[4,0] LIVRE IV. [4,1] L'été suivant vers le temps où le blé monte en épis, dix vaisseaux de Syracuse et autant de Locres prirent la mer et abordèrent à Messéne ville de Sicile. Les Messéniens les avaient appelés : ils quittaient le parti d'Athènes. En procédant à cette occupation de Messéne, les Syracusains voyaient surtout dans cette ville la clef de la Sicile ; ils craignaient que les Athéniens n'en fissent une base d'opérations pour les attaquer avec des forces supérieures. Quant aux Locriens, ils agissaient en haine de Rhégion, qu'ils voulaient attaquer par terre et par mer. Effectivement ils se portèrent avec toutes leurs forces contre cette ville, pour l'empêcher de secourir les Messéniens. En même temps ils étaient excités par les bannis de Rhégion réfugiés chez eux. C’est que depuis longtemps Rhégion était en proie aux séditions qui la mettaient dans l'impossibilité de résister aux Locriens : raison de plus pour eux d'attaquer cette ville. Ils ravagèrent son territoire, puis se retirèrent. Pendant ce temps leurs vaisseaux croisaient devant Messéne. D'autres vaisseaux en armement devaient venir mouiller dans le port pour poursuivre la guerre. [4,2] Vers la même époque du printemps et avant la maturité des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés envahirent l'Attique sous le commandement d'Agis fils d'Arcidamos roi de Lacédémone. Ils installèrent leur camp et ravagèrent le pays. Les Athéniens dépêchèrent en Sicile les quarante vaisseaux qu'ils avaient armés, sous le commandement des deux stratèges disponibles, Eurymédôn et Sophoclès. Le troisième, Pythodôros, les avait précédés en Sicile. Eurymédôn et Sophoclès eurent mission de secourir en passant à Corcyre les habitants de la ville, exposés aux actes de brigandage des exilés réfugiés dans la montagne. Soixante vaisseaux péloponnésiens étaient arrivés à Corcyre pour prêter main forte aux gens de la montagne. Comme une terrible disette régnait dans la ville, les Péloponnésiens croyaient qu'ils n'auraient aucune difficulté à s'en emparer. Démosthénès, redevenu simple particulier après son retour d'Acarnanie, obtint sur sa demande l'autorisation d'utiliser à son gré ces vaisseaux pour un coup de main à l'entour du Péloponnèse. [4,3] La flotte prit la mer ; arrivée devant les côtes de la Laconie, elle apprit que les bâtiments péloponnésiens avaient déjà rallié Corcyre. Eurymédôn et Sophoclès voulaient s'y rendre en toute hâte. Mais Démosthénès conseilla vivement de faire escale d'abord à Pylos et de ne reprendre la mer qu'après y avoir exécuté les travaux nécessaires. Les autres firent de l'opposition ; une tempête survint fort à propos qui poussa la flotte à Pylos. Aussitôt Démosthénès demanda qu'on fortifiât la position, disant que c'était dans cette intention qu'il s'était joint à l'expédition. Il fit valoir qu'on trouvait dans la contrée du bois et de la pierre en quantité, que la position naturellement forte était inhabitée, ainsi que la plupart des campagnes environnantes. Pylos, située à quatre cents stades environ de Sparte, se trouve dans l'ancienne Messénie. Les Péloponnésiens appellent Pylos Koryphasion. On objecta à Démosthénès qu'il y avait dans le Péloponnèse bien des sommets déserts, dont il pouvait s'emparer s'il tenait à épuiser les caisses de l'Etat. Il n'en continua pas moins à faire valoir les avantages remarquables de cette position ; elle disposait d'un port ; elle avait appartenu jadis aux Messéniens, qui parlaient la même langue que les Lacédémoniens ; en s'y installant et la prenant comme base, ils pouvaient causer les plus grands dommages aux Péloponnésiens et ils se montreraient les inexpugnables défenseurs de la place. [4,4] N'arrivant à convaincre ni les stratèges ni les soldats, quand il eut fait part de son projet aux taxiarques, il n'insista pas davantage. Finalement d'eux-mêmes les soldats, immobilisés par le mauvais temps et inactifs, furent pris du désir de fortifier la position. Ils accoururent de toutes parts et s'attelèrent au travail. Manquant d'outils pour tailler les pierres, ils les apportaient telles quelles et les assemblaient le mieux possible. Ils n'avaient pas d'auges ; aussi quand il fallait du mortier l'apportaient-ils sur leur dos, se courbant pour éviter qu'il ne se répandît et le maintenant avec leurs mains croisées peur l'empêcher de couler. Ils s'ingéniaient tant qu'ils pouvaient pour prévenir les Lacédémoniens et pour terminer les préparatifs de défense avant d'être attaqués. Du reste la plus grande partie de la position état naturellement forte et n'avait pas besoin de muraille. [4,5] Les Lacédémoniens étaient justement occupés à célébrer une fête, quand ces préparatifs vinrent à leur connaissance. Ils ne prirent aucune disposition, se disant qu'à leur arrivée les Athéniens se retireraient ; que dans le cas contraire la force aurait facilement raison d'eux. D'ailleurs ce qui les retardait encore, c'est que leur armée se trouvait en Attique. En six jours les Athéniens fortifièrent le côté du continent et les endroits qui avaient le plus besoin de défense. Cela fait, ils laissèrent Démosthénès avec cinq vaisseaux pour garder la position ; puis, avec le reste de l'escadre, ils pressèrent leur départ pour Corcyre et la Sicile. [4,6] A la nouvelle de l'occupation de Pylos, les Péloponnésiens qui étaient en Attique regagnèrent en hâte leur pays. Les Lacédémoniens et leur roi Agis estimaient que l'affaire de Pylos les concernait personnellement. De plus comme ils s'étaient mis en campagne de bonne heure, à l’'époque où le blé est encore vert, ils manquaient de la plupart des approvisionnements nécessaires. Enfin le mauvais temps, peu ordinaire en cette saison, survint : l'armée eut beaucoup à en souffrir. Ainsi toutes sortes de raisons précipitèrent leur retraite. Cette invasion ne dura que très peu de temps, l'ennemi n'étant resté que quinze jours en Attique. [4,7] Vers le même temps, Simônidès, stratège athénien, s'empara par trahison de la ville d'Eiôn en Thrace. C'était une colonie de Mendè, ennemie d'Athènes. Pour cette expédition Simônidès avait rassemblé quelques Athéniens appartenant aux garnisons et une foule d'alliés de la région. Mais les Chalcidiens se portèrent immédiatement au secours d'Eiôn il fut repoussé et perdit beaucoup d'hommes. [4,8] Quand les Péloponnésiens eurent évacué l'Attique, les Spartiates avec les Périèques les plus proches marchèrent sans tarder contre Pylos. Les autres Lacédémoniens furent plus longs à se mettre en route, car ils venaient de rentrer d'une autre expédition. On donna l'ordre dans tout le Péloponnèse de secourir Pylos au plus vite ; on appela les soixante vaisseaux qui se trouvaient à Corcyre. Cette escadre, transportée au-dessus de l'isthme de Leucas, trompa la surveillance des vaisseaux athéniens de Zacynthe et aborda à Pylos. L'armée de terre s'y trouvait déjà. Au moment où les Péloponnésiens cinglaient vers Pylos, Démosthénès put les prévenir et envoya deux vaisseaux à Eurymédôn et à l'escadre athénienne de Zacynthe ; il lui mandait d'accourir, la place se trouvant menacée. Conformément au message de Démosthénès, l'escadre appareilla en toute hâte. Cependant les Lacédémoniens se disposaient à attaquer la position fortifiée par terre et par mer ; ils espéraient s'emparer sans difficulté d'un ouvrage bâti à la hâte et garni d'un petit nombre de défenseurs. Comme ils s'attendaient à voir arriver l'escadre athénienne de Zacynthe, ils se proposaient, au cas où ils ne réussiraient pas à prendre la forteresse, de boucher l'entrée du port pour empêcher les Athéniens d'y pénétrer. L'île de Sphactérie, qui borde la côte à peu de distance, défend l'accès du port et ne laisse que deux passes étroites. L'une, du côté des ouvrages athéniens et de Pylos, donne accès à deux navires seulement ; l'autre, du côté opposé, à huit ou neuf. Cette île inhabitée était toute couverte de bois et dépourvue de chemins frayés. Son étendue est d'environ quinze stades. Les Lacédémoniens se disposaient à fermer les goulets en y massant des navires la proue face à la mer. Craignant que l'ennemi n'utilisât l'île contre eux, ils y débarquèrent des hoplites, ils disposèrent le reste de leurs troupes sur le continent. Ainsi l'île leur servirait contre les Athéniens et le continent n'offrirait aucune possibilité de débarquement ; comme la côte de Pylos en dehors du port manque de rades, les Athéniens n'y trouveraient aucune base pour venir au secours de leurs troupes. Dans ces conditions les Lacédémoniens se croyaient sûrs d'emporter sans combat naval et sans danger une forteresse dépourvue de vivres et insuffisamment défendue. Aussi débarquèrent-ils des hoplites tirés au sort dans toutes les compagnies. Ces troupes étaient relevées périodiquement. Ceux qui à la fin s'y trouvèrent bloqués étaient au nombre de quatre cent vingt, sans compter les Hilotes à leur service. A leur tête se trouvait Epitadas fils de Molobros. [4,9] Démosthénès vit que les Lacédémoniens se préparaient à l'attaquer par mer et par terre ; aussi prit-il ses dispositions. Il fit tirer à la côte au pied des ouvrages les trières qui lui restaient et les fit servir de palissade. Leurs équipages furent armés de mauvais boucliers, la plupart faits d'osier. Car il n'y avait pas moyen de se procurer des armes dans ce lieu désert. On avait obtenu des armes d'une triacontère de pirates et d'une embarcation légère, appartenant toutes deux aux Messéniens, qui justement avaient abordé là. Ces Messéniens fournirent environ quarante hoplites, incorporés à ses troupes par Démosthénès. Il disposa le gros de ses hommes, armés ou non en hoplites, surtout aux endroits où la position était le mieux fortifiée et la plus sûre, c'est-à-dire du côté du continent ; ils eurent mission de repousser les attaques de l'infanterie. Lui-même choisit, sur tous ses effectifs, soixante hoplites et quelques archers ; avec eux il se porta en avant du rempart, au bord de la mer ; c'est là principalement qu'il s'attendait à voir l'ennemi tenter d'opérer son débarquement : la côte y était d'un abord difficile et couverte de rochers ; néanmoins comme les défenses des Athéniens y étaient particulièrement faibles, les Lacédémoniens, pensait-il, seraient tentés d'attaquer à cet endroit. Les Athéniens pleins de confiance dans la supériorité de leur marine l'avaient faiblement fortifié ; si l'ennemi y opérait de force une descente, la forteresse pouvait facilement tomber en sa possession. Pour parer autant que possible à ce danger, Démosthénès y disposa ses hoplites sur le rivage et les harangua en ces termes : [4,10] "Soldats, qui participez avec moi à cette mission périlleuse, ce n'est pas le moment, dans une position aussi critique, de faire voir votre intelligence en calculant toutes les difficultés de la situation. Au contraire, jetez-vous tous avec ensemble et confiance, tête baissée, contre l'adversaire avec l'espoir de vous tirer de ce mauvais pas ; quand les affaires en sont venues à cette extrémité, il ne s'agit pas de raisonner, mais de foncer droit au milieu du danger. Pour moi je vois que notre position nous permet bien des espérances, si nous sommes décidés à nous y maintenir, à ne pas nous laisser effrayer par leur multitude et à ne pas trahir nos avantages. La difficulté d'aborder est à mon avis un atout dans notre jeu ; si nous ne cédons pas le terrain, elle intervient en notre faveur ; si nous lâchons pied, le terrain, quelque difficile qu'il soit, deviendra accessible faute d'obstacle ; l'ennemi ne pouvant opérer facilement sa retraite, quelque violentes que soient nos attaques, il deviendra plus redoutable. Car c'est pendant qu'il est sur ses vaisseaux qu'il est le plus facile à repousser ; une fois à terre ses chances sont égales aux nôtres. D'autre part, l'effectif de ses troupes ne doit pas nous effrayer à l'excès, si nombreuses qu'elles soient ; en raison de la difficulté du débarquement, elles devront combattre par petits groupes. Il ne s'agit pas d'un combat sur terre où, toutes choses étant égales, c'est le nombre qui l'emporte ; mais d'un combat naval où le succès dépend de mille circonstances. Aussi j'estime que les difficultés que l'ennemi rencontrera compenseront notre petit nombre. Vous êtes Athéniens ; vous connaissez par expérience les difficultés d'un débarquement en présence de l'ennemi. Si l'on ne cède pas de terrain, si l'on tient ferme sans se laisser effrayer par le bruit des vagues, par l'approche impétueuse des vaisseaux, nulle résistance ne peut être forcée. A vous maintenant de tenir bon, de résister au pied de cette cite escarpée et de sauver votre vie en même temps que la place." [4,11] Ces paroles de Démosthénès donnèrent à la troupe un nouveau courage. Il fit descendre ses hommes et les rangea au bord même de la mer. Les Lacédémoniens se mirent en mouvement, ils attaquèrent les ouvrages à la fois par terre et par mer ; ils disposaient de quarante-trois vaisseaux, sous le commandement du navarque, le Spartiate Thrasymédidas fils de Cratésiclès. Celui-ci se porta du côté où l'attendait Démosthénès. Les Athéniens firent front des deux côtés à la fois. Les Lacédémoniens avaient réparti leurs vaisseaux en petits groupes, car il était impossible d'aborder en masse ; en se relayant à tour de rôle, ils cherchaient à forcer les passes. Ils déployaient toute leur énergie, s'exhortaient les uns les autres pour se frayer un passage et s'emparer du retranchement. Brasidas se signala tout particulièrement. Il commandait une trière. Voyant qu'en raison des difficultés d'abordage, triérarques et pilotes hésitaient à toucher terre, même aux endroits où la chose semblait possible, par crainte de briser leurs navires, il leur criait qu'ils ne devaient pas pour ménager des planches, laisser l'ennemi se fortifier dans le pays. Au contraire, il leur donnait l'ordre de fracasser leurs navires pour forcer la résistance des Athéniens et de débarquer ; aux alliés il demandait de ne pas hésiter à sacrifier leurs vaisseaux pour les Lacédémoniens, en échange des bienfaits qu'ils avaient reçus d'eux ; il fallait arriver au rivage, débarquer à tout prix, triompher des hommes et de la place. [4,12] C'est ainsi qu'il les aiguillonnait ; quant à son propre pilote il le força à jeter son navire à la côte. Au moment où il s'avançait vers l'échelle pour toucher terre, les Athéniens le repoussèrent. Couvert de blessures, il perdit connaissance et tomba à l'avant du vaisseau ; dans sa chute, son bouclier glissa à la mer ; il fut porté à terre où les Athéniens le recueillirent ; par la suite, ils en ornèrent le trophée qu'ils élevèrent en mémoire de ce combat. Tous déployaient les plus grands efforts ; néanmoins ils ne pouvaient débarquer, en raison des difficultés de la côte et de la résistance inébranlable des Athéniens. Les rôles se trouvaient complètement intervertis. Les Athéniens se voyaient en devoir de repousser de la terre, et qui plus est de la Laconie même, les Lacédémoniens qui les attaquaient par mer. Les Lacédémoniens étaient obligés de combattre de leurs vaisseaux et de tenter un débarquement contre les Athéniens, sur une côte qui leur appartenait et qui leur était maintenant hostile. Car à cette époque les Lacédémoniens avaient surtout la réputation d'être des terriens et d'avoir d'excellents fantassins, tandis que les Athéniens, peuple maritime, l'emportaient par la supériorité de leur marine. [4,13] Les attaques des Lacédémoniens se poursuivirent ce jour-là et une partie du lendemain ; puis le combat fut interrompu. Le surlendemain ils envoyèrent quelques-uns de leurs vaisseaux à Asinè chercher du bois pour fabriquer des machines ; ils espéraient ainsi s'emparer de la muraille du côté du port malgré sa hauteur ; mais c'est là qu'on pouvait aborder le plus facilement. Sur ces entrefaites arrivèrent les cinquante vaisseaux athéniens de Zacynthe qui avaient été renforcés par quelques-uns des garde-côtes de Naupacte et par quatre vaisseaux de Chios. Voyant que la côte et l'île étaient couverts d'hoplites, que les vaisseaux ennemis demeuraient dans le port sans s'avancer à leur rencontre, ne sachant en quel point aborder, ils mirent le cap sur l'île de Prôtè. Cette île peu éloignée n'était pas occupée. Ils y bivouaquèrent. Le lendemain ils firent leurs préparatifs et reprirent la mer, décidés à livrer bataille, si l'ennemi venait à eux jusqu'au large et bien résolus dans le cas contraire à l'attaquer. Les Lacédémoniens ne vinrent pas à leur rencontre ; ils n'avaient pas fermé les passes, comme ils en avaient eu l'intention. Ils étaient tout tranquillement sur le rivage occupés à armer leurs vaisseaux et se préparaient, en cas d'avance de la flotte athénienne, à livrer bataille dans le port, suffisamment vaste pour y manoeuvrer. [4,14] Les Athéniens foncèrent sur eux par les deux passes. Leur attaque soudaine mit en fuite bon nombre de vaisseaux qui, présentant la proue, se trouvaient déjà loin de la rive. Ils les poursuivirent et en peu de temps ils en endommagèrent un grand nombre ; ils en prirent cinq, dont un avec son équipage. Les autres avaient fui vers le rivage ; ils foncèrent sur eux. Quelques-uns même étaient encore occupés à embarquer, qui n'eurent pas le temps d'appareiller et furent mis en pièces. D'autres abandonnés en toute hâte par leurs équipages furent amarrés et remorqués. A cette vue les Lacédémoniens, accablés de douleur en songeant que leurs hommes de l'île allaient s'y trouver bloqués, arrivèrent à la rescousse. Ils avancèrent tout armés dans la mer, saisirent les vaisseaux qu'emmenaient les Athéniens et les ramenèrent à eux. Dans cette circonstance, chacun croyait que faute d'y mettre du sien tout irait mal. Grande était la confusion ! D'autant plus que chaque peuple avait, autour des vaisseaux, changé sa manière ordinaire de combattre. On eût dit que les Lacédémoniens, entraînés par leur ardeur et leur crainte, livraient sur terre un combat naval. Les Athéniens, victorieux et désireux de tirer tous les avantages de leur victoire, avaient l'air de mener un combat de pied ferme du haut de leurs vaisseaux. L'acharnement était extrême, les blessés nombreux des deux côtés ; enfin, la mêlée se termina. Les Lacédémoniens sauvèrent deux vaisseaux vides, excepté ceux qu'ils avaient perdus tout d'abord. Chacun se retira dans son camp. Les Athéniens élevèrent un trophée, rendirent à l'ennemi ses morts, recueillirent les épaves ; aussitôt, ils envoyèrent leurs vaisseaux croiser autour de l'île et établir une ligne de surveillance, pour s'assurer des hommes qui s'y trouvaient bloqués. A terre, les Péloponnésiens, arrivés de toutes parts en renfort, restèrent sur place à proximité de Pylos. [4,15] A la nouvelle des événements de Pylos, on décida à Sparte que, vu la gravité de la situation, les magistrats se rendraient à l'armée pour juger de leurs propres yeux et prendre immédiatement les mesures nécessaires. Ils se rendirent compte qu'il était impossible de secourir leurs gens ; d'autre part, ils ne voulurent les exposer ni à souffrir de la faim, ni à succomber sous le nombre. Ils décidèrent donc de demander un armistice aux stratèges athéniens ; on enverrait ensuite des députés à Athènes pour conclure un arrangement ; enfin on tâcherait d'obtenir le plus tôt possible la délivrance des soldats de l'île. [4,16] Les stratèges athéniens consentirent à traiter et on conclut une trêve aux conditions suivantes : Les Lacédémoniens feraient venir à Pylos et remettraient aux Athéniens les vaisseaux qui avaient pris part à la bataille et tous les vaisseaux longs qui se trouvaient en Laconie ; ils n'attaqueraient les ouvrages fortifiés ni par terre ni par mer ; les Athéniens laisseraient les Lacédémoniens du continent porter à ceux de l'île une quantité déterminée de blé moulu savoir, deux chénix attiques de farine, deux cotyles de vin et de la viande pour chaque soldat et la moitié de ces rations pour les valets ; ces envois auraient lieu au vu et au su des Athéniens ; aucune embarcation ne devrait aborder l'île secrètement. Les Athéniens la surveilleraient, en évitant autant que possible d'y descendre ; ni par terre ni par mer, ils ne porteraient les armes contre l'armée péloponnésienne. La moindre infraction à ces dispositions, d'un côté comme de l'autre, amènerait la rupture de la trêve ; celle-ci durerait jusqu'au retour des députés lacédémoniens envoyés à Athènes ; les Athéniens mettraient à leur disposition une trière pour leur voyage à l'aller et au retour. A leur arrivée, la trêve serait rompue et les Athéniens restitueraient les vaisseaux dans l'état où ils les auraient reçus. Telles furent les conditions de la trêve. Environ soixante vaisseaux furent remis aux Athéniens. Les députés partirent. Arrivés à Athènes, ils prononcèrent le discours suivant : [4,17] "Athéniens, les Lacédémoniens nous ont envoyés pour traiter au sujet de nos soldats de l'île, en vous suggérant une solution à la fois utile pour vous et pour nous, aussi honorable que possible, étant donné notre triste situation. En prononçant un long discours nous ne nous écarterons pas de notre tradition ; car si nous avons accoutumé d'employer peu de mots, quand la brièveté suffit, nous nous étendons davantage, quand il s'agit de faire connaître le meilleur parti à suivre. Acceptez donc nos paroles sans hostilité, car nous n'avons pas la prétention de vous faire la leçon ; n'y voyez qu'un conseil, adressé à des gens informés, d'avoir à délibérer sagement. Pour vous, vous pouvez tirer profit de votre fortune actuelle, en gardant ce que vous possédez et en y ajoutant gloire et honneur ; n'imitez pas les gens qui obtiennent quelque avantage inattendu. L'espoir, que provoque en eux un succès inespéré, développe leurs ambitions. Mais ceux qui ont éprouvé souvent les revers et les faveurs de la fortune sont particulièrement disposés à se méfier de ses sourires. C’est ce dont l'expérience a dû particulièrement vous convaincre, tout aussi bien que nous. [4,18] "Soyez-en persuadés, en jetant un coup d'oeil sur nos malheurs actuels. Malgré le renom considérable dont nous jouissons chez les Grecs, nous sommes venus vous solliciter ; naguère pourtant nous estimions que c'était à nous d'accorder ce que nous implorons maintenant de vous. Et cependant notre infortune n'est imputable, ni à l'insuffisance de notre puissance, ni à l'orgueil inspiré par une prospérité nouvelle. Notre situation est identique à ce qu'elle a été de tout temps ; mais nos prévisions ont été déjouées, malheur auquel tous les hommes se trouvent également exposés. Aussi n'est-il pas juste que la puissance actuelle de votre Etat et vos succès récents vous incitent à croire que la fortune sera toujours à vos côtés. Ceux-là sont sages qui, pour leur sûreté, se défient du succès ; ce sont eux aussi qui