais qu'il soit permis de dessiller les yeux et de faire connaître la vérité à des hommes bien civilisés sans doute, mais trompés par leur urbanité même. Examinez donc si le Christ est véritablement Dieu, si sa religion corrige et rend meilleurs ceux qui la professent. Si cela est, il s'ensuit que toute autre religion qui lui est opposée est fausse; particulièrement celle qui, se cachant sous des noms et des images de morts, n'a pour preuve de sa divinité que quelques prétendus prodiges et des oracles. [22] Nous reconnaissons des substances spirituelles, et le nom même que nous leur donnons n'est pas nouveau. Les philosophes savent qu'il y a des démons : Socrate n'attendait-il pas la réponse de son démon, qui s'était attaché à lui dès l'enfance, et qui ne pouvait que le porter au mal ? Les poètes savent qu'il y a des démons ; le peuple même le plus ignorant le sait : il emploie fréquemment dans ses jurements et dans ses imprécations le nom des démons et de leur chef qui est Satan. Platon reconnaît aussi des anges. Si nous écoutons les magiciens, nous apprendrons qu'il y a des démons et des anges. Mais comment, de quelques anges qui se sont volontairement pervertis, est venue la race plus perverse encore des démons réprouvés de Dieu avec leurs auteurs et leur chef? c'est ce qu'il faut voir en détail dans les livres saints. Il suffira de parler de leurs opérations : elles tendent toutes au malheur de l'homme. Dès le commencement du monde leur méchanceté s'est signalée en ce genre avec un succès trop complet. Ils causent au corps des maladies, de funestes accidents, font éprouver tout à coup à l'âme des émotions violentes et désordonnées : la subtilité de leur nature, qui échappe à tous nos sens, est très propre à cela. On ne peut apercevoir des esprits lorsqu'ils agissent, on ne les reconnaît qu'aux maux qu'ils ont faits; soit, par exemple, qu'une secrète altération de l'air fasse tomber les fleurs, étouffe les germes, ou gâte les fruits, soit que devenu infect il exhale des vapeurs pestilentielles. C'est par des ressorts aussi cachés que les anges et les démons remuent les âmes, les corrompent, les jettent dans des accès de fureur et de démence, leur inspirent d'infâmes passions; les aveuglent à un tel point qu'ils se font adorer eux-mêmes, qu'ils vous font offrir à leurs simulacres des sacrifices et des parfums, dont ces esprits impurs se repaissent. Mais ce qu'il y a de plus délicieux pour eux, c'est d'éloigner l'homme du vrai Dieu par leurs prestiges et par leurs oracles que je vais vous dévoiler. Tout esprit a la vitesse d'un oiseau; c'est pourquoi les anges et les démons se transportent partout en un moment. Toute la terre n'est pour eux qu'un seul et même lieu ; il leur est aussi facile de savoir ce qui se passe quelque part que de le publier. Leur vélocité, qui est le propre d'une nature qu'on ne connaît pas, les fait aisément passer pour dieux. Ils veulent paraître les auteurs de ce qu'ils annoncent ; ils le sont quelquefois du mal, jamais du bien ; ils ont même appris les desseins de Dieu, autrefois par les prophètes, à présent par leurs écrits. C'est ainsi qu'en dérobant à la Divinité ses secrets, ils sont parvenus à la contrefaire. Quant à leurs oracles, Crésus et Pyrrhus peuvent nous apprendre combien ils sont habiles à les envelopper de manière qu'ils s'accordent toujours avec l'événement, quel qu'il soit. Si la prêtresse sut à Delphes que Crésus faisait cuire une tortue, c'est que ce dieu était transporté en Lydie dans le moment. Répandus dans l'air, portés sur les nues, voisins des astres, il leur est fort aisé de prédire les changements de temps. Vous avez bien raison de vanter leur bienfaisance à guérir les maladies ; ils commencent par les donner, ils ordonnent ensuite des remèdes inouïs ou contraires à la maladie ; et on croit qu'ils ont guéri le mal, lorsqu'ils ont cessé simplement d'en faire. A quoi bon citer après cela les prodiges et les prestiges de ces esprits trompeurs, ces fantômes sous la figure de Castor et de Pollux, l'eau qu'une vestale porte dans un crible, le vaisseau qu'une autre tire avec sa ceinture, cette barbe qui devient rousse sur-le-champ? Et pourquoi tous ces prodiges? pour faire adorer des pierres au préjudice du vrai Dieu. [23] Or, si les magiciens font paraître des fantômes, s'ils évoquent les âmes des morts, s'ils font rendre des oracles à des enfants, à des chèvres, à des tables, s'ils imitent les prodiges en habiles charlatans, s'ils savent même envoyer des songes par le moyen des anges et des démons qu'ils ont invoqués, et qui leur ont confié leur pouvoir ; à plus forte raison ces puissances séductrices feront-elles pour elles-mêmes ce qu'elles font pour des intérêts étrangers. Mais si vos dieux ne faisaient rien de plus que les anges et les démons, que deviendrait la prééminence, la supériorité qui caractérise essentiellement la nature divine ? Vous persuaderez-vous que les dieux ne soient rien de plus que les anges et les démons ? N'est-il pas vraisemblable que ces mêmes esprits, qui par leurs prodiges vous font croire aux dieux, se font aussi adorer de vous sous leur nom? Ou toute la différence viendrait-elle des lieux, de sorte que ceux que vous reconnaissez pour dieux dans les temples, cessent de l'être partout ailleurs ? Il faudrait dire de même que ceux qui courent sur les tours des temples ne sont pas fous comme ceux qui courent sur les toits de leurs voisins, ceux qui se mutilent comme ceux qui se coupent la gorge. Des extravagances si semblables n'annoncent-elles pas le même principe? Mais jusqu'ici ce ne sont que des paroles : voici la démonstration par le fait, que les dieux et les démons sont absolument les mêmes. Qu'on fasse venir devant vos tribunaux un homme qui soit reconnu pour possédé du démon; qu'un chrétien, quel qu'il soit, n'importe, commande à cet esprit de parler. Il avouera et qu'il est véritablement démon, et qu'ailleurs il se dit faussement Dieu. Qu'on amène également quelqu'un de ceux qu'on croit agités par un dieu, qui en respirant avec force sur les autels aient reçu la divinité avec la vapeur, qui parlent avec effort et comme hors d'haleine : oui, si la vierge Célestis, déesse de la pluie, si Esculape, inventeur de la médicine, qui a rendu à la vie Socordius, Thanatius et Asclépiodote, destinés à la perdre une seconde fois, si n'osant mentir à un chrétien, ils ne confessent pas qu'ils sont des démons, répandez sur le lieu même le sang de ce téméraire chrétien. Qu'y a-t-il de plus manifeste et de plus sûr qu'une pareille preuve ? Voilà la vérité elle-même avec sa simplicité et son énergie. Que pourriez-vous soupçonner? De la magie ou de la fourberie ? Vos yeux et vos oreilles vous confondraient. Non, vous n'avez rien à opposer à l'évidence toute nue, pour ainsi dire, et sans art. Si vos dieux le sont véritablement, pourquoi disent-ils faussement qu'ils sont démons? Est-ce par déférence pour nous ? Leur divinité est donc soumise aux chrétiens. Eh ! quelle divinité qui dépend des hommes, et, ce qui serait encore plus humiliant, de ses adversaires? Si d'un autre côté ils sont anges ou démons, pourquoi répondent-ils qu'ailleurs ils se donnent pour des dieux? De même que ceux qui passent pour dieux, s'ils l'étaient réellement, ne se diraient pas des démons, pour ne point se dégrader eux-mêmes; ainsi ceux que vous savez certainement être des démons ne prendraient pas le nom de dieux s'il y en avait effectivement. Sans doute ils n'oseraient profaner la majesté de leurs maîtres. Tant il est vrai que la divinité que vous adorez n'existe point, puisque, si elle existait, elle ne serait ni usurpée par les démons ni désavouée par les dieux ! Les uns et les autres concourent à vous prouver qu'ils ne sont pas dieux. Reconnaissez donc qu'ils sont tous des démons; cherchez donc ailleurs la Divinité. Les chrétiens après vous avoir convaincus de la fausseté de vos dieux par vos dieux mêmes, vous font découvrir par la même voie quel est le vrai Dieu : s'il est unique; si c'est celui que reconnaissent les chrétiens; s'il faut croire en lui et l'adorer, comme la foi et les rites des chrétiens le prescrivent. Oui, que vos dieux vous disent qui est Jésus-Christ, si son histoire n'est qu'un roman, si lui-même il n'est qu'un homme ordinaire ou un magicien, si ses disciples ont enlevé son corps du tombeau, s'il est encore parmi les morts, s'il n'est pas plutôt dans le ciel, s'il ne doit pas en descendre sur les ruines du monde au milieu des frémissements et des gémissements de tous les mortels, les chrétiens seuls exceptés; s'il ne doit pas en descendre avec la majesté de celui qui est la puissance et l'esprit de Dieu, son Verbe, sa sagesse, sa raison, son fils. Qu'ils rient avec vous de nos mystères, qu'ils nient que le Christ, après la résurrection générale, jugera tous les hommes; qu'avec Platon et les poètes ils placent sur son tribunal Minos et Radamanthe; que du moins ils essaient d'effacer l'ignominie de leur condamnation ; qu'ils osent nier qu'ils sont des esprits immondes, ce qui parait assez par les sacrifices infects dont ils font leurs délices, et par toutes les infamies que se permettent leurs prêtres ; qu'ils nient qu'ils doivent être condamnés au jour du jugement avec leurs adorateurs et leurs ministres. Le pouvoir que nous avons sur les démons nous vient du nom de Jésus-Christ, et des menaces que nous leur faisons de sa part et de celle de Dieu. Craignant le Christ en Dieu et Dieu dans le Christ, ils sont soumis aux serviteurs de Dieu et du Christ. Aussi en notre présence, à notre commandement, effrayés par la pensée et par l'image du feu éternel, vous les voyez sortir des corps pleins de fureur et couverts de honte : vous les croyez lorsqu'ils vous trompent, croyez-les de même lorsqu'ils vous disent la vérité. On ment bien par vanité, mais jamais pour se déshonorer : aussi sommes-nous bien plus portés à croire ceux qui font des aveux contre eux-mêmes que ceux qui nient pour leur propre intérêt. Les témoignages de vos dieux font beaucoup de chrétiens, parce qu'on ne peut les croire sans croire au Christ. Oui, ils enflamment la foi à nos saintes Écritures, ils affermissent le fondement de notre espérance. Vous leur offrez en sacrifice le sang des chrétiens : comment donc pourraient-ils se résoudre à perdre des serviteurs si utiles, si zélés, s'exposer, en les rendant chrétiens, à se voir un jour chassés par eux, s'il leur était permis de mentir, quand un chrétien veut en votre présence tirer la vérité de leur bouche ? [24] Toute cette confession de vos dieux qui avouent qu'ils ne le sont pas, qu'il n'y a pas d'autre dieu que celui des chrétiens, suffit sans doute pour nous justifier de l'accusation d'avoir offensé la religion romaine; car, s'il est certain qu'ils ne sont pas dieux, il l'est, par une suite nécessaire, que ce n'est pas une religion. Mais