[0] DISCOURS AUX GRECS. [1] I. — Ne soyez pas si hostiles aux Barbares, Grecs, et ne jalousez pas leurs doctrines. Y a-t-il en effet une de vos institutions qui ne doive à des Barbares son origine? Ce sont les plus illustres des Telmessiens qui ont inventé la divination par les songes, les Cariens, l’art de prédire l’avenir par les astres, les Phrygiens et les plus anciens Isauriens, celui d’interpréter le vol des oiseaux, les Chypriotes la divination par les sacrifices, les Babyloniens l’astronomie, les Perses la magie, les Egyptiens la géométrie, les Phéniciens la transmission du savoir par l’écriture. Ainsi cessez d’appeler inventions vos imitations ! C’est Orphée qui vous a appris la poésie et le chant ; c’est de lui que vous tenez les initiations aux mystères; ce sont les Toscans qui vous ont enseigné les arts plastiques; les chroniques en usage chez les Egyptiens vous ont appris à composer des histoires. Vous avez emprunté l’art de la flûte à Marsyas et à Olympos; or tous deux étaient Phrygiens; quant à l’art de moduler avec la syrinx, ce sont des paysans qui l’ont imaginé. Les Tyrrhéniens ont inventé la trompette, les Cyclopes l’art du forgeron, et celui d’écrire des lettres-missives, est dû, selon Hellanicus, à une femme qui a régné jadis sur les Perses; Atossa était son nom. Renoncez donc à cet orgueil, et ne nous opposez pas le faste de votre éloquence, vous qui, vous louant vous-mêmes, ne prenez pas ailleurs que chez vous vos avocats; c’est cependant au témoignage d’autrui qu’il faut s’en rapporter, quand on est raisonnable. Il faut aussi s’accorder dans l’expression du discours. Or vous êtes les seuls à qui il soit arrivé de n’avoir pas pour commercer entre vous un seul langage. Le dialecte des Doriens en effet n’est pas le même que celui des gens de l’Attique, et les Eoliens ne parlent pas comme les Ioniens; quand donc un tel désaccord règne entre gens parmi lesquels il ne devrait pas régner, je ne sais plus à qui je dois donner le nom de Grec. Mais ce qui est le plus absurde, c’est que vous honorez les langues qui ne sont point parentes de la vôtre, et que vous servant parfois de termes barbares vous avez fait de votre propre langue un chaos. C’est pourquoi nous nous sommes détachés de votre sagesse, et cependant j’étais un des plus éminents parmi ses représentants. Car, comme l’a dit le comique, ce ne sont que « des grapillons, du babil, un gazouillement d’hirondelles, des gâte-métiers », et ceux qui aspirent à cette sagesse crient d’une voix rauque ; leur voix est pareille à celle des corbeaux. Vous avez inventé la rhétorique pour l’injustice et la calomnie, vendant à prix d’argent la liberté de votre parole, et souvent transformant le lendemain en mal ce que vous présentiez comme juste la veille ; vous avez inventé la poésie pour chanter des batailles, les amours des dieux, tout ce qui corrompt les âmes. [2] II. — En effet, qu’a donc produit de si éminent votre philosophie? Qui donc parmi les plus sérieux de vos philosophes s’est tenu hors de toute superbe? Diogène, qui affichait son indépendance par la forfanterie de son tonneau, mangea un poulpe tout cru et, saisi par une colique, mourut de son intempérance. Aristippe, qui paradait avec son manteau de pourpre, se livrait à la débauche, sous un masque de gravité; le philosophe Platon fut vendu par Denys à cause de sa gourmandise, et Aristote, qui dans son ignorance a posé des limites à la Providence et fait consister le bonheur dans ce qui lui plaisait, a commis aussi l’extrême sottise de flatter Alexandre, ce jeune fou furieux, qui, tout à fait selon les principes aristotéliciens, fit encager comme un ours ou une panthère son ami qui n’avait pas voulu l’adorer, elle traînait ainsi à sa suite. Certes il se conformait parfaitement aux doctrines de son maître, lui qui montrait sa vaillance et son courage dans des banquets, qui transperçait de sa lance son familier, son intime ami, et puis pleurait, voulait mourir sous prétexte de chagrin, pour ne pas encourir la haine de ses familiers. Je rirais volontiers de ceux qui suivent, aujourd’hui encore, les doctrines de ce maître; ils disent que ce qui est en dessous de la lune est soustrait à l’action de la Providence, et ils veulent prévoir ce qu’on ne peut prévoir, eux qui sont plus proches de la terre que la lune, placés plus bas que son orbite. Ajoutez que le bonheur ne peut être, selon Aristote, chez ceux qui n’ont ni beauté, ni richesse, ni force corporelle, ni noblesse. Laissons donc ces gens-là philosopher à leur guise! [3] III. — Je n’approuverai pas non plus Héraclite, qui a dit: « Je me suis instruit moi-même », parce qu’il était autodidacte et orgueilleux, et je ne le louerai pas d’avoir caché son poème dans le temple d’Artémis, pour que la publication en fût faite plus tard avec mystère. Car ceux qui s’intéressent à ces choses disent que le poète tragique Euripide, ayant abordé à Ephèse et l’ayant lu, peu de temps après, réussit, de mémoire, à faire connaître au public les ténèbres d’Héraclite. Mais la mort de ce philosophe révéla quelle était son ignorance; atteint d’hydropisie, comme il pratiquait la médecine, aussi bien que la philosophie, s’étant fait enduire de bouse de vache, il mourut déchiré par cette fiente solidifiée qui fit se contracter tout son corps. Quant à Zénon, qui prétend qu’à la suite du renouvellement du monde par le feu, les mêmes hommes renaîtront pour mener la même existence, par exemple Anytos et Mélétos pour exercer leur métier d’accusateur, Busiris pour assassiner ses hôtes, et Héraclès pour accomplir encore ses exploits, n’en parlons pas : par cette doctrine de l’incendie cosmique, il fait les méchants plus nombreux que les justes, puisqu’il n’y a eu qu’un Socrate, qu’un Héraclès, et quelques autres du même genre, rares et peu nombreux; les méchants se trouveront donc en bien plus grand nombre que les bons. Et Dieu, selon Zénon, deviendra l’auteur du mal, puisqu’il sera présent dans les cloaques, dans les vers, dans les infâmes. Pour Empédocle, les éruptions volcaniques de la Sicile ont montré sa forfanterie: il n’était pas Dieu, il mentait en prétendant l’être. Je me ris aussi du radotage de Phérécyde, et de Pythagore qui a reçu sa doctrine en héritage, et de Platon qui a imité ce dernier, quoiqu’il y en ait qui le nient. Car qui donc voudrait rendre témoignage au mariage cynique de Cratès? Qui ne préférerait répudier le verbiage insolent que parlent ses pareils, pour se tourner vers la recherche de ce qui est vraiment digne qu’on le poursuive? Ne nous laissons donc pas entraîner par les solennelles assemblées de tous ces gens-là, amis du bruit plutôt que de la sagesse, qui prêchent des doctrines contradictoires et parlent chacun selon l’inspiration du moment. Entre eux les discordes sont nombreuses ; ils se détestent tous les uns les autres ; ils entrechoquent leurs opinions, et par l’effet de leur vanité se choisissent les places éminentes, alors qu’ils ne devraient pas flatter les gouvernants, fût-ce par la raison qu’ils règnent, mais attendre que les grands vinssent à eux. [4] IV. — Pourquoi en effet, ô Grecs, vous faire une arme de la différence des institutions, et la brandir contre nous, comme dans un pugilat ? Si je ne veux pas me conformer aux usages de certains, pourquoi me haïr comme un affreux scélérat? Le souverain me commande-t-il de payer des impôts? Je suis prêt à le faire. Un maître me commande-t-il d’obéir et de servir? Je sais ce qu’est la servitude. Car il faut honorer les hommes conformément à la nature humaine, mais c’est Dieu seul qu’il faut craindre. Dieu qui est invisible aux yeux des humains, que leur art ne peut concevoir. C’est seulement si l’on m’ordonne de le renier que je n’obéirai pas; je mourrai plutôt pour ne pas me montrer menteur et ingrat. Notre Dieu n’a pas de commencement dans le temps, il est seul sans principe et lui-même est le principe de toutes choses. Dieu est esprit; il n’est pas immanent à la matière mais il est le créateur des esprits de la matière et des formes qui sont en elle. On ne peut le voir ni le toucher ; c’est lui qui est le père des choses sensibles et des choses invisibles. Nous le connaissons par sa création, et nous concevons par ses œuvres sa puissance invisible. Je ne veux pas adorer sa création, qu’il a faite pour nous. C’est pour nous que le soleil et la lune ont été créés, comment donc pourrais-je adorer ceux qui sont mes serviteurs ; comment pourrais-je faire des dieux avec du bois et de la pierre? L’esprit qui pénètre la matière, est inférieur : l’esprit divin; comme il est analogue à l’âme, on ne doit pas lui rendre les mêmes honneurs qu’au Dieu parfait. Il ne faut pas non plus offrir des présents à Dieu, car celui qui n’a besoin de rien ne doit plus être traité par nous comme s’il avait des besoins; ce serait le calomnier. Mais je vais exposer plus clairement notre doctrine. [5] V. — Dieu était dans le principe, et nous avons appris que le principe, c’est la puissance du Logos. Car le maître de toutes choses, qui est lui-même le support substantiel de l’univers, était seul en ce sens que la création n’avait pas encore eu lieu; mais en ce sens que toute la puissance des choses visibles et invisibles était en lui, il renferme en lui-même toutes choses par le moyen de son Logos. Par la volonté de sa simplicité, sort de lui le Logos, et le Logos, qui ne s’en alla pas dans le vide, est la première œuvre du Père. « C’est lui, nous le savons, qui est le principe du monde. Il provient d’une distribution, non d’une division. Ce qui est divisé est retranché de ce dont il est divisé, mais ce qui est distribué suppose une dispensation volontaire et ne produit aucun défaut dans ce dont il est tiré. » Car, de même qu’une seule torche sert à allumer plusieurs feux, et que la lumière de la première torche n’est pas diminuée parce que d’autres torches y ont été allumées, ainsi le Logos, en sortant de la puissance du Père, ne priva pas de Logos celui qui l’avait engendré. Moi-même, par exemple, je vous parle, et vous m’entendez, et moi qui m’adresse à vous, je ne suis pas privé de mon logos parce qu’il se transmet de moi à vous, mais en