[3,0] LIVRE TROISIEME. PROLOGUE. STACE A POLLIUS FÉLIX, SON AMI. Cher Pollius, doux ami, bien digne à coup sûr du repos auquel vous avez voué un culte si fidèle, je n'ai pas besoin de justifier longuement à vos yeux du moins, l'essor téméraire de ces enfants de ma muse, éclos pour la plupart chez vous et dans le sein de l'amitié. L'audace de ma plume vous effraya même plus d'une fois, lorsqu'entré dans la confidence de votre génie, je pénétrais au fond du sanctuaire des lettres, et me laissais guider par vos conseils dans tous les mystérieux détours du labyrinthe. C'est donc en toute sécurité que je vous envoie ce troisième livre de mes Silves. Le second, vous l'aviez vu naître; mals vous êtes comme le père de celui-ci. L'Hercule de Surrente ouvre d'abord le recueil : je venais de l'apercevoir sur votre rive, et aussitôt je fis ces vers pour l'adorer. La seconde pièce fut composée à l'occasion du départ dè Métius Céler, envoyé per notre auguste empereur pour commander une légion en Syrie ne pouvant suivre un jeune homme si magnifique et pour moi si charmant, je l'accompagnai ici de mes voeux. Je devais bien aussi quelque tribut de consolation à mon cher Claudius Étruscus, lui qui pleurait avec des larmes vétitables (et partant fort amères) un vieux père mis au tombeau. Earinus, affranchi de notre Germanicus, sait encore si j'ai tardé à satisfaire ses désirs au sujet des vers qui devaient accompagner l'envoi de ses cheveux, offerts à Asclépius de Pergame avec une boite en diamants et un miroir. Dans la dernière Silve, je conjure ma Claudia de se retirer à Naples avec son époux. C'est là, je l'avoue, de la causerie, voire méme de la causerie sans prétention; je cherche plutôt à persuader ma femme qu'à plaire au lecteur. Vous accueillerez surtout cette pièce avec faveur, sachant qu'elle avait pour but mon repos, et vous spécialement pour objet; car je me retirais non pas tant dans ma patrie que dans celle de mon ami. [3,1] SILVE I. L'HERCULE DE SURRENTE. Dieu de Tyrinthe, Pontus renouvelle à ta gloire les sacrifices interrompus, et il justifie bien une année de silence : tu seras honoré dans un sanctuaire plus magnifique; Hercule n'habitera plus un rivage pauvre ou désert, ni un toit digne à peine de matelots errants : mais il aura un brillant portique, et une voûte soutenue par le bronze et par le métal grec; on dirait qu'une fois encore purifié par la flamme de l'OEta, il va monter glorieusement du bûcher vers l'Olympe. (8) J'en crois à peine mon esprit et mes yeux. Est-ce bien là ce gardien d'un seuil sans honneur, ce Dieu négligé d'un si misérable autel? D'où vient ce temple d'hier, et cet eclat inopiné qui environne l'Hercule champêtre? Ainsi les Divinités ont leur destinée comme les lieux. Effet rapide de la piété ! Naguère des sables stériles, les flancs d'une montagne battue par les vagues, des rochers hérissés d'épines, voilà tout ce que l'on trouvait dans ces lieux inabordables. Quelle révolution soudaine a fendu ces rochers de diamant ? est-ce la lyre d'Amphion, est-ce le luth de Thrace qui les a transportés? L'année elle-même s'étonne de voir accompli dans l'intervalle de douze mois l'ouvrage d'un siècle. C'est que le Dieu a prété son bras : il a érigé son propre temple; ces roches rebelles, il les a soulevées avec effort, et la montagne a reculé devant sa vaste poitrine : on eût dit qu'il était encore aux ordres de son impitoyable marâtre. (23) Ainsi donc, soit qu'affranchi d'un joug tyrannique, tu habites Argos ta patrie, foulant aux pieds la tombe du cruel Eurysthée; soit qu'élevé par ta valeur au-dessus des astres, tu sièges à côté de ton illustre père, recevant le nectar de la main d'Hébé, d'Hébé plus gracieuse que le Phrygien qu'elle remplace, montre-toi secourable, et fais planer ton génie sur un temple naissant. Ce ne sont ni les vapeurs empestées de Lerne, ni les guérets de l'indigent Molorchus, ni la formidable forêt de Némée, ni