si ce n'est pas une religion, comment pouvons-nous être coupables envers la religion ? Votre accusation retombe sur vous seuls qui adorez le mensonge, qui non seulement méprisez, mais combattez la vraie religion du vrai Dieu, et qui par conséquent vous rendez coupables du crime trop réel d'irréligion. Et quand il serait sûr que ce sont des dieux, ne convenez-vous pas, selon l'opinion générale, qu'il est un être plus élevé, plus puissant et comme le roi du monde; que le pouvoir suprême ne réside qu'en lui, quoiqu'il partage avec plusieurs les fonctions de la Divinité? Voilà pourquoi Platon nous représente le grand Jupiter dans le ciel à la tête d'une armée de dieux et de démons. Selon vous, il faut adorer avec lui tous ceux qu'il a établis ses lieutenants. Mais quel crime commet-on en ne voulant plaire qu'à lui, en attendant tout de lui, en refusant de communiquer à plusieurs le nom de dieu ainsi que celui d'empereur? C'est un crime capital que d'appelés ou de souffrir qu'on appelle empereur qui que ce soit, hors l'empereur lui-même. Permettez à l'un d'adorer le vrai Dieu, à l'autre Jupiter, à l'un de lever les mains au ciel, à l'autre vers l'autel de la foi, à celui-là de compter, comme vous dites, les nuages, à celui-ci les panneaux d'un lambris; à l'un enfin de s'offrir lui-même à Dieu, à l'autre d'offrir un bouc. Prenez garde que ce ne soit une espèce d'irréligion d'ôter la liberté de religion et l'option de la Divinité, de ne pas me permettre d'adorer le Dieu que je veux adorer, de me contraindre d'adorer celui que je ne veux point adorer. Quel dieu recevra des hommages forcés? un homme n'en voudrait point. Les Égyptiens ont toute liberté de se livrer à l'extravagance de leurs superstitions, de mettre toute sorte de bêtes au rang des dieux, de punir de mort quiconque aurait tué un de ces dieux. Chaque province, chaque ville a ses dieux. La Syrie a Astarté, l'Arabie Disare, la Norique Bélénus, l'Afrique Célestis; la Mauritanie a ses rois. Je crois n'avoir nommé que des provinces romaines, et cependant leurs dieux ne sont pas les dieux des Romains. Ceux des villes municipales d'Italie ne sont pas plus honorés à Rome. Delventinus est adoré à Cassin, Visidianus à Narni, Ancaria à Ascoli, Nursia à Vulsin, Valentia à Ocriculum, Nortia à Sutrin, Curis à Falèse, Curis qui a donné son nom à sa fille Junon. Nous sommes les seuls à qui l'on refuse la liberté de conscience. Nous offensons les Romains, ils ne nous regardent plus comme Romains, parce que notre Dieu n'est pas adoré des Romains. Mais que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, notre Dieu est le Dieu de tous les hommes; et chez vous il est libre d'adorer tout hors le vrai Dieu, comme si le Dieu de qui nous dépendons tous ne devait pas être adoré de tous. [25] Je crois n'avoir rien à ajouter à ma démonstration de la fausseté de vos dieux, et de la vérité du nôtre. L'autorité de vos dieux même est venue mettre le sceau à l'évidence et à la force du raisonnement. Mais puisque je viens de parler des Romains, je ne refuserai pas d'entrer en lice avec ceux qui soutiennent que c'est à cause de leur zèle pour la religion que les Romains se sont élevés à ce haut point de gloire, qu'ils sont les maîtres du monde; et qu'une preuve sensible que leurs dieux sont véritables, c'est que leurs plus religieux adorateurs sont aussi les peuples les plus puissants. Voilà donc la récompense que les dieux ont accordée aux Romains, j'entends Sterculus, Mutunus, Larentina; car pour les dieux étrangers, il n'est pas croyable qu'ils aient préféré les Romains à leurs compatriotes, qu'ils aient abandonné à des peuples ennemis la terre où ils ont reçu le jour, où ils ont passé leur vie, où ils se sont signalés et où reposent leurs cendres. Mais Cybèle chérit peut-être dans Rome le sang troyen, les descendants de ses compatriotes qu'elle défendit autrefois contre les Grecs. Elle a voulu passer chez leurs vengeurs, qu'elle prévoyait devoir metre un jour sous le joug les conquérants de la Phrygie. Aussi a-t-elle donné de notre temps une preuve bien éclatante de sa divinité, lorsque l'empereur Marc-Aurèle ayant été enlevé à la république, près de Syrmium, le 16 des calendes d'avril, le vénérable chef des Galles faisait néanmoins des libations de son propre sang le 9 des calendes du même mois, ordonnait les prières ordinaires pour la santé de cet empereur, alors au rang des morts. O paresseux courrier, ô tardives dépêches qui ont empêché Cybèle d'être plus tôt instruite de la mort de l'empereur! En vérité, les chrétiens riraient bien d'une pareille divinité. Jupiter a-t-il pu voir d'un oeil indifférent son île de Crête ébranlée jusque dans ses fondements par les faisceaux romains? A-t-il ainsi oublié l'antre du mont Ida, et les danses des corybantes, et le parfum de sa nourrice? Son tombeau ne lui est-il pas plus cher que le capitole? et n'est-ce pas à la terre qui couvrait ses cendres qu'il devait accorder l'empire du monde? Et Junon aurait-elle souffert que Carthage, cette cité chérie, qu'elle préférait à Samos même, fût renversée par la race d'Énée; cette cité «où étaient son char et ses armes, et qu'elle ambitionnait, qu'elle s'efforçait de faire régner sur toutes les nations, si les destins l'eussent permis?» Épouse et soeur infortunée de Jupiter, elle ne pouvait rien contre les destins : Jupiter lui-même leur est soumis. Les destins ont donc livré Carthage aux Romains malgré les voeux et les efforts de Junon; et cependant les Romains ne leur ont jamais rendu tant d'honneurs qu'à Larentina, cette infâme prostituée. Il est constant que plusieurs de vos dieux ont régné. Or, si ce sont eux à présent qui distribuent les royaumes, de qui tenaient-ils les leurs? Quelles divinités Jupiter et Saturne adoraient-ils? quelque Sterculus apparemment. Mais Sterculus et ses compatriotes n'eurent des autels à Rome que longtemps après. Quant à ceux de vos dieux qui n'ont pas régné, il est certain que de leur temps il y avait des rois qui ne leur rendaient point de culte puisque ces dieux ne l'étaient pas encore. Il y avait des princes longtemps avant vos dieux ; il faut donc chercher ailleurs les dispensateurs des couronnes. Mais que c'est avec peu de fondement qu'on attribue aux dieux la grandeur de Rome, comme prix des honneurs qu'ils en ont reçus, puisque ces honneurs sont postérieurs à sa grandeur ! Car quoique Numa soit le premier auteur de vos superstitions, néanmoins vous n'aviez de son temps ni statues ni temples; la religion était frugale, les cérémonies pauvres; il n'y avait pas de Capitole rival de l'Olympe, mais des autels de gazon dressés à la hâte, des vases d'argiles, une fumée légère; le dieu ne paraissait nulle part, l'art des Grecs et des Étrusques n'avait pas encore rempli Rome de figures. En un mot les Romains n'étaient pas religieux avant d'être grands ; ils ne sont donc pas grands parce qu'ils ont été religieux : et comment le seraient-ils, si l'irréligion a été la source de leur grandeur? En effet, les royaumes et les empires, si je ne me trompe, s'établissent par les guerres, s'agrandissent par les victoires; mais les guerres et les victoires entraînent nécessairement la ruine des villes. Les villes ne peuvent être ruinées sans que les dieux en souffrent. Les murailles et les temples s'écroulent à la fois, le sang des prêtres coule mêlé avec celui de leurs concitoyens; les mêmes mains enlèvent l'or sacré et l'or profane ; ainsi autant de trophées des Romains, autant de sacrilèges; autant de triomphes sur les peuples, autant de triomphes sur les dieux; autant de dépouilles ravies à l'ennemi, autant de simulacres des dieux captifs. Et ces dieux consentent à recevoir les hommages de leurs ennemis et de leurs vainqueurs! Ils donnent un empire sans bornes à ceux dont ils ont à payer les outrages plutôt que les adorations! Mais on outrage impunément, comme on adore vainement les dieux qui ne sentent rien. Eh! comment pourrait-on faire honneur à la religion de la grandeur des Romains, qui l'ont offensée à mesure qu'ils se sont agrandis, ou même qui ne se sont agrandis qu'en l'offensant! D'ailleurs, tous ces peuples vaincus, dont les royaumes ont été réduits en provinces de l'empire romain, n'avaient-ils pas aussi leurs religions ? [26] Voyez donc si le dispensateur des couronnes ne serait pas cet Être souverain de qui dépendent également et la terre et ceux qui règnent sur la terre ; si celui qui était avant les temps, qui a fait les temps et les siècles, n'a pas réglé la durée des vicissitudes des empires; si les cités ne s'élèvent et ne s'abaissent point au gré de celui qui dominait le genre humain, lorsqu'il n'y avait pas encore de cités. Pourquoi chercher à vous tromper vous-mêmes ? Rome sauvage est plus ancienne que quelques-uns de vos dieux : elle régnait avant d'avoir donné cette enceinte immense au Capitole. Les Babyloniens régnaient avant vos pontifes, les Mèdes avant vos quindécemvirs, les Égyptiens avant vos Saliens, les Assyriens avant vos Luperques, les Amazones avant vos Vestales. Et si c'étaient véritablement vos dieux qui disposassent des royaumes, les contempteurs de tous les dieux, les Juifs, n'eussent jamais régné. Vous avez offert des victimes à leur Dieu, des présents à son temple ; vous avez honoré de votre alliance la nation, que vous n'auriez jamais subjugée, si elle n'eût commis un dernier attentat contre le Christ. [27] Nous nous sommes suffisamment justifiés d'avoir offensé vos dieux, en prouvant qu'ils ne sont rien moins que dieux. Aussi, quand on nous presse d'aller leur sacrifier, nous nous en défendons toujours par les lumières de notre conscience, qui nous apprend à qui se rapportent les hommages qu'on rend à ces simulacres et à ces hommes déifiés. Mais il y en a parmi vous qui nous traitent d'insensés, de perdre la vie par entêtement, au lieu de la sauver en sacrifiant, sans changer pour cela d'opinion. Vous nous donnez là un bon conseil pour vous tromper : nous reconnaissons sans peine quel est celui qui vous l'a suggéré; et comment il essaie de tous les moyens possibles, tantôt de l'artifice, tantôt de la cruauté, pour triompher de notre constance. C'est cet esprit ange et démon, qui, devenu notre ennemi par sa réprobation, et envieux des grâces divines, s'insinue dans vos âmes, d'où il nous fait la guerre et vous inspire, sans que vous le soupçonniez, ces jugements iniques et barbares dont je me suis plaint au commencement de cette apologie. Car quoique les démons nous soient soumis, cependant, comme de méchants esclaves, ils mêlent souvent l'insolence à la crainte; ils sont ravis de nuire à ceux qu'ils craignent; la haine est la fille de la crainte. Condamnés sans espérance, leur unique consolation est de jouir du fruit de leur méchanceté, tandis que leur supplice est encore suspendu; mais ce n'est que de loin qu'ils osent nous attaquer. A notre approche, vaincus et suppliants, ils rentrent aussitôt dans leur condition. Ainsi, lorsque semblables à des esclaves échappés des fers, des prisons ou des mines, ils s'élancent contre leurs maîtres avec d'autant plus de fureur qu'ils sentent l'inégalité de leurs forces, obligés à combattre ces vils ennemis, nous leur résistons avec une constance égale à leur acharnement, et nous n'en triomphons jamais plus glorieusement que quand nous mourons pour la foi. [28] Mais forcer des hommes libres à sacrifier, c'est une injustice trop criante, c'est une violence inouïe. Eh ! quoi de plus déraisonnable que de vouloir contraindre un autre homme à rendre à la Divinité des hommages que de lui-même il est assez intéressé à lui rendre? N'aurait-il pas droit de répondre: «Je ne veux pas, moi, me rendre Jupiter propice; de quoi vous mêlez-vous? Que Janus se fâche; qu'il me tourne quel visage il voudra, que vous importe. C'est pour cela que ces esprits pervers vous ont suggéré de nous faire sacrifier pour les jours des empereurs. Vous vous croyez obligés de nous y contraindre, et nous le sommes de courir risque de la vie.» Nous voilà donc arrivés au crime de lèse-majesté humaine; mais cette majesté est pour vous plus auguste que la divine. 