se comportent le plus adroitement dans l'infortune ; ils ne s'imaginent pas que la guerre se laisse manier selon leurs désirs, mais bien plutôt qu'à la guerre les hommes sont les jouets du destin. Par là, ils sont les moins exposés aux revers, parce qu'ils ne se laissent pas griser par le succès et qu'ils choisissent pour mettre fin à la guerre le moment même où tout va à souhait. Voilà comment, Athéniens, il vous convient d'agir avec nous. Il est à craindre que par la suite, si vous refusez de nous entendre et si vos affaires périclitent - c'est ce qui arrive souvent - on n'attribue à la fortune vos avantages et vos succès présents ; tandis que vous pouvez laisser aux générations futures une renommée indiscutable de votre force et de votre sagesse politique. [4,19] "Les Lacédémoniens vous invitent à conclure une trêve et à mettre fin à la guerre. Ils vous offrent paix, alliance, amitié complète, intimité sans restriction. En retour, ils vous demandent les soldats qui se trouvent dans l'île, car il vaut mieux, à leurs yeux, pour les deux partis, ne pas risquer de les voir s'échapper en profitant d'une circonstance favorable, ou réduits à subir un siège et tomber entièrement entre vos mains. A notre avis de terribles inimitiés peuvent prendre fin avec une paix solide. Mais ce n'est pas lorsqu'un des adversaires, après avoir lutté et obtenu de grands avantages, impose à l'autre de force et sous la foi des serments des conditions intolérables ; il faut que le vainqueur montre le triomphe de l'équité, surpasse le vaincu en générosité et conclue un accord à des conditions de modération inespérées. Alors l'adversaire n'a pas à opposer la violence à la force, mais à rendre le bien pour le bien ; et le sentiment de l'honneur le dispose bien davantage à respecter les conditions qui lui sont faites. Voilà comment on montre plus de modération avec ses ennemis les plus acharnés qu'avec ceux qui n'ont eu avec vous que des démêlés courants. On cède avec plaisir à quiconque rabat volontairement de ses prétentions ; mais on combat à outrance, même déraisonnablement, un adversaire arrogant. [4,20] "Jamais nous ne trouverons une meilleure occasion de nous réconcilier. Profitons-en, avant que survienne quelque événement sans remède qui nous oblige à transformer en une haine implacable et personnelle nos différends publics et nous prive des avantages que nous vous offrons actuellement. Pendant que la situation est encore indécise, réconcilions-nous ; gardez, vous, la gloire acquise et notre amitié ; à nous, faites éviter le déshonneur, en mettant fin par des conditions acceptables à notre situation malheureuse. Préférons la paix à la guerre et mettons un terme à la souffrance des autres Grecs. C'est à vous surtout qu'ils en sauront gré. Ils souffrent de la guerre sans savoir exactement qui l'a provoquée. Comme c'est vous surtout qui pouvez y mettre fin, c'est à vous qu'ils attribueront ce bienfait. En consentant à la paix, vous pouvez vous assurer l'amitié solide des Lacédémoniens. Eux-mêmes vous y invitent ; vous, vous ferez acte de condescendance et non de violence. Envisagez aussi tous les avantages que vraisemblablement nous procurera notre réconciliation. Quand nous n'aurons plus qu'une seule volonté, le reste de la Grèce, dans l'impossibilité de rivaliser avec nous, nous accordera les plus grands honneurs." [4,21] Telles furent les paroles des Lacédémoniens. Ils s'imaginaient que les Athéniens, qui auparavant avaient désiré une trêve, mais qui n'avaient pu l'obtenir à cause de l'opposition de Lacédémone, accepteraient avec empressement la paix qu'on leur offrait et qu'ils rendraient les soldats de Sphactérie. Loin de là, les Athéniens, qui avaient les gens de l'île en leur pouvoir, s'imaginaient qu'ils seraient maîtres de traiter quand ils voudraient ; aussi se montraient-ils plus exigeants. Un homme surtout les pressait c'était Cléon fils de Cléaenétos un démagogue, qui avait en ce moment auprès du peuple un crédit extraordinaire. Sur ses conseils les Athéniens exigèrent que les soldats de Sphactérie livrassent leurs armes et leurs personnes et qu'on les ramenât à Athènes ; cela fait, que les Lacédémoniens rendissent Nisaea, Pèges, Trézène et l'Achaïe, qu'ils ne détenaient pas du droit de la guerre, mais en vertu d'une convention antérieure à laquelle des revers et un besoin pressant de paix avaient contraint les Athéniens de souscrire. A ces conditions on rendrait les soldats de l'île et les deux peuples pourraient conclure une trêve pour une durée déterminée. [4,22] Les députés ne firent pas d'objection à cette exigence. Mais ils demandèrent qu'on nommât des commissaires chargés de discuter avec eux contradictoirement et à loisir chacun des articles. Là-dessus Cléon s'emporta, disant qu'il avait bien discerné dès l'abord la mauvaise foi des Lacédémoniens ; qu'elle était manifeste maintenant, puisqu'ils ne voulaient rien communiquer en public et ne consentaient à délibérer qu'en petit comité. Il leur ordonna, si leurs intentions étaient droites, de les communiquer au peuple entier. Les Lacédémoniens, eux, voyaient bien qu'ils ne pouvaient parler devant le peuple. En admettant que leurs revers leur fissent faire quelques concessions, ils s'exposaient en cas d'échec à perdre leur crédit auprès de leurs alliés. D'autre part, ils constataient que les Athéniens n'accepteraient pas les conditions modérées qu'ils proposaient. Aussi quittèrent-ils Athènes sans avoir rien arrêté. [4,23] Dès leur retour, l'armistice conclu au sujet de Pylos se trouva rompu. Conformément aux conditions, les Lacédémoniens réclamèrent à plusieurs reprises leurs vaisseaux. Mais les Athéniens refusèrent de les rendre, sous prétexte que, contrairement à leurs engagements, les Lacédémoniens avaient fait une tentative contre la place et s'étaient rendus coupables de quelques infractions sans importance. Ils s'appuyaient sur cette clause, effectivement acceptée, que la moindre infraction amènerait la rupture de la trêve. Les Lacédémoniens ripostèrent et relevèrent hautement l'injustice qu'il y avait à retenir leurs vaisseaux. Finalement ils se retirèrent et reprirent les armes. Des deux côtés à Pylos, la guerre était menée avec vigueur. Pendant le jour deux vaisseaux athéniens ne cessaient de patrouiller autour de l’île en se croisant. Pendant la nuit doute la flotte était en station, sauf du côté de la haute mer, quand le vent soufflait. Athènes avait envoyé, pour exercer la surveillance un renfort de vingt vaisseaux, ce qui avait porté la flotte à un chiffre total de soixante-dix bâtiments. Les Péloponnésiens campaient sur le rivage, lançaient des attaques contre les ouvrages et guettaient l'occasion de délivrer leurs hommes. [4,24] Sur ces entrefaites, en Sicile, les Syracusains renforcèrent avec des vaisseaux qu'ils venaient d'équiper l'escadre qui surveillait Messénè. C'est en partant de cette ville qu'ils commencèrent les hostilités. Ils étaient poussés surtout par les Locriens, ennemis mortels de Rhégion, dont ils venaient eux-mêmes d'envahir le territoire. Leur intention était de livrer un combat sur mer. Car ils étaient assurés que les Athéniens n'avaient en ces parages qu'un petit nombre de vaisseaux et ils savaient que le gros de la flatte destinée à la Sicile était occupé à bloquer l'île de Sphactérie. En cas de victoire navale, ils espéraient, en l'attaquant par terre et par mer, s'emparer sans difficulté de Rhégion et y asseoir ainsi leur domination. Le promontoire de Rhégion en Italie étant peu distant de Messéne en Sicile, les Athéniens se trouveraient dans l'impossibilité d'aborder et de se rendre maîtres du détroit. Ce détroit est formé par un bras de mer qui sépare Rhégion de Messéne, à l'endroit où la Sicile est le plus rapprochée du continent. C'est la fameuse Charybde que, dit-on, Ulysse traversa. Comme le passage est étroit, les eaux des deux mers, la mer Tyrrhénienne et la mer de Sicile, s'y engouffrent avec impétuosité et le passage est considéré à juste titre comme dangereux. [4,25] Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés se virent contraints, avec un peu plus de trente vaisseaux, à livrer tard dans la journée un combat, provoqué par le passage d'un bateau de la marine marchande. Ils se heurtèrent à seize vaisseaux d'Athènes et à huit de Rhégion. Ils furent vaincus par les Athéniens, perdirent un vaisseau et chacun regagna en toute hâte son camp. On combattait encore à la nuit tombée. Là-dessus les Locriens évacuèrent le territoire de Rhégion. La flotte des Syracusains et de leurs alliés se concentra et mouilla à Pélôris, ville appartenant à Messéne, où se trouvaient leurs troupes de terre. Les Athéniens et les gens de Rhégion les y rejoignirent ; apercevant les vaisseaux sans équipages, ils foncèrent dessus, mais ils en perdirent un qu'avait accroché une main de fer ; l'équipage put se sauver à la nage. Les Syracusains embarquèrent et au moment où ils halaient leurs vaisseaux en direction de Messéne, les Athéniens les attaquèrent une seconde fois ; mais l'ennemi vira de bord, prévint leur attaque et leur coula un second vaisseau. Ainsi ni dans le trajet ni dans le combat les Syracusains n'éprouvèrent de désavantage ; ils rallièrent ensuite le port de Messénè. A la nouvelle que Camarina allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses partisans, les Athéniens s'y portèrent avec leurs navires. Pendant ce temps les Messéniens marchèrent avec toutes leurs forces de terre et de mer contre Naxos la Chalcidienne, qui est limitrophe de leur ville. Le premier jour ils enfermèrent les Naxiens dans leurs murailles et ravagèrent le territoire ; le lendemain leurs vaisseaux remontèrent le cours du fleuve Acésinès pour en ravager les bords, tandis que l'armée de terre prononçait une attaque contre la ville. Mais pendant ce temps, les Sicules descendirent des montagnes pour attaquer les Messéniens. A leur vue les Naxiens reprirent courage et s'exhortèrent les uns les autres, en se disant que c'étaient les Léontins et leurs autres alliés qui venaient à leur secours. Ils sortirent précipitamment de la ville, coururent sus aux Messéniens, les mirent en déroute et leur tuèrent plus de mille hommes. Les survivants eurent toutes les peines du monde à regagner leurs foyers. Les Barbares leur coupèrent la retraite et les massacrèrent pour la plupart. Les vaisseaux, qui avaient abordé à Messéne, regagnèrent ensuite leurs ports respectifs. Pensant que Messéne état hors d'état de se défendre, les Léontins et leurs alliés, renforcés des Athéniens, marchèrent contre cette ville. Ils l'attaquèrent, la flotte athénienne du côté du port, les troupes de terre du côté de la ville. Les Messéniens firent une sortie avec quelques Locriens, qui sous le commandement de Démotélès après la défaite étaient demeurés comme garnison dans la ville. Ils surprennent les assaillants, mettent en fuite la plupart des Léontins et en tuent un grand nombre. A cette vue les Athéniens descendirent de leurs vaisseaux pour se porter au secours de leurs alliés ; tombant sur les Messéniens, ils les bousculèrent et les poursuivirent jusqu'à la ville. Ils élevèrent un trophée, puis se retirèrent à Rhégion. Après ces événements les Grecs de Sicile poursuivirent sur terre les hostilités les uns contre les autres, sans la participation des Athéniens. [4,26] Devant Pylos, les Athéniens continuaient à bloquer les Lacédémoniens de Sphactérie ; les troupes péloponnésiennes qui se trouvaient sur le continent demeuraient sur place. Par suite du manque de vivres et d'eau, la surveillance exercée par les Athéniens était extrêmement difficile. L'unique source se trouvait dans la citadelle de Pylos, encore était-elle peu abondante ; aussi la plupart creusaient des trous dans le sable du rivage et buvaient telle quelle l'eau qu'ils recueillaient. Ils n'avaient pour camper qu'un espace étroit et insuffisant ; les vaisseaux n'avaient pas de mouillage ; aussi les équipages prenaient-ils leurs repas à terre par bordées, pendant que l'escadre était au large. Ce qui les décourageait surtout, c'était cette situation qui se prolongeait indéfiniment. Ils avaient cru qu'en peu de jours ils vendraient à bout des assiégés, enfermés dans une île déserte et réduits à boire une eau saumâtre. La raison de cette résistance était la suivante : les Lacédémoniens avaient fait savoir que ceux qui feraient passer dans l'île du blé moulu, du vin, du fromage et tous les aliments nécessaires à des assiégés seraient payés très largement ; ils avaient même promis la liberté aux Hilotes qui en introduiraient. C'étaient surtout ceux-là qui se chargeaient de ces missions périlleuses : ils partaient de tous les points du Péloponnèse et profitaient de la nuit pour accoster la partie de l'île qui regarde la haute mer. Ils avaient soin de guetter le vent favorable ; quand il soufflait de la haute mer, ils échappaient facilement à la surveillance des trières, qui ne pouvaient rester à croiser au large ; ils n'usaient pas de précautions pour accoster ; comme on les indemnisait de leurs pertes, ils échouaient leurs embarcations ; les hoplites guettaient leur venue aux points abordables de l'île. Mais par temps calme, ils étaient en danger et se faisaient prendre. Il y avait aussi des plongeurs qui traversaient le port entre deux eaux et qui, avec un câble, traînaient des outres pleines de pavots enduits de miel et de graines de lin pilées. Tout d'abord ils passèrent inaperçus : mais par la suite on établit une surveillance pour empêcher ce trafic. Tous les moyens les plus ingénieux étaient employés, soit pour introduire des vivres dans l'île, soit pour empêcher le ravitaillement. [4,27] A Athènes, l'embarras fut grand quand on apprit les souffrances de l'armée et le ravitaillement clandestin de l'île. On craignait que la mauvaise saison ne vînt interrompre la surveillance ; on se rendait compte qu'il serait impossible pour transporter des vivres de doubler les caps du Péloponnèse : d'autant plus que dans cette contrée déserte, même en été, le ravitaillement de la place s'avérait impossible ; enfin sur cette côte dépourvue de ports, pas de mouillage pour le blocus. Dans ces conditions, ou bien la surveillance se relâcherait et les assiégés prolongeraient leur résistance ; ou bien, à la faveur de quelque mauvais temps, ils s'échapperaient avec les embarcations qui les ravitaillaient. Mais ce qu'on redoutait surtout, c'est que les Lacédémoniens enhardis ne refusassent désormais toute proposition de paix. Aussi regrettait-on de ne pas avoir donné suite à leurs propositions de trêve. Cléon, qui se rendait compte qu'on le voyait d'un mauvais oeil, parce qu'il avait mis obstacle à l'accommodement, prétendit que les nouvelles étaient fausses. Ceux qui les apportaient demandèrent, puisqu'on se méfiait d'eux, qu'on envoyât faire une enquête à Pylos. Cléon fut choisi par les Athéniens pour procéder à cette enquête avec Théagénès. Il se sentit pris au piège : ou il confirmerait les paroles de ceux qu'il calomniait, ou il les infirmerait et alors serait convaincu de mensonge. Discernant chez les Athéniens une recrudescence d'esprit belliqueux, il déclara que ce n'était pas le moment d'envoyer des enquêteurs, ni de perdre l'occasion en temporisant ; si les nouvelles leur paraissaient vraies, il n'y avait qu'à prendre la mer pour réduire les gens de Sphactérie. Puis, faisant allusion à Nicias fils de Nicéràtos stratège athénien, son ennemi personnel et son adversaire politique, il déclara qu'en s'embarquant avec des préparatifs suffisants, si les stratèges étaient des hommes, il serait facile de s'emparer des gens de l'îlot ; qu'on lui donnât le commandement et il se chargerait volontiers de cette opération. [4,28] Les Athéniens firent entendre des clameurs hostiles à l'adresse de Cléon et lui demandèrent pourquoi il n'embarquait pas, si la chose lui semblait si facile. Nicias, se sentant visé, invita Cléon à prendre les troupes qu'il voudrait et que ses collègues et lui-même lui céderaient volontiers, et à tenter l'aventure, Cléon crut d'abord que cette proposition n'était qu'une plaisanterie et se déclara tout prêt à le faire. Mais quand il vit que c'était sérieux, il fit marche arrière, il dit que c'était Nicias, qui était stratège et non pas lui. Déjà il éprouvait quelque crainte, mais il ne croyait pas que Nicias oserait lui proposer son commandement. Mais Nicias, renouvelant sa proposition, se démit de son commandement de Pylos et prit à témoin les Athéniens. Plus Cléon cherchait à éviter de s'embarquer et se dérobait, plus la foule, par un de ces mouvements qui lui sont familiers, pressait Nicias de lui céder le commandement et réclamait à grands cris le départ de Cléon. Finalement ne pouvant plus se dédire, il accepte ; il monte même à la tribune pour déclarer qu'il ne redoutait pas les Lacédémoniens ; il allait s'embarquer, sans demander un seul homme à la ville, en emmenant seulement les troupes de Lemnos et d'Imbros, qui se trouvaient à Athènes, les peltastes venus en renfort d'Enos et quatre cents archers pris çà et là. Avec ces troupes et celles de Pylos, il se fait fort en vingt jours d'amener vivants à Athènes les soldats lacédémoniens ou de les laisser sur place morts. Les Athéniens ne purent s'empêcher de rire de cette outrecuidance ; mais les gens sensés n'étaient pas fâchés de voir qu'ils obtiendraient au moins un de ces deux avantages : ils seraient débarrassés de Cléon et c'est ce qui leur paraissait le plus vraisemblable ou bien, au cas où leurs prévisions ne se réaliseraient pas, les Lacédémoniens tomberaient entre leurs mains. [4,29] Cléon prit dans l'assemblée du peuple toutes tes dispositions nécessaires, fit approuver par un vote son expédition, choisit comme collègue un des stratèges de Pylos, Démosthénès, et prépara en hâte son départ. Il s'était adjoint Démosthénès, parce qu'il avait appris que lui aussi projetait une descente dans l'île ; car les soldats, qui souffraient de la disette et qui étaient moins assiégeants qu'assiégés, se montraient pressés de tenter un coup de force. Un incendie, qui venait de dévaster l'île, fortifiait encore sa résolution. Auparavant cette île était en grande partie boisée et, du fait qu'elle était inhabitée, dépourvue de sentiers ; Démosthénès y redoutait des surprises et voyait dans ces couverts un avantage pour l'ennemi. Qu'il vînt à débarquer avec une armée nombreuse, l'ennemi pouvait se dissimuler dans ces retraites impénétrables et en sortir pour l'attaquer ; les fautes des Lacédémoniens et leurs préparatifs seraient soustraits par la forêt aux vues des Athéniens, dont toutes les fautes seraient aperçues et qui au gré de l'ennemi seraient assaillis à l'improviste. Dans ces conditions l'attaque serait tout à l'avantage des Lacédémoniens. Tenterait-il de pousser à travers le fourré pour y engager le combat ? L'ennemi, inférieur en nombre mais connaissant le terrain, y viendrait à bout, pensait-il, d'une troupe plus nombreuse et désorientée. Comme faute de vues on ne pouvait se porter aux secours les uns des autres, une grande partie de l'armée serait en passe de périr, sans qu'on s'en aperçût. [4,30] Depuis le désastre d'Etolie, occasionné en partie par la forêt, ces craintes obsédaient Démosthénès. Mais voici ce qui arriva ; les soldats en raison de l'exiguïté de l'îlot étaient contraints d'y aborder aux extrémités, pour y préparer leurs repas pendant leur temps de garde ; l'un d'eux, par mégarde, mit le feu à la forêt ; le vent s'éleva et elle fut en flammes avant qu'on s'en aperçût. Démosthénès découvrit alors que les Lacédémoniens étaient plus nombreux qu'il n'avait soupçonné d'abord, d'après les vivres qu'on leur faisait passer ; l'île aussi lui parut devenue plus accessible. Il exhorta les Athéniens à redoubler d'ardeur contre un sérieux adversaire non méprisable ; il se prépara à l'attaque, fit demander des renforts aux alliés du voisinage et prit toutes autres dispositions nécessaires. Sur ces entrefaites Cléon, qui lui avait envoyé un message pour l'avertir de sa venue avec les troupes demandées par lui, arrive à Pylos. La jonction faite d'un commun accord, ils commencent par envoyer un héraut à l'armée péloponnésienne du continent pour demander si l'on consentait à donner l'ordre aux soldats de l'île de se rendre sans combat, avec leurs armes ; les prisonniers seraient traités avec douceur jusqu'au règlement des points en litige. [4,31] Ces propositions furent repoussées. Les Athéniens attendirent encore un jour. Le lendemain ils appareillèrent pendant la nuit, après avoir embarqué sur un petit nombre de vaisseaux tous leurs hoplites. Un peu avant l'aurore ils débarquèrent des deux côtés de l'île, du côté de la haute mer et du côté du port. Les hoplites au nombre de huit cents environ se portèrent au pas de course sur le premier poste de l'île, selon le plan arrêté. Ils y trouvèrent environ trente hoplites ; le groupe le plus important, sous le commandement d'Epitadas, occupait au milieu de l'île un terrain uni, près de la source. Enfin, une fraction peu nombreuse gardait l'extrémité de l'île, face à Pylos ; la position était escarpée du côté de la mer et difficile à attaquer du côté de la terre ; en effet, on y avait jadis construit un retranchement en pierres amoncelées, que les Lacédémoniens comptaient utiliser, au cas où ils seraient repoussés et contraints à faire retraite. Telle était la répartition de leurs forces. [4,32] Les athéniens surprennent cet avant-poste, massacrent sur-le-champ les hommes encore couchés ou en train de prendre leurs armes. Leur débarquement n'avait pas été éventé, l'ennemi ayant cru qu'il s'agissait de vaisseaux venant prendre de nuit leur emplacement habituel. Au point du jour, toute l'armée débarqua et avec elle tous les équipages d'un peu plus de soixante-dix vaisseaux, sauf les thalamites. Toutes les troupes avaient leur équipement habituel ; il y avait huit cents archers, au moins autant de peltastes, les Messéniens venus en renfort et toute la garnison de Pylos, excepté les hommes laissés à la garde des ouvrages. Suivant le dispositif de Démosthénès, ils furent répartis en groupes, généralement de deux cents hommes ; quelques groupes étaient moins importants. Ils s'emparèrent des hauteurs, pour que l'ennemi, cerné de toutes parts, ne sût de quel côté faire face ; débordé par le nombre, il lui faudrait en marchant sur ceux qui étaient devant lui s'exposer à ceux qui étaient derrière ; s'il ripostait sur le flanc à ceux qui étaient à sa droite et à sa gauche. De quelque côté qu'il s'avançât, il aurait toujours derrière lui des troupes légères, particulièrement redoutables, qui l'attaqueraient de loin avec des traits, des javelots, des pierres ou des frondes et qui échapperaient à toute poursuite ; car elles