émettant ma parole, je me propose d’organiser la matière confuse qui est en vous, et comme le Logos, qui fut engendré dans le principe, a engendré à son tour, comme son œuvre, en organisant la matière, la création que nous voyons, ainsi moi-même, à l’imitation du Logos, étant régénéré et ayant acquis l’intelligence de la vérité, je travaille à mettre de l’ordre dans la confusion de la matière dont je partage l’origine. Car la matière n’est pas sans principe ainsi que Dieu, et elle n’a pas, n’étant pas sans principe, la même puissance que Dieu, mais elle a été créée, elle est l’œuvre d’un autre, et elle n’a pu être produite que par le créateur de l’univers. [6] VI. — Et voilà pourquoi nous croyons que les corps ressusciteront après la fin du monde, non pas, comme le veulent les stoïciens, pour que les mêmes choses se produisent sans cesse et périssent selon la succession de certaines périodes, sans aucune utilité, mais, une fois les siècles de ce monde accomplis, définitivement, en considération de l’état des hommes seulement, en vue du jugement. Et nos juges ne sont pas Minos et Rhadamanthe, avant la mort desquels, selon la fable, aucune âme n’était jugée, mais celui qui doit nous éprouver, c’est Dieu lui-même, notre créateur. Vous pouvez nous tenir, tant que vous voudrez, pour des bavards et des radoteurs nous n’en avons cure, puisque nous avons foi à cette doctrine. Car, comme je n’étais pas avant que d’être né et j’ignorais qui je devais être — je n’avais en effet qu’une existence latente dans la matière générale de la chair. — et comme une fois né, moi qui n’existais pas autrefois, j’ai cru à mon existence par suite de ma naissance, ainsi, moi qui suis né, qui par la mort ne serai plus et que nul ne verra plus, je serai de nouveau, de même que je suis né après un temps où je n’étais pas. Si le feu détruit ma misérable chair, le monde conserve cette matière qui s’en est allée en fumée ; si je disparais dans un fleuve ou dans la mer, si je suis mis en pièces par les bêtes féroces, je suis en dépôt dans le magasin d’un maître opulent. Et le pauvre — je veux dire l’athée — ne connaît pas ce dépôt, mais Dieu, le souverain maître, quand il le voudra, reconstituera dans son état ancien la substance qui n’est visible qu’à lui seul. [7] VII. — Ainsi donc le Logos céleste, esprit né de l’esprit, raison issue de la puissance raisonnable, a créé l’homme à l’imitation du père qui l’a engendré; il a fait de lui l’image de l’immortalité, afin que, comme l’incorruptibilité est en Dieu, de même l’homme participe à ce qui est le lot de la divinité et possède l’immortalité. Mais avant de fabriquer l’homme, le Logos crée les anges: et ces deux ordres de créatures ont été faits libres, ne possédant pas naturellement le bien qui n’est essentiel qu’à Dieu, et qui chez les hommes est réalisé par leur libre volonté ; afin que le méchant soit justement châtié, puisqu’il est devenu coupable par sa faute, et que le juste qui a usé de son libre arbitre pour ne pas transgresser la volonté divine soit loué justement en récompense de ses bonnes actions. Telle est la nature des anges et des hommes; quant au Logos, comme il avait en lui-même la puissance de prévoir ce qui doit arriver, non par l’effet de la fatalité, mais par le choix des libres volontés, il prédisait les aboutissements des choses futures, et il apparaissait par les défenses qu’il prescrivait comme celui qui défend le mal et qui loue ceux qui savent rester bons. Et quand les hommes eurent suivi celui qui, en sa qualité de premier né, avait plus d’intelligence que les autres, et eurent fait un Dieu de celui qui s’était révolté contre la loi de Dieu, alors la puissance du Logos exclut de son commerce l’initiateur de cette folle défection et ceux qui l’avaient suivi. Et celui-là donc qui avait été fait à l’image de Dieu, l’esprit le plus puissant s’étant retiré de lui, est devenu mortel; le premier-né est devenu démon, et ceux qui l’ont imité, lui et ses prodiges, ont formé l’armée des démons, et, puisqu’ils avaient agi d’après leur libre arbitre, ils ont été abandonnés à leur sottise. [8] VIII. — Les hommes sont devenus la matière de leur défection. Ils leur ont enseigné un diagramme des constellations, pareil aux tables dont se servent les joueurs de dés, et ont introduit la fatalité, maîtresse souverainement injuste. Car c’est par elle que juges et accusés sont devenus ce qu’ils sont; meurtriers et victimes, riches et pauvres sont les produits de la même fatalité. Et toute naissance offrit, comme en un théâtre, un divertissement aux démons, dont on peut dire ce qu’a dit Homère: « Un rire inextinguible s’éleva parmi les Dieux bienheureux.» N’est-il pas vrai que les démons eux-mêmes, avec Zeus, leur chef, sont tombés sous le joug de la fatalité, dominés qu’ils sont par les mêmes passions que les hommes? Car ceux qui viennent contempler les combats singuliers et y prennent parti chacun à leur façon, celui qui contracte mariage, qui séduit de jeunes garçons, qui commet l’adultère, qui rit et se fâche, qui fuit et qu’on peut blesser, comment ne pas le croire mortel? Et, en révélant ainsi aux hommes leur nature, ils ont excité à leur ressembler ceux qui ont entendu raconter leurs actes. D’ailleurs, comment est-il possible d’honorer des Divinités qui prennent sous leur patronage les doctrines les plus contraires? Rhéa, que les montagnards phrygiens appellent Cybèle, a prescrit la mutilation des parties viriles, à cause d’Attis, son amoureux; et Aphrodite se plaît aux unions du mariage. Artémis est magicienne, Apollon est médecin. Après la décapitation de la Gorgone aimée de Poséidon, d’où naquirent le cheval Pégase et Chrysaor, Athéna et Asclépios se partagèrent les gouttes de son sang ; et par elles, l’un guérissait, l’autre au contraire, par l’effet de la même sanie, devint homicide, la belliqueuse. C’est, je pense, pour ne pas diffamer cette déesse, que les Athéniens ont attribué à la Terre le fils né de son union avec Héphaïstos, afin que l’on ne crût pas que comme Atalante vaincue par Méléagre, Athéna avait cédé, toute virile qu’elle fût, à Héphaïstos. Sans doute, le boiteux, le fabricant d’agrafes et de bijoux en forme de spirales, réussit à tromper l’enfant sans mère, l’orpheline, en lui offrant des cadeaux. Poséidon navigue, Arès s’amuse à guerroyer, Apollon est cithariste, Dionysos est tyran à Thèbes, Kronos est tyrannicide. Zeus s’unit à sa fille, et sa fille est grosse de lui. J’en prends à témoins Eleusis et le dragon mystique et Orphée nous disant: « Fermez les portes aux profanes. » Aïdoneus enlève Koré, et ses actes deviennent : « les mystères » ; Déméter pleure sa fille, et les initiés sont les dupes des Athéniens. Dans le sanctuaire du fils de Léto, il y a ce qu’on appelle l’Omphalos, et cet omphalos est le tombeau de Dionysos. Il faut que je te célèbre à ton tour, ô Daphné; en triomphant de l’incontinence d’Apollon, tu as montré la vanité de sa divination, puisqu’il n’a pas su se servir de son art pour prévoir ce qui te concernait. Qu’il me dise aussi, le Dieu qui lance au loin ses traits, comment Zéphyre tua Hyacinthe. Zéphyre vainquit Apollon ; tandis que le poète tragique dit: « L’air est le véhicule préféré des Dieux », Apollon, vaincu pur un souffle, perdit son bien-aimé. [9] IX. — Tels sont ces démons qui ont établi le dogme de la fatalité. Le moyen dont ils se servirent pour cela, ce fut l’invention du Zodiaque. Les bêtes en effet qui rampent sur la terre, et celles qui nagent dans les eaux et les quadrupèdes habitant sur les montagnes, tous les animaux avec lesquels ils vivaient depuis qu’ils avaient été bannis du ciel où ils étaient auparavant, ils les ont jugés dignes des honneurs célestes, pour qu’on crût qu’eux-mêmes habitaient le ciel, et afin de rendre raisonnable, par cet établissement des constellations, la vie privée de raison de ce bas-monde; de sorte que l’homme prompt à la colère comme l’homme patient, le continent comme l’incontinent, la pauvre comme le riche dépendent également de ceux qui ont fixé les lois de toute naissance. Le dessin du Zodiaque est en effet l’œuvre de dieux. L’astre qui domine à un moment donné éclipse les autres disent-ils, et celui qui est dominé aujourd’hui l’emportera à son tour une autre fois. Les sept planètes prennent plaisir à suivre le chemin que leur tracent ces astres, comme les joueurs qui déplacent leurs pions. Mais nous, qui sommes supérieurs à la fatalité, au lieu des planètes, ces démons errants, nous avons appris à connaître le maître unique, immuable; nous ne nous laissons pas conduire par la fatalité, et nous ne reconnaissons pas ses législateurs. Dites-moi, au nom de Dieu: Triptolème sema le blé, et après son deuil Déméter récompensa les Athéniens; pourquoi n’était-elle pas devenue la bienfaitrice des hommes tant qu’elle n’avait pas perdu sa fille? On montre dans le ciel le chien d’Erigone, le scorpion qui prêta son aide à Artémis, le centaure Chiron, la moitié d’Argo, l’ourse de Callisto: ainsi donc, avant que chacun d’eux eût accompli les actions susdites, le ciel était imparfait! Qui ne trouvera ridicule qu’on ait placé parmi les astres la figure du Delta, selon les uns à cause de la Sicile, selon les autres parce qu’il forme la première lettre du nom de Zeus? Car pourquoi ne pas honorer aussi dans le ciel la Sardaigne et Chypre? et pourquoi les noms des frères de Zeus, qui ont partagé avec lui l’empire du monde, n’ont-ils pas aussi fourni par la forme de leurs lettres une figure à placer parmi les astres? Comment Kronos, après avoir été enchaîné et dépouillé de la souveraineté a-t-il reçu la charge de gouverner le cours de la fatalité? Comment celui qui ne règne plus donne-t-il l’empire? Renoncez donc à ces sottises, et cessez de pécher parce que vous nous détestez injustement. [10] X. — On a imaginé cette fable que les hommes peuvent subir des métamorphoses; mais, d’après vous, ce sont les dieux eux-mêmes qui se métamorphosent aussi. Rhéa devient arbre, Zeus serpent, à cause de Pherséphassa, les sœurs de Phaéton, peupliers, et Latone un vil oiseau; de là le nom d’Ortygie, donné à l’île qui s’appelle maintenant Délos. Ainsi