'Vous craignez, vous respectez plus l'empereur que Jupiter dans l'Olympe : vous avez raison sans doute, si vous ne l'ignorez pas, puisque le dernier des vivants est préférable à quelque mort que ce soit; mais ce n'est point là le motif qui vous fait agir. Vous avez plus d'égard pour la puissance des empereurs, parce que vous l'avez sous les yeux, et vous êtes véritablement coupables envers la Divinité de lui préférer une majesté humaine. Aussi vous parjureriez-vous plutôt en jurant par tous vos dieux que par le génie seul de César. [29] II faut d'abord s'assurer que ceux à qui vous sacrifiez peuvent rendre la santé aux empereurs ou à quelque autre homme. Si cela est, traitez-nous en criminels; mais si ces esprits médians, anges ou démons, sont capables de faire quelque bien; si condamnés, si perdus eux-mêmes sans ressource, ils justifient et ils sauvent les autres; si des morts (vous savez ce qui en est) garantissent les vivants, qu'ils commencent donc par garantir leurs statues et leurs temples, qui ne sauraient se passer des gardes que leur donne l'empereur. Et ces statues, ces temples, la matière n'en est-elle pas tirée des mines et des carrières de l'empereur? Les temples ne dépendent-ils pas absolument de lui? Plusieurs dieux ont éprouvé sa colère; d'autres se sont ressentis de sa magnificence et de sa faveur. Or ceux qui sont au pouvoir de l'empereur, qui tiennent tout de lui, comment seront-ils les arbitres de sa destinée ? Comment leur devra-t-il sa conservation, tandis qu'eux-mêmes ils lui sont redevables de la leur? Voilà donc pourquoi nous sommes criminels de lèse-majesté; parce que nous n'abaissons pas les empereurs au-dessous de ce qui leur est soumis; parce que nous ne nous jouons pas du salut des empereurs, en les plaçant dans des mains de plomb. Pour vous, vous êtes religieux envers les empereurs, parce que vous cherchez leur salut où il n'est point, que vous le demandez à ceux qui ne sauraient l'accorder; tandis que vous ne pensez point à celui de qui il dépend uniquement, et que vous faites une cruelle guerre aux chrétiens, qui seuls savent comment il faut le demander et par conséquent peuvent seuls l'obtenir. [30] Car nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu éternel, le vrai Dieu, le Dieu vivant, que les empereurs souhaitent se rendre favorable, plutôt que tous les dieux ensemble. Peuvent-ils ignorer que c'est de lui qu'ils ont reçu et l'empire et la vie; qu'il n'y a pas d'autre Dieu que lui; qu'ils sont en sa puissance; qu'ils sont immédiatement après lui, avant tous les dieux? Ils sont au-dessus de tous les hommes vivants, à plus forte raison donc au-dessus de ces dieux morts. Ils connaissent les bornes de leur pouvoir : ils sentent qu'ils ne peuvent rien contre celui par qui ils peuvent tout. Que l'empereur déclare la guerre au ciel; qu'il le traîne captif attaché à son char de triomphe; qu'il mette des sentinelles dans le ciel ; qu'il rende le ciel tributaire : extravagantes chimêres! Il n'est grand qu'autant qu'il reconnaît son maître dans le Dieu du ciel. L'auteur du ciel et de toutes les créatures est aussi le sien; c'est par lui qu'il est empereur, et qu'avant d'être empereur il est homme; il tient sa couronne du Dieu dont il tient la vie. Les yeux levés au ciel, les mains étendues, parce qu'elles sont pures; la tête nue, parce que nous n'avons à rougir de rien; sans ministre qui nous enseigne des formules de prières, parce que c'est le coeur qui prie, nous demandons pour les empereurs une longue vie, un règne tranquille, la sûreté dans leurs palais, la valeur dans les troupes, la fidélité dans le sénat, la vertu dans le peuple, la paix dans tout le monde; enfin tout ce qu'un homme, tout ce qu'un empereur peut désirer. Je ne puis demander tout cela qu'à celui de qui je suis assuré de l'obtenir ; il est le seul qui puisse l'accorder, et je suis le seul qui puisse l'obtenir, comme son serviteur et son adorateur, prêt à être immolé pour sa loi. Je lui offre la plus précieuse victime qu'il m'a demandée lui-même, la prière, qui vient d'un corps chaste, d'une âme innocente, et du SaintEsprit. Je ne lui offrirai pas quelques grains d'un vil encens, ou d'autres parfums d'Arabie, des gouttes de vin, du sang d'un boeuf languissant qui désire la mort, beaucoup moins encore une conscience infecte. Je suis toujours étonné de voir les prêtres les plus corrompus faire le choix des victimes, et qu'on examine plutôt les entrailles des animaux que les coeurs des sacrificateurs. Tandis que nous prions de la sorte, déchirez-nous, si vous voulez avec des ongles de fer; attachez-nous à des croix, jetez-nous dans les flammes, tirez le glaive contre nous, exposez-nous aux bêtes : le chrétien qui prie est disposé à tout souffrir. Pour vous, magistrats zélés, hâtez-vous d'arracher la vie à des hommes qui l'emploient à prier pour l'empereur. La vérité, la fidélité à Dieu, voilà donc nos crimes. [31] Mais nous sommes des flatteurs dont le but est d'échapper au supplice à la faveur de l'imposture. En vérité, cet artifice nous réussit à merveille. Sans doute vous croyez, et vous nous laissez prouver tout ce que nous voulons. Si cependant vous êtes persuadés que nous ne prenons aucun intérêt à la vie des empereurs, ouvrez nos livres, qui sont la parole de Dieu même : nous ne les cachons à personne, et différentes circonstances les ont fait passer dans les mains des étrangers ; vous verrez qu'il nous est ordonné de prier, par un excès de charité, pour nos ennemis, de souhaiter du bien à nos persécuteurs. Or qui sont les plus grands ennemis, les plus ardens persécuteurs des chrétiens, sinon ceux dont ils sont accusés d'offenser la majesté ? De plus nous lisons en termes exprès dans les saintes Écritures : «Priez pour les rois et pour toutes les puissances, afin que vous jouissiez d'une paix parfaite. » En effet l'empire ne peut être ébranlé que tous ses membres ne le soient: et nous-mêmes, quoique regardés comme étrangers, nous nous trouvons nécessairement enveloppés dans ses malheurs. [32] D'ailleurs nous sommes obligés, par une raison particulière, de prier pour les empereurs et pour l'empire romain: c'est que nous savons que la fin du monde, avec les calamités affreuses dont elle menace tout le monde, est suspendue par le cours de l'empire romain. En demandant à Dieu que cette horrible catastrophe soit retardée, nous demandons par conséquent que la durée de l'empire romain soit prolongée. Si nous ne jurons point par le génie des empereurs, nous jurons par leur vie, plus auguste que tous les génies, qui ne sont que des démons. Nous respectons dans les empereurs les jugements de Dieu, qui les a établis pour gouverner les peuples. Nous savons qu'ils n'ont de pouvoir que celui que Dieu leur a donné. Nous demandons la conservation de ce que Dieu lui-même a voulu ; et c'est là pour nous un grand serment. Quant aux génies, nous les conjurons, pour les chasser du corps des hommes : nous n'avons garde de jurer par eux, pour leur déférer un honneur qui n'appartient qu'a Dieu. [33] Mais pourquoi parler davantage de nos sentiments religieux pour l'empereur? Pouvons-nous ne pas les avoir pour celui que notre Dieu a placé sur le trône, et qu'a ce titre nous sommes fondés à regarder spécialement comme notre empereur? Je puis aussi plus qu'un autre contribuer à sa conservation, non seulement parce que je la demande à celui qui peut l'accorder, et que je suis ce qu'il faut être pour l'obtenir; mais encore parce qu'en abaissant sa majesté au-dessous de Dieu, et de Dieu seul, je dispose Dieu par là à lui être favorable. Je n'égalerai point l'empereur à Dieu, je ne l'appellerai point dieu, et parce que je ne sais pas mentir, et parce que je le respecte trop pour me moquer de lui, et parce que lui-même ne voudra point s'entendre appeler dieu, puisqu'il est homme, et que le devoir ainsi que l'intérêt de l'homme est de se reconnaître inférieur à Dieu. C'est bien assez pour lui d'avoir le titre d'empereur, titre auguste qu'il tient de Dieu. Qui l'appelle dieu, nie qu'il soit empereur : il ne peut être empereur sans être un homme. Lors même qu'il est porté sur ce pompeux char de triomphe, on a soin de l'avertir qu'il est homme ; quelqu'un est placé derrière lui pour lui dire : «Regarde derrière toi, et souviens-toi que tu es homme. » Rien de si flatteur, de si propre à lui donner la plus haute idée de sa gloire, que cette précaution qu'on juge nécessaire, de le faire ressouvenir de ce qu'il est. Il serait moins grand si on l'appelait dieu, parce qu'il sentirait que c'est une fausseté. Il est bien plus grand quand on l'avertit de ne pas se croire un dieu. [34] Le fondateur de votre empire, Auguste, ne souffrait pas qu'on le nommât seigneur. Ce nom en effet appartient à la Divinité. Je consens cependant à donner à l'empereur le nom de seigneur, pourvu que ce ne soit pas dans le même sens que je le donne à Dieu. Je ne suis point l'esclave de l'empereur; je n'ai proprement qu'un Seigneur, le Dieu tout-puissant et éternel, qui est également le Seigneur de l'empereur. D'ailleurs comment le père de la patrie en serait-il encore le seigneur ? Un nom qui respire la douceur et l'amour n'est-il pas préférable à celui qui n'annonce que la puissance ? Aussi les chefs de famille en sont-ils appelés les pères plutôt que les seigneurs. Le nom de dieu convient encore bien moins à l'empereur. Ce n'est qu'à la plus honteuse et à la plus funeste flatterie qu'il appartient de le lui donner. Tandis que vous avez un empereur, irez-vous saluer empereur quelqu'un de ses sujets ? Par ce sanglant outrage vous attireriez