les antres de la Thrace, ni les autels ensanglantés par le tyran de Pharos qui t'appellent, c'est une maison simple et heureuse fermée à la perfidie et au crime, une maison tout-à-fait digne de recevoir les Dieux du ciel. (34) Quitte cet arc menaçant, et ce carquois inépulsable de flèches meurtrières, et cette massue teinte du sang de mille tyrans, et la dépouille d'un ennemi étendue sur tes épaules; on te dresse un coussin tissu de la plus fine étoffe de Sidon, et un lit superbe soutenu par des figures d'ivoire. Viens donc, mais avec douceur et mansuétude, et non point avec le trouble de la fureur, ni la crainte de recevoir des ordres tyranniques; viens, tel que sur le Ménale te vit la belle Augé, lorsqu'elle t'enlaça de ses caresses, encore tout fatigué du plaisir de la danse, et les lèvres tout humides de la joyeuse liqueur de ton frère ; ou plutôt tel qu'au sortir d'une nuit célèbre par tes amoureux ébats, tu parus devant Thestius, étonné de se voir tant de fois ton beau-père. Ici, tu seras honoré par les luttes du gymnase et les colères de jeunes athlètes armés d'un ceste inoffensif; et ces luttes revenant chaque année se succéderont rapidement l'une à l'autre. Ici Pollius s'est fait une fête de consacrer à ton sacerdoce son petit-fils tout jeune encore et tout semblable à toi, lorsque tu étouffais les premiers émissaires de ta marâtre, et qu'ensuite tu t'affligeais, croyant avoir brisé tes hochets. (50) Mais, ô Calliope, raconte l'auguste et rapide élévation de ce temple; Alcade t'accompagnera de sa voix male et sonore, et son arc tendu suivra toutes les modulations de ta lyre. Nous étions dans la saison où la voûte du ciel verse un torrent de feux sur la terre, et où Sirius, en butte à tous les traits du soleil, pèse lourdement sur les plaines embrasées. Déjà c'était le jour où mille torches rayonnantes illuminent le lac, solitaire témoin de la retraite d'Hippolyte, le jour où l'encens fumait au loin dans la foret d'Aride, dont les esclaves fugitifs se disputent la royauté. Diane alors couronnait les fatigues de ses chiens fidèles; elle essuyait ses flèches et laissait en repos les hôtes des bois, pendant que toute l'Italie venait célébrer sur de chastes foyers les ides Hécatéennes. (61) Et moi, bien que j'eusse alors un petit domaine au pied des collines d'Albe, avec une onde pure qui coulait pour moi par la munificence de notre empereur, choses suffisantes pour calmer mon âme et pour rafraîchir l'air environnant, j'habitais à cette époque près des rochers fameux par le souvenir des Sirènes, au sein de la famille de l'éloquent Vopiscus, qui voyait en moi plus qu'un hôte. Là, j'admirais à loisir et ses moeurs douces et tranquilles, et ses neuves inspirations, et ces fleurs du Parnasse qu'il cueille toujours fraîches. (68) Un jour (c'était aussi la fête de Diane), nous trouvant à l'étroit dans nos demeures et ennuyés de leur aspect monotone, nous côtoyions le rivage humide, abrités du soleil par un feuillage épais. Tout à coup le ciel s'obscurcit, l'éclat du plus beau soleil fait place aux sombres nuages, et les ailes légères du Zéphyr sont toutes mouillées des grosses pluies de l'Auster; un déluge accourt, semblable à celui dont la fille de Saturne inonda jadis la Libye, lorsque Didon, se livrant au guerrier troyen, arrachait des cris aux nymphes témoins de la pudeur expirante. Nous fuyons, et les esclaves d'emporter les mets sacrés et les coupes ornées de fleurs ; mais ils ne savent où les mettre. Pourtant d'innombrables habitations dominent ces belles plaines, et plus d'un toit brillant couronne la montagne; mais la pluie conseillait de gagner vite l'abri le plus proche, et d'ailleurs nous avions foi au retour du beau temps. (82) Non loin de là était une masure décorée du nom de temple, une humble demeure qui écrasait le grand Alcide sous une voûte à peine capable d'abriter quelques pêcheurs ou quelques matelots errants. C'est là