dites-moi, un Dieu devient cygne, prend la forme d’un aigle, et faisait de Ganymède son échanson, étale ses amours infâmes. Qu’ai-je à faire d’adorer des dieux qui reçoivent des présents et s’irritent si on ne leur en fait pas? Qu’ils gardent leur fatalité; je ne veux pas adorer les planètes. Qu’est-ce que la boucle de cheveux de Bérénice? Où étaient les astres qui la composent, avant la mort de cette reine? Comment, après sa mort, Antinoüs, sous la forme d’un beau jeune homme, a-t-il été placé dans la Lune? Qui donc l’y a fait monter? à moins que pour lui, comme pour les souverains, il ne se soit trouvé quelqu’un qui, se parjurant à prix d’argent et se riant des dieux, ait prétendu l’avoir vu monter au ciel, ait été cru sur parole, et, ayant ainsi divinisé son semblable, ait reçu honneurs et récompenses. Pourquoi me dérobez-vous mon Dieu? Pourquoi déshonorez-vous sa création? Vous immolez le bélier et vous l’adorez; le taureau est dans le ciel, et vous égorgez son image. L’Agenouillé foule aux pieds un animal méchant; et l’aigle qui a dévoré Prométhée, fabricateur des hommes, reçoit vos honneurs. Le cygne est admirable, puisqu’il fut adultère; ils sont admirables aussi, les Dioscures, qui vivent un jour chacun, et qui ont ravi les filles de Leucippe! Hélène vaut encore mieux, qui abandonna le blond Ménélas pour suivre Pâris, le riche porteur de mitre! Celui qui a placé cette courtisane dans les Champs-Elysées était juste et sage! Mais non, la fille de Tyndare n’est pas plus que les autres devenue immortelle, et c’est avec raison qu’Euripide nous a représenté Oreste la mettant à mort. [11] XI. — Comment donc admettrais-je que la fatalité préside aux naissances, quand je vois que tels en sont les ministres? Je ne veux pas régner, je ne veux pas être riche, je dédaigne les honneurs militaires, je hais la débauche, je n’ai cure de naviguer pour assouvir ma cupidité, je ne concours pas pour recevoir des couronnes, j’ai renoncé à la folle gloire, je méprise la mort, je suis au-dessus de toutes les maladies, le chagrin ne dévore pas mon âme. Si je suis esclave, je supporte la servitude; si je suis libre, je ne tire pas fierté de ma naissance. Je vois que le soleil est le même pour tous, et que la même mort menace chacun, qu’il jouisse ou soit misérable. Le riche sème, et le pauvre a sa part de la même moisson; les plus riches meurent; les mendiants voient leur vie circonscrite dans les mêmes limites. Les riches ont plus de besoins, et par leur désir d’obtenir du crédit ils s’appauvrissent, au sein de leur gloire, tandis que l’homme très modéré, qui conforme ses désirs à son état, se tire plus facilement d’affaire. Pourquoi donc, esclave de la fatalité te consumer en veilles par amour de l’argent? Pourquoi, toujours sous le coup de la fatalité, sans cesse mourir de désir? Meurs plutôt au monde, en renonçant à sa folie, et vis pour Dieu, en renonçant à ton ancienne nature, par la connaissance que tu auras de lui. Nous ne sommes pas nés pour mourir, nous mourons par notre faute. C’est notre libre arbitre qui nous a perdus; nous étions libres, nous sommes devenus esclaves: c’est pour notre péché que nous avons été vendus. Nul mal n’est l’œuvre de Dieu; c’est nous qui avons produit le mal moral, et nous qui l’avons produit, nous pouvons y renoncer. [12] XII. — Nous savons qu’il y a deux espèces différentes d’esprits dont l’une s’appelle âme, et l’autre est supérieure à l’âme, est l’image et la ressemblance de Dieu; l’un et l’autre se trouvaient chez les premiers hommes, de façon qu’ils fussent en partie matériels, en partie supérieurs à la matière. Voici ce qu’il en est. On peut voir que toute la constitution du monde et la création dans son ensemble sont nées de la matière, et que la matière elle-même a été produite par Dieu, de telle sorte que, avant d’avoir été distinguée en ses éléments, elle était sans qualité et sans forme, et qu’après cette division elle fut ordonnée et réglée. C’est ainsi que le ciel et les astres du ciel sont sortis de la matière; la terre avec tout ce qui vit sur elle a la même constitution, de sorte que toutes choses ont une commune origine. Cela étant ainsi, il y a des différences dans les choses matérielles: les unes sont plus belles; les autres, belles en elles-mêmes, sont cependant inférieures aux premières. Car comme la constitution du corps a son unité qui répond à un plan, —c’est là qu’est le principe de son existence, — et néanmoins il y a des différences de gloire entre ses parties, l’une étant l’œil, l’autre l’oreille, l’autre la disposition des cheveux, d’autres la disposition des entrailles ou l’assemblage de la moelle, des os et des nerfs, et toutes, malgré leurs différences réciproques, par suite du plan qui les met d’accord, formant une harmonie; de même, le monde, qui, grâce à la puissance de celui qui l’a créé, possède des parties plus brillantes, et d’autres différentes de celles-là, a reçu de celui qui l’a fabriqué un esprit matériel. Le détail de tout cela peut être compris par ceux qui ne méprisent pas follement les divines révélations, qui, dans la suite des temps, ayant été rédigées par écrit, ont appris la vraie religion à ceux qui les écoutent. Quoi qu’il en soit donc, les Démons, — comme vous les appelez — ayant été formés au moyen de la matière et ayant reçu l’esprit qui vient d’elle, sont devenus débauchés et gourmands; il en est parmi eux qui ont préféré ce qui est plus pur, mais d’autres ont choisi ce qui dans la matière est inférieur, et ils se conduisent conformément à la matière. Ce sont eux, ô Grecs, que vous adorez, eux qui sont nés de la matière et qui se sont tant éloignés du bon ordre. Ces démons, poussés à l’orgueil par leur folie et s’étant rebellés, ont osé devenir les ravisseurs de la divinité; le maître de l’univers les a livrés à leur superbe jusqu’à ce que le monde prenant fin se dissolve, que le juge paraisse, et que tous les hommes qui, par la révolte des démons, se sont détachés de la connaissance du Dieu parfait, reçoivent plus complètement au jour du jugement son témoignage pour l’éternité. Il y a donc un esprit dans les astres, un esprit dans les anges, un esprit dans les hommes, un esprit dans les animaux; et cet esprit, qui est un et le même, a cependant en lui-même des différences. Nous ne disons pas ces choses du bout des lèvres, ni d’après des conjectures ou des imaginations et avec un appareil sophistique, mais nous reproduisons les paroles d’une révélation divine; hâtez-vous donc, vous qui voulez savoir; vous qui ne répudiez pas le Scythe Anacharsis, ne vous scandalisez pas à la pensée de vous laisser instruire par ceux qui suivent une loi barbare. Acceptez nos doctrines, comme l’art divinatoire que vous avez emprunté aux Babyloniens; écoutez-nous parler aussi bien qu’un chêne prophétique. Et dans tout ce dont je viens de parler (la divination et l’astrologie) il n’y a que contrefaçons de démons insensés, tandis que notre enseignement est supérieur à l’intelligence de ce monde. [13] XIII. — L’âme humaine, en soi, n’est pas immortelle, ô Grecs: elle est mortelle; mais cette même âme est capable aussi de ne pas mourir. Elle meurt et se dissout avec le corps si elle ne connaît pas la vérité, mais elle doit ressusciter plus tard, à la fin du monde, pour recevoir avec son corps, en châtiment, la mort dans l’immortalité; et d’autre part, elle ne meurt pas, fût-elle dissoute pour un temps, quand elle a acquis la connaissance de Dieu. Par elle-même elle n’est que ténèbres, et rien de lumineux n’est en elle, et c’est là ce qui a été dit: « Les ténèbres ne reçoivent pas la lumière. » Ce n’est donc pas l’âme qui a sauvé l’esprit; elle a été sauvée par lui; et la lumière a reçu les ténèbres, en tant que la lumière de Dieu est logos, et que l’âme ignorante est ténèbres. C’est pourquoi l’âme livrée à elle-même s’abîme dans la matière et meurt avec la chair; mais si elle possède le concours de l’esprit divin, elle ne manque plus d’aide; elle monte vers les régions où la guide l’esprit, car c’est en haut qu’il a sa demeure, et c’est en bas qu’elle a son origine. Or dès l’origine l’esprit fut associé à l’âme; mais il l’abandonna quand elle ne voulut pas le suivre. Elle gardait une étincelle de sa puissance; séparée de lui, elle ne pouvait voir le parfait; elle cherchait Dieu et dans son erreur elle se forma des dieux multiples, suivant les contrefaçons du Démon. L’esprit de Dieu n’est point en tous; mais en quelques-uns qui vivent justement il est descendu, s’est uni à leur âme, et par ses prédictions a annoncé aux autres âmes les choses cachées; et celles qui ont obéi à la sagesse ont attiré en elles l’esprit auquel elles sont apparentées, tandis que celles qui ne l’ont pas écoutée et qui ont répudié le ministre du Dieu qui a souffert se sont montrées les ennemies de Dieu plutôt que ses adoratrices. [14] XIV. — C’est ainsi que vous êtes, vous aussi, ô Grecs, habiles en paroles, insensés dans vos pensées; vous avez préféré le pouvoir de plusieurs à la monarchie, croyant bon de suivre les démons comme s’ils étaient forts. Comme les brigands féroces ont coutume de triompher de leurs semblables à force d’audace, ainsi les démons qui débordent de méchanceté, ont trompé à force d’erreurs et de prestiges vos âmes abandonnées à elles-mêmes. Pour eux, ils ne meurent pas facilement, car ils n’ont pas de chair; mais tout en vivant ils font œuvre de mort et meurent eux-mêmes autant de fois qu’ils enseignent le péché à ceux qui les suivent, en sorte que ce qui fait leur supériorité sur les hommes actuellement, je veux dire: ne pas mourir comme eux, étant toujours leur apanage, quand arrivera l’heure du châtiment, ils ne participeront pas à la vie éternelle; ils ne la recevront pas, en échange de la mort dans l’immortalité qui sera leur lots. Comme nous-mêmes, à qui mourir est facile actuellement, nous devons recevoir ensuite ou bien l’immortalité avec la félicité ou bien la peine avec l’immortalité; ainsi les démons, qui ne se servent de leur vie présente que pour pécher, et qui ne font que mourir dans leur vie, conserveront plus tard aussi la même immortalité, pareille, en son essence, à celle