infailliblement la vengeance de l'empereur sur votre tète, peut-être même sur celui que vous auriez nommé empereur. Rendez à Dieu le culte qui lui est dû, si vous voulez ménager à l'empereur sa protection ; cessez de reconnaître un autre dieu ; cessez d'appeler dieu celui qui ne peut se passer du secours de Dieu. Si cette basse et sacrilége adulation ne rougit pas de son imposture, qu'elle en redoute les suites : vous-même ne maudissez-vous pas quiconque appelle l'empereur dieu avant son apothéose ? [35] Les chrétiens sont donc les ennemis de l'État, parce qu'ils rendent à l'empereur des honneurs qui ne sont ni vains, ni faux, ni sacriléges ; parce que faisant profession de la véritable religion, ils célèbrent les jours de fête de l'empereur par les sentiments de leurs coeurs, et non par la débauche? Grande preuve de zèle en effet, d'allumer des feux et de tendre des lits dans les rues, d'y faire des grands festins, de changer Rome en taverne, de répandre le vin partout, de courir en troupes pour insulter et commettre toute sorte de désordres! La joie publique ne s'annonce-t-elle donc que par la honte publique? Ce qui serait indécent un autre jour, devient-il décent dans les jours consacrés au prince ? Ceux qui observent les lois par respect pour le prince, les violeront-ils à cause de lui ? La licence et le déréglement s'appelleront-ils piété ? Une occasion de dissolution passerat-elle pour une fête religieuse ? Nous sommes bien coupables sans doute : nous acquittons les voeux pour les empereurs sans cesser d'être sobres, chastes et modestes. Dans ces jours de joie nous ne couvrons pas nos portes de lauriers ; nous n'allumons pas des lampes en plein midi : rien cependant n'est plus honnête alors que de donner à sa maison l'air d'un lieu de prostitution. Il est à propos maintenant de mettre dans tout son jour la sincérité de vos démonstrations pour la seconde majesté, qu'on nous accuse d'offenser par un second sacrilége, lorsque nous refusons de célébrer avec vous les fêtes des empereurs d'une manière également opposée à la bienséance, à la modestie et à la pudeur. Il faut voir si ceux qui nous refusent le nom de romains, qui nous traitent d'ennemis des empereurs, ne sont pas plus criminels que nous. J'interroge donc les Romains; je demande à cette immense multitude, qui remplit vos sept collines, si jamais dans son langage romain elle épargne les empereurs : le Tibre et les écoles des gladiateurs peuvent en rendre témoignage. Si la nature n'eût couvert les coeurs que d'une manière transparente, on y verrait l'objet de leurs voeux secrets, les images de nouveaux princes qui se succéderaient sans cesse pour faire des largesses et des distributions au peuple. Oui, voilà les voeux secrets de ces Romains, dans le temps même qu'on les entend crier : « O Jupiter ! retranche de nos années pour les donner à l'empereur!» Un chrétien ne sait point tenir ce langage; il ne sait point non plus souhaiter un nouvel empereur. Le peuple, dites-vous, est toujours peuple : fort bien; mais cependant ce sont là des Romains, et nos plus grands ennemis. Les autres ordres de l'État, selon le rang qu'ils y tiennent, sont sans doute d'une fidélité à l'épreuve ; jamais il ne s'est trouvé de factieux dans le sénat, dans l'ordre équestre, dans les camps, dans le palais. D'où sont donc sortis les Cassius, les Nigers, les Albinus; ceux qui assassinent leur prince entre deux bosquets de laurier; ceux qui s'exercent dans les gymnases, pour les étrangler habilement; ceux qui forcent le palais à main armée, plus audacieux que les Sigerius et les Parthenius ? Si je ne me trompe, tous ces gens-là étaient Romains, c'est-à-dire n'étaient pas chrétiens. Tous, jusqu'au moment où leur rébellion a éclaté, sacrifiaient pour le salut de l'empereur, juraient par son génie, et surtout ne manquaient pas de donner aux chrétiens le nom d'ennemis publics. Les complices ou les partisans des dernières factions qu'on découvre tous les jours, restes échappés d'un parti, dont les parricides chefs viennent d'être moissonnés, n'ornaient-ils pas leurs portes des branches de laurier les plus fraîches et les plus touffues ? N'avaient-ils pas dans leurs vestibules les plus brillantes illuminations ? Ne remplissaient-ils pas la place de lits superbes ; non à la vérité dans l'intention de prendre part à la joie publique, mais pour former leurs voeux particuliers dans une fête tout à fait étrangère, pour faire en quelque sorte dans le secret l'inauguration de celui à qui ils destinaient le trône ? Ceux qui consultent les astrologues, les aruspices, les augures, les magiciens, sur la vie des empereurs, n'ont pas moins d'empressement à s'acquitter de ces devoirs religieux. Pour les chrétiens, jamais ils n'ont recours à des sciences inventées par les anges rebelles et maudits de Dieu. Et d'où peut venir cette curiosité de s'informer des jours des empereurs, si on ne trame rien contre eux ; si du moins on ne souhaite et on n'attend pas leur mort ? car on ne tire pas l'horoscope de ses maîtres par le même motif qu'on tire celui des personnes qu'on aime : la curiosité du sang et de l'amitié est bien différente de celle de l'esclavage. [36] S'il est donc certain que ceux que vous appeliez Romains, et qui passaient pour tels, sont convaincus d'être les ennemis de l'empire, ne pourrait-il pas se faire aussi que ceux qui passent pour ennemis, et à qui vous refusez le nom de Romains, fussent effectivement romains, et rien moins qu'ennemis? Non, la fidélité et le dévouement dus aux empereurs ne consistent pas dans de vaines démonstrations, sous le masque desquelles la trahison sait si bien se cacher. Ils consistent dans les sentiments que nous sommes obligés d'avoir pour tous les hommes, comme pour les empereurs; car ce n'est pas aux empereurs seuls que nous devons vouloir du bien. Nous faisons le bien sans acception de personnes, parce que c'est pour nous-mêmes que nous le faisons, sans attendre ni louange ni récompense d'aucun homme. Notre rémunérateur est Dieu seul, qui nous fait une loi de cet amour universel pour tous indistinctement. Nous sommes les mêmes pour les empereurs que pour tous ceux avec qui nous avons quelque rapport. Il nous est également défendu de vouloir du mal à qui que ce soit, d'en faire, d'en dire, d'en penser même. Ce qui ne nous est pas permis contre l'empereur ne l'est contre personne : ce qui ne l'est contre personne l'est peut-être encore moins contre celui que Dieu a fait si grand. [37] Si, comme nous l'avons dit, il nous est ordonné d'aimer nos ennemis, qui pourrions-nous haïr ? S'il nous est défendu de nous venger de ceux qui nous offensent, pour ne pas nous rendre aussi coupables qu'eux, qui nous sera-t-il permis d'offenser? Vous-mêmes, je vous en fais juges, combien de fois exercez-vous des cruautés contre les chrétiens, ou de votre propre mouvement, ou pour obéir aux lois ! Combien de fois le peuple, sans attendre vos ordres, ne nous accable-t-il pas de pierres, et ne met-il pas le feu à nos maisons ? Dans la fureur des bacchanales on n'épargne pas même les morts : oui, l'asile de la mort est violé. Du fond des tombeaux où ils reposent, on arrache les cadavres des chrétiens, quoique méconnaissables, quoique déjà corrompus, pour leur insulter et les mettre en pièces. Cependant avez-vous remarqué que nous ayons jamais cherché à nous venger de cet acharnement qui nous poursuit au delà du tombeau? Une seule nuit avec quelques flambeaux, c'en serait assez s'il nous était permis de rendre le mal pour le mal : mais à Dieu ne plaise qu'une religion divine ait recours à des moyens humains pour se venger, ou qu'elle se laisse abattre par les épreuves ! Si au lieu de nous venger sourdement, nous voulions agir en ennemis déclarés, nous ne manquerions ni de forces ni de troupes. Les Maures, les Marcomans, les Parthes même, quelque nation que ce soit, renfermée après tout dans ses limites, est-elle plus nombreuse qu'une nation qui n'en a d'autres que l'univers ? Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos châteaux, vos bourgades, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples. Ne serions-nous pas bien propres à la guerre, même à forces inégales, nous qui nous laissons tuer si volontiers, si ce n'était une de nos maximes : qu'il vaut mieux souffrir la mort que de la donner ? Sans même prendre les armes, sans nous révolter, nous pourrions vous combattre simplement en nous séparant de vous; car si cette multitude d'hommes vout eût quittés pour se retirer dans quelque contrée éloignée, la perte de tant de citoyens de tout état aurait décrié votre gouvernement, et vous eût assez punis : vous auriez été effrayés de votre solitude, du silence, de l'étonnement du monde, qui aurait paru comme mort; vous auriez cherché à qui commander; il vous serait resté plus d'ennemis que de citoyens. A présent, la multitude des chrétiens fait que vos ennemis paraissent en petit nombre. Et qui vous délivrerait de ces ennemis cachés, aussi funestes à vos âmes qu'à vos corps, je veux dire des démons que nous chassons sans intérêt et sans récompense? Il suffirait, pour notre vengeance, de vous laisser à la merci de ces esprits immondes. Et vous, sans nous tenir compte d'un service de cette importance, sans réfléchir que loin de vous être nuisibles, nous vous sommes nécessaires, vous nous traitez en ennemis : nous sommes à la vérité ennemis déclarés, mais ennemis de l'erreur, et nullement du genre humain. [38] Il fallait donc traiter avec douceur, et mettre du moins au rang des factions permises, une religion à qui on ne peut rien reprocher de ce qu'on craint des factions justement proscrites. On les a proscrites, si je ne me trompe, pour la tranquillité publique, pour empêcher que la ville ne fût déchirée par des partis opposés : ce qui aurait troublé les assemblées du peuple et du sénat, les harangues et les spectacles, surtout dans un temps où l'on vend jusqu'aux violences qu'on commet. Pour nous qui ne brûlons point de la passion de la gloire et des honneurs, nous n'avons nul intérêt de former des cabales. Nous ne nous mêlons jamais des affaires publiques : le monde, voilà notre république. Nous renonçons sans peine à vos spectacles : pleins de mépris pour tout ce qui s'y passe, nous avons en horreur la superstition qui en est la mère. Nous n'avons rien de commun avec les extravagances du cirque, avec les obscénités du théâtre, avec la barbarie de l'arène, avec la frivolité des gymnases. N'a-t-il pas été permis aux épicuriens de se faire de la volupté l'idée qu'il leur a plu? Vous offensons-nous en adoptant d'autres plaisirs que les vôtres? Et si nous voulions nous sevrer de toute sorte d'amusements, ce ne serait pas à vous, ce ne serait qu'à nous-mêmes que nous ferions tort. Nous condamnons vos plaisirs, j'en conviens, comme vous-mêmes vous ne pouvez goûter les nôtres. [39] Je