triomphaient même en fuyant ; dès que l'ennemi reculait, elles revenaient à la charge. Tel était le plan d'attaque conçu par Démosthénès et qu'il réalisa effectivement. [4,33] Les troupes d'Epitadas les plus importantes de l'île, voyant l'avant-poste anéanti et les Athéniens qui s'avançaient contre elles, prirent leur formation de combat, marchèrent contre les hoplites athéniens pour en venir aux mains, car ceux-ci leur faisaient face. Sur les flancs et par derrière elles avaient l'infanterie légère. Mais les Lacédémoniens ne purent aborder les hoplites ni mettre à profit leur expérience du combat. Ils s'en trouvaient empêchés par les attaques des troupes légères, qui les criblaient de traits ; les hoplites athéniens, eux, loin d'avancer restaient sur place. Quand les troupes légères se précipitaient sur les Lacédémoniens et les serraient de plus près, ceux-ci les mettaient en fuite ; mais elles faisaient ensuite demi-tour et résistaient, ce qui état facile à des hommes, que leur équipement n'alourdissait pas, qui échappaient facilement en fuyant et dont la fuite était favorisée par le terrain inégal, raboteux, où nul n'avait jamais frayé de passage. Les Lacédémoniens avec leurs armures pesantes ne pouvaient les y poursuivre. [4,34] Ces escarmouches se prolongèrent pendant quelque temps. Enfin les Lacédémoniens se trouvèrent dans l'impossibilité de poursuivre les assaillants ; les troupes légères s'aperçurent que la résistance de l'ennemi faiblissait ; la constatation de leur supériorité numérique accrut leur courage ; déjà elles s'étaient accoutumées à ne plus craindre autant l'ennemi, qui ne les avait pas reçues comme elles s'y attendaient, quand, au moment de marcher contre lui, elles avaient senti leur courage honteusement paralysé à la pensée qu'elles allaient avoir à combattre les Lacédémoniens. Pleines de mépris pour l'adversaire, elles se mirent à pousser de grands cris et en masse se précipitèrent sur lui, le criblant de pierres, de traits, de javelots, bref de tous les projectiles qui pouvaient leur tomber sous la main. Ces cris qui accompagnaient leur avance effrayèrent soudain les soldats inaccoutumés à des combats de ce genre ; en même temps les cendres de la forêt récemment brûlée formaient des tourbillons épais. Mêlées aux traits et aux pierres, dont les criblait cette multitude, elles ne permettaient de voir quoi que ce fût devant soi. Alors la situation devint critique pour les Lacédémoniens. Leurs cuirasses de feutre ne les protégeaient pas contre les traits ; les javelots s'y enfonçaient en s'y brisant. Bref, ils se voyaient réduits à l'impuissance, car ils étaient littéralement aveuglés et les cris des Athéniens qui dominaient tout les empêchaient d'entendre les ordres des chefs. Bref, de toute part, le danger les menaçait et ils ne voyaient aucun espoir de se défendre avec succès. [4,35] Déjà, beaucoup d'entre eux avaient été blessés, parce qu'ils tournoyaient sans cesse sur eux-mêmes. Enfin ils serrèrent leurs rangs et se retinrent vers le fortin de l'extrémité de l'île, peu distant du lieu du combat et où se trouvait leur garnison. Dès qu'ils eurent commencé à reculer, les troupes légères les poursuivirent, en redoublant de cris et d'audace. Tous les Lacédémoniens, qui furent cernés au cours de ce mouvement de retraite, périrent ; néanmoins, la plupart d'entre eux purent se réfugier dans le fortin et y rejoindre la garnison, ils se préparèrent à défendre tous les points par où il était accessible. Les Athéniens les poursuivirent, mais ne purent, en raison de l'escarpement du terrain, entourer et investir le fortin ; ils s'efforcèrent en l'abordant de front d'en déloger les défenseurs. La plus grande partie du jour se lassa en combats extrêmement rudes, qu'aggravaient la soif et le soleil. Les Athéniens déployaient tous leurs efforts pour s'emparer de la hauteur ; les Lacédémoniens pour les repousser. Ceux-ci se défendaient plus facilement qu'auparavant, car on ne pouvait les attaquer sur les flancs. [4,36] Comme cette situation se prolongeait, le commandant des Messéniens vint trouver Cléon et Démosthénès et leur fit remarquer qu'on se donnait beaucoup de mal pour rien. Il demanda qu'on mît à sa disposition une partie des archers et des troupes légères : il prendrait l'ennemi à revers en empruntant un chemin qu'il saurait trouver et forcerait l'entrée du fortin. On lui accorda ce qu'il demandait et il s'avança en se dissimulant à la vue des assiégés et en profitant, au milieu des escarpements de l'île, de tous les endroits accessibles. Finalement au prix de grandes difficultés et de longs détours, il parvint, sans éveiller l'attention, à un point du rempart que les Lacédémoniens confiants dans la force de la position ne gardaient pas. Tout à coup, il parut derrière eux sur le rocher, frappant d'effroi les assiégés et redoublant l'ardeur de ses troupes, qui voyaient se confirmer ce qu'elles attendaient. A ce moment les Lacédémoniens, attaqués des deux côtés, se trouvèrent, toutes proportions gardées, dans la même situation que les soldats des Thermopyles, quand les Perses les tournèrent par le sentier d'Ephialtès et les massacrèrent ; il en fut de même à Sphactérie. Ne sachant plus de quel côté se tourner, ils cessèrent toute résistance, trop peu nombreux pour leurs adversaires et exténués de faim, ils reculèrent. Les Athéniens se trouvèrent alors maîtres des passages. [4,37] Cléon et Démosthénès, qui se rendaient compte qu'à la moindre bousculade les Lacédémoniens seraient massacrés par leurs soldats, firent cesser le combat, retinrent leurs hommes, car ils voulaient amener vivants à Athènes les soldats de la garnison. Pour voir si la proclamation du héraut ferait fléchir leur résolution et les contraindrait à l'aveu de leur défaite, ils leur proposèrent par le parlementaire de se rendre, eux et leurs armes, à la discrétion des Athéniens. [4,38] A cette proclamation la plupart des Lacédémoniens jetèrent leurs bouchers et agitèrent les mains en l'air, en signe d'acceptation. Là-dessus intervint une suspension d'armes. Cléon et Démosthénès, et du côté de l'ennemi Styphôn fils de Pharax entrèrent en pourparlers. Parmi ceux qui avaient d'abord exercé le commandement, le premier, Epitadas, était mort ; son successeur désigné, Hippagrétès, quoique respirant encore, était couché au milieu des morts. Styphôn avait été désigné, selon le règlement, pour prendre le commandement après eux, en cas de malheur. Styphôn et ceux qui l'assistaient déclarèrent vouloir, par l'entremise du héraut, consulter sur la conduite à tenir les Lacédémoniens du continent. Mais les Athéniens ne laissèrent passer personne et se chargèrent eux-mêmes de faire venir du continent des hérauts lacédémoniens. La question fut posée deux ou trois fois. Finalement le héraut venu le dernier apporta cette réponse "Les Lacédémoniens vous engagent à décider vous-mêmes sur vous-mêmes et à ne rien faire de honteux." Les vaincus se concertèrent donc et se rendirent avec leurs armes. Ce jour-là et la nuit suivante, les Athéniens les tinrent sous bonne garde. Le lendemain, ils élevèrent un trophée dans l'île, firent leurs préparatifs d'appareillage et répartirent les prisonniers sous la garde des triérarques. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut et obtinrent d'enlever leurs morts. Voici le bilan des morts et des prisonniers de l'île : au total quatre cent vingt hoplites lacédémoniens avaient été débarqués à Sphactérie ; deux cent quatre-vingt-douze furent transportés vivants à Athènes ; les autres étaient morts. Au nombre des survivants il y avait environ cent vingt Spartiates. Les Athéniens avaient perdu peu de monde ; car on n'avait pas combattu en bataille rangée. [4,39] Le siège de l'île depuis la bataille navale jusqu'au dernier combat dans l'île avait duré au total soixante-douze jours. Pendant vingt jours environ, le temps de l'absence des envoyés chargés de négocier la trêve, les assiégés avaient été ravitaillés ; le reste du temps, ils n'avaient eu que les vivres importés en cachette. Il restait dans l'île, au moment de la capitulation, du blé et différents approvisionnements. Car le général Epitadas, vu les vivres dont il disposait, ne les distribuait qu'avec parcimonie. Athéniens et Péloponnésiens retirèrent leurs troupes de Pylos et rentrèrent chez eux. La promesse de Cléon, si déraisonnable qu'elle fût, se trouva accomplie : vingt jours lui suffirent pour amener à Athènes les prisonniers, comme il l'avait promis. [4,40] Cet événement fut pour les Grecs le plus surprenant de toute la guerre. Nul n'imaginait que la faim ou quelque nécessité que ce fût pût contraindre les Lacédémoniens à mettre bas les armes ; on croyait que jamais ils ne les rendraient et que de toutes façons ils mourraient en combattant. Aussi ne pouvait-on s'imaginer que ceux qui s'étaient rendus fussent de la même trempe que ceux qui étaient morts. Par la suite, un allié d'Athènes posa, pour l'humilier, cette question à un prisonnier "Étaient-ce de braves soldats, ceux d'entre vous qui ont été tués ?" L'autre répondit que la flèche serait un objet inestimable, si elle savait discerner les braves. Il donnait ainsi à entendre que les pierres et les traits avaient frappé au hasard. [4,41] Les prisonniers amenés à Athènes, l'on décida de les garder aux fers, jusqu'à ce qu'un accord fût conclu. Si auparavant les Péloponnésiens envahissaient l'Attique, on les tirerait de prison pour les mettre à mort. On établit à Pylos une garnison. Les Messéniens de Naupacte y envoyèrent les plus belliqueux de leurs hommes ; ils considéraient Pylos comme leur patrie, car elle avait jadis appartenu à la Messénie. De là ils pillèrent la Laconie, et comme ils parlaient la langue du pays, ils firent à la contrée un tort considérable. Les Lacédémoniens, jusqu'alors, n'avaient pas souffert du pillage et avaient été à l'abri d'une guerre de cette sorte ; leurs Hilotes désertaient et ils redoutaient que la révolte ne s'étendît sur tout le pays. Leurs inquiétudes étaient grandes et, tout en ne voulant pas les laisser paraître aux yeux des Athéniens, ils leur envoyèrent des députés pour obtenir la restitution de Pylos et de leurs hommes. Mais les Athéniens avaient des prétentions plus hautes. Il vint de Lacédémone plusieurs députations, mais elles durent s'en retourner sans avoir rien obtenu. Tels furent les événements de Pylos. [4,42] Le même été aussitôt après, les Athéniens envoyèrent contre Corinthe une expédition composée de quatre-vingts vaisseaux, de deux mille hoplites, pris parmi leurs troupes, et de deux cents cavaliers, embarqués sur des transports aménagés à cet effet. Leurs alliés de Milet, d'Andros et de Carystos participaient à cette expédition. Les troupes étaient commandées par Nicias fils de Nicératos et deux autres stratèges. Ils prirent la mer à l'aurore et abordèrent entre la Chersonèse et Le Courant, sur la grève qui s'étend au pied de la colline de Solygeia. C'est sur cette hauteur que se fortifièrent jadis les Doriens pour faire la guerre aux Corinthiens d'origine éolienne ; il s'y trouve aujourd'hui encore un bourg qui porte le nom de Solygeia. De la grève où l'escadre avait abordé à ce bourg, il y a une distance de douze stades ; la distance est de soixante stades jusqu'à Corinthe, de vingt jusqu'à l’Isthme. Les Corinthiens, avertis par les Argiens de l'arrivée prochaine de l'armée athénienne, s'étaient depuis longtemps portés en masse à l'Isthme, sauf ceux qui habitent en deçà. A Ambracie et à Leucas cinq cents hommes se trouvaient détachés ; toutes les troupes, en masse, épiaient le débarquement des Athéniens ; ceux-ci néanmoins trompèrent leur surveillance en débarquant de nuit. A la vue des signaux annonçant l'arrivée de l'ennemi, les Corinthiens accoururent en toute hâte laissant la moitié de leur monde au part de Cenchrées, pour le cas où les Athéniens se porteraient sur Crommyôn. [4,43] Deux stratèges les commandaient. L'un d'eux, Battos, avec une compagnie se dirigea vers le bourg de Solygeia, non fortifié, qu'il voulait occuper. Lycophrôn, avec le reste des troupes, engagea la bataille. Les Corinthiens foncèrent sur l'aile droite athénienne, qui venait à peine de débarquer en avant de la Chersonèse, puis la mêlée devint générale. Le combat fut violent ; ce n'était qu'une suite de corps à corps. L'aile droite des Athéniens et des Carystiens qui en formaient l'extrémité reçut le choc des Corinthiens et les repoussa non sans peine. Les Corinthiens reculèrent jusqu'à un mur en pierre et, comme le terrain est escarpé, ils se trouvèrent occuper une position dominante d'où ils criblaient de pierres leurs poursuivants. Ensuite entonnant le péan ils revinrent à la charge et, comme les Athéniens ne pliaient pas, on en vint de nouveau aux mains. Un corps de Corinthiens, en se portant au secours de leur aile gauche, mit en déroute l'aile droite athénienne et la poursuivit jusqu'à la mer. A leur tour Athéniens et Carystiens les refoulèrent à une certaine distance des vaisseaux. Les deux armées se trouvèrent aux prises sans interruption ; la lutte fut particulièrement rude à l'aile droite des Corinthiens, où Lycophrôn repoussa les attaques de l'agile gauche athénienne. Car les Corinthiens s'attendaient à voir l'adversaire pousser dans la direction du bourg de Solygeia. [4,44] Des deux côtés, on tint longtemps sans céder un pouce de terrain. Mais les Athéniens avaient l'avantage d'avoir de la cavalerie, tandis que les Corinthiens n'en avaient pas. Finalement ceux-ci lâchèrent pied et se retirèrent dans la direction de la hauteur. Alors ils formèrent les faisceaux, se reposèrent sans descendre à la rencontre des Athéniens. Ce mouvement de recul avait été désastreux, surtout pour leur aile droite, où Lycophrôn leur stratège périt avec quantité d'hommes. Le reste de l'armée une fois forcé, ne fut pas poursuivi énergiquement et n'eut pas à fuir rapidement ; aussi put-il se retirer comme l'aile droite sur les hauteurs, où il s'établit. Les Athéniens, voyant que l'ennemi refusait le combat, dépouillèrent les cadavres et relevèrent leurs morts ; ils élevèrent immédiatement un trophée. La moitié des troupes corinthiennes, qui étaient restées à Cenchrées pour empêcher les Athéniens de se porter avec leur flotte à Crommyôn, n'avait pu apercevoir le combat, que leur dissimulait le mont Onéion. Mais, à la vue d'une nuée de poussière, ils comprirent ce dont il s'agissait et se portèrent immédiatement à la rescousse et aussi les vieux soldats de la garnison de Corinthe, à la nouvelle de ce qui s'était passé, quittèrent la ville pour en faire autant. Les Athéniens, en apercevant tous ces gens qui avançaient dans leur direction, s'imaginèrent qu'il s'agissait d'un renfort fourni par les Péloponnésiens des villes voisines. Ils battirent en retraite précipitamment vers leurs vaisseaux, emportant les dépouilles et leurs propres morts, sauf deux qu'ils n'avaient pu retrouver et qu'ils laissèrent sur le terrain. Ils s'embarquèrent et gagnèrent les îles voisines. C'est de là qu'ils réclamèrent par le héraut et obtinrent la permission d'enlever les morts abandonnés. Dans cette affaire deux cent douze Corinthiens et un peu moins de cinquante Athéniens trouvèrent la mort. [4,45] Les Athéniens levèrent l'ancre et le même jour se portèrent vers Crommyôn, du territoire de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville. Ils y mouillèrent, ravagèrent le territoire et bivouaquèrent. Le lendemain, ils gagnèrent en longeant la côte le pays d'Épidaure, où ils firent une descente, puis arrivèrent à Méthônè, entre Epidaure et Trézène. Ils s'emparèrent de l'isthme reliant la presqu'île où est située Méthônè, s'y retranchèrent, y laissèrent une garnison et dévastèrent les campagnes de Trézène, d'Halies et d'Epidaure. Leurs travaux de fortification terminés, ils rentrèrent chez eux. [4,46] Vers la même époque, Eurymédôn et Sophoclès, qui avaient quitté Pylos pour gagner par mer la Sicile, arrivèrent à Corcyre. Avec le concours des gens de la ville, ils marchèrent contre les Corcyréens qui après les troubles s'étaient établis dans la montagne d'Istôné et qui maîtres du pays y causaient de grands ravages. On attaqua et on prit leur retranchement. Mis en fuite, les occupants se réfugièrent sur une hauteur ; ils capitulèrent aux conditions suivantes : ils livreraient leurs troupes auxiliaires, rendraient leurs armes et le peuple athénien déciderait de leur sort. Les stratèges, sur parole, les firent transporter dans l'île de Ptychia, où ils devaient rester sous bonne garde jusqu'à leur transfert à Athènes. Il avait été stipulé que si l'un d'eux cherchait à s'évader et se faisait prendre, la trêve se trouverait rompue pour tous. Les chefs du parti démocratique de Corcyre, craignant qu'arrivés à Athènes les prisonniers ne fussent épargnés, imaginèrent le stratagème suivant. Ils envoyèrent secrètement à ceux de l’île des amis chargés de leur faire croire, en simulant la bienveillance, que le meilleur parti pour eux serait de prendre la fuite le plus rapidement possible ; eux-mêmes mettraient à leur disposition une embarcation ; car, prétendaient-ils, les stratèges athéniens se disposaient à les livrer au populaire de Corcyre. [4,47] Les autres se laissèrent convaincre en entendant qu'on avait tout combiné pour que, dès leur départ, le navire fût capturé. La trêve se trouva rompue et tous les fugitifs furent livrés aux Corcyréens. Les stratèges athéniens, en fournissant un prétexte plausible et en assurant la sécurité des auteurs de cette machination, ne contribuèrent pas peu au succès de cette perfidie. Il fut manifeste qu'ils ne voulaient pas laisser à d'autres le soin de conduire à Athènes les prisonniers ; comme ils partaient pour la Sicile, ils entendaient s'en assurer l'honneur. Les Corcyréens, dès qu'ils eurent ces hommes en leur pouvoir, les enfermèrent dans un grand édifice ; ils les en retiraient par groupes de vingt, les faisaient passer enchaînés les uns aux autres entre deux haies d'hoplites qui les frappaient et les lardaient de coups, quand ils reconnaissaient en eux des ennemis. Des gens armés de fouets pressaient la marche de ceux qui s'attardaient. [4,48] Environ soixante hommes furent ainsi emmenés et exécutés, sans éveiller l'attention de ceux qui étaient dans l'édifice et qui s'imaginaient seulement qu'on les transférait ailleurs. Mais enfin on se chargea de les détromper ; alors ils se mirent à implorer les Athéniens, les suppliant de leur donner eux-mêmes la mort, s'ils y consentaient. Désormais, ils refusèrent de sortir du bâtiment et menacèrent de s'opposer de toutes leurs forces à quiconque voudrait y pénétrer. Les Corcyréens renoncèrent alors à forcer les portes, ils montèrent sur le toit, pratiquèrent dans le plafond une ouverture, par laquelle ils les mitraillèrent, à l'intérieur, à coups de pierres et de traits. Les malheureux se garaient du mieux qu'ils pouvaient ; beaucoup se donnèrent la mort de leurs propres mains, en s'égorgeant à l'aide des flèches qu'ils recevaient, en se pendant avec les sangles des lits à leur portée ou au moyen de lacets confectionnés avec leurs vêtements. Bref, pendant la plus grande partie de la nuit, qui était tombée sur cette scène affreuse, toutes sortes de mort leur furent infligées et ils périrent soit de leur propre main, soit sous les coups dont on les accablait d'en haut. Au jour, les Corcyréens entassèrent leurs cadavres sur des chariots et les transportèrent hors de la ville. Toutes les femmes qui avaient été prises dans le fortin furent réduites en esclavage. Telle fut la fin infligée par le parti populaire aux Corcyréens réfugiés dans la montagne. Cette révolution considérable prit fin, du moins en ce qui concerne la guerre présente. Le parti aristocratique avait été pour ainsi dire anéanti. Les Athéniens firent voile vers la Sicile, but primitif de leur expédition ; ils y menèrent la guerre avec les alliés qu'ils y avaient. [4,49] Les Athéniens de Naupacte, de concert avec les Acarnaniens, se mirent en campagne à la fin de l’'été et prirent par trahison Anactorion, ville corinthienne située à l’embouchure du golfe d'Ambracie. Les Acarnaniens en chassèrent les Corinthiens et envoyèrent de tous les coins du pays des gens pour l'occuper. [4,50] L'hiver suivant, Aristidès fils d'Archippos, l'un des stratèges commandant les vaisseaux athéniens chargés de percevoir le tribut qui avaient été envoyés chez les alliés, arrêta à Eiôn à l'embouchure du Strymôn le Perse Artaphernès, qui se rendait à Lacédémone avec une mission du Roi. On l'amena à Athènes, on déchiffra la lettre écrite en caractères assyriens dont il était porteur. Entre beaucoup d'autres renseignements, on y lut en substance que le Roi ne comprenait rien aux demandes des Lacédémoniens ; les nombreux envoyés que ceux-ci lui avaient adressés ne s'accordaient pas entre eux ; s'ils voulaient se faire comprendre, ils devaient lui adresser des ambassadeurs avec Artaphernès. Les Athéniens le firent partir par la suite pour Ephèse, avec une trière, en lui adjoignant des ambassadeurs. Mais, arrivés dans cette ville, ils y apprirent la mort récente d'Artaxerxès fils de Xerxès et ils revinrent à Athènes. [4,51] Le même hiver, les habitants de Chios démolirent la nouvelle muraille à la demande des Athéniens qui redoutaient de leur part un soulèvement. Pourtant les Chiotes leur avaient donné des gages et la ferme assurance qu'ils ne changeraient rien à leur constitution. L'hiver prit fin, ainsi que la septième année de la guerre racontée par Thucydide. [4,52] Dès le début de l'été suivant, une éclipse de soleil se produisit, à l'époque de la nouvelle lune et au commencement du même mois eut lieu un tremblement de terre. Les exilés de Mytilène et du reste de Lesbos se réunirent sur le continent d'où ils partirent pour la plupart avec des troupes mercenaires du Péloponnèse. Ils prirent Rhoeteion et contre une rançon de deux mille statères en monnaie phocéenne restituèrent la ville à ses habitants, sans y commettre aucune déprédation. Après quoi, ils marchèrent contre Antandros, dont ils s'emparèrent par trahison. Ils projetaient de délivrer les autres villes, dites de la Côte, qu'avaient jadis occupées les Mytiléniens, mais que tenaient maintenant les Athéniens. Ils convoitaient surtout Antandros. Se fortifiant dans cette ville, il leur serait facile de construire des vaisseaux, en raison des bois de l'Ida tout proches et de l'abondance des autres matériaux ; puis ils auraient toute latitude, en la prenant comme base, de ruiner Lesbos, située à peu de distance et de s'emparer des autres villes éoliennes du continent. Voilà les préparatifs auxquels ils se livraient. [4,53] Le même été, les Athéniens mirent à la voile contre Cythère avec soixante vaisseaux, deux