qu’ils avaient tant qu’ils vivaient, mais pareille par sa qualité à celle des hommes qui auront conformé leur conduite aux lois que les démons leur avaient données pendant qu’ils vivaient. Et certes chez les sectateurs des démons, dont la vie est courte, les variétés du péché s’épanouissent avec moins de richesse que chez les susdits démons dont la culpabilité devient plus grande à cause de l’infinie durée de leur existence. [15] XV. — Il faut donc que nous cherchions à retrouver maintenant ce que nous avions autrefois, mais que nous avons perdu; que nous unissions notre âme à l’esprit saint et que nous réalisions le concours conforme à la volonté de Dieu. Or l’âme humaine est formée de plusieurs parties, et non simple. Car elle est composée, de sorte qu’elle se peut voir par le moyen du corps; par elle-même en effet, elle ne se pourrait jamais voir sans le corps, et la chair non plus ne ressuscite pas sans l’âme. Car l’homme n’est pas, comme le prétendent les dogmatiseurs à la voix de corbeau, un être raisonnable, capable de recevoir l’intelligence et la science: on montrerait, selon cette théorie, que les êtres privés de raison peuvent recevoir l’intelligence et la science; mais l’homme est seul l’image et la ressemblance de Dieu, et j’appelle homme non celui qui se conduit comme les animaux, mais celui qui s’est éloigné bien loin de l’humanité pour se rapprocher de Dieu lui-même. J’ai développé tout cela plus exactement dans mon traité sur les animaux; mais maintenant ce qu’il faut dire, c’est ce que signifie: être l’image et la ressemblance de Dieu. Ce qu’on ne peut comparer, ne peut être rien d’autre que l’être en soi; ce qu’on compare n’est rien autre que l’analogue. Or le Dieu parfait est incorporel, et l’homme est chair; l’âme est le lien du corps, et le corps le contenant de l’âme. Qu’un tel composé soit comme un temple, Dieu veut y habiter, par le moyen de l’esprit supérieur mais quand cet assemblage n’est point tel, l’homme ne l’emporte sur la bête que par la parole articulée; pour le reste, il mène la même vie, n’étant pas la ressemblance de Dieu. Quant aux démons, ils n’ont point de chair; leur constitution est spirituelle comme celle du feu et de l’air. Seuls donc ceux qui sont habités par l’esprit de Dieu peuvent apercevoir les corps des démons; les autres ne le peuvent pas, je dis les psychiques. L’inférieur en effet ne peut avoir la compréhension du supérieur. C’est pourquoi l’essence des démons n’admet pas le repentir: ils sont des reflets de la matière et du mal, et la matière a voulu s’emparer de l’âme; c’est conformément au libre arbitre qu’ils ont donné des lois de mort aux hommes; mais les hommes, après la perte de l’immortalité, ont vaincu la mort par la mort de la foi, et grâce au repentir, ils ont reçu la faveur de l’élection, selon la parole qui a dit: « puisqu’ils ne sont qu’inférieurs de peu aux anges». Il est possible à quiconque a été vaincu de vaincre, en répudiant le principe de la mort. Quel est ce principe? Ceux des hommes qui aspirent à l’immortalité pourront le voir facilement. [16] XVI. — Les démons qui donnent des ordres aux hommes ne sont pas les âmes des trépassés. Comment en effet deviendraient-elles actives, séparées du corps, après la mort, à moins qu’on ne croie que l’homme, insensé et impuissant pendant sa vie, puisse recevoir après qu’il a cessé de vivre une force plus active; mais cela n’est pas, comme nous l’avons montré ailleurs, et il est difficile de croire que l’âme immortelle, gênée par les organes du corps, devienne, après s’être séparée de lui, plus intelligente. Or les démons, conjurés, dans leur malice, contre les hommes, séduisent par des machinations diverses et trompeuses leurs esprits attirés vers le bas, de sorte qu’ils ne peuvent prendre leur essor pour le voyage céleste. Mais nous, d’une part, nous n’ignorons pas les choses de ce monde, et vous, de l’autre, vous pouvez facilement comprendre les choses divines, si (la puissance) qui rend les âmes immortelles vient à vous. Il arrive parfois aussi que les démons soient vus par les psychiques, parce qu’ils se montrent eux-mêmes aux hommes, pour les persuader de leur puissance, ou pour leur nuire comme à des ennemis, faux amis qu’ils sont, hostiles en réalité, ou pour fournir à ceux qui leur ressemblent l’occasion de les adorer. S’ils le pouvaient, ils auraient attiré à eux le ciel avec tout le reste de la création: ils n’en font rien, car ils ne peuvent pas; mais à l’aide de la matière inférieure ils combattent la matière qui leur est semblable. Si donc on veut les vaincre, qu’on répudie la matière; armé de la cuirasse de l’esprit céleste, on peut préserver tout ce qu’elle protège. Vous savez que la matière dont nous sommes faits est sujette à des maladies et à des désordres; quand il s’en produit, les démons s’en attribuent les causes; ils surviennent, quand le malaise nous a saisis. Il arrive aussi que ce soient eux qui, par l’ouragan de leur malice, jettent le trouble dans l’état de notre corps; alors, quand le verbe de la puissance divine vient à les frapper, la crainte les chasse, et le malade est guéri. [17] XVII. — En ce qui concerne les sympathies et les antipathies de Démocrite, que dire, sinon que, pour employer l’expression proverbiale, le philosophe d’Abdère raisonne comme un Abdéritain? Comme celui qui a donné son nom à cette ville — c’était, nous dit-on, l’ami d’Héraclès — fut dévoré par les chevaux de Diomède; ainsi celui qui ne parle que du mage Ostanès, quand viendra le jour final, sera livré en pâture au feu éternel. Et vous aussi, si vous ne cessez votre rire, vous partagerez le châtiment des charlatans, Ainsi, ô Grecs, écoutez-moi comme si ma voix venait d’en haut, et ne prêtez pas, railleurs que vous êtes, votre propre folie au héraut de la vérité. Le mal n’est pas chassé par une antipathie; l’insensé n’est pas guéri par une amulette. Il s’agit ici de l’intervention des démons; le malade, l’amoureux, celui que possède la haine, celui qui veut se venger, les prennent pour auxiliaires. Voici quelle est la nature de leur artifice. Comme les caractères de l’écriture et les lignes qu’on forme avec ces caractères ne peuvent exprimer l’idée par eux-mêmes et ne sont que des signes que les hommes ont inventés pour représenter leurs pensées, d’après la composition différente desquels ils reconnaissent le sens qui a été attribué aux lettres, selon leur ordre, ainsi toutes les espèces de racines qu’on emploie, l’usage magique des nerfs et des os n’ont aucune efficacité par eux-mêmes. Ce n’est là que l’appareil dont se servent les démons dans leur méchanceté; ils ont fixé l’usage particulier de chacune de ces recettes, et quand ils voient les hommes disposés à accepter l’aide qu’ils leur donnent par ce moyen, ils réussissent à les asservir en les secourant. Est-il donc honorable de se mettre au service de l’adultère? Est-il bon de venir à l’aide de la haine ? Et doit-on attribuer à la matière plutôt qu’à Dieu le secours apporté aux insensés? C’est par ruse que les démons détournent les hommes de la vraie religion, les faisant avoir foi en des herbes et des racines; mais si Dieu avait créé ces choses pour faire ce que veulent les hommes, il aurait créé des choses mauvaises, tandis qu’il a créé tout ce qui est bien, et que c’est la malice des démons qui a abusé pour faire le mal de ce qui est dans le monde; tout ce qui rentre dans la catégorie du mal est leur œuvre, non celle de l’Être parfait. Comment, si je n’ai fait aucun mal pendant ma vie, un débris de mon cadavre, quand je serai réduit à l’inaction, débris privé de mouvement et même de sensation, produirait-il un effet sensible? Comment celui qui est mort de la mort la plus lamentable pourrait-il servir à la vengeance de quelqu’un ? S’il en était ainsi, n’aurait-il pas commencé par se protéger contre son propre ennemi? S’il peut venir en aide à autrui, il sera bien plutôt encore son propre vengeur. [18] XVIII. — La médecine et toutes ses formes ne sont qu’artifices du même genre. Si l’on est guéri par la matière parce qu’on croit en elle, on le sera mieux encore par la puissance de Dieu si l’on y a foi. Car, ainsi que les poisons sont des composés matériels, de même les remèdes sont de la même essence. Si nous rejetons les mauvais éléments de la matière, certains souvent, au moyen de l’union de quelqu’un de ces éléments mauvais avec d’autres, bons par eux-mêmes, entreprennent de guérir et peuvent abuser de choses mauvaises en vue du bien. Et comme celui qui a pris son repas avec un brigand, sans être brigand lui-même, partage son châtiment pour avoir mangé avec lui, de la même façon celui qui n’est pas méchant, mais s’est associé au mauvais, s’en servant en vue de ce que l’on juge bon, sera puni par Dieu, le souverain juge, pour cette association. Car pourquoi celui qui a foi dans l’organisation de la matière ne veut-il pas avoir foi en Dieu? Pourquoi n’as-tu pas recours au maître le plus puissant, et préfères-tu te soigner comme un chien, au moyen de l’herbe, ou comme un cerf au moyen de la vipère, comme un porc au moyen des écrevisses ou comme un lion au moyen des singes? Pourquoi diviniser les éléments du monde? Pourquoi te faire invoquer comme un bienfaiteur par le prochain que tu guéris? Obéis à la puissance du Logos: les démons ne guérissent pas, ils captivent les hommes par ruse, et l’admirable Justin a dit justement qu’ils sont comparables à des brigands. Car, comme ceux-ci ont coutume de faire des captifs et de les rendre ensuite à leurs parents moyennant rançon, ainsi ces prétendus dieux se glissent dans les membres de certains hommes, puis par des songes font croire en leur puissance, ordonnent aux malades de paraître en public, à la vue de tous, et après avoir joui des éloges qu’on leur décerne, ils s’envolent hors du corps de ces malades, mettent un terme à la maladie qu’ils avaient eux-mêmes causée et rétablissent les hommes en leur état primitif. [19] XIX. — Vous donc qui n’avez pas l’intelligence de ces choses, laissez-vous instruire par nous qui savons, vous qui prétendez dédaigner la mort et pratiquer l’abstinence. Vos philosophes sont si loin de se