vais montrer maintenant à quoi s'occupe la faction des chrétiens ; après l'avoir défendue contre les calomnies, il faut la faire connaître. Unis ensemble par les noeuds d'une même foi, d'une même morale, nous ne faisons qu'un corps. Nous nous assemblons pour prier Dieu ; nous formons une sainte conjuration, pour lui faire une violence qui lui est agréable ; nous prions pour les empereurs, pour leurs ministres, pour toutes les puissances, pour l'état présent de ce monde, pour la paix, pour le retardement de la fin de l'univers. Nous nous assemblons pour lire les Écritures, où nous puisons, selon les circonstances, les lumières et les avertissements dont nous avons besoin. Cette sainte parole nourrit notre foi, relève notre espérance, affermit notre confiance, resserre de plus en plus la discipline, en en inculquant le précepte. C'est là que se font les exhortations et les corrections, que se prononcent les censures au nom de Dieu. Certains que nous sommes toujours en sa présence, nous jugeons avec grand poids, et c'est un terrible préjugé pour le jugement futur, quand quelqu'un a mérité d'être retranché de la communion des prières, de nos assemblées, et de tout ce saint commerce. Des vieillards président; ils parviennent à cet honneur, non par argent, mais par le té moignage d'un mérite éprouvé. L'argent n'influe en rien dans les choses de Dieu; et si l'on trouve chez nous une espèce de trésor, nous n'avons pas à rougir d'avoir vendu la religion. Chacun fournit tous les mois une somme modique, ou lorsqu'il le veut, s'il le veut et s'il le peut; on n'y oblige personne : rien de plus libre que cette contribution; c'est un dépôt de piété qu'on ne dissipe point en repas et en débauches ; il n'est employé qu'à nourrir et à enterrer les pauvres, les orphelins sans bien, les domestiques cassés de vieillesse, les malheureux qui ont fait naufrage. S'il y a des chrétiens condamnés aux mines, détenus dans les prisons, ou relégués dans les îles, uniquement pour la cause de Dieu, ils y sont entretenus par la religion qu'ils ont professée. Il se trouve néanmoins des gens qui nous font un crime de cette charité. «Voyez, disent-ils, comme ils s'aiment ;» car pour nos censeurs, ils se haïssent tous. «Voyez comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres; » pour eux, ils sont plutôt prêts à s'entr'égorger. Quant au nom de frères que nous nous donnons, ils ne le décrient que parce que chez eux tous les noms de parenté ne sont que des expressions trompeuses d'attachement. Nous sommes aussi vos frères par le droit de la nature, la mère commune de tous les hommes. Il est vrai que vous êtes de mauvais frères; à peine êtes-vous des hommes. De véritables frères sont ceux qui reconnaissent pour père le même Dieu, qui ont reçu le même esprit de sainteté, qui sortis du sein commun de l'ignorance, ont vu avec transport luire le jour de la même vérité. Mais peut-être qu'on ne nous croit pas frères, ou parce que notre nom ne se trouve jamais dans vos tragédies, ou parce que nous vivons en commun et en frères, des mêmes biens qui chez vous divisent tous les jours les frères. Ne faisant tous qu'un coeur et qu'une âme, pourrions-nous avoir de la répugnance à communiquer nos biens? Tout est commun entre nous, hormis nos femmes : nous sommes divisés sur ce seul point qui réunit les autres hommes. Ils font entre eux comme un échange des droits que leur donne le mariage, à l'exemple sans doute de leurs sages, d'un Socrate parmi les Grecs, d'un Caton parmi les Romains, qui abandonnèrent à leurs amis des femmes qu'ils avaient épousées, pour en avoir des enfants dont ils ne seraient point les pères. Fut-ce malgré elles? on peut en douter. Indignement prostituées par leurs propres maris, pouvaient-elles être bien jalouses de la chasteté conjugale? O sagesse attique! O gravité romaine! Un philosophe et un censeur donnent l'exemple du plus infâme commerce! Pour les chrétiens, il n'est pas étonnant que s'aimant si tendrement, ils aient des repas communs. Vous cherchez à décrier nos soupers non seulement comme criminels, mais comme somptueux. C'est apparemment pour nous que Diogène disait : «Les Mégariens mangent comme s'ils devaient mourir le lendemain, et bâtissent comme s'ils étaient immortels. » On voit plutôt une paille dans l'oeil d'autrui qu'une poutre dans le sien. L'air est infecté des digestions de tant de tribus, de curies et de décuries. Les Saliens ne donnent pas de soupers sans faire d'emprunt. Il faut de grands calculs pour arrêter les frais des festins en l'honneur d'Hercule. On choisit les plus habiles cuisiniers pour les apaturies, les dionysies, et les mystères de l'Attique. La fumée des soupers de Sérapis éveille tous ceux qui sont préposés pour les incendies : et l'on ne parle que des repas des chrétiens! Leur nom seul montre quel en est le motif. On les appelle agapes, d'un mot grec qui signifie charité. Quoi qu'ils puissent coûter, nous nous croyons bien dédommagés par l'avantage de faire du bien; nous soulageons par là les pauvres; nous ne rassemblons point comme vous des parasites qui font gloire de vendre leur liberté, et de venir à vos tables s'engraisser au prix de mille avanies. Nous traitons les pauvres comme des hommes sur qui la Divinité attache ses regards avec le plus de complaisance. Vous voyez combien le motif de nos soupers est honnête : tout ce qui s'y passe y répond, et est également réglé par des vues de religion ; on n'y souffre ni bassesse ni immodestie; on ne se met à table qu'après avoir fait la prière à Dieu. On mange autant qu'on a faim; on boit comme il convient à des gens qui font profession de chasteté ; on se rassasie comme devant prier Dieu cette même nuit ; on converse, comme sachant que Dieu écoute. Après qu'on s'est lavé les mains, et qu'on a allumé les flambeaux, chacun est invité à chanter les louanges de Dieu qu'il tire des saintes Écritures, ou qu'il compose lui-même. On voit par là combien il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. On sort de là, non pour faire du désordre, pour commettre des insolences et des meurtres, mais avec modestie, avec pudeur: on sort d'une école de vertu, plutôt que d'un souper. Condamnez, proscrivez nos assemblées, si elles ont quelque rapport avec les assemblées dangereuses et criminelles, si on peut leur faire le même reproche qu'aux factions ordinaires. Mais nous sommes-nous jamais assemblés pour nuire à qui que ce soit? Nous sommes tels assemblés que séparés, tous ensemble que chacun en particulier, n'offensant personne, n'affligeant personne. [40] Une assemblée de gens de bien, de gens vertueux, pieux et chastes, n'est point une faction, c'est un sénat : le nom de faction convient à ceux qui conspirent contre ces hommes vertueux ; qui demandent à grands cris leur sang; qui prennent pour prétexte de leur haine, que les chrétiens sont la cause de toutes les calamités publiques. Pitoyable prétexte! Si le Tibre inonde Rome, si le Nil n'inonde point les campagnes, si le ciel est fermé, si la terre tremble, s'il survient une famine, une peste, on entend crier aussitôt : «Les chrétiens aux lions !» Quoi ! tous les chrétiens aux lions ! Mais dites-moi, je vous prie, avant Tibère, c'est-à-dire avant la naissance de Jésus-Christ, la terre, les villes n'ont-elles pas éprouvé les plus grands malheurs? L'histoire ne nous apprend-elle pas que Hiérapolis, que les îles de Délos, de Rhode et de Cos, ont été submergées avec plusieurs milliers d'hommes? Platon assure que la mer Atlantique a couvert la plus grande partie du continent de l'Asie ou de l'Afrique. Un tremblement de terre a mis à sec la mer de Corinthe. La violence des flots a détaché la Lucanie de l'Italie, et en a fait l'île de Sicile. De tels changemens dans le globe n'ont pu arriver sans faire périr quantité d'hommes. Où étaient, je ne dis pas les chrétiens, ces contempteurs de vos dieux, où étaient vos dieux eux-mêmes, lorsque le déluge a submergé toute la terre, ou du moins les plaines, comme Platon l'a prétendu ? Les villes où vos dieux sont nés, où ils sont morts, celles même qu'ils ont bàties prouvent assez qu'ils sont postérieurs au déluge : autrement elles ne subsisteraient pas aujourd'hui. Les essaims des juifs d'où les chrétiens tirent leur origine n'étaient pas encore sortis de l'Égypte, pour aller se fixer dans la Palestine, lorsqu'une pluie de feu consuma sur les frontières les villes et le pays de Sodome et de Gomorrhe. La terre de cette contrée exhale encore une odeur infecte; et si on y voit quelques fruits, ils tombent en cendres dès qu'on y porte la main. La Tuscie et la Campanie ne se plaignaient pas des chrétiens, lorsque Vulsinie fut brûlée par le feu du ciel, et Pompéia par celui de sa montagne. Personne n'adorait à Rome le vrai Dieu, lorsque Annibal, après la sanglante journée de Cannes, remplissait un boisseau des anneaux des Romains. Tous vos dieux étaient adorés de vous tous, lorsque les Gaulois Sénonnais investirent le Capitole. Pour tout dire en un mot, les villes n'ont jamais essuyé de désastres que les temples ne les aient partagés. Les dieux ne sauraient donc être regardés comme les auteurs des calamités dont ils se sont eux-mêmes ressentis. La race des mortels n'a cessé d'offenser Dieu, soit en négligeant son culte, en ne cherchant pas cet Être suprême qui s'était laissé entrevoir à eux, soit en se faisant des dieux pour les adorer : et parce qu'ils n'ont pas cherché l'auteur de l'innocence, le juge et le vengeur du crime, ils se sont livrés à toute sorte de vices et de déréglements. S'ils l'eussent cherché, ils le connaîtraient ; s'ils le connaissaient, ils l'adoreraient : s'ils l'adoraient, ils éprouveraient sa clémence, au lieu d'être en butte à sa colère. Le même Dieu dont les hommes ont ressenti la vengeance avant qu'il y eût des chrétiens, les châtie encore aujourd'hui. Avant qu'ils se fussent forgé des dieux, ils jouissaient de ses bienfaits, sans penser à leur bienfaiteur. Qu'ils apprennent que c'est également de lui que viennent les maux qu'a mérités leur ingratitude. Si cependant nous nous rappelons les calamités qui désolèrent autrefois la terre, nous verrons que les hommes sont traités avec moins de rigueur depuis qu'il y a des chrétiens. Depuis cette époque l'innocence a balancé le crime; la terre a eu des intercesseurs auprès de Dieu. Lorsque les pluies d'hiver et d'été suspendues menacent d'une affreuse stérilité, vous remplissez les bains, les cabarets, les lieux de débauche, vous sacrifiez à Jupiter, vous avertissez le peuple de demander de l'eau nu-pieds; vous cherchez le ciel au Capitole, vous comptez faire descendre les nuages des voûtes des temples, tandis que vous outragez Dieu et le ciel. Pour nous, exténués par le jeûne, purifiés par la continence, sevrés de tous les plaisirs, sous le sac et la cendre, nous désarmons le ciel; et lorsque nous