qu'on entasse pèle-mêle et les tables, et les lits somptueux, et la foule des esclaves, et la brillante compagnie de la belle Polla. Enfin tout le monde n'y peut tenir, et l'asile ne suffit pas à tant d'hôtes. Le Dieu rougit et rit tout ensemble; il entre alors dans l'âme de Pollius, et l'entourant de ses bras caressants, il parle en ces termes à son coeur : (91) "Est-ce là ce Pollius, dont la main libérale a répandu ses richesses avec tant de profusion sur Pouzzol sa patrie, et sur la jeune Parthénope; ce Pollius à qui notre montagne doit tant de somptueux édifices, tant d'asiles verts, tant de statues de marbre et d'airain, tant d'images en cire qu'animent, ce semble, les couleurs de la vie? Car ce palais et ce domaine, qu'étaient-ils avant ton heureuse arrivée? A travers la roche nue, tu as fait pratiquer un long chemin couvert, et là où, l'on ne trouvait qu'un étroit sentier, s'élève, pour l'agrément de la route, une superbe galerie soutenue par de riches colonnes; par tes soins aussi, une double voûte emprisonne les eaux bouillonnantes de la nymphe voisine. Auteur de mille ouvrages, pour moi seul tu es pauvre et gomme sans moyens, ô Pollius ! Et pourtant je visite volontiers ces Pénates, et j'aime ce rivage dont tu rends les abords faciles. Mais tout auprès Junon regarde avec mépris ma chétive demeure, et rit en secret de mon dénûment. Donne-moi un temple et des autels dignes de ta magnificence, un temple auprès duquel la voile enflée d'un vent favorable ne passe point sans s'arrêter, un temple que le roi des airs et les conviés du banquet des Dïeux visitent quelquefois, et qui puisse recevoir ma soeur au sortir de son habitation sublime. Qu'importe que cette montagne se roidisse contre nos coups, et que cette masse solide n'ait point été entamée de temps immémorial? je suis là pour t'aider dans ce travail immense : moi-même j'ouvrirai le sein de cette terre opiniâtre. Mets-toi à l'oeuvre et ose quelque chose, sur la foi des promesses d'Hercule. Tu verras si les tours de Thèbes ou les murs de Pergame se sont élevés plus vite". Il dit, et quitte le coeur de Pollius. (117) En un moment, le plan de l'architecte est tracé : mille bras unissent leurs efforts; les uns dépouillent les forêts et polissent les bois, les autres fouillent le sol et jettent les fondements : on durcit au feu l'argile humide et grasse, qui doit garantir le temple des atteintes de l'hiver et des pluies; et l'indomptable caillou se fond et coule dans la fournaise. Mais l'oeuvre la plus rude était de fendre les pierres et les rochers qui résistaient à l'action du fer. Le protecteur du lieu, le grand Alcide lui-même, à l'heure où le ciel se voile des épais brouillards de la nuit, quitte ses armes, saisit la hache à deux tranchants, et fouille d'un bras vigoureux le sol informe. La riche Caprée, la verdoyante Taurubule, retentissent de ses efforts, et l'écho des mers en répercute au loin le bruit dans les plaines. (130) Tel n'est point le retentissement de l'Etna quand Brontès et Stérope frappent à coups redoublés sur l'enclume; moindre est le fracas souterrain des antres de Lemnos, lorsque le dieu de la flamme forge l'égide et prépare de mâles présents à la sévère Pallas. La montagne décroît à vue d'oeil, et les ouvriers de retour avec les premiers rayons de l'aube regardent l'ouvrage et s'étonnent; à peine faut-il encore les sueurs d'une année, et déjà le dieu de Tyrinthe, du haut de sa majestueuse demeure, dominant sur les flots et défiant le sanctuaire de sa marâtre, invite Pallas à le venir voir dans un temple digne de lui. (139) Mais la pacifique trompette a donné le signal; déjà la poussière s'élève dans la brûlante arène çomme la fumée du sacrifice. Jupiter fêté à Pise, et le dieu de Cyrrha, envieraient de tels honneurs rendus au dieu de la force. Ici rien n'afflige la vue. Loin de nous, jeux lugubres de Corinthe, jeux atroces de Némée! Un enfant plus heureux préside