soumettre à cette discipline qu’il en est qui reçoivent de l’empereur six cents pièces d’or par an sans utilité; pour ne pas même laisser pousser leur barbe gratuitement. Crescens par exemple, qui avait fait son nid dans la grande ville, surpassait tous les autres par sa pédérastie et était très adonné à l’avarice. Lui donc, qui conseillait le mépris de la mort, craignait tellement la mort lui-même qu’il fit son possible pour nous y précipiter, Justin et moi, comme si elle était un mal, parce que Justin qui prêchait la vérité savait convaincre les philosophes de mauvaises mœurs et de tromperie. C’est bien plutôt vous seuls que le philosophe eût dû poursuivre! Aussi bien, si vous prétendez, d’accord avec nos doctrines, qu’il ne faut pas craindre la mort, n’allez pas mourir, comme Anaxarque, par une folie d’orgueil humain; devenez plutôt contempteurs de la mort à cause de la connaissance de Dieu. L’organisation du monde est belle, mais la vie dans le monde est mauvaise, et, comme dans les panégyries, on peut y voir applaudir ceux qui ignorent Dieu. Qu’est-ce que la divination? Comment vous laissez-vous égarer par elle? Elle se met pour vous au service de vos ambitions mondaines. Voulez-vous combattre? Vous prenez comme conseiller de vos meurtres Apollon. Voulez-vous enlever une jeune fille? Vous demandez aussi à la divinité de vous aider, Si vous êtes malade par votre faute, vous voulez, comme Agamemnon, avoir avec vous dix dieux comme conseillers. Une femme, après avoir bu une certaine eau et respiré la fumée de l’encens, entre en délire, et vous prétendez qu’elle prophétise. Apollon était devin et maître des prophètes; il se trompa lui-même au sujet de Daphné. Un chêne, dites-moi, prophétise, et des oiseaux aussi prédisent l’avenir; vous êtes donc inférieurs aux bêtes et aux arbres! Vous auriez profit à devenir un morceau de bois prophétique, et à porter des ailes, comme les habitants de l’air! C’est celui même qui te rend avare, qui te prédit ce qui concerne ta fortune; c’est celui qui suscite des discordes et des guerres qui te prédit la victoire à la guerre. Si tu sais être supérieur à tes passions, tu mépriseras toutes les choses du monde. Nous qui sommes tels, ne nous détestez donc pas ; répudiez les démons, et écoutez le Dieu unique. Tout a été fait par lui, et rien n’existe sans lui. Si les plantes ont du poison, c’est par notre faute qu’il en est ainsi. Je puis vous montrer là raison d’être de cela; écoutez, celui qui a la foi comprendra. [20] XX. — Si vous vous laissez guérir par des remèdes (je vous l’accorde par indulgence), il faut en rendre témoignage à Dieu. Le monde nous attire encore, je le sais, et c’est par faiblesse que je recherche la matière. C’est l’esprit parfait qui donne des ailes à l’âme ; celle-ci, l’ayant rejeté, est venue se blottir à terre, comme un poussin; elle a abandonné la vie céleste pour désirer le commerce des choses inférieures. Les démons ont été chassés de leur demeure primitive, le premier homme et la première femme ont été bannis de la leur; les uns ont été précipités du ciel, les autres de la terre, non de cette terre-ci, mais d’une autre plus belle. Et il faut maintenant que, désirant retrouver notre état ancien, nous sachions répudier tout ce qui nous fait obstacle: Le ciel n’est pas infini, ô homme; il est fini et a des limites ; au-dessus de lui, ce sont les mondes supérieurs, qui ne connaissent pas les changements des saisons — causes des diverses maladies — et qui, jouissant toujours d’un climat heureusement tempéré, voient sans discontinuité durer le jour, et une splendeur inaccessible aux hommes. Ceux qui ont composé des descriptions de la terre ont fait la description des contrées jusqu’aux limites que l’homme peut atteindre, et, ne pouvant parler de ce qui est au delà et qu’on ne peut connaître, ils en ont attribué la cause aux marées, aux mers dont les unes sont vertes d’algues, les autres boueuses, aux régions dont les unes sont torrides, les autres froides et glacées. Mais nous avons appris ce que nous ignorions par la bouche des prophètes qui, persuadés que l’esprit céleste associé à l’âme possédera un jour l’immortalité, dont se revêtira la nature mortelle, prédisaient tout ce qu’ignoraient les autres âmes. Et il est possible à tous ceux qui sont nus d’acquérir cette parure et de retourner à leur ancienne parenté. [21] XXI. — Car nous ne délirons pas, ô Grecs, et ce ne sont pas des sottises que nous prêchons, quand nous annonçons que Dieu a pris la forme humaine. Vous qui nous insultez, comparez vos fables à nos récits. Athéné, dit-on, se métamorphosa à cause d’Hector en la personne de Déiphobe à cause d’Admète, Phébos à la longue chevelure, fit, paître les bœufs; l’épouse de Zeus alla trouver Sémélé, sous la forme d’une vieille femme. Quand vous répétez de tels contes, comment pouvez-vous nous railler? Votre Asclépios est mort, et celui qui dans une seule nuit, à Thespies, déflora les cinquante vierges, a péri par la flamme du bûcher à laquelle il se livra lui-même. Prométhée, enchaîné au Caucase, a été châtié en récompense du bienfait qu’il avait rendu aux hommes. Zeus est envieux selon vous, et, voulant causer la perte des hommes, il cache le sens du songe qu’il envoie. Aussi rappelez-vous vos propres histoires, et acceptez les nôtres, ne fût-ce qu’à titre de fables pareilles aux vôtres. Mais nous n’avons point perdu le sens; ce sont vos légendes qui sont vaines. Si vous parlez de la naissance des dieux, vous prouvez par là qu’ils sont mortels. Et pourquoi Héra n’enfante-t-elle plus? A-t-elle vieilli, ou bien n’a-t-elle plus personne pour vous le faire savoir? Croyez-moi donc, ô Grecs, et ne voyez pas dans vos dieux des allégories. Si vous tentez de le faire, la divinité telle que vous la concevez s’évanouit pour vous comme pour nous. Car ou bien les démons étant tels qu’on le dit sont mauvais par leur nature, ou bien ramenés à une interprétation physique, ils ne sont pas tels qu’on le dit. Mais adorer la substance des éléments matériels, je ne me laisserai pas persuader et je ne persuaderai pas autrui de le faire. Métrodore de Lampsaque dans son livre sur Homère raisonne bien naïvement, quand il ramène tout à l’allégorie. Car il dit que ni Héra, ni Athéna, ni Zeus ne sont ce que croient ceux qui leur ont consacré des enceintes et des temples, mais sont des substances de la nature et des forces organisatrices des éléments. Et de même pour Hector, Achille, Agamemnon, tous les Grecs ou Troyens en un mot, avec Hélène et Pâris, vous direz qu’ils sont de même nature, qu’ils ont été imaginés par le poète et qu’aucun d’eux n’a réellement vécu. Mais nous n’avons avancé cela que sous forme d’hypothèse ; car il ne serait pas respectueux de mettre en comparaison notre conception de la divinité avec celle qu’en ont ceux qui se roulent dans la matière et le bourbier. [22] XXII. — Quels enseignements en effet reçoit-on chez vous? Qui ne rirait de vos assemblées solennelles, qui sont placées sous le patronage de méchants démons et précipitent les hommes dans l’infamie? J’ai vu souvent — et je me suis étonné de voir, et à mon étonnement a succédé le dédain — un homme qui était autre intérieurement qu’il ne feignait extérieurement d’être, se pavanant, se disloquant de toutes façons, tantôt jetant des regards étincelants, tantôt ployant les mains avec souplesse, pareil à un possédé, à travers son masque de plâtre, tantôt paraissant en Aphrodite, tantôt en Apollon; en ce seul homme je voyais un accusateur de tous les dieux, un abrégé de la superstition, un bouffon qui parodiait les actions héroïques, un acteur de meurtres, un interprète d’adultères, un trésor de folie, un professeur de débauche, un prétexte à condamnations capitales. Et je le voyais applaudi par tous; mais moi je le répudiais, lui qui n’est que mensonge, en son impiété, en son art, comme en sa personne. Mais vous, vous êtes la proie de ces gens, et vous outragez ceux qui ne veulent pas s’associer à vos coutumes. Je ne veux pas rester bouche bée en présence d’un chœur qui chante, et je ne veux pas m’assimiler à celui qui s’incline et se meut contre nature. On nasille et on débite des choses honteuses, on fait des mouvements inconvenants, et vos filles et vos fils contemplent ceux qui sur la scène enseignent l’adultère. Elles sont belles, vos salles d’audition qui publient tout ce qui s’accomplit criminellement dans la nuit, et réjouissent les auditeurs parce qu’on y profère des paroles honteuses. Ils sont beaux, vos poètes qui par le geste comme par le discours trompent ceux qui les écoutent! [23] XXIII. — J’ai vu des hommes alourdis par l’entraînement, traînant en quelque sorte le fardeau de leurs chairs; des récompenses et des couronnes les attendent; les agonothètes les appellent non pour un acte de bravoure, mais pour une compétition qui n’est qu’insolence et discorde; j’ai vu couronner celui qui frappait le plus fort. Les spectateurs siègent pour applaudir, les adversaires combattent sans motif, et nul ne descend leur prêter aide. Et ce ne sont là que les moindres maux ; qui n’hésiterait à dire les pires? Des gens, qui font profession de paresse se vendent eux-mêmes pour être égorgés — conséquence de leur débauche. Celui qui a faim se vend, et le riche achète les meurtriers. Avez-vous raison de faire ces choses? Vos magistrats réunissent l’armée des assassins, annonçant publiquement qu’ils vont entretenir des brigands; et ils font paraître ces brigands en public, et tous vous courez au spectacle, vous y devenez les juges aussi bien de la méchanceté de l’agonothète que des gladiateurs eux-mêmes. Celui qui n’a pas pu assister au meurtre s’afflige de n’avoir pas été condamné à devenir le spectateur de ces scélératesses. Vous sacrifiez des animaux pour en manger la viande, et vous achetez des hommes pour offrir à votre âme la vue d’hommes qui s’égorgent entre eux; vous la nourrissez, contre toute piété, du sang versé. Le brigand du moins tue pour voler, tandis que le riche achète des gladiateurs pour tuer. [24] XXIV. A quoi me sert l’acteur furieux du drame d’Euripide, quand il vient m’annoncer le parricide d’Alcméon ? Il n’a plus