avons arraché le pardon, on remercie Jupiter. [41] C'est donc vous qui êtes à charge à la terre ; c'est vous qui, méprisant Dieu pour adorer des statues, causez tous les malheurs de l'État. C'est ce Dieu que vous méprisez qui vous fait sentir sa colère, et non point ces prétendus dieux que vous servez avec tant de zèle. Ce serait de leur part le comble de l'injustice de punir leurs propres adorateurs à cause des chrétiens, d'envelopper dans les mèmes désastres des hommes si différerents. Il est aisé, dites-vous, de rétorquer la difficulté contre vous-même. Votre Dieu souffre donc que ses fidèles serviteurs soient punis de nos sacrilèges ? Apprenez quels sont les desseins de Dieu, et vos objections finiront. Dieu, qui a renvoyé après la fin du monde le jugement éternel de tous les hommes, ne précipite point avant ce terme la séparation, qui sera la suite du jugement. En attendant, il paraît traiter de même tous les hommes : il veut que les infidèles partagent les biens de ses serviteurs, et que ses serviteurs aient part aux maux des infidèles: que les uns et les autres éprouvent et sa bonté et sa sévérité. Instruits par lui-même de ses décrets, nous aimons sa bonté, nous craignons sa sevérité. Pour vous, vous méprisez l'une et l'autre : de là il arrive que tous les maux qui sont pour vous de véritables punitions ne sont pour nous que des avertissements. Nous ne nous plaignons point, parce que nous n'avons d'autre intérêt dans ce monde que d'en sortir au plus tôt. D'ailleurs nous savons que ce sont vos crimes qui attirent sur la terre les fléaux du ciel; et quoique nous nous en ressentions nécessairement, faisant partie avec vous de la même société, nous voyons avec joie l'accomplissement des oracles divins, qui affermissent notre foi et notre espérance. Si au contraire il était vrai que ceux que vous adorez vous envoyassent tous ces maux à cause de nous, comment pourriez vous adorer encore des dieux, et si ingrats et si injustes, qui devraient vous en garantir et vous combler de faveurs en haine des chrétiens ? [42] On nous fait un autre reproche : on dit que nous sommes inutiles au commerce de la vie. Comment cela pourrait-il être ? Nous vivons avec vous ; nous avons la même nourriture, les mêmes habits, les mêmes meubles, les mêmes besoins. Nous ne ressemblons pas aux brachmanes et aux gymnosophistes des Indes : nous n'habitons pas les forêts, nous ne fuyons pas les hommes. Nous nous souvenons que nous devons rendre grâces à Dieu, le seigneur et le créateur de toutes choses: nous ne rejetons rien de ce qu'il a fait pour nous, mais nous sommes en garde contre l'excès et contre l'abus. Nous nous trouvons avec vous à la place, au marché, aux bains, aux boutiques, aux hôtelleries, aux foires, dans tous les lieux nécessaires au commerce de la vie. Nous naviguons avec vous, nous portons les armes, nous cultivons la terre, nous trafiquons, nous exerçons les mêmes arts et pour votre usage. Je ne comprends pas comment nous vous sommes inutiles, tandis que nous vivons avec vous, et de ce que nous gagnons à votre service. Si je ne fréquente pas vos cérémonies, je ne laisse pas de vivre ces jours-là. Je ne prends pas le bain la nuit pendant les Saturnales, pour ne pas perdre le jour et la nuit. Je le prends à une heure convenable, pour ne pas me glacer le sang : il sera assez temps après ma mort d'être pâle et raide au sortir de l'eau. Je ne mange point en public aux fêtes de Bacchus, à l'exemple des bestiaires, qui font leur dernier repas ; mais quelque part que je soupe, on me sert les mêmes mets qu'à vous. Je n'achète pas de couronnes de fleurs, mais j'achète des fleurs : et que vous importe comment je m'en serve? Je les aime mieux quand elles ne sont pas liées ensemble, qu'elles ne forment ni couronnes ni bouquets. Les couronnes même je les approche du nez : j'en demande pardon à ceux qui ont leur odorat dans les cheveux. Nous n'allons pas aux spectacles; mais quand j'ai envie de ce qui s'y vend, je l'achète plus volontiers chez les marchands. Nous n'achetons pas d'encens, il est vrai; si les Arabes s'en plaignent, les Sabéens savent que nous achetons des aromates plus chers et en plus grande quantité pour ensevelir les morts que vous n'en perdez à enfumer vos dieux. Du moins, dites-vous, on ne saurait nier que les revenus des temples ne diminuent tous les jours. Qui est-ce qui met encore dans les troncs? C'est que nous ne pouvons pas suffire à donner aux hommes et aux dieux, et que nous ne croyons devoir donner qu'à ceux qui demandent. Que Jupiter tende la main, nous lui donnerons. Enfin vous faites moins d'offrandes dans vos temples que nous ne faisons d'aumônes dans les rues. Et combien le fisc n'a-t-il pas à se louer des chrétiens ! Car si l'on examine combien les différentes impositions perdent par vos fraudes et vos fausses déclarations, tandis que nous les payons avec cette même bonne foi qui ne nous permet pas de faire tort à qui que ce soit, on trouvera que le seul article, où vous pouvez nous reprocher d'être inutiles à l'État est bien compensé par tous les autres. [43] Il faut l'avouer cependant, il y a des gens fondés à se plaindre qu'il n'y a rien à gagner avec les chrétiens. Et qui sont-ils? Ceux qui font un commerce infàme et leurs vils esclaves; les ravisseurs, les assassins, les empoisonneurs, les magiciens, les aruspices, les devins, les astrologues : on gagne beaucoup à ne rien faire gagner à tous ces gens-là. Mais s'il était vrai que notre secte vous causât quelque préjudice, convenez qu'elle vous en dédommage bien. Comptez-vous pour rien d'avoir parmi vous des hommes, je ne dis plus qui chassent les démons, qui invoquent pour vous le vrai Dieu, mais du moins de qui vous n'avez rien à craindre ? [44] Une perte réelle, une perte irréparable pour l'État, une perte à laquelle personne ne fait attention, c'est celle de tant d'hommes vertueux, irréprochables, qu'on persécute, qu'on fait mourir tous les jours. Je prends à témoin vos registres, vous qui jugez tous les jours les prisonniers, qui condamnez tant d'hommes coupables de toutes sortes de crimes, des assassins, des filous, des sacrilèges, des séducteurs; y en a-t-il un seul d'entre eux qui soit chrétien ? ou parmi ceux qui vous sont déférés comme chrétiens, s'en trouve-t-il un seul coupable d'aucun de ces crimes ? C'est donc des vôtres que regorgent les prisons, que s'engraissent les bêtes : c'est de leurs cris que retentissent les mines, c'est parmi les vôtres qu'on choisit des troupeaux de criminels pour servir de spectacle. Nul d'entre eux n'est chrétien, ou il n'est que chrétien ; s'il est coupable de quelque autre crime, non il n'est point chrétien. [45] Nous seuls donc, nous seuls sommes innocents ? Qu'y a-t-il là qui doive nous surprendre ? L'innocence est pour nous une nécessité, oui une nécessité; nous la connaissons parfaitement, l'ayant apprise de Dieu même, qui est un maître parfait ; nous la gardons fidèlement, comme ordonnée par un juge qu'on ne peut mépriser. Pour vous ce sont des hommes qui vous l'ont enseignée, ce sont des hommes qui vous l'ont ordonnée. Vous ne pouvez donc ni la connaître comme nous, ni craindre comme nous de la perdre. Eh ! peut-on compter sur les lumières de l'homme pour faire connaître la vraie vertu, sur son autorité pour la faire pratiquer ! Ses lumières égarent, son autorité est méprisée. D'ailleurs quelle est la loi la plus sage de celle qui dit : "Vous ne tuerez point", ou de celle qui dit : «Vous ne vous mettrez point en colère?» Lequel est le plus parfait de condamner l'adultère, ou la simple concupiscence des yeux ; les actions mauvaises, ou jusqu'aux paroles; de défendre de faire injure à personne, ou de défendre même de repousser l'injure? Et remarquez que vos lois ont emprunté ce qu'elles ont de bon d'une loi plus ancienne, qui est la loi divine. Nous avons parlé plus haut du temps auquel vécut Moïse. Mais encore une fois combien toutes les lois humaines sont impuissantes ! Presque toujours on peut leur échapper en se cachant; la passion, comme la nécessité, les brave; et le supplice dont elles menacent est d'une si courte durée ! du moins on ne peut le prolonger au-delà de la vie. C'est par cette raison qu'Épicure méprisait tous les tourments et toutes les douleurs. «Si la douleur est légère, disait-il, elle est par conséquent aisée à supporter ; si elle est violente, elle ne dure pas. » Pour nous qui devons être jugés par un Dieu qui voit tout, et qui savons que ses punitions sont éternelles, nous sommes les seuls qui embrassons la vraie vertu, et parce que nous la connaissons parfaitement, et parce que le supplice destiné au crime est non pas de longue durée, mais éternel. Nous craignons l'Être souverain que doit craindre celui qui juge des hommes qui le craignent. Nous craignons Dieu, et non le proconsul. [46] Je crois avoir justifié les chrétiens de tous les crimes que leur imputent des accusateurs altérés de leur sang. J'ai tracé sans rien déguiser le tableau de leur religion. L'autorité et l'ancienneté de nos Écritures, la confession même des démons, voilà mes preuves. Si quelqu'un entreprend de me réfuter, qu'il laisse là l'artifice du discours; qu'il réponde avec la franchise et la simplicité dont je lui ai donné l'exemple. Mais l'incrédulité convaincue par sa propre expérience de l'excellence du christianisme se retranche à dire qu'il n'a rien de divin, que ce n'est qu'une secte de philosophie, comme les autres. « Les philosophes, nous dit-on, enseignent comme vous, font profession comme vous d'innocence, de justice, de patience, de sobriété, de chasteté. » Pourquoi donc, si notre doctrine est la même que la leur, ne nous est-il pas permis de la professer comme à eux ? Pourquoi, s'ils sont d'une secte semblable à la nôtre, ne les oblige-t-on pas aux mêmes choses, que nous ne pouvons refuser sans courir risque de la vie? Quel est en effet le philosophe qu'on ait contraint de sacrifier, de jurer par les dieux, d'allumer follement des flambeaux en plein midi ? Tout est permis aux philosophes. Ils détruisent ouvertement le culte de vos dieux, écrivent contre vos superstitions, et vous leur applaudissez : la plupart même se déchaînent contre vos princes, et vous le souffrez; au lieu de les condamner aux bêtes, vous leur décernez des récompenses, vous leur élevez des statues. Vous avez raison de le faire; ils prennent le nom de philosophes non pas de chrétiens: et le nom de philosophe ne met pas en fuite les démons. Que dis-je? les philosophes placent les démons au second rang après les dieux. «Si mon démon le permet,» disait Socrate. Ce philosophe, qui du moins entrevoyait la vérité, puisqu'il niait qu'il y eût des dieux, ordonna cependant, sur le point de mourir, qu'on sacrifiât un coq à Esculape; sans doute par reconnaissance pour son père Apollon, dont l'oracle l'avait déclaré le plus sage des