mille hoplites et un petit nombre de cavaliers. Ils emmenaient avec eux des Milésiens et quelques autres alliés. A la tête de cette expédition se trouvaient Nicias fils de Nicératos, Nicostratos fils de Diétréphès et Autoclés fils de Tolmaeos. Cythére est une île adjacente à la Laconie, à la hauteur du cap Maléa. Les habitants sont des Lacédémoniens, de la classe des Périèques ; chaque année Sparte y envoyait un magistrat appelé Juge pour Cythère ; elle y entretenait constamment une garnison d'hoplites et veillait avec le plus grand soin sur cette île qui offrait un port aux navires marchands en provenance d'Egypte et de Libye et qui préservait la Laconie des incursions de pirates du côté de la mer, par où seulement elle est accessible. Car cette île s'étend dans toute sa longueur sur la mer de Sicile et sur la mer de Crète. [4,54] Les Athéniens y abordèrent et, avec un corps de dix vaisseaux et de deux mille hoplites de Milet, ils s'emparèrent de la ville maritime appelée Scandeia. Avec le reste de leur armée, ils débarquèrent sur la partie de l'île qui fait face au cap Maléa, marchèrent contre la ville maritime des Cythériens ; ils trouvèrent immédiatement tous les habitants campés hors de la ville. Un combat eut lieu ; les Cythériens résistèrent quelque temps, mais bientôt ils reculèrent et se réfugièrent dans la ville haute. Alors ils convinrent avec Nicias et les stratèges athéniens de se rendre à discrétion, pourvu qu'on leur laissât la vie. Déjà des pourparlers avaient été engagés entre Nicias et quelques Cythériens ; aussi arriva-t-on plus rapidement à un accord immédiat et consentit-on des conditions moins rigoureuses pour le présent et pour l'avenir. Autrement, les Athéniens eussent volontiers expulsé les Cythériens, étant donné leur qualité de Lacédémoniens et la position de l'île contre la Laconie. Après cet accord, les Athéniens prirent possession de Scandeia, ville située sur le port et mirent une garnison à la ville des Cythériens ; puis ils firent voile vers Asinè, Hélos et la plupart des villes maritimes ; ils y opérèrent des descentes, y bivouaquèrent aux endroits favorables et ravagèrent le pays pendant seps jours. [4,55] Voyant les Athéniens maîtres de Cythère, les Lacédémoniens s'attendaient à subir sur leur propre territoire de semblables descentes. Néanmoins, nulle part, ils ne leur opposèrent leurs forces réunies. Ils se contentèrent d'envoyer ici et là, aux endroits les plus menacés, des détachements de garde, composés surtout d'hoplites ; ailleurs, ils redoublaient de précautions. Bien des raisons leur faisaient craindre des changements dans leur gouvernement : la défaite considérable et inattendue qu'ils avaient subie à Sphactérie, la prise par l'ennemi de Pylos et de Cythère, bref une guerre qui de toutes parts multipliait à l'improviste ses coups subits. Aussi contre leur habitude ils équipèrent quatre cents cavaliers et des archers. Plus que jamais, ils étaient las de la guerre, engagés qu'ils étaient dans une lutte qu'il faudrait mener avec des vaisseaux et contre des Athéniens, pour qui l'inaction était toujours une trahison de leurs justes espérances. En outre, les coups de la fortune, qui, en si peu de temps et contre leur attente, s'étaient multipliés, les avaient terriblement frappés ; ils craignaient la répétition d'un désastre comme celui de Sphactérie. Bref ils n'avaient plus la même hardiesse. La moindre de leurs entreprises leur paraissait vouée à l'échec, tant leur confiance se trouvait ébranlée à la suite de revers inaccoutumés. [4,56] Malgré les ravages exercés par les Athéniens sur la région côtière, les Lacédémoniens se tinrent généralement en repos. Quand une descente s'effectuait face à une de leurs garnisons, tous, dans l'état d'esprit que nous avons indiqué, se croyaient numériquement inférieurs. Une seule garnison résista aux environs de Cotyrta et d'Aphroditia ; elle fonça sur un corps de troupes légères éparses dans la campagne et le mit en fuite ; mais reçue par les hoplites elle fit demi-tour, perdant quelques hommes et se faisant prendre des armes. Les Athéniens élevèrent un trophée et de là firent voile vers Cythère. Ensuite, ils se dirigèrent vers Épidaure-Liméra, ravagèrent une partie du territoire et arrivèrent à Thyréa, ville de la contrée appelée la Cynouria, voisine de l'Argolide et de la Laconie. Les Lacédémoniens, qui jadis l'habitaient, l'avaient donnée aux Éginètes expulsés, voulant ainsi reconnaître les services rendus par Égine au moment du tremblement de terre et de la révolte des Hilotes et marquer que ses habitants, tout en étant soumis aux Athéniens, n'avaient pas cessé d'être du parti de Lacédémone. [4,57] A l'arrivée des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent la muraille qu'ils étaient occupés à élever au bord de la mer. Ils se réfugièrent dans leur ville haute distante de là de dix stades. Une des garnisons lacédémoniennes de la contrée, qui collaborait à l'édification de la muraille, refusa, malgré les instances des Éginètes, d'entrer dans les murs, car elle redoutait de s'y trouver enfermée. Elle se retira sur les hauteurs, où ne se croyant pas en état de combattre, elle ne bougea plus. Sur ces entrefaites les Athéniens abordent, avancent immédiatement avec toutes leurs forces et s'emparent de Thyréa. Ils brûlèrent la ville, la détruisirent entièrement et retournèrent à Athènes en emmenant tous les Éginètes qui n'avaient pas péri dans l'action, et Tantalos, fils de Patroclès, le commandant qui représentait parmi eux les Lacédémoniens. Il avait été blessé et fait prisonnier. Les Athéniens ramenèrent également quelques habitants de Cythère, que, soucieux de leur sécurité, ils crurent bon de transporter ailleurs. On décida de les déposer dans les îles ; les autres Cythériens restés dans l'île paieraient un tribut de quatre talents. Tous les Éginètes faits prisonniers furent condamnés à mort ; on assouvissait ainsi une haine invétérée. Tantalos fut mis aux fers avec les Lacédémoniens pris à Sphactérie. [4,58] Le même été, en Sicile, un armistice intervint entre les habitants de Camarina et ceux de Géla. Puis toutes les autres villes grecques de Sicile envoyèrent des députés qui se réunirent à Géla et entamèrent des pourparlers en vue d'une conférence de réconciliation. Maintes opinions furent exprimées de part et d'autre ; on ne parvenait pas à se mettre d'accord ; on réclamait dans la mesure où on se croyait lésé. Enfin le Syracusain Hermocratès, fils d'Hermôn, parlant dans l'intérêt général, contribua particulièrement à rallier les suffrages. [4,59] "Ce n'est pas en qualité de citoyen d'une des villes les moins importantes ou les plus éprouvées par la guerre que je vais, Siciliens, prendre la parole devant vous. Je voudrais m'efforcer de montrer à la Sicile tout entière le parti qui me paraît le plus conforme à l'intérêt général. A quoi bon entrer dans de longs détails pour montrer à des gens qui ne les ignorent pas les maux qu'entraîne la guerre ? Du reste, ce n'est pas par ignorance qu'on se voit poussé à l'entreprendre, ni par crainte qu'on l'évite, si l'on pense y trouver du profit. Mais les uns pensent que les gains qu'elle procure compensent largement les dangers ; les autres acceptent les risques et aiment mieux les courir que subir une perte immédiate. Que les adversaires n'aient ni les uns ni les autres ces avantages, au moment opportun, c'est alors qu'il est utile de les inviter à se réconcilier. Tel est notre cas ; nous ne pourrions manquer de tirer le plus grand profit d'une pareille conviction. C'est parce que chacun de nous voulait servir ses intérêts particuliers que nous avons pris les armes au début ; tâchons maintenant que nos discussions aboutissent à un accord. Si chacun n'obtient pas ce qui lui revient de droit, nous recommencerons la guerre. [4,60] Pourtant, si nous sommes sages, il faut en convenir, notre réunion n'a pas seulement pour objet de régler nos intérêts particuliers ; c'est la Sicile tout entière qui est à mon avis exposée aux attaques des Athéniens ; il s'agit de tâcher de la sauver. Plus que mes discours les Athéniens vous contraindront à cette réconciliation : ce sont les plus puissants des Grecs ; ils sont près de nous, avec un petit nombre de vaisseaux, occupés à guetter nos fautes et, se parant du titre d'alliés, ils font servir à leur profit et sous de beaux prétextes leur hostilité naturelle à notre égard. Poursuivons la guerre ; faisons appel au concours de ces gens, qui, sans qu'on les invite, interviennent d'eux-mêmes, ruinons-nous par nos dépenses particulières ; travaillons à étendre leur pouvoir ! Tout naturellement, quand ils verront notre épuisement, ils viendront avec des forces plus grandes et feront tout pour soumettre le pays entier à leur domination. [4,61] Pourtant, si nous sommes sages, c'est pour acquérir ce que nous n'avons pas et non pour amoindrir ce que nous possédons, que nous faisons appel à des alliés et que nous acceptons les risques. Sachons-le : les dissensions sont la mort de tous les États, mais plus encore pour la Sicile, car les habitants sont d'autant plus exposés que les divisions entre cités sont plus graves. Il faut nous convaincre de cette vérité, réconcilier le citoyen avec le citoyen, la cité avec la cité. Bref il faut tâcher de sauver en commun la Sicile entière. Nul ne doit se mettre dans l'esprit que les Athéniens n'en veulent qu'aux seuls Siciliens d'origine dorienne et que les Chalcidiens sont en sécurité, parce qu'ils sont d'origine ionienne. Ce n'est pas par antipathie de race qu'ils viennent nous attaquer, mais par convoitise des biens que nous tous, Siciliens, nous possédons en commun. Ils l'ont bien montré, tout dernièrement à l'appel des gens d'origine chalcidienne. Ceux-là n'avaient jamais attardé leur concours en vertu d'un traité. Mais les Athéniens sont venus à leur aide avec plus d'empressement que n'en demandait le traité. Que les Athéniens aient cette ambition et ces visées, c'est bien pardonnable et je blâme, non pas ceux qui veulent établir leur domination, mais ceux qui sont prêts à la subir. Car la nature de l'homme est ainsi faite ; il subordonne ce qui lui cède, il se garde de ce qui lui résiste. Cela, nous le savons, et nous ne prenons pas nos précautions et nous ne jugeons pas que l'essentiel est de nous mettre à l'abri du danger commun ! Quelle folie ! Pourtant nous serions vite délivrés de ce danger, si nous voulions nous mettre d'accord. Car la base d'opération des Athéniens n'est pas chez eux, mais chez ceux qui les ont appelés. De la sorte, ce n'est pas la guerre qui mettra fin à la guerre ; mais c'est la paix qui terminera sans difficultés nos dissensions. Et ces auxiliaires qui se parent de beaux prétextes, mais qui sont de coupables agresseurs, s'en retourneront, comme il convient, sans avoir atteint leur but. [4,62] Si nous voulons prendre une sage résolution, tel sera l'immense avantage que nous retirerons du côté des Athéniens. Si la paix est, comme tous en conviennent, le premier des biens, pourquoi ne pas l'instituer parmi nous ? Si l'un y gagne, si l'autre y perd, ne croyez-vous pas que la tranquillité, plus que la guerre, soit propre à faire cesser les maux de l'un et à conserver à l'autre ses avantages ? N'est-ce pas la paix qui assure honneurs, distinctions éminentes et toutes sortes de biens qu'il serait trop long d'énumérer ? Réfléchissez-y bien et ne dédaignez pas mes paroles ; profitez-en au contraire pour assurer votre salut. Si vous croyez compter dans vos entreprises sur la justice ou la force, craignez de voir vos espérances terriblement trompées. On a vu maintes fois, sachez-le, des gens poursuivre une juste vengeance ou compter sur leur puissance pour satisfaire leurs ambitions ; les uns, loin d'y parvenir, n'ont pas même réussi à se sauver ; les autres, loin d'accroître leur puissance, ont perdu ce qu'ils avaient en propre. Car la justice ne suffit pas, à elle seule, à assurer le châtiment du coupable ; la force n'est pas solide parce qu'elle est portée par l'espérance. Ce sont les incertitudes du destin, qui très souvent l'emportent ; si peu nécessaires qu'elles soient, elles ont aux yeux de tous cet immense avantage, que, toutes craintes égales, on met dans l'attaque plus de circonspection. [4,63] Maintenant, alarmés à la fois par la crainte d'un avenir insaisissable et par l'effroi que vous cause la présence des Athéniens, convaincus aussi que la faillite de nos espérances est imputable aux obstacles que je viens d'indiquer, chassons de notre pays les ennemis qui nous menacent ; concluons entre nous un accord éternel ; sinon, par une trêve aussi longue que possible, ajournons la solution de nos différends particuliers. Bref, si vous m'écoutez, chacun de nous, sachez-le, habitera une cité indépendante où il aura tout pouvoir de punir ou de récompenser sur-le-champ le mal et le bien ; dans le cas contraire si vous vous défiez de moi, pour obéir à d'autres avis, il ne sera plus question pour nous de punir l'agresseur ; en mettant les choses au mieux, nous aurons pour amis nos pires ennemis et nous serons en désaccord avec ceux que nous devons aimer. [4,64] Pour moi, je répète ce que j'ai dit en commençant. Membre d'une cité considérable, qui est en état d'attaque plutôt que réduite à se défendre, je fais acte de prévoyance en vous conseillant des concessions réciproques. Je souhaite que, en voulant faire du mal à vos ennemis, vous ne vous en fassiez pas davantage à vous-mêmes. Car la folie des querelles ne me porte pas à croire que j'ai autant de pouvoir sur un destin qui échappe à mes prises que sur ma propre pensée. Mon avis est de céder à ce à quoi je puis raisonnablement céder. J'estime que les autres doivent en faire autant et que de vous-mêmes vous devez accorder ce que les ennemis vous forceraient à céder. Il n'y a nulle honte à se faire des concessions entre gens de même race, Doriens entre Doriens, Chalcidiens entre Chalcidiens, bref entre voisins, entre habitants d'un même pays baigné par la mer et portant tous le nom de Siciliens. Je crois que nous nous ferons la guerre, quand il le faudra et il nous arrivera ensuite de traiter et de nous réconcilier. Mais si nous sommes sages, nous nous unirons toujours pour repousser les attaques de l'étranger ; si, quoique visés isolément, nous sommes exposés au même danger, jamais à l'avenir nous n'appellerons des alliés ni des conciliateurs. Ainsi nous assurerons sur-le-champ deux grands avantages à la Sicile : nous nous débarrasserons des Athéniens et de la guerre civile et, à l'avenir, nous habiterons ensemble un pays libre et moins exposé aux menaces de l'étranger." [4,65] Tel fut le discours d'Hermocratès. Les Siciliens convaincus décidèrent de mettre d'eux-mêmes et d'un commun accord fin à la guerre. Chacun conserva ce qu'il possédait : les habitants de Camarina obtinrent Morgantinè contre le versement aux Syracusains d'une somme déterminée. Les alliés d'Athènes convoquèrent les commandants athéniens et leur signifièrent leur intention d'adhérer à l'accord et de les comprendre également dans le traité. Sur leur approbation, l'accord se conclut. Là-dessus les vaisseaux athéniens quittèrent la Sicile. Mais à leur arrivée à Athènes, les uns comme Pythodôros et Sophoclès furent punis d'exil ; le troisième, Eurymédôn, se vit infliger une amende. Les Athéniens prétendaient qu'on avait obtenu leur départ à prix d'argent, alors qu'ils auraient pu réduire la Sicile en leur pouvoir ; tant leurs succès présents les poussaient à croire que rien ne pouvait leur résister ; tant ils s'imaginaient pouvoir venir à bout, quels que fussent les moyens à leur disposition, des entreprises même les plus difficiles ! Cette prétention est imputable à une suite de succès inattendus qui les gonflait d'espoir. [4,66] Le même été, les habitants de Mégare accablés par les maux que leur causait la guerre avec les Athéniens, qui chaque année faisaient avec toute leur armée deux incursions sur leur territoire, exposés aussi aux méfaits de leurs exilés, qui de Pèges (Les Sources), où l'émeute menée par le parti populage les avait chassés, ne cessaient de se livrer au pillage, agitèrent entre eux la question du retour des exilés pour éviter que la république ne fût exposée à ce double danger. Les amis des exilés informés de ces rumeurs se mirent à défendre avec plus d'ardeur et d'audace qu'auparavant cette proposition. Les chefs de la faction démocratique, assurés que le peuple épuisé par les maux ne pourrait être avec eux pour supporter cette nouvelle épreuve, prirent peur et entrèrent en pourparlers avec les stratèges Athéniens Hippocratès fils d'Ariphrôn et Démosthénès fils d'Alcisthénès. Ils voulaient leur livrer la ville, estimant qu'ils courraient ainsi moins de dangers qu'en faisant rentrer ceux qu'ils avaient expulsés. Ils convinrent d'abord que les Athéniens s'empareraient des Longs-Murs, à huit stades de la ville, du côté de Nisa, leur port. Ainsi les Péloponnésiens ne pourraient accourir de Nisaea ; dans cette ville les Péloponnésiens seuls formaient la garnison, pour mieux tenir Mégare. Ensuite, ils feraient tout pour livrer la ville haute. Ces deux conditions remplies, les gens de Mégare viendraient plus facilement à composition. [4,67] Quand des deux côtés ont eut pris et arrêté ces dispositions, les Athéniens vinrent à la ville, de nuit, pour gagner Minoa, île dépendant de Mégare. Ils disposaient de six cents hoplites que commandait Hippocratès. Ils se dissimulèrent dans un fossé peu éloigné d'où les Mégariens tiraient l'argile pour la confection des briques du rempart. Le reste des troupes avec Démosthénès, l'autre stratège, les troupes légères de Platée et les péripoles se mirent en embuscade au temple d'Enyalios, plus proche encore de la ville. Ces préparatifs nocturnes échappèrent à tous, sauf à ceux qui devaient conduire l'opération. Un peu avant le point du jour, les Mégariens qui trahissaient leur patrie imaginèrent le stratagème suivant : depuis longtemps pour exercer la piraterie, ils avaient obtenu, en circonvenant le commandant de la place, qu'on leur ouvrît les portes. De nuit, ils faisaient transporter à la mer sur un chariot, en utilisant le fossé, un canot à deux rames et gagnaient le large. Avant le jour ils ramenaient le canot sur le chariot et le faisaient rentrer par les portes à l'intérieur de l'enceinte. Ils évitaient ainsi d'éveiller les soupçons des Athéniens de Minoa, qui n'apercevaient dans le port aucune embarcation. Déjà le chariot était aux portes de la ville. Les gardes ouvrirent comme à l'ordinaire pour le laisser passer, quand à sa vue les Athéniens, ainsi qu'il avait été convenu, sortirent de leur embuscade et accoururent avant que la porte se fermât et au moment où le chariot s'y trouvait encore engagé. Les Mégariens, qui étaient de connivence avec eux, égorgent les gardes. Les Platéens aux ordres de Démosthénès et les péripoles arrivèrent au pas de course à l'endroit où se dresse maintenant un trophée. Un combat s'engagea à l'intérieur des portes, car les Péloponnésiens peu éloignés étaient accourus au premier bruit. Les Platéens furent victorieux ; les hoplites athéniens arrivèrent et pénétrèrent par les portes qu'occupaient solidement les gens de Platée. [4,68] A mesure que les Athéniens franchissent la porte, ils s'avancent vers la muraille. Quelques soldats de la garnison péloponnésienne commencèrent par résister et par les repousser, éprouvant quelques pertes. Mais la plupart prirent la fuite, effrayés par cette attaque soudaine en pleine nuit et persuadés que toute la population de Mégare avait trahi. Un fait tout fortuit contribua à leur déroute : un héraut athénien fit de son propre mouvement la proclamation que ceux des Mégariens qui le voulaient pouvaient aller en armes se joindre aux Athéniens. Alors, les Péloponnésiens cessèrent toute résistance et crurent avoir effectivement contre eux tout le peuple ; ils se réfugièrent à Nisaea. Au lever du jour, les murailles étaient déjà prises et une grande agitation régnait dans Mégare. Ceux des Mégariens de complicité avec les Athéniens et le reste des gens qui étaient dans la confidence disaient qu'il fallait ouvrir les portes et marcher au combat. Car il avait été convenu que, dès l'ouverture des portes, les Athéniens se précipiteraient dans la ville ; les conjurés devaient se frotter d'huile pour être reconnaissables et éviter d'être malmenés. Or ils pouvaient ouvrir les portes sans grand danger ; il était entendu que d'Eleusis arriveraient quatre mille hoplites athéniens et six cents cavaliers. Effectivement, ceux-ci s'étaient mis en route pendant la nuit et ils étaient arrivés. Les conjurés, frottés d'huile, se trouvaient aux portes, quand un des affidés dévoile le complot. Les habitants se réunissent, arrivent en masse et déclarent qu'il faut s'abstenir de faire une sortie, puisque jamais auparavant on n'avait osé en faire, bien qu'on disposât de plus de forces ; il ne fallait pas mettre la ville dans un danger manifeste ; ceux qui seraient d'un avis différent se verraient exposés à leurs coups sans tarder. Ils feignaient d'être dans l'ignorance du complot et présentaient seulement leur opinion comme la meilleure. Cependant ils restaient près des portes pour assurer leur défense, si bien que les conjurés ne purent exécuter leur projet. [4,69] Les stratèges athéniens, informés de ce contretemps et convaincus de l'impossibilité de s'emparer de la ville de vive force, se mirent sur-le-champ à élever un mur autour de Nisaea. Ils étaient persuadés que s'ils réussissaient à s'emparer de la place avant qu'on vînt à son secours, on obtiendrait plus rapidement la capitulation de Mégare. Athènes leur fit parvenir sans tarder du fer, des tailleurs de pierre et tout ce qui était nécessaire. Ils commencèrent les travaux en partant du mur dont ils étaient maîtres ; ils interceptèrent la partie qui regardait Mégare en établissant de chaque côté jusqu'à la mer un fossé et un retranchement. L'armée se distribua le travail ; on utilisa les pierres et les briques du faubourg ; on coupa les arbres de la forêt et les branchages pour établir des palissades, partout où cela pouvait être utile. Les maisons du faubourg furent percées de créneaux et mises en état de défense. Toute la journée fut consacrée à ces travaux. Le lendemain vers le soir le mur était presque entièrement achevé. Les gens de Nisaea furent pris de peur ; ils manquaient de vivres, car ils avaient coutume de se ravitailler au jour le jour dans la ville haute ; ils désespéraient de voir les Péloponnésiens se porter promptement à leur secours ; surtout ils s'imaginèrent que les Mégariens leur étaient hostiles. Aussi traitèrent-ils avec les Athéniens : chacun donnerait comme rançon une somme d'argent déterminée ; les armes seraient livrées et tous les Lacédémoniens qui se trouvaient à l'intérieur de la place, y compris leur commandant, seraient remis à la discrétion des Athéniens. Une fois ces conditions acceptées, ils purent se retirer. Les Athéniens abattirent les Longs-Murs partant de Mégare et, installés à Nisaea, y prirent toutes les autres dispositions nécessaires. [4,70] A ce moment, le Lacédémonien Brasidas, fils de Tellis, se trouvait aux environs de Sicyônè et de Corinthe, occupé à faire des préparatifs pour une expédition en Thrace. A la nouvelle de la prise des murs, craignant pour les Péloponnésiens de Nisaea et pour Mégare, il fit passer l'ordre aux Béotiens de venir en toute hâte se joindre à lui à Tripodôscos, village de la Mégaride au pied du mont Géraneia. Il s'y porta en personne avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, quatre cents Phleiasiens, six cents de Sicyonè, sans compter des hommes qu'il avait déjà rassemblés. Il pensait arriver à temps pour s'emparer de Nisaea. Mais, parti de nuit pour gagner Tripodiscos, il apprit que la ville était tombée aux mains de l'ennemi. Il prit dans son armée trois cents hommes d'élite et, avant que sa marche eût été éventée, il s'approcha de Mégare, à l'insu des Athéniens postés au bord de la mer. Il prétendait faire une tentative sur Nisaea ; il l'eût même essayé, si la chose eût été possible. Surtout il voulait pénétrer dans Mégare et s'assurer de la ville. Il demanda qu'on l'y accueillît, on déclarant qu'il avait bon espoir de reprendre Nisaea. [4,71] Des deux factions de Mégare, l'une craignait que Brasidas, en ramenant les exilés, ne l'expulsât elle-même ; l'autre, que le peuple animé de la même crainte, ne se tournât contre elle et que la cité déchirée par les luttes intérieures ne périt sous les coups des Athéniens aux aguets. On refusa donc d'accueillir Brasidas. Des deux côtés on crut préférable de se tenir tranquille et de surveiller les événements ; on s'attendait, d'un côté comme de l'autre, à une rencontre entre les Athéniens et les troupes de secours et l'on comptait qu'il était plus sûr d'attendre la victoire pour passer du côté du vainqueur. Brasidas, qui n'avait pu les décider, rejoignit le reste de son armée. [4,72] Au point du jour, les Béotiens arrivèrent. Avant même d'avoir reçu le message de Brasidas, ils avaient décidé de se porter au secours de Mégare, dans la pensée que le danger couru par cette ville les intéressait particulièrement et déjà ils se trouvaient à Platée. L'arrivée du messager leur communiqua une nouvelle ardeur. Ils envoyèrent à Brasidas deux mille deux cents hoplites et six cents cavaliers, tandis que le reste de leurs troupes se retirait. Ces forces réunies portaient l'effectif de l'armée à six mille hoplites au moins. Les hoplites athéniens se trouvaient rangés en bataille aux abords de Nisaea et sur le rivage ; les troupes légères étaient disséminées dans la plaine. Les cavaliers béotiens chargèrent à l'improviste les troupes légères, les bousculèrent d'autant plus facilement que, jamais jusqu'à ce jour, les Mégariens n'avaient de nulle part reçu de secours et les poussèrent jusqu'à la mer. Mais la cavalerie athénienne se mit en action à son tour et en vint aux mains ; ce combat de cavalerie dura longtemps et les deux partis s'attribuèrent la victoire. L'hipparque des Béotiens et un petit nombre de cavaliers qui avaient poussé jusqu'à Nisaea périrent sous les coups des Athéniens, qui dépouillèrent leurs cadavres et restèrent maîtres des corps ; néanmoins, ils accordèrent à l'ennemi la permission de les enlever. Ils élevèrent un trophée. Malgré tout, dans l'ensemble, nul n'obtint d'avantage décisif. Les Béotiens rejoignirent leurs troupes, les Athéniens se replièrent sur Nisaea. [4,73] Là-dessus, Brasidas et son armée se rapprochèrent de la mer et de Mégare. Ils occupèrent une positon avantageuse, se mirent en ordre de bataille, mais sans bouger. Ils pensaient que l'attaque viendrait des Athéniens et savaient que les Mégariens attendaient prudemment que la victoire se fût prononcée. Dans cette inaction, ils croyaient trouver un double avantage : celui de ne pas attaquer les premiers et de ne pas se lancer volontairement dans une action périlleuse. Et pourquoi l'eussent-ils fait, puisqu'ils se montraient d'une manière indiscutable disposés à combattre et qu'ils pourraient s'attribuer le mérite d'une victoire qui ne leur aurait coûté aucun effort ? En même temps c'était le meilleur parti à suivre relativement à Mégare. Ne pas se montrer, c'était se refuser toutes les chances et se condamner à perdre Mégare, tout aussi sûrement qu'en cas de défaite. Voir d'autre part les Athéniens refuser le combat, c'était sans bataille attendre le but même de leur expédition. Et c'est ce qui arriva. Les Athéniens, une fois sortis et rangés en bataille près des Longs-Murs, voyant que l'ennemi ne marchait pas contre eux, se tinrent eux aussi tranquilles. Leurs stratèges se disaient que la partie n'était pas égale, tout accoutumés qu'ils fussent à remporter généralement l'avantage. En prenant l'initiative du combat contre un ennemi supérieur en nombre, en cas de victoire, ils s'emparaient de Mégare ; en cas de défaite, ils perdaient l'élite de leurs hoplites ; l'ennemi au contraire ayant ses forces intactes et n'en engageant qu'une partie, rien d'étonnant dans ces conditions qu'il fût prêt à combattre. Ils attendirent un moment, et comme aucun des deux partis ne prenait l'initiative de ta bataille, les Athéniens les premiers se replièrent sur Nisaea ; aussitôt les Péloponnésiens regagnèrent leur base de combat. Devant le refus de combattre des Athéniens, Brasidas fut considéré comme vainqueur. Les Mégariens, amis des proscrits, s'enhardirent, lui ouvrirent les portes et le reçurent avec les autres commandants des villes, tandis que la faction qui avait traité avec les Athéniens était frappée de terreur ; des pourparlers furent engagés. [4,74] Après quoi, les alliés se dispersèrent dans les villes. Brasidas retourna à Corinthe pour y préparer l'expédition de Thrace, qui était son premier objectif. Apres le départ des Athéniens, les Mégariens de la ville qui s'étaient le plus compromis avec eux, se sentant démasqués, quittèrent immédiatement Mégare ; les autres entrèrent en pourparlers avec les amis des proscrits et rappelèrent ceux de Pèges, non sans leur avoir fait prendre solennellement l'engagement qu'ils ne leur garderaient pas rancune et qu'ils travailleraient au bien de l'État. Mais une fois élevés aux magistratures, au cours d'une revue de troupes, ils firent ranger à distance les compagnies et en firent sortir environ cent hommes, tant de leurs ennemis que de ceux qui, à leur avis, s'étaient engagés à fond avec les Athéniens. Ils contraignirent le peuple à se prononcer dans un suffrage public, sur leur conduite, obtinrent leur condamnation et les mirent à mort. Ils imposèrent à la ville un régime franchement oligarchique. Et ce gouvernement, né de la sédition, se prolongea pendant longtemps à Mégare. [4,75] Le même été, les Mytiléniens se mirent en devoir d'exécuter leur projet de fortifier Antandros. Les stratèges athéniens, chargés de lever le tribut des alliés, Démodocos et Aristidès se trouvaient aux environs de l'Hellespont ; le troisième, Lamachos, était parti avec dix vaisseaux pour le Pont-Euxin, A la nouvelle qu'on se préparait à fortifier la place, ils craignirent qu'il n'arrivât ce qui était arrivé à Anaea, près de Samos où les proscrits de cette dernière ville s'étaient transportés. De là ils prêtaient main-forte aux Péloponnésiens en leur envoyant des pilotes pour leur flotte, fomentaient des troubles entre les Samiens de la ville et accueillaient les fugitifs, Démodocos et Aristidès rassemblèrent donc des troupes alliées, firent voile vers Antandros ; ils défirent dans un combat les habitants qui s'étaient portés à leur rencontre et reprirent la place. Peu de temps après, Lamachos, qui avait pénétré dans le Pont-Euxin et avait relâché sur les bords du Kalex près d'Héracleia, perdu ses vaisseaux par suite des pluies torrentielles dans le haut pays qui avaient provoqué une crue soudaine. Avec son armée il traversa le pays des Thraces-Bithyniens, qui habitent en Asie sur l'autre rive du détroit, et arriva à Chalcédôn, colonie de Mégare, à l'entrée du Pont. [4,76] Le même été, Démosthénès, stratège athénien, aussitôt après avoir quitté Mégare, vint mouiller à Naupacte avec quarante vaisseaux. Quelques Béotiens avaient noué des intrigues avec Hippocratès et avec lui-même ; ils voulaient changer la forme du gouvernement et installer le régime démocratique, comme à Athènes. Le principal artisan de ces intrigues état un exilé de Thèbes, réfugié en Béotie, Ptoeodôros. Voici quel état leur plan. Quelques traîtres devaient leur livrer Siphes, ville maritime du territoire de Thespies, sur le golfe de Crisa. D'autres, d'Orchoménè, proposaient de leur remettre Chaerôneia ville tributaire d'Orchoménè, dite jadis des Minyens et aujourd'hui de Béotie ; les proscrits d'Orchoménè travaillaient très activement à ce complot ; ils prenaient à leur solde des hommes du Péloponnèse. Or Chaerôneia est aux confins de la Béotie, du côté de Phanoteus ville de Phôcide. Quelques Phôcidiens étaient entrés dans la conspiration. Pour cela il fallait que les Athéniens s'emparassent de Délion, lieu consacré à Apollon, sur le territoire de Tanagra, face à l'Eubée ; ils devaient également être sur les lieux à un jour fixé pour empêcher les Béotiens de se réunir et de se porter en masse au secours de Délion, occupés qu'ils seraient par les agitations intérieures. Au cas où la tentative réussirait et où l'on parviendrait à fortifier Délion, dût-on même renoncer à opérer un changement immédiat dans le gouvernement des villes béotiennes, on espérait que la mainmise sur les différentes positions, le pillage s'exerçant sur le pays, chacun disposant sous la main d'un asile, les affaires ne resteraient pas longtemps dans le même état. Avec le temps, grâce à l'aide que les Athéniens fourniraient aux révoltés et à la dissémination de l'adversaire, les insurgés comptaient imposer à la Béotie un gouvernement favorable à leurs intérêts. Tel était le plan de la conspiration. [4,77] Hippocratès, avec les troupes athéniennes, devait marcher au moment opportun contre les Béotiens. Il avait fait prendre les devants à Démosthénès et l'avait envoyé avec ses quarante vaisseaux à Naupacte. Là Démosthénés se proposait de lever une armée composée des Acarnaniens et des autres alliés ; il ferait voile ensuite sur Siphes, ville qui lui serait livrée par trahison. Un jour avait été fixé pour l'exécution de ces différentes mesures. Une fois arrivé, Démosthénès trouva les gens d'Oeniades que les Acarnaniens réunis avaient contraints d'entrer dans l'alliance athénienne. Il rassembla tous les contingents alliés de cette contrée, marcha d'abord contre Salynthios et les Agrées qu'il soumit. Il prit toutes ses dispositions pour arriver devant Siphes, au moment opportun. [4,78] A la même époque de l'été, Brasidas se mit en marche avec dix-sept cents hoplites pour gagner le littoral de la Thrace. Il arriva à Héracleia- Trachinienne d'où il dépêcha à Pharsale un messager pour demander aux amis de Lacédémone de faciliter le passage de son armée à travers le pays. Panaeros, Dôros, Hippolochidas, Torylaos, Strophacos, proxène des Chalcidiens vinrent le rejoindre à Métiteia d'Achaïe. Il se mit alors en marche. Il avait également pour guides d'autres Thessaliens et Nicônidas de Larisa, ami de Perdiccas. Sans guide, il était fort difficile de traverser la Thessalie, à plus forte raison, avec une troupe en armes. De plus tous les Grecs indistinctement voyaient d'un mauvais oeil une troupe traverser les pays voisins, sans avoir obtenu l'agrément des habitants. Enfin, de tout temps, la masse en Thessalie avait montré des sympathies pour les Athéniens et, si au lieu d'un gouvernement oligarchique les Thessaliens avaient été en démocratie, jamais Brasidas n'eût pénétré dans le pays. Même alors, au cours de son avance, il se trouva des Thessaliens du parti hostile à Lacédémone pour marcher contre lui et tenter de l'arrêter sur le fleuve Enipeus. Ceux-ci lui reprochèrent de violer leur territoire, sans l'assentiment de la nation. Les guides protestèrent qu'ils n'avaient pas l'intention de conduire Brasidas à travers la Thessalie contre le gré des habitants. Brasidas était venu à l'improviste, ils étaient ses hôtes et ils l'accompagnaient. Brasidas, à son tour, leur déclara qu'il éprouvait de l'amitié pour la Thessalie et les Thessaliens : c'était contre les Athéniens, non contre eux, qu'il portait les armes ; il ignorait qu'une inimitié quelconque existât entre Thessaliens et Lacédémoniens, au point d'empêcher le passage sur les terres des uns ou des autres ; il ne poursuivrait pas sa marche, s'ils s'y opposaient ; et d'ailleurs il ne pourrait le faire. Toutefois, il pensait bien qu'ils ne l'empêcheraient pas de passer. Sur ces mots, les Thessaliens se retirèrent. Brasidas, sur le conseil de ses guides, poursuivit sa route à marches forcées, avant que des troupes plus nombreuses pussent s'assembler pour s'y opposer. Le jour même où il avait quitté Méhteia il arriva à Pharsale et il établit son camp au bord du fleuve Apidanos. Ensuite, il gagna Phacion, puis la Perrhaebie. Là les guides thessaliens le quittèrent ; ce furent les Perrhaebiens, sujets des Thessaliens, qui le conduisirent à Dion, ville appartenant à Perdiccas, située au pied de l'Olympe, dans la partie de la Macédoine qui fait face à la Thessalie. [4,79] C'est ainsi que Brasidas traversa rapidement la Thessalie, avant que personne fût en état de l'en empêcher. Il arriva auprès de Perdiccas et en Chalcidique. C'est sous le coup de l'effroi que leur causaient les succès des Athéniens que les Thraces en dissidence avec Athènes et Perdiccas lui-même avaient appelé cette armée du Péloponnèse ; les Chalcidiens pensaient qu'ils seraient les premiers à subir les attaques des Athéniens de plus les villes de leur voisinage, sans avoir fait encore défection, les incitaient en secret. Perdiccas, lui, n'était pas ouvertement l'ennemi d'Athènes, mais ses anciens différends avec cette ville ne laissaient pas de lui inspirer des craintes. Surtout il voulait soumettre Arrhabaeos, roi des Lyncestes. Enfin ce qui facilita particulièrement l'envoi de cette armée du Péloponnèse, ce furent les revers que subissaient alors les Lacédémoniens. [4,80] Comme les Athéniens menaçaient le Péloponnèse et particulièrement la Laconie, les Lacédémoniens espéraient opérer une excellente diversion en leur causant des inquiétudes par l'envoi d'une armée à leurs alliés ; ajoutez que ceux-ci étaient disposés à assurer la subsistance de ces troupes et qu'ils avaient fait appel à Lacédémone pour se soulever contre Athènes. En même temps il y avait là un prétexte tout trouvé pour envoyer au dehors les Hilotes, car on redoutait de leur part une révolte favorisée par la prise récente de Pylos. Aucun doute ne peut exister que cette mesure leur fut inspirée par le nombre des jeunes hommes parmi les Hilotes, car de tout temps la conduite des Lacédémoniens a été guidée essentiellement par la méfiance à leur égard. Les Lacédémoniens leur demandèrent de désigner ceux d'entre eux qui les avaient le mieux secondés à la guerre, en disant qu'ils voulaient les affranchir. En réalité, ce n'était qu'un piège ; ils estimaient que ceux qui seraient les premiers à revendiquer par fierté d'âme la liberté seraient également les premiers à se soulever. Deux mille environ furent ainsi désignés ; le front ceint d'une couronne, ils se promenèrent autour des temples, en signe que déjà ils étaient affranchis ; mais peu de temps après, les Lacédémoniens les firent disparaître et nul ne sut jamais de quelle manière ils avaient péri. On sauta donc sur l'occasion d'envoyer à Brasidas sept cents hoplites pris sur l'ensemble des Hilotes ; le reste de l'armée fut composé de troupes mercenaires levées dans le Péloponnèse. [4,81] Les Lacédémoniens ne demandèrent pas mieux que d'envoyer Brasidas en expédition lointaine. Les Chalcidiens, eux aussi, avaient hautement souhaité avoir à leur tête un homme jouissant à Sparte d'une réputation bien établie d'énergie. Une fois sorti du Péloponnèse, les Lacédémoniens apprécièrent ses grands services. Dès l'abord par l'équité et la modération dont il fit preuve envers les villes, il en détacha beaucoup de l'alliance d'Athènes ; la trahison lui remit d'autres places. Aussi le jour où les Lacédémoniens voudraient conclure un accord - et c'est ce qui se produisit - ils auraient toute latitude d'échanger des places et en outre le moyen de faire cesser la guerre du Péloponnèse. Dans la guerre qui par la suite suivit l'expédition de Sicile, la valeur et l'habileté dont avait fait preuve Brasidas, qualités connues des uns par l'expérience, des autres par ouï-dire, furent pour beaucoup dans le désir des alliés d'Athènes de passer du côté de Lacédémone. Comme il fut le premier à sortir de son pays et qu'il montra en toutes circonstances les plus hautes qualités, on crut fermement que les autres Lacédémoniens lui ressemblaient. [4,82] A la nouvelle de son arrivée sur les côtes de Thrace, les Athéniens déclarèrent ennemi public Perdiccas à qui ils imputaient la venue de l'armée lacédémonienne. Ils redoublèrent de vigilance à l'égard de leurs alliés de cette région. [4,83] Perdiccas joignit immédiatement ses troupes à celles de Brasidas et marcha contre son voisin Arrhabaeos, fils de Bromeros, roi des Macédoniens-Lyncestes. Des différends existaient entre eux et Perdiccas voulait le soumettre à sa domination. Au moment de pénétrer avec ses troupes réunies sur le territoire des Lyncestes, Brasidas déclara qu'avant de commencer la guerre, il voulait par des pourparlers tenter d'amener Arrhabaeos dans l'alliance lacédémonienne. De fait ce prince avait fait connaître par un héraut qu'il était disposé à prendre Brasidas comme médiateur. D'autre part, les députés chalcidiens, qui se trouvaient aux côtés de Brasidas, engageaient celui-ci à ne pas ôter à Perdiccas tout sujet de crainte : il se montrerait ainsi plus docile à servir les intérêts de Lacédémone. Les députés de Perdiccas, qui se trouvaient à Lacédémone, avaient laissé entendre de leur côté que ce prince leur obtiendrait l'alliance de bien des places de la région. Aussi Brasidas, dans l'intérêt général, favorisait-il surtout Arrhabaeos. Perdiccas prétendit alors n'avoir pas appelé Brasidas pour juger de ses querelles avec Arrhabaeos, mais pour réduire les ennemis qu'il lui indiquerait : c'était lui faire tort, disait-il, alors qu'il nourrissait la moitié de l'armée, d'entrer en pourparlers avec Arrhabaeos. L'opposition et les vives protestations de Perdiccas n'empêchèrent pas Brasidas de traiter avec Arrhabaeos qui réussit à le convaincre. Sur quoi Brasidas ramena son armée, sans envahir le territoire des Lyncestes. Perdiccas, se jugeant lésé, ne fournit plus aux Lacédémoniens que le tiers du ravitaillement au lieu de la moitié. [4,84] Le même été, un peu avant les vendanges, Brasidas avec son armée renforcée des Chalcidiens fit une expédition contre Acanthos, colonie d'Andros. Quand il s'agit de le recevoir, deux partis se trouvèrent en présence : celui qui avec l'aide des Chalcidiens l'avait appelé et le parti du peuple. Néanmoins comme la récolte n'était pas encore rentrée, le parti populaire se laissa convaincre par Brasidas, accepta de le recevoir seul et de délibérer après l'avoir entendu. Il fut introduit à l'Assemblée. Tout Lacédémonien qu'il état, il avait un certain talent de parole. Voici son discours : [4,85] "Les Lacédémoniens, en m'envoyant avec mon armée, ont voulu confirmer ce que nous avons proclamé au début de la guerre, en déclarant que nous prenions les armes contre les Athéniens pour délivrer la Grèce. Si nous sommes arrivés avec quelque retard, c'est qu'une guerre entreprise ailleurs a déçu notre attente ; nous comptions, par nous-mêmes et sans vous faire prendre part au péril, abattre rapidement les Athéniens. Nul ne saurait nous en faire grief. Maintenant que l'occasion s'en est présentée, nous voici devant vous et avec votre concours nous tâcherons d'en finir avec eux. Aussi je m'étonne que vous m'ayez fermé vos portes et que ma venue ne vous ait pas causé de plaisir. Car nous autres Lacédémoniens, nous pensions trouver en vous des alliés, qui même avant notre arrivée nourrissaient à notre égard des sentiments sympathiques et souhaitaient notre amitié. C'est pour cela que nous avons affronté de si grands périls, en traversant un pays étranger, en fournissant une marche de plusieurs jours et en montrant toute la promptitude possible. Que vos intentions soient différentes, que vous mettiez des obstacles à votre liberté et à celle des autres Grecs, voilà qui serait extraordinaire ! Ce ne serait pas seulement une entrave à nos projets, ce serait me susciter des difficultés auprès des peuples à qui je m'adresserais : ils s'autoriseraient de votre refus à me recevoir. Et pourtant c'est à vous que je me suis adressé en premier lieu, à vous dont la cité est puissante et dont la réputation d'intelligence est bien établie. De votre refus, je ne pourrai donner aucune explication plausible : on dira que je n'apporte qu'une liberté trompeuse ou encore que je suis dans l'incapacité absolue, totale de repousser les Athéniens, s'ils viennent vous attaquer. Pourtant quand je me suis porté au secours de Nisaea, avec l'armée que je commande maintenant, ils n'ont pas osé en venir aux mains, tout supérieurs en nombre qu'ils étaient. Aussi n'est-il pas vraisemblable qu'ils envoient par mer contre vous une armée aussi importante. [4,86] Pour moi, je ne suis pas venu opprimer les Grecs, mais les délivrer. J'ai engagé par les serments les plus augustes les magistrats lacédémoniens à laisser leur indépendance à tous les peuples dont je pourrai obtenir l'alliance. Du reste, ce n'est ni par la violence ni par la ruse que nous entendons vous faire entrer dans notre parti. Loin de là, nous combattrons avec vous pour vous délivrer des Athéniens. Je prétends donc ne pas être soupçonné, puisque je vous ai donné les assurances les moins contestables, ni passer pour un protecteur impuissant ; c'est à vous à prendre confiance et à vous joindre à nos troupes. Si l'un de vous, obéissant à quelque crainte, redoute que je ne remette la ville à un parti et qu'il croie devoir hésiter, qu'il se rassure entièrement. Car je ne suis pas venu pour me mêler au jeu des factions et la liberté que je vous apporte serait bien suspecte si, au mépris de vos anciennes institutions, j'asservissais dans votre ville la foule à une minorité, ou