aux nôtres. Les vertes Néréides, quittant à l'envi leurs grottes profondes, s'attachent à des rochers humides, d'où, sans être vues et sans rougir, elles regardent les combattants nus fournissant leur carrière. Le Gaurus couvert de vignes, Nésis couronné de bois, Limon ami du calme, Euplée favorable aux vaisseaux, Lucrin cher à Vénus, assistent à ce spectacle, que toi, Misène, tu annonces avec la trompette grecque du haut de ton promontoire phrygien. Et la tendre Parthénope applaudit à des fêtes qui sont aussi les siennes; elle sourit à ces petites couronnes, images de celles dont elle honore le vainqueur dans ses jeux. (154) Et toi aussi, invincible Hercule, daigne prendre part à ces triomphes; ils sont consacrés à ta gloire! Soit que le disque dans tes mains aille fendre la nue, soit que le trait rapide prévienne le zéphyr dans son vol, soit qu'une lutte innocente te plaise davantage, montre-nous que tu agrées ces offrandes; et s'il te reste encore des pommes du jardin des Hespérides, laisse-les couler dans le sein de la vénérable Polla; car elle n'est pas indigne d'un tel honneur. Ah! si seulement elle reprenait la fraîcheur et les grâces touchantes de sa jeunesse (pardonne, ô Hercule!), tu tiendrais même la quenouille à ses pieds. Telles sont, cher Pollius, les libations que, dans ma poétique ivresse, j'ai répandues sur ce temple renaissant. Mais voici le Dieu lui-même sur le seuil de son temple; sa bouche divine s'ouvre, et il prononce ces paroles : (166) "Courage, Pollius ! continue d'employer ainsi tes richesses, imitant mes nobles travaux, domptant les âpres rochers, fertilisant des déserts qui faisaient honte à la nature, transformant les repaires des animaux en demeures brillantes, et rendant à la lumière des divinités humiliées dans l'ombre. Quel sera le prix de tant de mérites? Comment te payer de retour? J'arrêterai pour toi le fuseau des Parques; j'allongerai leur fil. Hercule sait vaincre la mort. Il écartera loin d'ici le deuil et les accidents funestes, et te ramènera sans douleurs au printemps de tes jours. Grâce à lui, tu pourras jouir longtemps de tes petits-fils. A l'un tu verras une épouse, et à l'autre un mari digne d'elle. Tu verras de cette double tige fleurir encore des rejetons nouveaux, troupe caressante, essaim folâtre, qui tour à tour se glissera sur les épaules de l'aïeul, et reviendra autour de la bonne Pella se disputer à l'envi ses baisers. Car la durée de ce temple n'aura point de terme, tant que je serai porté sur la voûte enflammée du ciel. Et mon temple d'Argos et de Némée, celui de Gadès, à l'endroit où le soleil se couche, ne seront pas plus favorisés de ma présence". (184) Il dit, porte la main sur la flamme qui s'élève de son autel; puis, agitant sa tête couronnée du pâle peuplier, il en jure le Styx et les foudres de son père. [3,2] SILVE II. A MÉTIUS CÉLER, SUR SON DÉPART POUR LA SYRIE. Dieu qui veillez avec amour sur les hardis navires et qui calmez en leur faveur les orages d'une mer périlleuse, aplanissez doucement les flots, prétez de concert une oreille favorable à mes voeux, et que l'onde adoucie laisse monter ma prière jusqu'à vous. O Neptune, quel rare et précieux dépôt nous confions à tes abîmes, le jeune Métius ! Une fragile embarcation va le recevoir, et transporter au delà des mers la meilleure portion de mon âme. Faites briller vos astres bienfaisants, et n'abandonnez point les deux extrémités de l'antenne, divins jumeaux d'OEbalie. Que l'azur du ciel et de la mer soit revêtu de vos lueurs fraternelles ! Quant aux astres nébuleux, complices du départ de votre soeur fuyant vers Ilion, chassez-les de grâce et fermez-leur au loin tout l'horizon. (13) « Vous aussi, troupe azurée, divines Néréides, à qui le sort a livré le second empire de la nature, vous que je puis bien appeler les astres de la mer, quittez les grottes transparentes de Doris, et entourant de vos choeurs paisibles le golfe de