hommes. Mais quelle imprudence de vanter la sagesse d'un homme qui ne reconnaissait pas les dieux ! Plus la vérité est odieuse, plus celui qui la professe sans déguisement révolte les esprits. Mais un moyen sûr de plaire à tous ceux qui la persécutent, c'est de l'affaiblir et de l'altérer : c'est ce que font les philosophes qui se vantent d'enseigner la vérité, et qui n'ont d'autre but que la gloire. Les chrétiens au contraire qui ne pensent qu'à leur salut recherchent nécessairement la vérité, et la professent dans toute sa pureté. Les philosophes ne sont donc pas, comme vous le pensez, à comparer aux chrétiens, soit pour la doctrine, soit pour les moeurs. Thalès, ce grand physicien, put-il répondre quelque chose de positif à Crésus sur la Divinité, après avoir pris cependant plusieurs délais pour y penser? Chez les chrétiens, le dernier artisan connaît Dieu, le fait connaître aux autres, et satisfait à toutes vos questions sur l'Auteur de l'univers; tandis que Platon nous assure qu'il est bien difficile de le connaître, et encore plus d'en parler devant le peuple. Les philosophes prétendraient-ils nous le disputer pour la chasteté ? Je lis dans l'arrêt de mort de Socrate qu'il fut condamné comme corrupteur de la jeunesse : jamais on ne reprochera à un chrétien de violer les lois de la nature. Diogène ne rougissait pas d'assouvir sa passion avec la courtisane Phryné ; Speusippe, disciple de Platon, fut tué en commettant un adultère : un chrétien ne connaît que sa femme. Démocrite se crevant les yeux, parce qu'il n'était plus maître de lui-même lorsqu'il voyait une femme, publie assez son incontinence par la punition qu'il s'impose : un chrétien garde ses yeux et ne voit pas les femmes, parce que son coeur est aveugle pour la volupté. Parlerai-je de l'humilité? Je vois Diogène fouler, de ses pieds couverts de boue, l'orgueil de Platon avec un orgueil plus grand encore : un chrétien ne connaît pas la hauteur, même avec un pauvre. S'agit-il de la modération : Pythagore veut règner sur les Thuriens, Zénon sur les Priéniens : un chrétien ne brigue pas même l'édilité. Si je viens à l'égalité d'âme, Lycurgue se fit mourir de faim, parce que les Lacédémoniens avaient changé quelque chose à ses lois : un chrétien remercie ceux qui l'ont condamné. Si je compare la bonne foi, Anaxagore nie le dépôt qu'il a reçu de ses hôtes : la bonne foi des chrétiens est vantée par les païens même. Si je considère la bonté, Aristote fait chasser son ami Hermias de la place qu'il occupait : un chrétien n'humiliera point son ennemi; Aristote flatte bassement Alexandre pour le gouverner; Platon, Denys le Tyran pour être admis à sa table ; Aristippe, sous la pourpre et sous le masque de la plus grande austérité, s'abandonne à la débauche; Hippias est tué lorsqu'il veut opprimer sa patrie : jamais un chrétien ne s'est rien permis contre l'État, même pour venger les chrétiens, quoique traités inhumainement. On dira peut-être qu'il y a des gens parmi nous qui s'affranchissent des règles sévères de notre morale : qu'on ajoute aussi que nous ne les comptons plus au nombre des chrétiens. Mais les philospohes, après tant de crimes et de bassesses, conservent parmi vous le nom et les honneurs de sages. Et comment pouvez-vous comparer un philosophe avec un chrétien, un disciple de la Grèce avec un disciple du ciel, un homme qui n'est occupé que de la gloire avec celui qui n'a que son salut à coeur, un homme qui parle en sage avec un homme qui vit en sage, un homme qui détruit tout avec un homme qui établit ou maintient tout? Comment pouvez-vous comparer le partisan et l'adversaire de l'erreur, le corrupteur et le vengeur de la vérité, celui qui l'a dérobée, et celui qui en est le possesseur et le gardien de tout temps ? Qu'y a-t-il de commun entre deux hommes si opposés? [47] L'antiquité de nos livres établie plus haut doit vous disposer à les regarder comme le trésor d'où les sages venus ensuite ont tiré toutes leurs richesses. Si je ne craignais de trop grossir cet ouvrage, il me serait aisé de le démontrer. Quel est le poète, quel est le sophiste qui n'ait puisé dans les prophètes? C'est dans ces sources sacrées que les philosophes ont essayé d'éteindre leur soif. C'est pour cela qu'on les compare aux chrétiens; c'est même à cette occasion que quelques états les ont chassés, tels que Thèbes, Sparte et Argos. Ces hommes passionnés uniquement pour la gloir et l'éloquence s'efforcèrent d'atteindre à l'élévation de nos Écritures; et lorsqu'ils y trouvaient quelque chose qui pouvait servir à leurs vues, ils se l'appropriaient. Ne les regardant pas comme divines, ils ne se faisaient pas scrupule de les altérer : d'ailleurs, ils ne pouvaient avoir l'intelligence de bien des passages voilés même pour les Juifs à qui ces livres appartenaient. Des esprits pointilleux et méprisants ne pouvant goûter ni croire la vérité simple et sans ornement, la corrompirent par le mélange de leurs conjectures. Au lieu d'enseigner le dogme de l'unité de Dieu tel qu'ils l'avaient trouvé, ils disputèrent sur sa nature, sur ses attributs, sur le lieu de sa demeure. Les uns, tels que les platoniciens, croient que Dieu n'a point de corps; les autres, tels que les stoïciens, soutiennent le contraire. Épicure veut qu'il soit composé d'atomes, Pythagore de nombres, Héraclite de la matière du feu. Suivant Platon, il a soin de tout, il préside à tout; suivant Épicure, il est toujours dans le repos et dans l'inaction, il est nul, pour ainsi dire, dans tout ce qui arrive aux hommes. Les stoïciens le supposent hors du monde, qu'il meut comme le potier tourne sa roue : les platoniciens le placent dans le monde même qu'il régit, comme le pilote conduit son vaisseau. Ils ne s'accordent pas plus sur le monde : les uns prétendent qu'il a été fait, les autres qu'il est éternel ; les uns assurent qu'il doit finir, les autres qu'il durera toujours. Ils ne s'accordent pas plus sur la nature de l'âme, qui, selon ceux-ci, est divine et éternelle, selon ceux-la, est mortelle et corruptible. Chacun, en un mot, a changé ou ajouté à sa fantaisie. Il ne faut pas s'étonner que les philosophes aient défiguré de la sorte des livres si anciens, puisque des hommes sortant des écoles des philosophes ont corrompu les nouveaux livres des chrétiens, en y interpolant avec leurs opinions particulières des dogmes philosophiques: d'un seul chemin droit ils ont fait une multitude de sentiers détournés où l'on se perd; ce que je dis ici en passant, de peur que le grand nombre de sectes qui divisent les chrétiens ne fournissent un nouveau prétexte de nous comparer aux philosophes, et qu'on ne confonde avec elles la vérité de notre religion. A tous ces corrupteurs de l'Évangile, nous opposons l'argument invincible de la prescription; que la seule véritable religion est celle qui, enseignée par Jésus-Christ, nous a été transmise par ses disciples, auxquels tous ces novateurs sont postérieurs. C'est dans la vérité même que, par la suggestion des esprits trompeurs, ils ont trouvé des matériaux pour élever leurs systèmes d'erreurs. Ce sont ces esprits qui ont infecté notre salutaire doctrine par un alliage impur. Ce sont eux qui ont inventé des fables à l'imitation de nos dogmes, pour affaiblir la croyance due à la vérité, et se l'attirer à eux-mêmes tout entière, soit en détournant de croire les chrétiens, par la raison qu'on ne peut pas croire les poètes et les philophes, soit en faisant même croire d'autant plus ceux-ci, qu'ils ne sont pas chrétiens. Ainsi, prêchons-nous le jugement de Dieu, on se moque de nous, parce que les poètes et les philosophes ont imaginé aussi des juges dans les enfers. Menaçons-nous de feux souterrains qui sont destinés à la punition du crime, on rit encore plus fort, parce que la fable fait couler un fleuve de feu dans le séjour des morts. Parlons-nous du paradis, ce lieu de délices préparé par Dieu même pour les âmes des saints, et séparé de notre globe par une portion de la zone de feu, nous trouvons que les Champs Élysées se sont emparés de tous les esprits. Or, qui est-ce qui a pu donner aux poètes et aux philosophes l'idée de fictions si semblables à nos mystères, sinon nos mystères même, d'ailleurs beaucoup plus anciens? Nos mystères doivent donc paraître plus croyables et plus certains, puisqu'on croit même ce qui n'en est que l'ombre et l'image. Dira-t-on que les poètes et les philosophes sont les créateurs de la fable ? il s'ensuivra donc que nos mystères seront l'image de ce qui leur est postérieur, ce qui est contre l'essence des choses : jamais l'ombre n'est avant le corps, ni la copie avant l'original. [48] Que quelque philosophe vienne soutenir, comme Laberius le dit suivant les principes de Pythagore, qu'après la mort le mulet est changé en homme, la femme en couleuvre; qu'il emploie tout l'art du raisonnement pour le prouver : ne vous séduira-t-il pas, ne vous persuadera-t-il pas de vous abstenir de la chair des animaux, vous faisant craindre de manger vos ancêtres en mangeant du boeuf? Mais qu'un chrétien vous assure que vous ressusciterez tels que vous étiez, ce ne sera pas assez pour la populace de le charger de coups, elle prendra des pierres pour le lapider. Si cependant il y a quelque fondement à l'opinion du retour des âmes humaines dans les corps, pourquoi ne reviendraient-elles pas animer les mêmes corps? C'est ce qu'on appelle ressusciter, redevenir ce qu'on était. Séparées du corps, elles ne sont plus ce qu'elles avaient été; car elles n'ont pu devenir ce qu'elles n'étaient pas qu'en cessant d'être ce qu'elles avaient été. Je perdrais trop de temps, et j'apprêterais trop à rire, si je voulais examiner ici en quelle sorte de bête chacun devrait être changé : il vaut mieux continuer notre apologie et faire remarquer qu'il est bien plus raisonnable de croire que chaque homme redeviendra ce qu'il avait été, que la même âme animera de nouveau le corps, quoique peut-être la figure ne soit pas absolument la même. La résurrection est essentielle pour le jugement dernier, où l'homme doit comparaître le même qu'il était dans ce monde, pour recevoir de Dieu la récompense ou la punition qu'il aura méritée. Les corps doivent être rétablis tels qu'ils avaient été, et parce que les âmes sont incapables de sentir sans le corps, et parce qu'elles ont mérité dans le corps et avec le corps le traitement qu'elles éprouveront en vertu du jugement de Dieu. Mais comment, dites-vous, cette matière réduite en poussière pourra-t-elle de nouveau former un corps? Homme, jetez les yeux sur vous-même, et vous n'aurez plus de peine à croire. Qu'étiez-vous avant d'être homme ? rien sans doute. Si vous aviez été quelque chose, vous vous en souviendriez. Vous n'étiez rien avant d'être ; vous ne serez plus rien, lorsque vous aurez cessé d'être. Pourquoi alors ne recommencerez-vous pas d'être, si celui