son apparence ordinaire, il ouvre grandement la bouche, il brandit en tous sens son glaive, il crie, il brûle, il porte un vêtement sauvage. Laissons-là les fables d’Hégésias et Ménandre le versificateur.... Qu’ai-je à faire d’admirer l’aulète pythique et, à l’exemple d’Aristoxène, de m’occuper du Thébain Antigénide? Nous vous abandonnons tout ce qui est inutile; et vous, ou bien croyez à nos doctrines, ou, comme nous vous cédons les vôtres, cédez-nous les nôtres. [25] XXV. — Que font donc de grand et d’extraordinaire vos philosophes? Ils laissent une de leurs épaules découverte, portent une longue chevelure, laissent croître leur barbe, ont des ongles comme des bêtes féroces, et, alors qu’ils prétendent n’avoir aucun besoin, à l’exemple de Protée, il leur faut le corroyeur pour leur besace, le tisseur pour leur manteau, et le bûcheron pour leur bâton, sans parler des riches et des cuisiniers pour leur gourmandise. Homme qui rivalises avec le chien, tu ignores Dieu, et tu descends à l’imitation d’animaux sans raison. Mais toi qui cries si fort en public et en imposes aux autres, tu sais défendre tes propres intérêts, et, si on ne te donne pas raison, tu réponds par des insultes; la philosophie est pour toi un art d’acquérir. —Tu suis les doctrines de Platon: le disciple d’Epicure se dresse en protestant contre toi; tu veux au contraire te rattacher à Aristote, et un disciple de Démocrite t’injurie. Pythagore prétend avoir été jadis Euphorbe et est l’héritier de la philosophie de Phérécyde; Aristote combat l’immortalité de l’âme. Vos écoles se transmettent des enseignements contradictoires; en désaccord avec vous-mêmes, vous entrez en lutte contre ceux qui savent s’accorder entre eux. On dit que le Dieu parfait est corporel; je dis qu’il est incorporel. On dit que le monde est indissoluble; je dis qu’il se dissoudra. On dit que l’incendie final reviendra périodiquement; je dis qu’il aura lieu une fois pour toutes. On dit que nous aurons pour juges Minos et Radamanthe; je dis que ce sera Dieu lui-même. On dit que l’âme seule sera immortelle; je dis qu’elle partagera l’immortalité avec la chair à laquelle elle est unie. Quel mal vous faisons-nous, ô Grecs? Pourquoi détestez-vous comme les derniers des scélérats ceux qui suivent la parole de Dieu? Chez nous nul ne mange de la chair humaine; vous qui vous laissez persuader de telles choses, vous êtes de faux témoins; c’est chez vous que Pélops sert de festin aux Dieux, qu’il devient le mignon de Poséidon, que Kronos dévore ses fils et que Zeus avale Thétis. [26] XXVI. — Cessez de parader avec les discours d’autrui, et, comme le geai, de vous parer de plumes qui ne sont pas les vôtres. Si vous rendiez à chaque cité ce qui est son apport dans vos doctrines, vos sophismes seraient impuissants. Vous cherchez ce qu’est Dieu et vous ignorez ce que vous êtes. Vous regardez bouche bée vers le ciel, et vous tombez dans l’abime. Les exposés qui sont dans vos livres ressemblent à des labyrinthes, et leurs lecteurs au tonneau des Danaïdes. Pourquoi divisez-vous le temps, en distinguant entre le passé, le présent, le futur? Comment le futur peut-il passer, si le présent est? Comme ceux qui naviguent, croient, dans leur ignorance, à mesure qu’avance le navire, que les montagnes courent, ainsi vous ne comprenez pas que c’est vous qui passez, et que le temps demeure, tant que celui qui l’a fait le voudra. Pourquoi m’accuser quand je publie mes doctrines, et s’empresser de ruiner tout ce que je dis ? N’êtes-vous pas nés de la même façon que nous? L’organisation du monde n’est-elle pas la même pour vous et pour nous? Comment donc pouvez-vous prétendre que la sagesse n’appartient qu’à vous seuls, quand vous n’avez pas d’autre soleil que le nôtre, quand le cours des astres est le même pour tous, quand vous ne différez pas de nous par la naissance, et quand vous ne vous distinguez pas davantage des autres hommes par un genre de mort particulier? La première origine de vos radotages vient des grammairiens; vous avez divisé la science, et vous vous êtes retranchés de la science véritable, en attribuant à des hommes la désignation de chacune de ses parties. Vous ignorez Dieu, vous êtes en lutte les uns avec les autres, et vous vous ruinez mutuellement. Aussi tous, tant que vous êtes, vous n’êtes rien; vous savez vous assimiler les mots, mais vous vous parlez les uns aux autres comme l’aveugle au sourd. Pourquoi avez-vous en mains les outils nécessaires pour construire, mais ne savez-vous pas vous en servir? Pourquoi tant de discours, quand vous vous tenez si loin des actes? Enflés par la gloire, abattus dans le malheur, vos manières sont contraires à la raison: car vous ne faites que parader en public, et vous cachez dans les coins les paroles sérieuses. Vous sachant tels, nous vous avons répudiés; nous ne tenons plus en rien à vos doctrines; nous suivons la parole de Dieu. Homme, pourquoi susciter la guerre entre les Lettres? Pourquoi entrechoquer leurs sons comme dans un pugilat, en balbutiant à la façon des Athéniens, au lieu de parler naturellement? Si tu atticises sans être Athénien, dis-moi pourquoi tu ne danses pas aussi? Pourquoi le dorisme te paraît-il barbare, l’atticisme plus agréable dans la conversation ? [27] XXVII. — Si tu t’attaches toi-même à cette culture, pourquoi me combats-tu quand je fais choix des doctrines qui me plaisent? N’est-il pas absurde que le voleur ne soit pas puni à cause du nom qu’on lui applique, avant que la vérité ne soit établie avec précision à son sujet, et que vous nous détestiez, sans examen, sur un préjugé que vous inspirent les outrages qu’on nous adresse? Diagoras était Athénien, et je sais que vous l’avez puni pour avoir révélé les mystères des Athéniens; mais quand vous lisez ses Discours phrygiens, pourquoi nous haïssez-vous? Vous avez les traités de Léon, pourquoi ne pouvez-vous supporter de notre part les mêmes argumentations contre les dieux? On trouve chez vous les théories d’Apion sur les dieux de l’Egypte, et vous nous mettez au ban comme les plus impies des athées. On montre, selon vous, le tombeau de Zeus Olympien, quoi qu’en dise celui qui accuse les Crétois de mensonge. Toute l’assemblée de vos dieux innombrables n’est rien; je ne m’en dédirais pas, leur contempteur Epicure portât-il la torche en leur honneur. Je ne puis révérer les magistrats plus que Dieu; la conception que j’ai de l’univers, je ne la dissimule pas. Pourquoi me conseilles-tu de renier ma règle? Pourquoi, toi qui prétends mépriser la mort, m’engages-tu à l’éviter artificieusement? Je n’ai pas un cœur de biche; vous, vous cultivez les longs discours à l’exemple de l’intarissable Thersite. Comment ajouterai-je foi à celui qui prétend que le soleil est une masse incandescente, et la lune une terre? De telles choses ne sont que luttes de discours, et non conformité à la vérité. N’est-il pas insensé d’avoir confiance dans les livres d’Hérodote sur l’histoire d’Héraclès, qui parlent d’une terre supérieure, d’où serait descendu le lion qu’Héraclès tua? A quoi peuvent servir la diction attique, les sorites des philosophes, les vraisemblances des syllogismes, les dimensions de la terre, la position des astres, le cours du soleil? Perdre son temps à ces recherches, c’est l’affaire de ceux qui font eux-mêmes une loi de leurs doctrines. [28] XXVIII. — Pour les mêmes raisons j’ai condamné aussi votre législation. Il faudrait en effet que tout le monde vécût sous un seul et même régime; or, autant d’espèces de villes, autant de lois établies, de sorte que ce qui est honteux chez les uns est estimé chez les autres. Les Grecs croient qu’il faut avoir en horreur les unions entre fils et mères; pour les mages des Perses, c’est une coutume très en honneur. Les Barbares proscrivent la pédérastie, les Romains lui donnent un privilège; ils s’appliquent à rassembler des troupeaux de jeunes garçons comme on a des troupeaux de chevaux au pâturage. [29] XXIX. — Ayant vu tout cela, et encore après avoir pris part aux mystères et fait l’épreuve des divers cultes qui ont été établis partout par des femmelettes et des androgynes, ayant trouvé que chez les Romains leur Zeus Latiaris se plaît aux victimes humaines, au sang versé par l’homicide, que non loin de la grande ville Artémis patronne les mêmes actes, et que d’autres démons en d’autres lieux sont aussi des fauteurs de crimes, rentrant en moi-même je me demandais comment je pourrais découvrir la vérité. Pendant que je méditais, cherchant le bien, il m’arriva de rencontrer des écrits barbares, plus anciens que les doctrines des Grecs, d’inspiration trop manifestement divine pour être comparés à leurs erreurs; et il m’arriva de croire en eux, à cause de la simplicité du style, du naturel des narrateurs, de l’intelligence claire qu’ils donnent de la création du monde, de la prédiction de l’avenir, de l’excellence des préceptes, de la soumission de toutes choses à un seul monarque. Mon âme se mit ainsi à l’école de Dieu. Je compris que vos doctrines mènent à la damnation, tandis que les autres délivrent de la servitude en ce monde, nous sauvent de nombreux maîtres et d’innombrables tyrans, nous donnent non pas ce que nous n’avions pas reçu, mais ce que nous avions été empêchés par l’erreur de conserver. [30] XXX. — Ayant compris cela, je veux me mettre nu comme les jeunes enfants. Car nous savons que le mal, dans son essence, est tout semblable aux germes les plus petits; comme eux, il grandit d’un faible point de départ; mais il se dissoudra au contraire, si nous savons obéir au Verbe de Dieu et ne pas nous disperser nous-mêmes. Le Verbe s’est emparé de ce qui est à nous, grâce à un trésor caché; nous fouillons la terre pour trouver ce trésor, et nous nous recouvrons de poussière, et c’est ainsi que nous lui fournissons le point de départ nécessaire pour qu’il prenne consistance. Car celui qui renonce à tous ses biens acquiert la possession d’une richesse plus précieuse. Que cela donc soit dit pour ceux qui connaissent nos doctrines. Pour vous, Grecs, que peut-on vous dire d’autre, sinon vous conseiller, et de ne pas insulter ceux qui valent mieux que vous, et, si on les