Baïa, côtoyant à l'envi ses rivages battus des flots, cherchez des yeux le haut navire que brûle de monter Céler, noble nourrisson de la belliqueuse Ausonie. Vous le distinguerez bientôt. C'est lui qui vient d'amener aux rives de Pouzzol la première charge de la moisson que le Phase nous doit tous les ans; lui qui a le premier salué Caprée, et fait sur la rive droite les libations de vin maréotique en l'honneur de Minerve tyrrhénienne. Formez toutes autour de ses flancs une voluptueuse ceinture, et partagez entre vous les soins de la manoeuvre : à celles-ci de fixer le mât à l'aide des cordages, à celles-là d'attacher les voiles à la vergue, à vous de présenter aux Zéphyrs leurs plis flottants. Les unes disposeront les bancs des rameurs, les autres sous les flots seconderont le mouvement du gouvernail, une partie avec la sonde explorera les écueils; quelques-unes attacheront la nacelle au dos du navire et amèneront l'ancre pesante, tandis que d'autres tempérant les vagues les pousseront toutes vers l'Orient. Mais pas une des soeurs à la verte chevelure ne doit rester inactive. (35) Nagez en avant du vaisseau, Protée aux formes changeantes, Triton à la double nature, et vous, Glaucus, privé par un soudain prodige de la partie inférieure du corps, et qui, chaque fois que vous approchez de votre patrie, flattez encore d'une queue caressante les rivages d'Anthédon. Je t'invoque entre tous, ô Palémon, ainsi que ta divine mère ! Si j'ai célébré avec amour Thèbes votre cher pays, et chanté sur un instrument digne de lui l'harmonieux Amphion, exaucez mes voeux. Et toi qui, dans les cachots d'Éole, brises la rage des vents, toi à qui obéissent les nuages et les tempêtes sur toute l'étendue des mers, ô Neptune, écrase de montagnes plus lourdes encore l'Eurus, le Notus et Borée; n'ouvre qu'au Zéphyr les plaines de l'air. Qu'il souffle seul en poupe, et que seul il effleure sans cesse la surface des flots, jusqu'à ce que, sans tourmente, la voile entre joyeuse dans les ports de l'Égypte. (50) On m'écoute; Zéphyr lui-même appelle le navire et accuse la lenteur des matelots. Mais quoi! le frisson m'agite, mon coeur défaille; et malgré l'effroi que m'inspire un sinistre présage, retenues un instant sur le bord de mes paupières, mes larmes ont coulé! Déjà le nautonnier a coupé le câble, et jeté à la mer la planche étroite qui nous servait de pont; et de la poupe un cri prolongé, le cri d'un barbare, rompt les embrassements et sépare de force les fidèles baisers. Il n'est plus temps pour la douleur de s'arrêter sur une tête chérie. N'importe, je resterai le dernier de tous, et je ne descendrai pas que le vaisseau ne quitte la terre. Quel est celui qui de cette mer inconnue, et fermée aux malheureux mortels, osa faire une route, et détacha du sol les pieux enfants de la terre, pour les lancer à la merci des vagues et promener leur espoir haletant sur les abîmes? Génie audacieux, non moins téméraire que le géant qui entassa les glaces de Pélion sur Ossa, et fit gémir l'Olympe sous ce double fardeau. C'était peu sans doute que d'avoir traversé de paisibles marais, soumis des étangs et d'étroites rivières au joug de nos ponts : nous courons vers des précipices; nous fuyons de tous côtés la terre, notre douce patrie, et nous allons, resserrés dans une cloison fragile, nous exposer à l'inclémence des airs. De là cette fureur des vents et cette indignation des tempêtes, et le ciel qui gronde, et Jupiter qui tonne, la main pleine de foudres ! (73) Avant l'apparition des vaisseaux, la mer dormait d'un profond sommeil; le sein de Thétis ne se couvrait point d'écume, et les pluies d'orage n'osaient altérer le calme des flots. Mais à la vue de nos poupes orgueilleuses, la mer se gonfla et l'homme vit se dresser contre lui la tempête; alors menaces du côté de la Pléiade, menaces du côté de l'astre d'Olénie, menaces de la part d'Orion, plus furieux que jamais. Trop juste