cette minorité à la masse des citoyens. Une liberté de ce genre serait plus insupportable que la domination étrangère. Aussi bien, nous autres Lacédémoniens ne retirerions-nous de nos peines aucune reconnaissance ; loin d'obtenir estime et honneurs, nous n'obtiendrions que des reproches. Les mêmes imputations, qui nous font prendre les armes contre les Athéniens, nous vaudraient plus d'hostilité qu'à des gens qui ne se piquent pas de vertu. Des gens en renom se déshonorent davantage en satisfaisant leurs ambitions par de spécieux prétextes que par la force ouverte. Dans un cas on n'a recours qu'au droit de la force, que donnent les circonstances ; dans l'autre, on recourt à toutes les ressources de l'injustice et de la ruse. [4,87] Aussi apportons-nous une extrême circonspection même dans les questions qui sont les plus discutées entre vous. Vous vous en convaincrez moins par les serments que par l'accord de nos actes avec nos paroles ; celui-ci vous montrera incontestablement la sincérité de nos propositions. Si cependant vous prétendez ne pas pouvoir accepter ce que je vous propose ; si tout en invoquant votre bonne volonté, vous croyez, sans avoir subi le moindre tort, devoir nous repousser ; si vous déclarez que cette liberté ne vous apparaît pas exempte de dangers ; si vous pensez qu'il est juste de la proposer à ceux qui peuvent la recevoir, mais que personne ne peut être contraint à l'accepter contre son gré, alors je prendrai à témoin les dieux et les héros de ce pays que, venu pour votre bien, il m'est impossible de vous convaincre. Alors c'est en ravageant votre territoire que je tâcherai de vous amener à mes vues. Je ne croirai pas commettre une injustice, j'estimerai au contraire que ma conduite se justifie par une double nécessité : l'intérêt des Lacédémoniens, pour qui vous prétendez avoir de la sympathie, mais qui ne sauraient souffrir que, par votre refus de se joindre à eux, vous portiez votre tribut aux Athéniens et l'intérêt des Grecs dont vous empêcheriez ainsi l'affranchissement. Rien ne justifierait notre conduite, si nous n'avions pas en vue l'intérêt commun ; nous ne serons pas en droit, nous les Lacédémoniens, d'assurer la liberté à des gens qui n'en veulent pas. Mais nous n'aspirons pas à la domination, nous voulons au contraire en garantir les autres. Et nous ferons tort à la majorité des Grecs, si nous tolérons votre opposition, quand nous apportons à tous indistinctement l'indépendance. Voilà sur quoi il vous faut sagement délibérer. Tâchez d'être les premiers à assurer la liberté des Grecs et à acquérir ainsi un renom immortel. En évitant la ruine de vos intérêts particuliers, assurez à votre cité tout entière le plus beau des titres". [4,88] Telles furent les paroles de Brasidas. Les Acanthiens, après avoir longuement pesé le pour et le contre, procédèrent à un vote secret. Comme les raisons de Brasidas étaient persuasives et, qu'ils craignaient pour leurs récoltes, la majorité fut d'avis d'abandonner le parti d'Athènes. Ils firent prêter à Brasidas le serment qu'il avait exigé, à son départ, des magistrats lacédémoniens, à savoir qu'il respecterait la liberté des alliés qu'il s'attacherait. A ces conditions, ils reçurent l'armée. Peu de temps après, Stagyre, colonie d'Andros, quitta elle aussi le parti d'Athènes. Tels furent les événements de cet été. [4,89] Au commencement de l'hiver suivant, Hippocratès et Démosthénès, stratèges athéniens, s'attendaient à voir la Béotie remise entre leurs mains : Démosthénès devait à une date déterminée se trouver avec sa flotte à Siphes et Hippocratès devant Délion. Mais on commit une erreur dans les jours fixés pour cette double attaque. Démosthénès fit voile le premier vers Siphes ; il emmenait avec lui des Acarnaniens et un grand nombre d'alliés de cette région. Mais sa tentative n'aboutit pas car le complot avait été dévoilé par un Phôcidien de Phanoteus, Nicomachos, qui en avait fait part aux Lacédémoniens et ceux-ci aux Béotiens. Tous les Béotiens accoururent, avant qu'Hippocratès fût dans le pays pour les en empêcher ; ils purent ainsi le prévenir en occupant Siphes et Chaerôneia. Devant ces mesures les fauteurs de ce complot ne tentèrent dans les villes aucun mouvement. [4,90] Hippocratès avait fait une levée en masse des Athéniens, sans en excepter les métèques et les étrangers qui se trouvaient à Athènes. II arriva trop tard devant Délion, alors que les Béotiens s'étaient déjà retirés de Siphes. Il fit camper son armée à Délion et se fortifia de la manière suivante. Ses troupes creusèrent un fossé autour de l'enceinte sacrée du temple. La terre qu'on retirait fut amoncelée pour former un rempart ; on le munit d'une palissade, on y entassa des fascines faites avec les sarments coupés dans une vigne entourant l'enceinte, en même temps que des pierres et des briques obtenues par la destruction des édifices du voisinage. Bref tout était mis en oeuvre pour augmenter la hauteur du rempart. On disposa des tours de bois aux endroits propices et là où il ne restait plus rien des bâtiments du sanctuaire, car le portique avait croulé. Ce travail commença le troisième jour après le départ d'Athènes. On le poursuivit le quatrième jour et le cinquième jusqu'à l'heure du dîner. Puis comme la plus grande partie de l'ouvrage était terminée, l'armée se retira à environ une dizaine de stades pour rentrer en Attique. La plupart même des troupes légères partirent immédiatement mais les hoplites formèrent les faisceaux et restèrent au repos. Hippocratès était encore à Délion, pour y établir un service de garde, et y terminer les ouvrages. [4,91] Entre-temps, les Béotiens se concentraient à Tanagra. Déjà les contingents de toutes les villes étaient arrivés, quand on apprit que les Athéniens regagnaient l'Attique. Tous les béotarques - ils sont au nombre de onze - furent d'avis de ne pas livrer bataille, puisque les Athéniens n'étaient plus en Béotie. Quand ils avaient formé les faisceaux, ils se trouvaient sur les frontières de l'Orôpie. Seul, Pagôndas, fils d'Oeoladès, béotarque de Thèbes, avec Arianthidès, fils de Lysimachidès, comme il avait le commandement, désirait la bataille et estimait avantageux d'en courir le risque. Il fit venir les hommes par compagnies, pour que toute sa troupe ne se trouvât pas sans armes en même temps. Il les décida à marcher contre les Athéniens et à les combattre, en les haranguant comme suit : [4,92] "Aucun des chefs, Béotiens, n'aurait dû concevoir la pensée qu'il ne convient pas d'attaquer les Athéniens, sous prétexte que nous ne les joignons pas sur le territoire de la Béotie. Or c'est la Béotie qu'ils se proposent d'anéantir ; ils y sont venus du pays voisin ; ils y ont établi un fortin. A coup sûr, ils sont nos ennemis, quel que soit le lieu où nous les rencontrons, quel que soit l'endroit d'où partent leurs coups. Que ceux qui croient plus sûr de ne pas combattre se détrompent ! La prudence n'a pas les mêmes règles, pour qui défend son territoire et repousse des attaques et pour celui qui, tranquille sur ce qu'il possède, ambitionne d'accroître ses possessions et prend l'initiative de l'agression. C'est une tradition pour vous de repousser les attaques d'une armée étrangère aussi bien en dehors de vos frontières que sur votre propre territoire. A plus forte raison, quand il s'agit des Athéniens, qui par-dessus le marché sont vos voisins. Entre nations voisines l'équilibre des forces est la condition de la liberté, mais des gens qui ne se contentent pas d'asservir leurs proches voisins et qui veulent infliger le même sort à des peuples éloignés, comment ne pas les combattre à outrance ? Leur conduite envers les Eubéens nos voisins et envers la plus grande partie de la Grèce peut nous édifier. Avouons-le. Généralement on se combat entre États voisins pour une délimitation de frontières. Mais nous, si nous sommes vaincus, aurons-nous sur tout notre territoire une seule frontière qui soit stable et incontestée ? Ils sont venus en armes pour s'emparer de nos biens. Nul voisinage n'est pour nous plus redoutable que le leur. Ceux qui attaquent leurs voisins, comme le font maintenant les Athéniens, avec l'audace de la force, ont moins à redouter d'ordinaire un adversaire qui se tient sur la défensive et qui se contente de protéger son territoire ; mais si ce peuple franchit ses frontières pour prendre l'offensive contre l'ennemi, s'il saisit la première occasion pour engager la bataille, on n'en a pas aussi facilement raison. De ce fait, ils nous ont donné eux-mêmes une preuve. Notre victoire à Corôneia, quand nos dissensions leur permirent d'occuper le pays, a valu à la Béotie une longue sécurité qui n'a pas été troublée jusqu'à ce jour. Voilà ce dont nous devons nous souvenir. Nous les vieillards, montrons-nous à la hauteur de nos grands faits d'autrefois et que les jeunes gens, ces fils de pères si valeureux, fassent effort pour ne pas déshonorer ces vertus héréditaires. Ayons confiance dans l'aide du dieu dont ils ont, d'une manière sacrilège, converti le temple en forteresse. Ayons confiance dans les sacrifices qui nous sont favorables. Marchons contre eux avec ensemble ; montrons-leur que, s'ils veulent assouvir leurs ambitions, c'est à des peuples qui ne se défendent pas qu'ils doivent s'adresser ; mais que nous, qui sommes un peuple de bonne race et habitués à défendre par les armes notre liberté et à ne rien tenter d'injuste contre celle d'autrui. Nous ne les laisserons pas se retirer sans leur avoir livré combat". [4,93] Ces exhortations de Pagôndas décidèrent les Béotiens à marcher sus aux Athéniens. Aussitôt il se mit à leur tête et les porta en avant, car la journée était déjà avancée. Arrivé à proximité de l'armée ennemie, il choisit un emplacement qu'une colline dissimulait à la vue de l'adversaire, rangea ses hommes en ordre de bataille et prit toutes ses dispositions de combat. Hippocratès était devant Délion, quand il apprit la marche en avant des Béotiens. Il envoya à son armée l'ordre de se former en bataille et peu de temps après vint la rejoindre, laissant environ trois cents cavaliers aux abords de la ville. Il voulait ainsi la garantir contre une surprise et se ménager la possibilité de foncer sur les Béotiens au cours du combat. Les Béotiens opposèrent leurs troupes aux forces athéniennes et, une fois leurs dispositions prises, ils apparurent au sommet de la colline, puis formèrent les faisceaux en conservant leur ordre de combat. Ils disposaient de sept mille hoplites, de plus de dix mille hommes de troupes légères, de mille cavaliers et de cinq cents peltastes. Les Thébains et leurs confédérés occupaient l'aile droite ; au centre se trouvaient les gens d'Haliartos, de Corôneia, de Côpes et autres riverains du lac Côpais. Les soldats de Thespies, de Tanagra et d'Orchoménos occupaient la gauche. A chaque aile se trouvaient des cavaliers et des troupes légères. Les hoplites thébains étaient rangés par vingt-cinq hommes de profondeur ; les autres à volonté. Tels étaient le dispositif et l'ordre de bataille des Béotiens. [4,94] Sur tout le front de l'armée athénienne, les hoplites, égaux en nombre à ceux de l'ennemi, furent disposés sur huit rangs de profondeur. A chaque aile se trouvaient des cavaliers. Quant à des troupes légères spécialement équipées, il n'y en avait pas au cours de ce combat et la ville n'en possédait pas. L'expédition avait bien compté un nombre élevé d'hommes, plusieurs fois aussi grand que celui de l'adversaire ; mais ils n'avaient pas d'armes et ne suivaient l'armée que parce qu'on avait levé indistinctement les étrangers et les citoyens présents. Comme ils s'étaient mis à retourner à Athènes, il ne s'en trouva qu'un petit nombre à cette journée. Les Athéniens étaient déjà rangés et prêts à en venir aux mains, quand Hippocratès parcourut les rangs pour les exhorter. Voici ce qu'il leur dit : [4,95] "Athéniens, ma harangue sera brève, ce qui n'a aucune importance, quand on s'adresse à des braves. J'ai moins à stimuler votre courage qu'à vous en faire souvenir. Que nul d'entre vous ne s'imagine, sous prétexte que nous nous trouvons sur un territoire étranger, que nous ne devons pas affronter ce danger. Si nous sommes en pays étranger, c'est pour notre pays que nous allons combattre. Vainqueurs vous n'aurez plus jamais à craindre que les Péloponnésiens, privés de la cavalerie béotienne, envahissent votre pays. Un seul combat vous suffira pour conquérir la Béotie et pour affermir l'indépendance de l'Attique. En avant ! Montrez-vous dignes d'une cité qui est votre patrie commune et que vous êtes fiers de voir au premier rang de la Grèce, dignes de vos pères, qui jadis ont défait, avec Myrônidès, ces mêmes ennemis aux Oenophytes et ont possédé la Béotie." [4,96] Tout en prononçant cette exhortation, Hippocratès était parvenu à la moitié de la ligne. Il n'eut pas le temps d'en parcourir le reste. Les Béotiens, que de son côté Pagôndas venait d'exhorter rapidement, se mirent à entonner le péan et descendirent la colline. Les Athéniens s'avancèrent à leur rencontre et les attaquèrent au pas de course. Les deux extrémités de la ligne dans les deux armées ne purent en venir aux mains, empêchées qu'elles furent, des deux côtés, par des torrents. Mais partout ailleurs la mêlée fut extrêmement vive ; on se repoussait à coups de boucliers. L'aile gauche des Béotiens fut enfoncée par les Athéniens jusqu'à la moitié de sa profondeur. De ce côté les Thespiens eurent particulièrement à souffrir. Découverts par le recul de leurs voisins, cernés sur un espace qui ne permettait pas de manoeuvre, ils se firent tailler en pièces sans lâcher pied. Quelques Athéniens, dans le trouble qui suivit ce mouvement de conversion, ne purent se reconnaître et s'entre-tuèrent. Les Béotiens, vaincus de ce côté se replièrent vers celles de leurs troupes qui résistaient ; mais leur agile droite, où se trouvaient les Thébains, emporta l'avantage sur les Athéniens, les fit lâcher pied peu à peu et commença à les poursuivre. Pagôndas alors voyant que son aile gauche était en péril, envoya deux escadrons de cavalerie qui contournèrent la colline, sans que l'ennemi les aperçût. Ils débouchèrent soudain, jetant le désarroi dans l'aile athénienne, qui était victorieuse et qui s'imagina avoir affaire à une autre armée. Pressés d'un côté par cette cavalerie et de l'autre par les Thébains qui les poursuivaient et qui enfonçaient leurs rangs, les Athéniens se mirent à fuir sur toute la ligne. Les uns s'élancèrent vers Délion et la mer, les autres vers Orôpos, d'autres dans la direction du mont Parnés ; chacun enfin du côté où il espérait trouver le salut. Au cours de leur fuite précipitée, ils furent massacrés par les Béotiens, principalement par leurs cavaliers et les Locriens accourus à la rescousse, dès qu'ils avaient vu l'ennemi en fuite. La nuit interrompit le massacre et permit à la foule des fuyards de s'échapper. Le lendemain, les troupes d'Orôpos et de Délion laissèrent une garnison dans cette ville qu'elles tenaient encore et se rembarquèrent pour rentrer chez elles. [4,97] Les Béotiens dressèrent un trophée, relevèrent leurs morts et dépouillèrent les cadavres ennemis. Puis laissant une garde suffisante, ils se retirèrent à Tanagra, faisant mine de vouloir attaquer Délion. Un héraut athénien, qui venait demander la permission d'enlever les morts, rencontra un héraut béotien, qui lui fit faire demi-tour, en lui déclarant qu'il n'obtiendrait rien avant que lui-même fût de retour. Arrivé devant les Athéniens, il leur fit entendre les représentations des Béotiens : les Athéniens commettaient une injustice et violaient les coutumes des Grecs ; car il avait été de tout temps établi que tes occupants d'un pays étranger y respectaient les temples ; les Athéniens au contraire avaient fortifié Délion et s'y maintenaient ; ils s'y étaient comportés absolument comme en un lieu profane ; ils avaient même puisé l'eau que les Béotiens se gardaient bien d'utiliser, sauf pour les ablutions dans les cérémonies sacrées ; aussi, au nom du dieu et en leur propre nom, les Béotiens, invoquant Apollon et les autres divinités du temple, les sommaient d'évacuer l'enceinte sacrée, en emportant ce qui leur appartenait. [4,98] A la suite de cette proclamation, les Athéniens envoyèrent aux Béotiens un de leurs hérauts pour protester qu'ils n'avaient nullement profané l'enceinte sacrée et qu'ils se garderaient à l'avenir d'y commettre volontairement la moindre profanation. Quand ils y avaient pénétré, ils n'avaient nulle intention sacrilège ; ils voulaient seulement l'utiliser pour se défendre contre ceux qui leur faisaient tort. C'était une coutume établie de tout temps chez les Grecs que les édifices sacrés appartinssent à ceux qui s'étaient rendus maîtres de la contrée, quelle que fût son étendue, à condition d'y accomplir dans la mesure du possible les rites jusque là en vigueur. Du reste les Béotiens et la plupart des Grecs sur les territoires dont ils avaient chassé par la force les habitants, entraient en possession des temples étrangers, qu'ils considéraient maintenant comme leur appartenant en propre. Si les Athéniens avaient pu soumettre une plus grande partie du territoire béotien, ils la conserveraient. De leur plein gré ils n'abandonneraient pas ce qu'ils en occupaient maintenant qui, à leurs yeux, leur appartenait. S'ils avaient puisé de l'eau, c'était sous l'empire de la nécessité, non par mépris et c'étaient les Béotiens, qui en venant attaquer les Athéniens chez eux, les avaient contraints les premiers à se défendre et à faire usage de cette eau. Il était admis que les actes commis à la guerre ou sous l'imminence de quelque danger méritaient quelque indulgence, même de la part du dieu. Les autels n'étaient-ils pas un refuge pour les fautes involontaires ? Le nom de criminels s'appliquait à ceux qui faisaient le mal sans nécessité et non à ceux qui, sous le coup du malheur, se portaient à quelque extrémité. L'impiété des Béotiens était bien plus grande, car ils prétendaient ne rendre les morts que contre la restitution des temples, tandis que les Athéniens se refusaient à faire des temples l'objet d'une transaction indigne. Bref, ils sommaient sans détours les Béotiens de ne pas faire de leur départ de la Béotie la condition de la restitution des morts, puisqu'ils n'étaient plus en Béotie, mais sur un territoire conquis par les armes. Les Béotiens devaient donc s'inspirer des coutumes traditionnelles pour accorder l'enlèvement des morts. [4,99] Les Béotiens répondirent que, si les Athéniens étaient en territoire béotien, ils eussent à se retirer en emportant ce qui leur appartenait ; que s'ils étaient dans leur pays, ils savaient ce qu'ils avaient à faire. Ils ne contestaient pas que le territoire d'Orôpos, où s'était livrée la bataille et où se trouvaient les morts, relevait de la domination d'Athènes, mais ils ne pensaient pas que les Athéniens pussent enlever leurs morts contre leur gré à eux. Aussi se refusèrent-ils à rien conclure pour un territoire relevant d'Athènes. Ils crurent faire une réponse convenable en disant aux Athéniens de "quitter leur territoire, en emportant ce qu'ils réclamaient". Sur cette réponse le héraut athénien se retira sans avoir rien conclu. [4,100] Immédiatement les Béotiens firent venir du golfe Maliaque des archers et des frondeurs ; après la bataille ils avaient reçu deux mille hoplites de Corinthe, la garnison péloponnésienne de Nisaea et un certain nombre de Mégariens. Avec ces troupes ils marchèrent contre Délion et attaquèrent le rempart. Entre autres moyens d'attaque, ils firent avancer une machine, qui leur permit de réduire la place. En voici la description. Ils prirent un grand madrier, qu'ils scièrent en deux et qu'ils creusèrent sur toute sa longueur ; ils ajustèrent ensuite minutieusement les deux parties pour former une espèce de tube ; à une extrémité, ils suspendirent avec des chaînes une chaudière ; un tuyau de fer traversait de part en part le madrier et par un coude venait aboutir à la chaudière ; le madrier, sur sa plus grande longueur, avait été garni également de fer. On amena de loin sur des chariots cet engin, à l'endroit du rempart où avaient été entassés le plus de sarments et de bois. Une fois la machine à proximité du rempart, les assiégeants adaptèrent à la partie tournée vers eux d'immenses soufflets et les mirent en action. L'air comprimé pénétrant dans le tube et passant sur le chaudron, plein de charbons ardents, de soufre et de poix, provoqua une très grande flamme et mit le feu au retranchement. Nul ne put résister ; les assiégés durent s'enfuir en abandonnant leur poste. C’est ainsi que la muraille fut prise. Une partie de la garnison périt ; deux cents hommes furent faits prisonniers, la plupart des autres réussirent à s'embarquer et rentrèrent chez eux. [4,101] Délion fut pris dix-sept jours après le combat. Le héraut athénien, qui ignorait tout des événements, vint peu de temps après pour réclamer à nouveau les morts. Les Béotiens, cette fois, ne firent plus d'objections pour les rendre. Les Béotiens avaient perdu dans le combat un peu moins de cinq cents hommes ; les Athéniens un peu moins de mille, parmi lesquels Hippocratès, leur stratège, sans compter un grand nombre de troupes légères et de valets d'armée. Peu de temps après ce combat, Démosthénès qui avait fait voile vers Siphes, où il comptait que la trahison lui livrerait la place, y subit un échec. Avec une flotte montée par quatre cents Hoplites, Acarnaniens, Agraeés et Athéniens il fit une descente à Sicyônè. Avant que tous ses navires eussent abordé, les Sicyoniens accoururent et rejetèrent vers les vaisseaux les troupes qui avaient déjà débarqué, en tuant une partie, faisant les auges prisonnières ; ils élevèrent un trophée et accordèrent la permission d'enlever les morts. La mort de Sitalcès, roi des Odryses, coïncida avec les événements de Délion. Il fut vaincu et périt dans un combat, au cours d'une expédition contre les Triballes. Seuthès son neveu fils de Sparadocos régna sur les Odryses et sur le reste de la Thrace, qui se trouvait sous la domination de Sitalcès. [4,102] Le même hiver, Brasidas, avec ses alliés du littoral de la Thrace, marcha contre Amphipolis, colonie d'Athènes, située sur les bords du Strymôn. Aristagoras de Milet, fuyant le roi Darius, avait jadis essayé d'établir une colonie sur l'emplacement de la ville actuelle ; mais il avait été chassé par les Edôniens. Trente-deux ans plus tard les Athéniens y avaient envoyé dix mille colons, tant Athéniens que volontaires venus d'autres pays. Ils furent massacrés par les Thraces à Drabescos. Vingt-neuf ans plus tard, ils revinrent sous la conduite d'Hagnôn fils de Nicias. Ils chassèrent les Édôniens et fondèrent