qui vous a tiré du néant le veut? Qu'y aura-t-il de nouveau? Vous n'étiez rien, lorsque vous avez été fait. Lorsque vous ne serez plus, vous serez encore fait. Expliquez-moi le premier, je vous expliquerai le second. Ne semble-t-il pas que vous redeviendrez encore plus facilement ce que vous avez été déjà, après que Dieu vous a fait sans aucune difficulté ce que vous n'aviez jamais été? Révoquerez-vous en doute la puissance de Dieu, qui a tiré l'univers du néant, qui a donné la vie à tout ce qui respire ? Pour vous aider à croire, il vous a tracé plusieurs images de la résurrection. Tous les jours la lumière expire et renaît; sans cesse les ténèbres lui succèdent pour lui faire place : les astres semblent et s'éteindre et se rallumer. Toutes les révolutions des temps se renouvellent. Les fruits finissent pour recommencer; les semences se corrompent pour multiplier; tout se conserve par sa destruction même, se reproduit par sa mort. Homme, être sublime, si tu as appris de l'oracle d'Apollon à «te connaître toi-même, comme le seigneur de tout ce qui meurt et de tout ce qui renaît,» toi seul en mourant tu périrais pour toujours ? Quelque part que tu sois mort, quelque corps que ce soit qui ait détruit le tien, qui l'ait englouti, consumé, et, ce semble, anéanti, il te le rendra : le néant obéit à celui à qui le monde entier obéit. «Quoi donc, dites-vous, faudra-t-il toujours mourir, toujours ressusciter?» Si le Maître de l'univers l'avait ainsi réglé, il vous faudrait bon gré mal gré subir sa loi; mais il n'a rien réglé là-dessus, que ce qu'il nous a lui-même appris. La même sagesse qui a composé l'univers, ce tout si bien assorti, des éléments les plus opposés, qui fait concourir à sa perfection le plein et le vide, les êtres animés et inanimés, ce qui tombe sous nos sens et ce qui leur échappe, la lumière et les ténèbres, la vie et la mort ; la même sagesse a placé à la suite l'une de l'autre deux périodes de siècles bien différentes : la première qui a commencé avec le monde, et qui finira avec lui; la seconde que nous attendons, et qui se confondra avec l'éternité. Lors donc que sera arrivé ce terme qui sépare le temps de l'éternité, la figure de ce monde s'évanouira; le rideau tiré, l'éternité paraîtra. Tous les hommes ressusciteront, pour recevoir le salaire et le chàtiment de ce qu'ils auront fait en cette vie, pour être heureux ou malheureux à jamais : ainsi, il n'y aura plus ni mort ni résurrection. Redevenus ce que nous sommes à présent, nous ne changerons plus. Les fidèles adorateurs de Dieu revêtus de l'immortalité, jouiront éternellement de Dieu. Les profanes, tous ceux qui ne seront pas irréprochables devant Dieu, seront condamnés à des flammes éternelles et divines, qui auront la vertu de les rendre incorruptibles. Les philosophes même ont connu la différence de ce feu d'avec le feu ordinaire. Celui-ci qui sert à tous nos usages est tout autre que celui que Dieu a préparé pour être l'instrument de ses vengeances ; soit qu'il tombe du ciel en forme de foudre, soit qu'il s'élance de la terre à travers le sommet des montagnes. Il ne consume pas ce qu'il brûle: il répare à mesure qu'il détruit. Les montagnes brûlent et subsistent toujours. Celui qui est frappé de la foudre parmi vous, n'a plus rien à craindre du feu. Faible image de ce feu éternel qui, en vertu du jugement du Tout Puissant, exercera toujours son activité sur les méchants et les ennemis de Dieu. Pourquoi ne pourraient-ils pas éprouver ce que nous voyons arriver aux montagnes qui brûlent sans se consumer ? [49] Ces dogmes, vous ne les traitez de préjugés que chez nous : chez les philosophes et les poètes, ce sont des connaissances sublimes. Ils sont tous des génies transcendants : pour nous, nous ne sommes que des idiots. Ils sont dignes de toute sorte d'honneurs : nous ne méritons que le mépris, et ce qui est encore pis, des châtiments. Je veux que nos dogmes ne soient que faussetés et préjugés, ils n'en sont pas moins nécessaires; que ce soient des absurdités, elles sont cependant utiles ; car ceux qui les croient sont obligés de devenir meilleurs, tant par la crainte des supplices éternels que par l'espérance d'une récompense également éternelle. Ainsi il n'est pas à propos de traiter de faussetés et d'absurdités des dogmes qu'il est à propos qu'on croie. On ne peut avoir aucune raison de condamner ce qui est véritablement avantageux: et c'est de votre part un préjugé que de les condamner. Quand même, ce qui ne peut être, ce seraient des faussetés et des absurdités, au moins elles ne sauraient porter préjudice à personne. Il faudrait alors mettre nos dogmes dans la classe de tant d'opinions vaines et fabuleuses, que personne ne vous défère, que vous ne punissez point, que vous permettez même comme indifférentes: et si vous êtes absolument décidés à les punir, punissez-les par le ridicule, et non point par le fer, le feu, les croix et les bêtes. Ce n'est pas seulement une aveugle multitude qui triomphe de ces cruautés révoltantes, et qui nous insulte : il en est parmi vous qui cherchent à gagner la faveur du peuple par ces injustices, et qui en font gloire, comme si le pouvoir que vous avez sur nous ne venait pas de nous-mêmes. Assurément je suis chrétien, parce que je veux l'être : vous ne me condamnerez donc que parce que je voudrai bien être condamné. Puisque vous n'avez de pouvoir sur moi qu'autant que je vous en donne, ce n'est donc pas de vous, mais de moi seul que vous le tenez; et la multitude triomphe bien vainement de nous voir persécutés. C'est nous qui avons droit de triompher, puisque nous aimons mieux être condamnés que d'être infidèles à Dieu : et nos ennemis devraient s'affliger, plutôt que de se réjouir, puisque nous avons obtenu ce que nous avions choisi. [50] «Cela étant, dites-vous, pourquoi vous plaignez-vous d'être persécutés, puisque vous voulez l'être ? vous devez aimer ceux de qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir.» Sans doute nous aimons les souffrances, mais comme on aime la guerre, où personne ne s'engage volontiers, à cause des alarmes et des périls ; cependant on combat de toutes ses forces, on se réjouit de la victoire après s'être plaint de la guerre, parce qu'on en sort chargé de gloire et de butin. On nous déclare la guerre lorsqu'on nous mène devant les tribunaux, où nous combattons pour la vérité au péril de notre tête. Nous remportons la victoire, puisque nous obtenons ce qui fait le sujet du combat. Le fruit de la victoire, c'est la gloire de plaire à Dieu, c'est la conquête de la vie éternelle. Nous perdons la vie, il est vrai, mais nous emportons en mourant ce qui fait l'objet de notre ambition. Nous mourons au sein de la victoire, et par notre mort nous échappons à nos ennemis. Tournez-nous en ridicule tant que vous voudrez sur ce qu'on nous attache à des poteaux pour nous brûler avec des sarments : ce sont les instruments de notre victoire, les ornements et le char de notre triomphe. Les vaincus ont bien sujet de ne pas nous aimer : aussi nous traitent-ils de furieux et de désespérés. Mais cette fureur et ce désespoir, quand ils sont produits par la passion de la gloire et de la réputation, sont chez vous l'étendard de l'héroïsme. Scévola brûle lui-même sa main : quelle constance! Empédocle se précipite dans les flammes du mont Etna : quel courage! La fondatrice de Carthage préfère un bûcher à un second mariage : ô prodige de chasteté ! Régulus, plutôt que d'être échangé contre plusieurs ennemis, souffre dans tout son corps des tourments inouïs : ô magnanimité digne d'un Romain vainqueur, tout captif qu'il est! Anaxarque, tandis qu'on le broyait dans un mortier : «Frappe, disait-il, frappe le fourreau d'Anaxarque; Anaxarque ne sent rien. » Quelle force d'âme dans ce philosophe, pour pouvoir plaisanter sur son état ! Je ne dis rien de ceux qui ont prétendu s'immortaliser en se donnant la mort avec le fer, ou de quelque autre façon plus douce. Vous-mêmes vous célébrez la constance à souffrir les tourments. Une courtisane d'Athènes, après avoir lassé le bourreau, se coupa la langue avec les dents, et la cracha au visage du tyran, pour qu'il lui fût impossible de révéler les conjurés, dans le cas où vaincue par la douleur, elle le voudrait elle-même. Zénon d'Élée, interrogé par Denys à quoi pouvait servir la philosophie : "A braver la mort", répondit-il ; et le tyran l'ayant fait mourir à coups de fouet, ce philosophe scella sa réponse de tout son sang. Dans la flagellation des jeunes Lacédémoniens, que la présence et les exhortations de leurs parents rendent encore plus cruelle, la mesure du sang répandu est la mesure de la gloire dont ils se couvrent. Voilà une gloire légitime, parce que c'est une gloire humaine. Il n'y a ici ni préjugé, ni fanatisme, ni désespoir dans le mépris de la vie et des supplices : il est permis d'endurer pour la patrie, pour l'empire, pour l'amitié, ce qu'il est défendu d'endurer pour Dieu. Vous élevez des statues à ces héros profanes : vous gravez leurs éloges sur le marbre et l'airain, pour éterniser leur nom, s'il était possible : vous vous efforcez par là de les rappeler en quelque sorte à la vie : le héros chrétien, qui attend de Dieu la véritable récompense, et qui souffre pour lui dans cette espérance, vous le regardez comme un insensé. Pour vous, dignes magistrats, assurés comme vous l'êtes des applaudissements du peuple, tant que vous lui immolerez des chrétiens, condamnez-nous, tourmentez-nous, écrasez-nous : votre injustice est la preuve de notre innocence; c'est pourquoi Dieu permet que nous soyons persécutés. Dernièrement, condamnant une chrétienne à être exposée dans un lieu infâme plutôt qu'au lion, vous avez reconnu que la perte de la chasteté est pour nous le plus grand des supplices, et plus terrible que la mort même. Mais vos cruautés les plus raffinées ne servent de rien : c'est un attrait de plus pour notre religion. Nous multiplions à mesure que vous nous moissonnez : notre sang est une semence de chrétiens. Plusieurs de vos philosophes ont écrit des traités pour engager à souffrir la douleur et la mort, comme Cicéron ses Tusculanes, Sénèque, Diogène, Pyrrhon, Callinicus : mais les exemples des chrétiens sont plus éloquents que tous les ouvrages des philosophes. Et cette invincible fermeté dont vous nous faites un crime est une instruction. Qui peut en être témoin sans être ébranlé, sans vouloir en pénétrer la cause ? Quand on l'a pénétrée, ne vient-on pas se joindre à nous ? Ne désire-t-on pas de souffrir pour obtenir la grâce de Dieu, pour acheter au prix de son sang le pardon de ses péchés ? Car il n'en est point que le martyre n'efface : c'est pour cela que nous vous remercions des arrêts que vous portez contre nous. Mais que les jugements de Dieu sont opposés à ceux des hommes ! Tandis que vous nous condamnez, Dieu nous absout.