appelle Barbares, de ne pas voir là un motif de les railler? Vous pourrez, en effet, si vous le voulez, trouver le motif pour lequel tous les hommes ne peuvent entendre la langue les uns des autres; car il me sera facile et aisé de l’expliquer à ceux qui voudraient se rendre compte de nos croyances. [31] XXXI. — Maintenant il convient, je crois, de montrer que notre philosophie est plus ancienne que la civilisation des Grecs nous prendrons pour points de repère Moïse et Homère. Puisque chacun d’eux est le plus ancien de son côté, l’un étant le premier des poètes et historiens, l’autre l’initiateur de toute la sagesse barbare, choisissons-les maintenant pour termes de comparaison. Nous verrons que nos traditions remontent plus haut, non pas seulement que la science grecque, mais même que l’invention de l’écriture. Je ne ferai point appel au témoignage des nôtres; je préfère me servir de l’aide des Grecs. La première méthode en effet serait absurde, puisque vous n’accepteriez même pas notre témoignage; la seconde, si je mène à bonne fin ma démonstration, sera admirable, puisque vous combattant avec vos propres armes je vais vous emprunter des arguments dont vous ne pourrez vous défier. Sur la poésie d’Homère, sa famille et le temps où il a fleuri, les premières recherches sont dues à Théagène de Rhégion, contemporain de Cambyse; à Stésimbrote de Thasos; Antimaque de Colophon; Héraclite d’Halicarnasse; Denys d’Olynthe; après ceux-là, à Ephore de Cymé; Philochore d’Athènes; Mégaclide et Chaméléon, les péripatéticiens; ensuite sont venus les grammairiens Zénodote, Aristophane, Callistrate, Cratès, Eratosthène, Aristarque, Apollodore. Parmi eux, les disciples de Cratès disent qu’il a fleuri avant le retour des Héraclides, 80 ans après la guerre de Troie au plus tard; les disciples d’Eratosthène, 100 ans après la prise de Troie; ceux d’Aristarque, à l’époque de la colonisation ionienne, qui est postérieure de 140 ans à la guerre troyenne; Philochore, après la colonisation ionienne, Archippos étant archonte à Athènes, 180 ans après la guerre troyenne; les disciples d’Apollodore, 100 ans après la colonisation ionienne, ce qui ferait 240 ans après la guerre troyenne. D’autres ont dit qu’il naquit 90 ans avant les Olympiades, c’est-à-dire 317 ans après la prise de Troie. D’autres ont rabaissé l’époque de sa vie, prétendant qu’il fut contemporain d’Archiloque; or Archiloque a fleuri dans l’olympiade 23, du temps de Gygès le Lydien, 500 ans après la guerre troyenne. Au sujet donc de l’époque du poète susdit, je veux dire Homère, et du désaccord de ceux qui ont écrit sur lui et de leur dissentiment, ce que j’en ai dit en résumé suffit pour ceux qui sont capables d’examiner la chose avec précision. Chacun peut en effet montrer que les opinions que l’on a sur les traditions sont fausses; car ceux chez qui la chronologie est incohérente, ne peuvent pas non plus avoir transmis fidèlement l’histoire. Et quelle est la cause des erreurs des écrivains, sinon de ne pas rapporter la vérité? [32] XXXII. — Chez nous, point de désir de la vaine gloire et point de divergences dans les doctrines. Séparés de la doctrine commune et terrestre, obéissant aux préceptes de Dieu, soumis à la loi du Père de l’Incorruptibilité, nous répudions tout ce qui a pour base les opinions humaines; chez nous ce ne sont pas les seuls riches qui cultivent la philosophie; les pauvres aussi jouissent gratuitement de l’enseignement; car ce qui vient de Dieu ne peut être compensé par les présents de ce monde. Nous accueillons donc tous ceux qui veulent écouter, que ce soient de vieilles femmes ou de jeunes enfants, tous les âges en un mot sont également honorés chez nous; mais toute impureté reste loin de nous. Nous, nous ne disons pas des mensonges; quant à vous, le mieux serait que votre persistance dans l’impiété prît une fin; sinon, que nos doctrines soient, comme elles sont, confirmées par l’assentiment de Dieu, et vous, riez, pour pleurer un jour! N’est-il pas absurde, quand selon vous Nestor peut à peine couper les traits des chevaux, tant l’âge l’a rendu faible et impuissant, de l’admirer parce qu’il essaye de lutter contre les jeunes gens et de rire de ceux qui parmi nous, en luttant contre la vieillesse, s’occupent des choses divines ? Qui ne rira quand vous nous parlez des Amazones, de Sémiramis et d’autres guerrières, et quand vous outragez nos vierges? Achille était un jeune homme et on croit qu’il était très magnanime; Néoptolème aussi était jeune, mais fort; Philoctète faible, mais la divinité cependant avait besoin de lui contre Troie, Vous savez comment était Thersite? c’était un chef cependant. Si son intarissable bavardage n’eût été le résultat de son ignorance, on ne l’aurait pas raillé pour sa tête pointue et chauve. Nous faisons le même accueil à tous ceux qui veulent philosopher, nous n’examinons pas l’extérieur, et nous ne jugeons pas ceux qui viennent à nous sur l’apparence; car nous pensons que la force de la pensée peut être chez tous, fussent-ils faibles par le corps. Vous êtes au contraire pleins de haine et de sottise. [33] XXXIII. — Cela m’a excité à vous montrer, d’après ce qui est estimé chez vous, que nous sommes sages, tandis que chez vous il y a beaucoup de folie. Vous qui dites que nous ne faisons que bavarder entre femmes, jeunes gens, vierges et vieillards, et qui nous raillez pour n’être pas avec vous, écoutez quelle frivolité règne chez les Grecs. Oui, la gloire que vous recherchez tant rend bien plus frivoles les pratiques usuelles dans vos mœurs; rien de plus inconvenant que votre gynécée. Lysippe a représenté en bronze Praxilla qui n’a rien écrit d’utile dans ses poèmes, Ménestrate Léarchis, Silanion Sapho la courtisane, Naucydès Erinna la Lesbienne, Boïscos Myrtis, Céphisodote Myro de Byzance, Gomphos Praxagoris, et Amphistrate Clito. Car que dire d’Anyté, de Télésilla et de Nossis ? L’une a été représentée par Euthycrate et Céphisodote, l’autre par Nicérate, l’autre par Aristodote, comme Mnésarchis l’Ephésienne par Euthycrate, Corinne par Silanion, Thaliarchis l’Argienne par Euthycrate. J’ai voulu vous citer ces femmes pour que vous ne vous imaginiez pas que nous faisons rien de nouveau et que, prenant pour comparaison les pratiques que vous pouvez trouver chez vous, vous n’aillez pas railler nos femmes philosophes. Sapho n’était qu’une fille débauchée, ivre d’amour, qui chantait sa propre luxure, tandis que toutes les nôtres sont sages ; nos vierges, leurs quenouilles en main, répètent les paroles divines; cela vaut mieux que les vers de cette femme. Ainsi rougissez de vous montrer les disciples de filles, quand vous raillez celles qui vivent selon notre discipline, avec l’assemblée dont elles font partie. Que vous a appris de respectable Glaukippè, qui mit au monde un enfant monstrueux, comme le montre son effigie de bronze, œuvre de Nicérate, fils d’Euctémon, Athénien? Si elle enfanta un éléphant, était-ce une raison de rendre des honneurs publics à Glaukippé ? Praxitèle et Hérodote vous ont représenté Phryné la courtisane, et Euthycrate a fait le bronze de Panteuchis, qui avait conçu des œuvres d’un séducteur. Bésantis, reine des Péoniens, avait mis au monde un enfant noir; Dinomène s’est appliqué à en conserver la mémoire par son art. Je condamne Pythagore pour avoir représenté Europe assise sur le taureau,et vous pour avoir honoré par son art cet accusateur de Zeus. Je me ris de la science de Micon, qui représenta une génisse, et sur elle une Niké, parce que Zeus ayant enlevé la fille d’Agénor a remporté le prix de l’adultère et de l’incontinence. Pourquoi Hérodote d’Olynthe a-t-il fait l’effigie de Glycère la courtisane et d’Argie la joueuse de cithare? Bryaxis a représenté Pasiphaé, dont vous commémorez la luxure comme si vous souhaitiez que les femmes d’aujourd’hui lui ressemblassent. Il y avait une certaine Mélanippe, pleine de sagesse c’est pourquoi Lysistrate en fit l’effigie; et vous ne voulez pas croire qu’il y a chez nous des femmes qui ont la sagesse en partage! [34] XXXIV. — Très vénérable aussi est le tyran Phalaris, qui se nourrissait d’enfants à la mamelle; grâce à l’œuvre de Polystrate l’Ambraciote, on le montre aujourd’hui encore comme un homme admirable. Ainsi les Agrigentins craignaient de regarder le visage de ce mangeur d’hommes, et les érudits se vantent de le contempler à travers son image. N’est-il pas horrible de voir le fratricide honoré chez vous, qui, ayant sous les yeux les images de Polynice et d’Etéocle, n’anéantissez pas ces souvenirs de leur méchanceté en les jetant dans une fosse avec leur auteur Pythagoras? Pourquoi, grâce à Périclyménos, si une femme a mis au monde 30 enfants, jugez-vous et considérez-vous son effigie comme une œuvre admirable ?Elle avait atteint le comble de l’incontinence; elle devait donc être un sujet d’horreur, elle méritait d’être comparée à la truie dont parlent les Romains, qui elle-même, pour la même raison, a été jugée digne, à ce qu’on dit, d’un culte mystique. Arès fut l’amant adultère d’Aphrodite, et Andron vous a représenté leur fille Harrnonia. Sophron, qui vous a laissé des écrits si frivoles et si badins, doit plutôt la gloire dont il jouit à sa statue qui subsiste encore; et le menteur Ésope non seulement est devenu immortel par ses fables, mais encore l’art d’Aristodème l’a rendu célèbre. Comment donc ne rougissez-vous pas d’avoir tant de poétesses qui ne sont bonnes à rien, tant de courtisanes, tant d’hommes de mauvaises mœurs, et de calomnier la dignité de nos femmes? A quoi me sert de savoir qu’Evanthé a accouché en se promenant, de bâiller aux chefs-d’œuvre de Callistrate, et de contempler la Néére de Calliadès, qui était une courtisane? Laïs faisait métier de son corps; son amant en fit l’effigie, en commémoration de sa débauche. Pourquoi ne rougissez-vous pas de la luxure d’Héphestion, quel que soit l’art avec lequel Philon l’a représenté? Pourquoi, grâce à Léocharès, honorez-vous l’androgyne Ganymède comme si vous possédiez en sa statue un bien précieux? Et que dire de la femme au bracelet, œuvre de Praxitèle ? Il faudrait répudier tout ce qui est pareil, chercher