la place, qui reçut primitivement le nom de "Les neuf-voies". Ils étaient partis d'Eiôn, emporium qu'ils possédaient à l'embouchure du fleuve, à vingt-cinq stades de la ville actuelle. Ce fut Hagnôn qui lui donna son nom d'Amphipolis dont voici l'explication : il ferma par un long mur la boucle que décrit autour de la ville le Strymôn ; assise sur les deux flancs d'une colline, la ville d'Amphipolis est visible à la fois de la mer et du continent. [4,103] Brasidas, parti d'Arnè, ville de Khalkidique, marcha avec ses troupes contre Amphipolis. Il arriva à la nuit à Aulôn et à Bormiskos, là où le lac Bolbè se déverse dans la mer. Il fit prendre à ses hommes le repas du soir et se remit en marche pendant la nuit. Le temps était mauvais et il neigeait quelque peu ; ce qui le fit presser sa marche, car il voulait cacher son approche aux gens d'Amphipolis, sauf à ceux qui trahissaient à son profit. Il y avait dans la ville un certain nombre d'habitants d'Argilos, colons d'Andros, joints à quelques autres ils étaient de complicité avec Brasidas - les uns gagnés par Perdikkas, les autres par les Khalkidiens - ses plus chauds partisans étaient les gens d'Argilos, habitants du voisinage et qui de tout temps avaient été en mauvais termes avec les Athéniens et ne cessaient de comploter contre la ville . L'arrivée de Brasidas leur donna l'occasion de mettre à exécution les projets qu'ils entretenaient depuis longtemps avec leurs concitoyens d'Amphipolis pour livrer la place par trahison . Ils reçurent donc Brasidas à l'intérieur de la ville, se déclarèrent cette nuit même en révolte contre les Athéniens et avant l'aurore conduisirent l'armée péloponnésienne sur le pont qui franchit le fleuve. La citadelle en est à quelque distance et, à l'époque, les murs ne se prolongeaient pas jusque-là . II n'y avait qu'un corps de garde peu important que Brasidas enleva sans peine . Aidé par la trahison et le mauvais temps, favorisé par son arrivée imprévue, Brasidas franchit le pont et se trouva maître sur-le-champ de tout ce que les habitants possédaient hors les murs. [4,104] Tout contribuait à augmenter le trouble de la ville : le passage subit du pont pour les gens de l'intérieur, la foule de ceux du dehors faits prisonniers, le nombre de ceux qui se réfugiaient à l'intérieur des murs ; qu'on y ajoute la méfiance des Amphipolitains les uns pour les autres. On prétend même que si Brasidas avait interdit le pillage à son armée et s'il se fût avancé immédiatement, il eût vraisemblablement pris la ville. Au lieu de le faire, il perdit son temps à camper, fit des incursions dans la campagne et ne voyant contre son attente rien venir de l'intérieur, il se tint en repos. C'est que la faction opposée aux traîtres étant la plus nombreuse les empêcha d'ouvrir sur-le-champ les portes. Elle envoya des messagers, d'accord avec le stratège Eucléès, commandant de la garnison pour le peuple athénien, à l'autre stratège, préposé au littoral de la Thrace. C'était Thucydide, fils d'Oloros, l'auteur de la présente histoire. Il se trouvait à l'île de Thasos, colonie de Paros, située à une demi-journée de navigation d'Amphipolis. Les députés lui demandèrent de venir au secours de la ville ; immédiatement à cette demande, il mit à la voile avec les sept vaisseaux qu'il avait sous la main. Il voulait à tout prix, si c'était possible, arriver avant la reddition d'Amphipolis, sinon occuper Eiôn avant l'ennemi. [4,105] Brasidas craignait la venue de ce renfort naval de Thasos. II n'ignorait pas que Thucydide possédait dans cette partie de la Thrace une exploitation de mines d'or, qui lui assurait un ascendant considérable sur les personnages influents de la contrée ; aussi mettait-il tout son empressement à le prévenir par l'occupation de la ville. Il redoutait qu'avec la venue de Thucydide, la masse des Amphipolitains, dans l'espoir d'être secourus du côté de la mer par leurs alliés et de recevoir les troupes que Thucydide lèverait en Thrace, ne voulût plus rien entendre. Aussi leur proposa-t-il des conditions modérées. Par une proclamation, il fit savoir que ceux des Amphipolitains et des Athéniens qui le voudraient pourraient rester dans la ville en conservant la totalité de leurs droits ; ceux qui s'y refuseraient, disposeraient de cinq jours pour sortir en emportant ce qui leur appartenait. [4,106] Cette proclamation provoqua dans la plupart des esprits un changement d'autant plus sensible qu'il n'y avait que peu d'Athéniens parmi la population d'Amphipolis ; celle-ci dans l'ensemble état fort mêlée et on y trouvait maintes personnes unies par des liens de parenté avec les prisonniers faits hors la ville. Étant donné la crainte qu'on éprouvait, on trouvait justes les propositions de Brasidas ; les Athéniens voyaient avec joie qu'on leur accorderait la permission de quitter la ville ; ils se jugeaient les plus exposés et désespéraient de recevoir promptement du secours ; les autres constataient qu'ils conserveraient dans la cité l'égalité des droits et que contre leur attente ils se trouveraient hors de danger. Aussi les affidés de Brasidas approuvaient-ils déjà ouvertement ces dispositions en voyant la volte-face de la foule et son refus d'obéir à celui des stratèges athéniens qui était parmi elle. L'accord fut conclu et les propositions publiées par le héraut acceptées. Voilà de quelle manière la ville fut livrée à Brasidas. Thucydide, lui, aborda le même jour sur le tard à Eiôn. Brasidas venait de se rendre maître d'Amphipolis ; il s'en fallut d'une seule nuit qu'il s'emparât également d'Eiôn. Si l'escadrille athénienne ne s'y était portée en toute hâte, il eût pris la place au point du jour. [4,107] Là-dessus, Thucydide prit ses dispositions à Eiôn pour assurer sa sécurité du moment contre une attaque de Brasidas et pour parer aux dangers à venir. Il accueillit dans la place tous les habitants de la ville haute, qui, conformément aux conventions, voulurent se ranger à ses côtés. Quant à Brasidas, il descendit immédiatement le fleuve, dans la direction d'Eiôn, avec un grand nombre d'embarcations ; il voulait, en occupant une langue de terre qui se trouve au delà des remparts, intercepter la navigation sur le Strymôn. En même temps il fit une tentative par terre ; mais sur les deux points il fut repoussé. Après cet échec, il se contenta de prendre à Amphipolis ses dispositions de défense. Myrcinos, ville des Édôniens, se rendit à lui volontairement après la mort de Pittacos, leur roi, qui avait été tué par les enfants de Goaxios et par Braurô, sa femme. Peu de temps après Galépsos et Oesymè suivirent l'exemple de Myrcinos : ce sont deux colonies de Thasos. Perdiccas, qui était venu rejoindre Brasidas immédiatement après la prise d'Amphipolis, lui apporta son concours dans ces différentes circonstances. [4,108] A la suite de la reddition d'Amphipolis les Athéniens éprouvèrent des craintes fort vives ; c'est que cette ville leur était particulièrement utile : ils en tiraient du bois de construction pour leurs vaisseaux et des revenus importants. De plus sous la conduite des Thessaliens, les Lacédémoniens avaient bien pu trouver jusqu'au Strymôn une voie de pénétration chez les alliés d'Athènes ; mais tant que les Athéniens étaient restés maîtres du pont, comme en amont le fleuve formait un vaste marécage et qu'en aval du côté d'Eiôn les Athéniens les surveillaient avec leurs vaisseaux, ils ne pouvaient avancer au delà. La chose maintenant leur était devenue possible. Enfin Athènes redoutait la défection de ses alliés. Or Brasidas, en toute circonstance, avait fait preuve de modération, il déclarait partout que sa venue avait pour but d'assurer l'indépendance de la Grèce. Aussi les villes sujettes d'Athènes, informées de la prise d'Amphipolis, des dispositions de Brasidas et particulièrement de sa modération, se trouvèrent-elles toutes prêtes à se révolter. En secret on lui envoyait des messages, on sollicitait sa venue ; chacun voulait être le premier à faire défection. On croyait ainsi assurer sa sécurité. Autant la puissance d'Athènes apparut grande par la suite, autant on la sous-estimait alors. C'est qu'on s'inspirait pour la juger, moins d'une sage précaution que d'un aveugle désir. Les hommes sont ainsi pour ce qu'ils désirent, ils s'en remettent à des espérances inconsidérées ; pour ce qui les rebute, ils le repoussent arbitrairement. Ajoutez la défaite récente des Athéniens en Béotie, les paroles de Brasidas plus séduisantes que véridiques, quand il prétendait qu'à Nisaea les Athéniens s'étaient refusés à combattre ses seules troupes. Toutes ces circonstances encourageaient les alliés et leur faisaient croire que personne ne viendrait les attaquer. Mais surtout ils se laissaient séduire par le charme de la nouveauté ; ils voulaient mettre à l'épreuve le zèle tout nouveau des Lacédémoniens ; bref ils étaient prêts à courir tous les risques. Instruits de leurs desseins, les Athéniens envoyèrent dans les villes des garnisons, dans la mesure où le leur permirent le peu de temps dont ils disposaient et la mauvaise saison. Brasidas manda à Lacédémone qu'on lui envoyât une armée et il se faisait installer un chantier de construction pour des trières. Mais les Lacédémoniens ne lui accordèrent pas ce qu'il demandait ; ils obéissaient ainsi à la jalousie des premiers d'entre eux à l'égard de Brasidas et, plus que tout, ils désiraient obtenir la restitution de leurs prisonniers de l'île et mettre fin à la guerre. [4,109] Le même hiver, les Mégariens reprirent aux Athéniens les Longs-Murs et les rasèrent entièrement. Brasidas, après la prise d'Amphipolis, se mit en campagne avec ses alliés contre la région qu'on appelle l'Actè. C'est une pointe de terre, qui part du canal du Roi et s'avance dans la mer ; son sommet le plus élevé, le mont Athôs, se trouve à son extrémité et domine la mer Égée. Elle renferme un certain nombre de villes : Sanè, colonie d'Andros, située tout près du canal et tournée vers la mer qui regarde l'Eubée ; Thyssos, Cléônes, Acrothôon, Olophyxos et Dion. Elles sont habitées par un mélange de populations barbares bilingues. Il s'y trouve quelques Chalcidiens, mais surtout des Pélasges, qui jadis sous le nom de Tyrséniens habitèrent Lemnos et Athènes ; des Bisaltes, des Crestôniens et des Edôniens. Ces populations sont distribuées en petites bourgades. La plupart se soumirent volontairement à Brasidas. Sanè et Dion lui résistèrent, aussi installa-t-il son armée dans le pays qu'il ravagea. [4,110] Sur leur refus il se porta immédiatement contre Torônè, en Chalcidique, ville qu'occupaient les Athéniens. Il y était appelé par quelques habitants prêts à la lui livrer. Il y arriva de nuit, peu de temps avant l'aurore ; il établit son armée à proximité du Dioscoreion, à une distance de trois stades de la ville. Son arrivée passa inaperçue des Torôniens qui n'étaient pas de complicité avec lui et de la garnison athénienne. Informés de son approche, ceux qui étaient d'intelligence avec lui sortirent de la ville pour guetter sa venue. Dès qu'il fut devant la ville, ils y introduisirent sept hommes de troupes légères munis de poignards. Sur les vingt hommes qui avaient été primitivement désignés, ce furent les seuls qui osèrent pénétrer dans Torôné. A leur tête se trouvait Lysistratos d'Olynthe. Ils se faufilèrent par les brèches du rempart qui fait face à la mer, sans éveiller l'attention de la garnison logée au sommet de la citadelle, car la ville est adossée à une colline. Arrivés au haut de la colline, ils massacrèrent les gardes et enfoncèrent la petite porte qui regarde vers le promontoire de Canastron. [4,111] Brasidas s'avança un peu avec le reste de ses troupes, puis fit halte. Il détacha cent peltastes, qui, à l'ouverture des portes et au signal convenu, devaient se jeter les premiers dans la ville. Un certain temps s'écoula ; étonnés de ce retard, ils avancèrent pas à pas et se trouvèrent aux abords immédiats de la ville. Les Torôniens entrés avec les sept soldats de Brasidas avaient ouvert la petite porte et enfoncé en en brisant la barre celle qui donnait sur le marché. Ils commencèrent à introduire quelques soldats par la petite porte, afin de prendre à revers et d'effrayer soudain par une double attaque les habitants de la ville étrangers au complot. Ensuite comme il était convenu, ils élevèrent des torches enflammées et, par la porte de l'agora, firent pénétrer dans la ville le reste des peltastes. [4,112] Sitôt le signal aperçu, Brasidas se précipite au pas de course. Son armée s'avance en poussant un cri unanime et jette ainsi l'effroi parmi les habitants. Immédiatement une partie de ses soldats s'engouffre par les portes, tandis que les autres utilisent le carré de poutres appliqué contre le mur en ruine qui servait à monter les pierres destinées à le consolider. Brasidas avec le gros de ses troupes se dirigea aussitôt vers la ville haute, voulant par l'occupation des points culminants la tenir solidement. Le reste se répandit de même dans tous les quartiers. [4,113] Pendant qu'il s'emparait ainsi de la ville, la foule ignorante du complot manifestait le plus grand trouble. La faction d'accord avec Brasidas et les gens qui sympathisaient avec elle se trouvèrent immédiatement au côté des troupes lacédémoniennes. A cette vue, les hoplites athéniens, qui au nombre d'environ cinquante bivouaquaient sur l'agora, tentèrent de résister ; quelques-uns périrent en combattant ; les autres s'enfuirent, partie à pied, partie en gagnant les deux vaisseaux en station. Ils se réfugièrent au château fort de Lécythos, conquis et occupé par les Athéniens ; c'est une hauteur qui s'avance dans la mer et qu'un isthme étroit sépare de la ville. C'est là que les Torôniens du parti d'Athènes trouvèrent eux aussi un refuge. [4,114] Déjà le jour était venu et la ville se trouvait solidement occupée. Brasidas adressa aux Torôniens réfugiés à Lécythos avec les Athéniens la proclamation suivante : ceux qui le voudraient pourraient entrer en possession de leurs biens et jouir sans être inquiétés de leurs droits de citoyens. Un héraut envoyé aux Athéniens les somma de sortir de Lécythos, sur la foi publique, en emportant armes et bagages ; car la place, disait-il, appartenait aux Chalcidiens. Les Athéniens refusèrent de l'évacuer et demandèrent un jour pour enlever leurs morts. Brasidas leur en accorda deux et profita de ce répit pour fortifier les maisons voisines ; les Athéniens en firent autant de leur côté. Il convoqua également une assemblée des Torôniens, où il tint à peu de chose près le langage qu'il avait tenu à Acanthos : il n'était pas juste de considérer comme de mauvais citoyens et des traîtres ceux qui avaient négocié avec lui la prise de la ville ; ce faisant, ils n'avaient pas voulu asservir leurs concitoyens, ni agir par intérêt ; leur seul mobile était le bien public et l'indépendance de la ville. Ceux qui n'avaient pas participé à l'entreprise ne devaient pas s'attendre à un traitement différent ; il n'était pas venu pour faire tort à la cité, ni aux particuliers. C'était dans cet esprit qu'il avait adressé une proclamation aux Torôniens réfugiés auprès des Athéniens ; leur amitié pour Athènes ne les compromettait pas à ses yeux. Quand ils auraient fait l'épreuve des Lacédémoniens, ils ressentiraient à leur égard autant de sympathie et peut-être plus, en raison de leur droiture ; c'était faute de les connaître qu'ils se montraient maintenant pleins de crainte. Il leur fallait se conduire désormais en alliés fidèles ; on ne leur imputerait que leurs fautes à venir. Les Lacédémoniens s'estimaient moins lésés par les fautes antérieures des Torôniens que les Torôniens eux-mêmes, victimes d'une puissance supérieure et ils leur pardonneraient leur opposition. [4,115] Telles furent les paroles par lesquelles il voulut leur rendre confiance. La trêve expirée, il commença l'attaque de Lécythos. Les Athéniens n'avaient pour se défendre qu'un rempart délabré et les maisons où ils avaient aménagé des créneaux. Pendant un jour, ils repoussèrent les assaillants. Le lendemain, l'ennemi se disposa à faire avancer une machine destinée à mettre le feu dans les palissades du rempart. L'armée déjà approchait ; les Athéniens se portèrent à l'endroit le plus facile à emporter où ils croyaient que l'ennemi utiliserait cette machine ; ils y dressèrent au-dessus d'un bâtiment une tour de bois, y apportèrent quantité d'amphores et de jarres pleines d'eau et de grosses pierres ; un détachement important s'y installa. Mais le bâtiment, trop lourdement chargé, s'écroula soudain avec un grand fracas. A cette vue, les Athéniens placés à proximité furent moins effrayés que consternés, mais ceux qui étaient à distance, ceux-là surtout qui étaient le plus éloignés du lieu de l'accident, pensèrent que l'ennemi avait forcé la place de ce côté et s'enfuirent dans la direction de la mer et des vaisseaux. [4,116] Brasidas, voyant ce qui se passait et qu'ils abandonnaient leurs créneaux, porta immédiatement ses troupes en avant et occupa le rempart. Tous les prisonniers furent mis à mort. Quant aux Athéniens, qui avaient ainsi abandonné la place, ils se réfugièrent à Pallénè sur des vaisseaux et des embarcations légères. Il y a à Lécythos un temple d'Athéna. Brasidas avait fait publier, au moment de l'assaut, qu'il accorderait trente mines d'argent à celui qui, le premier, escaladerait le rempart. Estimant que la prise de la ville avait quelque chose de surnaturel, il fit don des trente mines à la déesse pour les besoins du sanctuaire. Puis, il rasa entièrement Lécythos et consacra tout le territoire à la déesse. Il employa le reste de l'hiver à organiser les places en sa possession et se prépara à attaquer les autres. Avec l'hiver finit la huitième année de la guerre. [4,117] Dès le printemps de l'année suivante, Lacédémoniens et Athéniens conclurent un armistice d'une année. Les Athéniens pensaient qu'avant que Brasidas pût provoquer de nouvelles défections chez leurs alliés, ils seraient en mesure de s'opposer à ses desseins et que, si leurs affaires se rétablissaient, la trêve pourrait être prolongée. Les Lacédémoniens n'étaient pas sans s'apercevoir des craintes véritables des Athéniens ; ils comptaient qu'une fois mis en goût par l'interruption de leurs maux et de leurs fatigues, ils se montreraient plus décidés à traiter, en leur rendant leurs prisonniers et en concluant une trêve plus longue. Ils tenaient surtout à recouvrer ces prisonniers, pendant que la fortune souriait encore à Brasidas. Voici comment la situation se présentait : ils calculaient que, si Brasidas poursuivait ses succès et rétablissait l'équilibre, leurs prisonniers étaient perdus ; et même en cas de lutte à forces égales, la victoire pouvait être incertaine. Ils conclurent donc peur eux et leurs alliés le traité ci-dessous. [4,118] "En ce qui concerne le temple et l'oracle d'Apollon Pythien, nous sommes d'avis que chacun puisse en user à sa volonté, sans dol et sans crainte, selon les usages anciens. Tel est l'avis des Lacédémoniens et des alliés ici présents. Ils déclarent qu'ils feront tous leurs efforts, par l'entremise du héraut, pour obtenir l'adhésion des Béotiens et des Phocidiens. - En ce qui concerne le trésor du dieu, nous veillerons à la recherche des coupables, en nous conformant, en toute droiture et justice, aux usages anciens, nous comme vous et tous ceux qui le voudront, en accord avec les usages anciens. Sur ce point tel est l'avis des Lacédémoniens et des autres alliés. - Sur le point suivant, voici l'avis des Lacédémoniens et des autres alliés : Si les Athéniens concluent la trêve, chacune des parties contractantes conservera ce qu'elle possède actuellement : les Lacédémoniens resteront à Coryphasion, à l'intérieur d'une ligne tracée de Bouphras à Tomeus. Les Athéniens demeureront à Cythère, à la condition que des deux côtés, on s'interdira de pénétrer sur le territoire des alliés des deux parties. Ceux de Nisaea et de Minôa ne dépasseront pas la route qui va des portes de Nisos au temple de Poséidôn et de ce temple au pont de Minôa. - Ni les Mégariens ni leurs alliés ne franchiront cette route. Les Athéniens conserveront l'île qu'ils ont prise, sans qu'on pénètre, ni d'un côté ni de l'autre, sur le territoire du voisin ; les Mégariens conserveront également ce qu'ils possèdent à Trézène, suivant le traité conclu avec les Athéniens. - En ce qui concerne la mer, chacun en aura l'usage sur ses côtes et sur les côtes de ses alliés. - Les Lacédémoniens et leurs alliés ne navigueront pas avec des vaisseaux longs, mais seulement avec des barques à rames, d'un tonnage ne dépassant pas cinq cents talents. - Les hérauts, ambassadeurs et toutes les personnes de leur suite, ayant mission de mettre fin à la guerre et aux différends, voyageront sous la foi publique pour se rendre dans le Péloponnèse ou à Athènes, à l'aller comme au retour, sur terre comme sur mer. - Pendant ce temps, aucun transfuge, qu'il soit homme libre ou esclave, ne sera reçu ni par vous ni par nous. - Des deux côtés on recourra à l'arbitrage suivant les usages anciens et on mettra fin aux litiges par voie de justice, sans recourir à la guerre. Tel est l'avis des Lacédémoniens et de leurs alliés. - Si vous avez à nous faire part de quelque suggestion meilleure ou plus juste, venez à Lacédémone nous en informer. - Nulle proposition juste ne sera repoussée ni par les Lacédémoniens ni par leurs alliés. - Que ceux qui viendront soient munis de pleins pouvoirs, comme vous désirez que nous fassions de notre côté. - La trêve durera une année." "Le peuple athénien, la tribu Acamantide étant prytane, Phaenippos greffier, Niciadès épistate, sur la proposition de Lachès a décidé ce qui suit : - Les Dieux nous soient en aide ! Un armistice sera conclu aux conditions formulées par les Lacédémoniens et leurs alliés. - Il a été convenu, dans l'assemblée du peuple, que l'armistice sera d'une année qu'il partira de ce jour, le quatorzième du mois Elaphéboliôn : que, pendant ce temps, ambassadeurs et hérauts se rendront chez l'un et l'autre peuple pour conférer sur la cessation des hostilités ; que les stratèges et les prytanes convoqueront l'assemblée du peuple pour permettre aux Athéniens de délibérer aussitôt sur la question de la paix, chaque fois qu'il se présentera une ambassade pour la cessation des hostilités ; que pour l'instant l'ambassade actuellement présente s'engagera solennellement à maintenir la trêve pendant une année. [4,119] Cette convention fut conclue et jurée à la fois par les Lacédémoniens et leurs alliés et les Athéniens et leurs alliés, le douzième jour du mois de Gérastios selon la chronologie lacédémonienne. Ont conclu et pris l'engagement solennel pour les Lacédémoniens Tauros fils d'Echétimidas, Athenaeos