[Acte I, Scène IV (dialogue Hélicon, Caligula)] --- CALIGULA ... Mais je ne suis pas fou et même je n'ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout à coup un besoin d'impossible. (Un temps.) Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes. HÉLICON C'est une opinion assez répandue. CALIGULA Il est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. HÉLICON C'est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu'au bout. CALIGULA, se levant, mais avec la même simplicité. Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne le tient jamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais il suffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin, Il regarde Hélicon. Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pour la mort d'une femme! Non, ce n'est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu'il y a quelque jours, une femme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce que l'amour? Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te le jure; elle est seulement le signe d'une vérité qui me rend la lune nécessaire. C'est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter. HÉLICON Et qu'est-ce donc que cette vérité, Caius ? CALIGULA, détourné, sur un ton neutre. Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. HÉLICON, après un temps. Allons, Caius, c'est une vérité dont on s'arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui les empêche de déjeuner. CALIGULA, avec un éclat soudain. Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu'on vive dans la vérités Et justement, l'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle. HÉLICON Ne t'offense pas, Caius, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais d'abord te reposer. CALIGULA, s'asseyant et avec douceur. Cela n'est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus jamais possible. HÉLICON Et pourquoi donc ? CALIGULA Si je dors, qui me donnera la lune? HÉLICON, après un silence. Cela est vrai. Caligula se lève avec un effort visible. CALIGULA Écoute, Hélicon. J'entends des pas et des bruits --- [Acte I, Scène XI (dialogue Caesonia, Caligula)] --- CAESONIA Il faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir. Je veillerai sur ton sommeil. A ton réveil, le monde pour toi recouvrera son goût. Fais servir alors ton pouvoir à mieux aimer ce qui peut l'être encore. Ce qui est possible mérite aussi d'avoir sa chance. CALIGULA Mais il y faut le sommeil, il y faut l'abandon Cela n'est pas possible. CAESONIA C'est ce qu'on croit au bout de la fatigue. Un temps vient où l'on retrouve une main ferme. CALIGULA Mais il faut savoir où la poser. Et que me fait une main ferme, de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l'ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l'est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus? Non, Caesonia, il est indifférent de dormir ou de rester éveillé, si je n'ai pas d'action sur l'ordre de ce monde. CAESONIA Mais c'est vouloir s'égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie. CALIGULA Toi aussi, tu me crois fou. Et pourtant, qu'est-ce qu'un dieu pour que je désire m'égaler à lui? Ce que je désire de toutes mes forces, aujourd'hui, est au-dessus des dieux. Je prends en charge un royaume où l'impossible est roi. CAESONIA Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, qu'un beau visage devienne laid, un coeur d'homme insensible. CALIGULA, avec une exaltation croissante. Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, faire jaillir le rire de la souffrance. CAESONIA, dressée devant lui et suppliante. Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l'injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas. CALIGULA, de même. Ma volonté est de le changer. Je ferai à ce siècle le don de l'égalité. Et lorsque tout sera aplani, l'impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux. --- [Acte IV, Scène VI (dialogue Hélicon, Cherea)] Entre Hélicon. HÉLICON Dis-moi, Cherea, était-ce vraiment du grand art ? CHEREA Dans un sens, oui. HÉLICON Je comprends. Tu es très fort, Cherea. Faux comme un honnête homme. Mais fort, vraiment. Moi, je ne suis pas fort. Et pourtant, je ne vous laisserai pas toucher à Caius, même si c'est là ce que lui-même désire. CHEREA Je n'entends rien à ce discours. Mais je te félicite pour ton dévouement. J'aime les bons domestiques. HÉLICON Te voilà bien fier, hein ? Oui, je sers un fou. Mais toi, qui sers-tu ? La vertu ? Je vais te dire ce que j'en pense. Je suis né esclave. Alors, l'air de la. vertu, honnête homme, je l'ai d'abord dansé sous le fouet. Caïus, lui, ne m'a pas fait de discours. Il m'a affranchi et pris dans son palais. C'est ainsi que j'ai pu vous regarder, vous les vertueux. Et j'ai vu que vous aviez sale mine et pauvre odeur, l'odeur fade de ceux qui n'ont jamais rien souffert ni risqué. J'ai vu les drapés nobles, mais l'usure au coeur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d'amour, qui allez pourtant mourir dans l'effroi sans même savoir que vous avez menti toute votre vie, vous vous mêleriez de juger celui qui a souffert sans compter, et qui saigne tous les jours de mille nouvelles blessures? Vous me frapperez avant, sois-en sûr ! Méprise l'esclave, Cherea ! Il est au-dessus de ta vertu puisqu'il peut encore aimer ce maître misérable qu'il défendra contre vos nobles mensonges, vos bouches parjures --- CHEREA Cher Hélicon, tu te laisses aller à l'éloquence. Franchement, tu avais le goût meilleur, autrefois. HÉLICON Désolé, vraiment. Voilà ce que c'est que de trop vous fréquenter. Les vieux époux ont le même nombre de poils dans les oreilles tant ils finissent par se ressembler. Mais je me reprends, ne crains rien, je me reprends. Simplement ceci... Regarde, tu vois ce visage? Bon. Regarde-le bien. Parfait. Maintenant, tu as vu ton ennemi. Il sort. [Acte IV, Scène XIII (dialogue Caesonia, Caligula)] CESONIA C'est vrai. Mais tu vas me garder, n'est-ce pas? CALIGULA Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là : pour toutes ces nuits où le plaisir était aigu et sans joie, et pour tout ce que tu connais de moi. Il la prend dans ses bras et, de la main, lui renverse un peu la tête. J'ai vingt-neuf ans. C'est peu. Mais à cette heure où ma vie m'apparaît cependant si longue, si chargée de dépouilles, si accomplie enfin, tu restes le dernier témoin. Et je ne peux me défendre d'une sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas être. CAESONIA Dis-moi que tu veux me garder! CALIGULA Je ne sais pas. J'ai conscience seulement, et c'est le plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul sentiment pur que ma vie m'ait jusqu'ici donné. Caesonia se retire de ses bras, Caligula la suit. Elle colle son dos contre lui, il l'enlace. Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin disparaisse ? CAESONIA Cela n'a pas d'importance. Je suis heureuse de ce que tu m'as dit. Mais pourquoi ne puis-je pas partager ce bonheur avec toi ? CALIGULA Qui te dit que je ne suis pas heureux? CAESONIA Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destructions. CALIGULA Alors, c'est qu'il est deux sortes de bonheurs et j'ai choisi celui des meurtriers. Car je suis heureux. Il y a eu un temps où je croyais avoir atteint l'extrémité de la douleur. Eh bien! non, on peut encore aller plus loin. Au bout de cette contrée, c'est un bonheur stérile et magnifique. Regarde-moi. Elle se tourne vers lui. Je ris, Caesonia, quand je pense que, pendant des années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom de Drusilla. Car Rome s'est trompée pendant des années. L'amour ne m'est pas suffisant, c'est cela que j'ai compris alors. C'est cela que je comprends aujourd'hui encore en te regardant. Aimer un être, c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, c'était bien pis que Drusilla morte. On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens. ---