ce qui est vraiment bien et ne pas avoir en horreur notre discipline quand on revendique pour soi les imaginations infâmes de Philœnis ou d’Eléphantis. [35] XXXV. — Je n’ai pas appris d’un autre les choses que je viens de vous exposer, mais j’ai parcouru beaucoup de pays, j’ai enseigné vos doctrines, je me suis mis au courant de beaucoup d’arts et d’inventions, j’ai séjourné en dernier lieu dans la ville des Romains, et j’y ai vu les diverses statues qui ont été transportées de chez vous chez eux. Car je ne m’applique pas, ainsi que le font la plupart, à fortifier mes opinions par celles d’autrui, mais c’est tout ce dont j’ai acquis la connaissance par moi-même que je veux rédiger par écrit. Aussi, j’ai dit adieu à la magniloquence des Romains et au froid langage des Athéniens, ainsi qu’à vos doctrines incohérentes, et j’ai fait choix de notre philosophie barbare. Que cette philosophie soit plus ancienne que vos traditions, j’avais commencé à le montrer dans cet écrit, mais je me suis interrompu, pressé par le cours de mon argumentation; maintenant que le moment est venu, je m’appliquerai à parler de ses doctrines. Ne dédaignez pas en effet notre science, et ne vous occupez pas à prononcer contre nous une réfutation pleine de bavardage et de mauvaises plaisanteries, disant: Tatien, par delà tous les Grecs, par delà la foule innombrable des philosophes, prêche les dogmes nouveaux des Barbares. Qu’y a-t-il de mal à ce que des hommes dont l’ignorance s’est révélée soient maintenant réfutés par un homme qui est leur semblable ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire, selon le mot de ce sophiste de chez vous, à ce que l’on apprenne du nouveau sur toutes choses, en vieillissant? [36] XXXVI. — Cependant, admettons qu’Homère ne soit pas postérieur à la guerre de Troie, mais qu’il ait vécu à l’époque même de cette guerre, que dis-je? qu’il ait fait l’expédition avec les compagnons d’Agamemnon, et, si on le veut, avant l’invention de l’écriture. On verra en effet que Moïse, dont j’ai parlé déjà, sera toujours plus ancien de beaucoup d’années que la prise de Troie, sensiblement plus ancien encore que la fondation de Troie et que Dardanus. Pour le démontrer j’invoquerai le témoignage des Chaldéens, des Phéniciens, des Egyptiens. A quoi bon en dire plus? Il faut que celui qui promet de persuader les autres soit plus bref dans ses explications sur les choses que celui qui ne songe qu’à faire de beaux discours. Bérose, Babylonien, prêtre de Bélus, leur Dieu, qui vécut au temps d’Alexandre, composa en 3 livres pour Antiochos, le 3e successeur d’Alexandre, l’histoire des Chaldéens, et raconta les actions de leurs rois. Il commença par l’un d’eux, du nom de Nabuchodonosor, qui fit la guerre aux Phéniciens et aux Juifs; nous savons que ces choses, prédites par nos prophètes, sont arrivées bien après l’âge de Moïse, 70 ans avant l’empire des Perses. Bérose est un historien de très grande autorité, en voici la preuve: c’est de Bérose que Juba dans son écrit sur les Assyriens dit avoir appris l’histoire; cet écrit sur les Assyriens comprend deux livres. [37] XXXVII. — Après les Chaldéens, voici ce qui concerne les Phéniciens. Il y a eu chez eux trois hommes, Théodote, Hypsicrate, Môchos: leurs ouvrages ont été traduits en grec par Latos, celui qui a aussi raconté avec exactitude les vies des philosophes. Dans les histoires de ces écrivains on voit à l’époque de quel roi eut lieu l’enlèvement d’Europe, et l’arrivée de Ménélas en Phénicie, et ce qui concerne Chiramos, qui donna sa fille en mariage à Salomon, le roi des Juifs, et lui fit cadeau de bois de toute espèce comme matériaux pour la construction du temple. Ménandre de Pergame a raconté les mêmes événements. Or le temps de Chiramos est voisin déjà de celui de la guerre de Troie et Salomon, contemporain de Chiramos, est de beaucoup postérieur à l’âge de Moïse. [38] XXXVIII. — Les Egyptiens ont aussi des chroniques exactes, et le narrateur de leur histoire est Ptolémée, non le roi, mais un prêtre de Mendès. C’est lui qui a exposé les actions des Rois; il dit que c’est sous Amasis, roi d’Egypte, que les Juifs sont sortis d’Egypte pour aller dans les contrées où ils allèrent, sous la conduite de Moïse. Voici comment il s’exprime: « Amasis vécut au temps du roi Inachos. » Après lui, Apion, le grammairien, homme très renommé, dans le 4e livre de ses Egyptiaques (il y en a 5 en tout), dit, entre autres choses, qu’« Amasis détruisit Avaria à l’époque de l’Argien Inachos, comme l’a écrit dans sa Chronique Ptolémée de Mendès. » Le temps d’Inachos à la prise de Troie remplit 20 générations. Voici comment on peut le démontrer: [39] XXXIX. — Les rois des Argiens ont été: Inachos, Phoronée, Apis, Argeios, Kriasos, Phorbas, Triopas, Krotôpos, Sthénélaos, Danaos, Lyncée, Abas, Prœtos, Acrisios, Persée, Sthénélaos, Eurysthée, Atrée, Thyeste, Agamemnon, en la 18e année duquel Ilion fut prise. Il faut que le lecteur intelligent comprenne bien exactement que, d’après la tradition des Grecs, il n’y avait pas encore chez eux d’histoire qu’on pût conserver. Cadmos, qui leur enseigna l’écriture, arriva en Béotie plusieurs générations après. Après Inachos, du temps de Phoronée, la vie sauvage et nomade finit par disparaître, et les hommes se civilisèrent. C’est pourquoi, si Moïse a vécu, comme nous l’avons montré, du temps d’Inachos, il est antérieur de 400 ans à la guerre de Troie. On peut montrer qu’il en est ainsi par la succession des rois attiques (et macédoniens, et ptolémaïques, et antiochiens). Ainsi il est évident que, si les actions les plus illustres des Grecs, telles qu’elles ont été mises par écrit et nous sont connues, sont postérieures à Inachos, elles sont aussi postérieures à Moïse. En effet c’est du temps de Phoronée, qui a suivi Inachos, que l’on mentionne chez les Athéniens Ogygos, du temps duquel eut lieu le premier cataclysme; contemporain de Phorbas est Actœos qui donna son nom, Actaea, à l’Attique: au temps de Triopas, furent Prométhée et Epiméthée, Atlas, Cécrops à la double nature, et au temps de Krotôpos, se place l’incendie causé par Phaéton, et le déluge de Deucalion; au temps de Ménélas, le règne d’Amphictyon, la venue de Danaos dans le Péloponnèse, la fondation de la Dardanie par Dardanos, le transport d’Europe de Phénicie en Crète; au temps de Lyncée, l’enlèvement de Koré, la fondation du sanctuaire d’Eleusis, le labourage de Triptolème, la venue de Cadmos à Thèbes, le règne de Minos; au temps de Proitos, la guerre d’Eumolpe contre les Athéniens: au temps d’Acrisios, le départ de Pélops hors de la Phrygie, l’arrivée d’Ion à Athènes, le second Cécrops, les exploits de Persée et de Dionysos, Musée, disciple d’Orphée; Ilion fut prise sous le règne d’Agamemnon. [40] XL. — De ce qui vient d’être dit, il résulte que Moïse est plus ancien que les héros, que les cités, que les divinités. Il faut donc avoir foi à celui qui l’emporte par l’âge plutôt qu’aux Grecs qui ont puisé à cette source ses doctrines sans les comprendre. Leurs sophistes en effet, avec beaucoup d’activité inutile, se sont appliqués à démarquer tout ce qu’ils ont emprunté à Moïse et aux disciples de sa philosophie, d’abord pour paraître dire quelque chose de personnel, en second lieu pour que, voilant de je ne sais quelle fausse rhétorique ce qu’ils n’avaient pas entendu, ils fissent de la vérité un tissu de fables. Quant à ce qu’ont dit de notre discipline et de l’histoire de nos lois les savants Grecs, quant au nombre et aux noms de ces savants, je le montrerai dans mon traité sur ceux qui ont rapporté ce qui concerne Dieu. [41] XLI. — Maintenant, il faut me presser de montrer en toute précision que Moïse est plus ancien non seulement qu’Homère, mais encore que les écrivains antérieurs à Homère, Linos, Philammon, Thamyris, Amphion, Orphée, Musée, Démodocos, Phémios, la Sibylle, Epiménide le Crétois, qui alla à Sparte, Aristée de Proconnèse, l’auteur des Arimaspes, Asbolos le Centaure, Bakis, Drymon, Euclos le Cyprien, Hôros le Samien, Pronapidès l’Athénien. Linos en effet est le maître d’Héraclès, et Héraclès ne fut antérieur que d’une génération à la guerre de Troie; cela est prouvé par le fait que son fils Tlépolème a pris part à l’expédition contre Ilion. Orphée était contemporain d’Héraclès et du reste on dit que ce qu’on lui attribue est l’œuvre de l’Athénien Onomacrite, qui vécut sous l’empire des Pisistratides dans la 50e Olympiade. Musée fut disciple d’Orphée. Amphion précéda la guerre de Troie de deux générations; je suis donc dispensé d’en dire plus long aux savants sur ce sujet. Démodocos et Phémios ont vécu au temps même de la guerre de Troie l’un vivait chez les prétendants, l’autre chez les Phéaciens. Thamyris et Philammon ne sont pas beaucoup plus anciens. J’ai traité avec toute la précision possible, ce me semble, de l’histoire sur chaque point, des époques et de leur arrangement. Pour remplir la tâche qui me reste encore, je ferai la même démonstration en ce qui concerne les prétendus Sages. Minos, qu’on a estimé avoir été le premier à faire montre de sagesse, de pénétration, d’un talent de législateur, a vécu au temps de Lyncée, le successeur de Danaos, dans la onzième génération après Inachos. Lycurgue, né longtemps après la prise de Troie, a légiféré pour les Lacédémoniens 100 ans avant les Olympiades. On trouve que Dracon a vécu dans la 39e olympiade, Solon dans la 46e, et Pythagore dans la 62e. Nous avons montré que les Olympiades sont postérieures de 407 ans à la guerre de Troie. Cela prouvé, disons encore quelques mots de l’âge des sept sages. Thalès fut le plus ancien d’entre eux, et il a vécu dans la 50e olympiade; c’est dire en abrégé tout ce qui concerne les autres. Voilà, Grecs, ce que j’ai composé pour vous, moi Tatien, le philosophe à la manière des Barbares, né dans la terre des Assyriens, élevé d’abord dans vos croyances, ensuite dans celles que désormais je fais profession de prêcher. Connaissant désormais ce qu’est Dieu, et ce qu’est sa création, je me tiens à votre disposition pour l’examen de mes doctrines, ferme dans la discipline conforme à la volonté de Dieu, que je ne renierai pas.