fils de Péricleidès, Philocharidas fils d'Eryxilaïdas ; pour les Corinthiens : Aeneas fils d'Ocytos, Euphamidas fils d'Aristônymos ; pour les Sycioniens Damotimos fils de Naucratès, Onasimos fils de Mégaclès ; pour les Mégariens Nicasos fils de Cecalos, Ménécratès fils d'Amphidôros ; pour les Epidauriens : Amphias fils d'Eupalidas ; pour les Athéniens les stratèges Nicostratos fils de Nicératos, Autoclès fils de Tolmaeos. Tels furent les termes de la trêve ; pendant sa durée, il ne cessa d'y avoir des pourparlers en vue d'une paix définitive." [4,120] Au moment même où l'on ratifiait ces propositions, Sciônè, ville située dans la péninsule de Pallénè, abandonna le parti d'Athènes pour se donner à Brasidas. Les Sciôniens prétendent être originaires de Pellénè du Péloponnèse ; leurs ancêtres à leur retour de Troie avaient été jetés par la tempête qui assaillit les Achéens dans cette contrée où ils se seraient établis. Apprenant leur défection, Brasidas prit la mer en pleine nuit pour gagner Sciônè. Il s'était fait précéder d'une trière alliée ; lui-même suivait à distance sur un brigantin. S'il rencontrait un bâtiment plus puissant que le sien, la trière avait mission de le défendre ; s'il trouvait sur sa route une trière de force égale, elle ne songerait pas, pensait-il, à s'en prendre au petit bâtiment, mais bien à l'autre trière, et lui-même pourrait se sauver à la faveur du combat. Il arriva sans encombre à Sciônè et y réunit les habitants. Il leur répéta ce qu'il avait dit à Acanthos et à Torônè, sans oublier d'ajouter que les Sciôniens méritaient les plus grands éloges, eux qui, isolés dans l'isthme de Pallénè par les Athéniens maîtres de Potidée et réduits absolument à l'état d'insulaires, n'avaient pas craint de courir d'eux-mêmes au devant de la liberté et n'avaient pas attendu paresseusement que la nécessité les poussât à assurer ce qui était manifestement leur avantage. C'était un indice qu'ils sauraient supporter virilement les plus grandes épreuves, une fois leurs affaires réglées au gré de leurs désirs ; il les considérerait comme les plus fidèles alliés de Lacédémone et ne laisserait passer aucune occasion de les honorer. [4,121] Ces paroles exaltèrent les Sciôniens ; tous sans distinction, même ceux qui naguère étaient hostiles à ce mouvement, reprirent courage et ils ne songèrent plus qu'à supporter vaillamment la guerre. Entre autres marques d'honneur accordées à Brasidas, on lui décerna au nom de la cité une couronne d'or comme au libérateur de la Grèce. Les particuliers lui ceignaient la tête de bandelettes et lui accordaient des prémices comme à un athlète victorieux. Pour le moment, il ne leur laissa qu'une fable garnison, puis il se rembarqua. Mais il ne tarda pas à revenir avec des forces plus nombreuses. Son intention était de faire avec les Sciôniens une tentative sur Mendè et sur Potidée. Il s'attendait bien à voir les Athéniens se porter au secours de cette contrée qu'ils considéraient comme une île et il voulait les devancer. Ajoutez qu'il avait des intelligences dans ces villes et qu'il comptait s'en emparer par trahison. [4,122] Au moment où Brasidas se disposait à cette attaque, les députés chargés d'annoncer l'armistice arrivèrent sur une trière pour lui en faire part ; c'étaient pour les Athéniens Aristonymos et pour les Lacédémoniens Athénaeos. L'armée repassa à Torôné. Les députés annoncèrent à Brasidas la convention et notifièrent les dispositions prises aux alliés que Lacédémone avait en Thrace ; tous les acceptèrent. Aristonymos approuva la conduite des autres villes, mais en faisant le compte des jours il s'aperçut que la défection des Sciôniens était postérieure à l'armistice ; aussi déclara-t-il qu'ils ne seraient pas compris dans le traité. Brasidas discuta longuement, riposta que leur défection était antérieure et ne voulut pas abandonner la ville. Aristonymos rendit compte à Athènes où l'on se montra disposé à agir sur-le-champ contre Sciônè. Les Lacédémoniens envoyèrent aux Athéniens une ambassade pour déclarer que c'était là violer les conventions de la trêve ; sur le conseil de Brasidas ils revendiquaient la ville ; du reste ils étaient disposés à soumettre ce litige à un arbitrage. Les Athéniens se refusèrent à courir le risque d'un jugement ; ils voulaient se mettre en campagne sans tarder, car leur colère était vive de voir dès lors les insulaires se fier pour faire défection, à la force que les Lacédémoniens possédaient sur terre, mais qui ne pouvait leur être que d'un mince secours. D'ailleurs les revendications des Athéniens s'accordaient mieux que celles des Lacédémoniens avec la réalité des faits ; c'était deux jours après l'armistice que les Sciôniens avalent fait défection. Aussi, poussés par Cléon décrétèrent-ils, sur-le-champ de détruire Sciônè et d'en mettre à mort les habitants. Ils se disposèrent à passer aux actes ; pour le reste ils se tinrent en repos. [4,123] Sur ces entrefaites, la ville de Mendè, située dans la péninsule de Pallénè et colonie d'Eretria, abandonna le parti d'Athènes. Brasidas l'accueillit, sans penser commettre une injustice, quoiqu'elle se donnât à lui manifestement pendant l'armistice. Mais Brasidas avait quelques infractions à reprocher aux Athéniens. Les gens de Mendè sentiront s'accroître leur audace en voyant Brasidas disposé à les soutenir et ils s'autorisaient du fait qu'il avait refusé de livrer Sciônè. De plus les auteurs du complot, qui appartenaient à l'aristocratie, ne voulaient plus abandonner une entreprise déjà fort avancée ; ils craignaient que leur vie ne fût mise en danger par la découverte de leurs manoeuvres. Ils poussèrent donc la multitude, malgré qu'elle en eût, à la sécession. A cette nouvelle la colère des Athéniens s'accrut et ils se préparèrent à châtier les deux villes. Brasidas, qui s'attendait à voir les Athéniens accourir par mer, fit transporter à Olynthe en Khalcidique les femmes et les enfants de Sciônè et de Mendè ; il leur envoya cinq cents hoplites de Lacédémone et trois cents peltastes de Khalcis, sous le commandement général de Polydamidas. Les révoltés, qui s'attendaient à la prompte arrivée des Athéniens, prirent en commun toutes dispositions pour leur résister. [4,124] Cependant Brasidas et Perdiccas dirigeaient de concert une seconde expédition contre Arrhabaeos, roi des Lyncestes. L'un commandait les forces de ses États de Macédoine et les hoplites fournis par les Grecs de ce pays; l'autre, en plus des Péloponnésiens qui lui restaient, avait sous ses ordres les Chalcidiens, les Acanthiens et les contingents des autres cités. Le nombre des hoplites grecs s'élevait au total à trois mille. Les cavaliers macédoniens et Chalcidiens n'étaient guère inférieurs à mille. Le nombre des autres troupes barbares état considérable. Ces deux armées envahirent le royaume d'Arrhabaeos ; elles trouvèrent les Lyncestes en position pour les attendre ; à leur tour elles établirent leur camp. De part et d'autre l'infanterie occupait une hauteur ; au milieu s'étendait une plaine. La cavalerie des deux armées y descendit et engagea la première le combat. Quand les hoplites des Lyncestes s'avancèrent pour soutenir la cavalerie et se montrèrent résolus à affronter la bataille, Brasidas et Perdiccas firent marcher leurs troupes, les engagèrent, mirent en fuite les Lyncestes et en tuèrent un grand nombre. Le reste se réfugia sur les hauteurs sans reprendre la lutte. Là-dessus les vainqueurs élevèrent un trophée et attendirent deux ou trois jours l'arrivée des Illyriens à la solde de Perdiccas qui devaient les rejoindre. Perdiccas se montra ensuite disposé à marcher sans tarder contre les bourgades d'Arrhabaeos. Mais Brasidas, inquiet sur le sort de Mendè, où il craignait que les Athéniens n'abordassent avant son retour, voyant d'ailleurs que les Illyriens se faisaient attendre, était hostile à ce plan et voulait se replier. [4,125] Ils étaient ainsi en désaccord, quand ils apprirent que les Illyriens, trahissant Perdiccas, étaient passés du côté d'Arrhabaeos. Dès lors, les deux généraux s'entendirent pour battre en retraite, tant la réputation guerrière de ce peuple leur inspirait de craintes ; mais le malentendu persista, quand il fut question de fixer l'heure du départ. La nuit tombait. Les Macédoniens et la foule des Barbares furent saisis d'une de ces paniques comme il s'en produit sans cause bien visible dans les grandes armées ; ils croyaient l'adversaire beaucoup plus nombreux qu'il n'était ; c'est tout juste s'ils ne le voyaient pas déjà fondre sur eux. Aussi s'enfuirent-ils précipitamment pour rentrer chez eux. Perdiccas, tout d'abord, ne s'était aperçu de rien ; quand il se rendit compte de la situation, il fut contraint par ses hommes de quitter ses positions, avant d'avoir pu joindre Brasidas, car la distance était grande entre les deux corps. Brasidas au lever du jour vit que les Macédoniens avaient lâché pied ; devant l'arrivée imminente des Illyriens et d'Arrhabaeos, il se disposa à son tour à battre en retraite. Pour effectuer son repli, il rassembla ses troupes, forma les hoplites en carré et plaça au centre les troupes légères, afin de parer à une attaque, il détacha les jeunes soldats en flanqueurs et en tirailleurs ; lui-même avec trois cents hommes d'élite ferma la marche, décidé pour protéger la colonne à résister aux premiers assaillants. Avant que l'ennemi fût en vue, il adressa rapidement à ses hommes t'exhortation suivante : [4,126] "Si je ne soupçonnais pas, Péloponnésiens, que ce qui vous effraie, c'est votre isolement et l'approche ainsi que le nombre des Barbares, j'éviterais, en vous encourageant, de vous faire la leçon. Mais, devant l'abandon des nôtres, devant la foule de nos adversaires, je vais tâcher, par un bref rappel des événements et par une courte exhortation, de vous dire l'essentiel. Ce qui doit inspirer votre vaillance à la guerre, ce n'est pas la présence de vos alliés, mais votre valeur individuelle. Vous n'avez pas non plus à redouter le nombre de vos ennemis, vous qui appartenez à des cités où le petit nombre commande à la multitude et non la multitude à l'élite ; et cette prééminence de la minorité lui vient uniquement de sa supériorité à la guerre. Quant à ces Barbares, que votre inexpérience vous fait redouter, apprenez à les connaître. D'après les rencontres que vous avez eues avec les Macédoniens, d'après mes conjectures et mes informations, ils seront peu redoutables. Supposez un ennemi, faible en réalité, mais possédant l'apparence de la force, il suffit d'être exactement renseigné sur son compte pour reprendre courage et lui résister. Supposez au contraire que l'adversaire dispose d'une puissance solide, l'ignorance inspire une témérité dangereuse. Je l'accorde, ces gens pour qui ne les connaît pas sont redoutables avant le combat ; leur nombre est impressionnant ; leurs cris intolérables ; la vaine agitation de leurs armes est chargée de menaces ; mais si on les attend de pied ferme et qu'on en vienne aux mains, ce ne sont plus les mêmes hommes. Ils ne rougissent pas sous les coups de l'ennemi, de se débander et d'abandonner leurs postes de combat ; pour eux, la fuite est aussi honorable que l'attaque ; leur courage ne se prouve pas plus dans un cas que dans l'autre ; chacun dans le combat agit à sa guise et peut y trouver le prétexte d'une fuite honorable. Au lieu d'en venir aux mains, ils aiment mieux vous effrayer de loin, sans danger pour eux ; autrement, ils auraient déjà engagé la bataille. Vous le voyez clairement tout cet appareil, épouvantable avant l'action, se réduit à bien peu de chose et n'est terrifiant que pour les yeux et les oreilles. Supportez donc de pied ferme leur abord et, au moment opportun, poursuivez votre retraite en bon ordre et chacun à votre rang. Bientôt vous serez en sûreté. Vous vous rendrez compte par la suite que, si on supporte leur premier choc, des bandes de cette sorte n'étalent leur valeur que de loin par des menaces sans conséquence ; mais si on cède devant elles, n'ayant plus rien à craindre, elles manifestent leur courage par l'agilité de leurs pieds." [4,127] Après cette exhortation Brasidas opéra sa retraite. Ce que voyant les Barbares le poursuivirent en tumulte et en poussant de grands cris ; ils s'imaginaient qu'il fuyait et qu'une fois qu'ils l'auraient atteint, c'en était fait de lui. Mais partout où ils attaquaient, les coureurs faisaient front ; Brasidas, en personne, avec ses troupes d'élite, soutenait leur choc ; contre leur attente les Péloponnésiens tenaient devant leurs premières attaques ; puis sans broncher résistaient, si l'ennemi avançait et se repliaient si la poursuite s'interrompait. Alors la plupart des Barbares renoncèrent à attaquer en rase campagne les Grecs de Brasidas. Ils ne laissèrent que quelques troupes pour les suivre et les harceler ; les autres se lancèrent à la course derrière les Macédoniens en fuite et massacrèrent ceux qu'ils purent atteindre. Ils s'empressèrent d'occuper une gorge resserrée qui commande l'entrée du pays d'Arrhabaeos ; ils savaient que Brasidas n'avait pas d'autre issue ; il n'était pas plutôt engagé dans ce passage difficile qu'ils le cernent, dans l'espoir qu'il n'échappera pas. [4,128] Brasidas devina leur plan. Il donna l'ordre à son corps de trois cents hommes de se porter au pas de course, le plus vite possible et sans garder leurs rangs, vers celle des deux collines qui lui semblait la plus facile à occuper ; de tâcher d'en déloger les Barbares qui s'y établissaient déjà, avant qu'ils pussent y porter tout leur monde et l'envelopper entièrement. Les Grecs foncent, bousculent les ennemis déjà installés sur la colline et permettent au reste de l'armée d'y accéder. A la vue des leurs chassés de la hauteur, les Barbares furent saisis d'effroi. La plupart cessèrent leur poursuite, s'imaginant que les Grecs étaient déjà arrivés sur le territoire limitrophe du leur et qu'ils leur avaient échappé. Brasidas, maître des hauteurs, put en toute sécurité poursuivre sa route ; il arriva le même jour à Arnisa, première ville sur le territoire de Perdiccas. Les soldats, profondément irrités du brusque repli des Macédoniens, dételaient et massacraient tous les attelages de boeufs qu'ils rencontraient sur leur route et s'appropriaient tous les bagages qu'une troupe débandée et se repliant en pleine nuit laisse d'ordinaire après elle. A partir de ce moment, Perdiccas considéra Brasidas comme son ennemi, il manifesta aux Péloponnésiens, pour complaire aux Athéniens, une haine toute nouvelle et, les abandonnant pour servir ses intérêts essentiels, il chercha tous les moyens de se mettre au plus tôt d'accord avec les Athéniens et de se détacher des Lacédémoniens. [4,129] Revenu de Macédoine à Torônè, Brasidas trouva les Athéniens déjà maîtres de Mendè. Il n'en bougea pas, car il ne pensait pas être en état de passer dans la Pallénè pour tirer vengeance des Athéniens et il se contenta de mettre la ville en état de défense. Pendant que Brasidas était occupé par son expédition chez les Lyncestes, les Athéniens mirent à exécution leur projet contre Mendè et Sciônè. Ils expédièrent une flotte de cinquante vaisseaux, dont dix de Chios, mille hoplites athéniens, six cents archers, mille mercenaires thraces et d'autres peltastes qu'ils avaient levés chez leurs alliés de ces régions. A leur tête se trouvait Nicias fils de Nicératos et Nicostratos fils de Dieitréphès. Ces troupes s'embarquèrent à Potidée, abordèrent près du temple de Poseidon, puis marchèrent contre les gens de Mendè. Ceux-ci renforcés par trois cents Sciôniens, par les auxiliaires du Péloponnèse au nombre total de sept cents hoplites, sous le commandement de Polydamidas se trouvaient campés hors la ville sur une hauteur naturellement fortifiée. Nicias, avec cent vingt hommes d'infanterie légère de Méthônè, soixante hommes d'élite pris parmi les hoplites athéniens et tous les archers, tenta par un sentier d'aborder la colline ; mais il fut blessé et son coup de main échoua. Nicostratos emprunta avec tout le reste de l'armée un chemin plus long pour aborder cette colline d'accès difficile. Mais la confusion se mit dans ses rangs et peu s'en fallut que toute l'armée athénienne ne fût défaite. Voyant que les Mendéens et leurs alliés ne lâchaient pas pied, les Athéniens se retirèrent le même jour et établirent un camp. La nuit une fois tombée, les gens de Mendè rentrèrent dans leur ville. [4,130] Le lendemain, les Athéniens doublèrent la côte pour aborder en face de Sciônè. Ils s'emparèrent du faubourg et employèrent toute la journée à ravager la campagne, sans que personne sortit à leur rencontre ; c'est que la ville était en proie à une sédition. Pendant la nuit; les trois cents hommes de Sciônè s'en retournèrent chez eux. Le lendemain, Nicias avec la moitié de ses troupes s'avança jusqu'aux frontières de Sciônè et ravagea la campagne, pendant que Nicostratos avec le reste des forces athéniennes venait camper à proximité de la ville, face aux portes qui regardent vers l'intérieur des terres et qui conduisent à Potidée. Les troupes de Mendè et leurs auxiliaires avaient formé les faisceaux, non loin de là à l'intérieur des murs. Polydamidas leur fit prendre leurs positions de combat. Il les exhortait à faire une sortie, quand un homme de la faction du peuple s'insurge contre cet ordre et déclare qu'il ne sortira pas et qu'il se refuse à combattre. Polydamidas riposte, saisit l'homme par le bras et le bouscule. Là-dessus le peuple, rendu furieux, prend les armes et fonce sur les Péloponnésiens et sur leurs partisans. Cette attaque subite les met en fuite, d'autant plus que la vue des portes qu'on ouvre aux Athéniens les remplit d'effroi. Ils s'imaginèrent que ce coup de main avait été concerté. Ceux qui ne furent pas massacrés sur place se réfugièrent dans la citadelle, dont ils s'étaient emparés auparavant. Les Athéniens, renforcés par les troupes de Nicias qui ayant fait demi-tour se trouvaient à proximité, se jetèrent dans la ville. Comme la place n'avait pas capitulé, on la traita comme une ville prise d'assaut et on la pilla ; les stratèges eurent bien du mal à empêcher le massacre des habitants. Là-dessus, les Athéniens ordonnèrent aux gens de Mendè de rétablir leur ancien gouvernement et de citer eux-mêmes en justice ceux d'entre eux qu'ils considéraient comme les fauteurs de la sécession. Ils investirent des deux côtés, par une muraille qui se prolongeait jusqu'à la mer, les hommes réfugiés dans la citadelle et laissèrent des troupes pour mener le siège. Une fois maîtres de Mendè, ils se tournèrent vers Sciônè. [4,131] Les habitants, réunis aux Péloponnésiens, sortirent à leur rencontre et s'établirent sur une colline, naturellement fortifiée, dont l'ennemi devait s'emparer s'il voulait investir la ville. Les Athéniens déclenchèrent une attaque violente et repoussèrent les occupants. Ils y campèrent, élevèrent un trophée et préparèrent l'investissement. Peu de temps après, alors qu'ils étaient occupés à ce travail, les auxiliaires assiégés dans l'Acropole de Mendè réussirent à forcer les lignes des assiégeants du côté de la mer. Arrivés de nuit devant Sciônè, la plupart se frayèrent un passage à travers le camp des Athéniens et pénétrèrent dans la ville. [4,132] Au moment du siège de Sciôné, Perdiccas, par l'entremise d'un héraut, conclut une convention avec les stratèges athéniens. La retraite du pays des Lyncestes lui avait fait haïr Brasidas et aussitôt après il s'était mis à négocier avec Athènes. Le Lacédémonien Ischagoras se disposait justement à amener par terre une armée à Brasidas. L'accord une fois conclu, Nicias pressa Perdiccas de donner aux Athéniens un gage manifeste de sa fidélité. Lui-même désirait empêcher le retour des Péloponnésiens sur son territoire. Il intervint donc auprès de ses hôtes de Thessalie, qui étaient de tout temps les gens les plus importants. Grâce à eux, il arrêta l'avance de l'armée péloponnésienne, qui renonçant à ses préparatifs s'abstint de toute tentative contre les Thessaliens. Néanmoins, Ischagoras, Aminias et Aristeus purent joindre Brasidas. Lacédémone les avait envoyés pour surveiller les événements et leur avait adjoint de jeunes Spartiates, qui contrairement à la coutume devaient être préposés au gouvernement des villes, pour empêcher que n'importe qui fût désigné par Brasidas. Cléaridas fils de Cléonymos reçut le gouvernement d'Amphipolis ; Pasitélidas fils d'Hégésandros celui de Torônè. [4,133] Le même été, les Thébains rasèrent les murailles de Thespies, sous prétexte que les habitants sympathisaient avec les Athéniens. De tout temps ils avaient nourri ce dessein, mais l'exécution en fut alors facilitée du fait que les Athéniens avaient perdu au combat de Délion la fleur de leur jeunesse. Le même été, le temple d'Héra à Argos fut anéanti par le feu. Ce fut la prêtresse Chrysis qui provoqua l'incendie ; elle avait placé près d'une guirlande une lampe allumée, puis s'était endorme. Tout l'édifice fut embrasé et consumé avant qu'on eût donné l'alarme. Chrysis, cette nuit même, se réfugia à Phliunte par crainte des Argiens. Ceux-ci, conformément à la loi, nommèrent une autre prêtresse, du nom de Phaeinis. Quand Chrysis prit la fuite, il y avait huit ans et demi que la guerre était commencée. A la fin de l'été, les travaux d'investissement de Sciônè se trouvèrent complètement achevés ; les Athéniens y laissèrent des troupes de siège et se retirèrent avec le reste de leur armée. [4,134] L'hiver suivant, Athéniens et Lacédémoniens se tinrent en repos, en vertu de la trêve. Mais les Mantinéens et les Tégéates, avec leurs alliés respectifs, se livrèrent un combat à Laodoceion, sur le territoire d'Oresthis. La victoire demeura incertaine ; des deux côtés, une aile fut mise en déroute. Les deux partis élevèrent un trophée et envoyèrent à Delphes les dépouilles ; d'ailleurs les pertes avaient été considérables de part et d'autre, et le combat longtemps indécis n'avait été terminé que par la tombée de la nuit. Les Tégéates bivouaquèrent sur place et sans tarder élevèrent un trophée. Les Mantinéens se retirèrent à Boucoliôn et n'élevèrent un trophée qu'après avoir effectué leur retraite. [4,135] A la fin de l'hiver, aux approches du printemps, Brasidas tenta un coup de main sur Potidée. Il s'approcha de la ville pendant la nuit et fit disposer contre le mur une échelle. Jusque-là ses opérations avaient passé inaperçues. Il avait profité du moment où la sentinelle allait remettre la sonnette à la sentinelle voisine et n'avait pas regagné son poste. Mais, se voyant découvert avant d'avoir atteint le faîte du mur, il fit replier en toute hâte son armée sans attendre le jour. Ainsi l'hiver prit fin et avec lui la neuvième année de la guerre racontée par Thucydide.