est ma plainte; cependant le navire s'enfuit sur le dos des vagues rapides, il décroît, décroît encore, décroît toujours et finit par échapper à ma vue, emportant sous un frêle abri les objets de tant de sollicitude, et par-dessùs tout le gage de notre amitié, mon cher Métins! ... Mon coeur maintenant laissera-t-il venir le sommeil? quelles nuits, quelles journées je vais passer ! Quelle nouvelle rassurera celui qui craint tout? La mer de Lucanie, cette bacchante furieuse, lui a-t-elle ouvert un facile passage? A-t-il trouvé propice la farouche Charybde ou la vierge qui ravage le détroit sicilien? Quel accueil lui a fait l'orageuse Adria? Le calme régnait-il sur la mer de Carpathie? Doris a-t-elle d'un souffle caressant bercé son navire, elle autrefois si favorable aux doux larcins du taureau d'Agénor? (90) Mais j'ai mérité ce qui me fait gémir : Métius volait aux combats, et moi, lâche compagnon, je n'ai point suivi sa trace jusque dans le fond des Indes inconnues, jusque dans le chaos des Cymmériens. Debout près du belliqueux étendard de mon prince, en te voyant tour à tour manier la lance, contenir la fougue de ton coursier, donner des ordres aux fils de Mars, je pourrais, sinon partager, du moins admirer tes exploits. Si jadis le vieillard vénéré du grand Achille, si Phénix alla jusque sur la rive d'Ilion et sous les murs de Pergame, lui, faible et débile, et qui n'avait rien promis au fier Atride, pourquoi ai-je moins de courage avec une égale amitié? Du moins mon coeur fidèle ne te quittera point, et je suivrai ta voile aussi loin qu'iront mes désirs. (101) O vous, reléguée autrefois sous les antres de Phoronée, Isis, maintenant reine de Pharos, divinité vers qui l'Orient soupire, accueillez son entrée dans le lac Maréotis aux sons bruyants du sistre. Fêtez ce jeune guerrier à qui le chef du Latium a confié ses étendards dans les contrées de l'aurore, celui dont l'autorité maîtrise ses cohortes de la Palestine. Vous-même d'une main propice introduisez-le dans vos temples, dans vos ports sacrés et dans vos villes ; que, sous vos auspices, il apprenne pourquoi le Nil déborde en fécondant l'Égypte; pourquoi ses ondes s'arrêtent devant la digue maçonnée par l'industrieuse hirondelle; pourquoi le mystère règne à Memphis; pourquoi les rives de Canope sont dévouées à la volupté; pourquoi le gardien du Léthé préside au sanctuaire du Phare, et pourquoi de vils animaux se voient égalés à la majesté des Dieux. Qu'il sache enfin comment l'éternel Phénix compose l'autel où il doit renaître; quelles campagnes daigne visiter le boeuf Apis; dans quel endroit du Nil va se baigner ce dieu tant adoré des timides pasteurs. (117) Guidez encore ses pas vers la grande ombre du héros de Macédoine, près du tombeau où ce fondateur d'Alexandrie brave les siècles, embaumé dans le nectar de l'Hybla ; vers ce palais où l'on cherche encore la vipère dont le venin subtil endormit doucement Cléopètre, et déroba la fugitive d'Actium aux chaînes de l'Ausonie. Suivez-le jusque dans le coeur de l'Assyrie et jusque dans l'armée soumise à ses ordres, et ne l'abandonnez, Ô déesse, qu'après l'avoir remis sous la protection du Mars des Latins. Il n'est point inconnu dans ces climats; jeune encore et décoré seulement du laticlave, il y brillait dans la poudre des camps; déjà par un mouvement souple et rapide il devançait les escadrons, et son javelot, lancé d'une main sûre, bravait les flèches orientales. (127) Le jour viendra sans doute où César, ayant sur toi des vues plus hautes, te rappellera des champs de bataille illustrés par tes exploits. Et nous, les yeux fixés de nouveau sur le même rivage, nous contemplerons le vaste abîme et nous demanderons au ciel d'autres vents. O quelle sera ce jour–là mon ivresse ! Avec quel transport je saisirai ma lyre, lorsque, m'enchainant de tes fortes étreintes, et m'écrasant du poids de ta gloire, tu viendras, nouveau débarqué, tomber d'abord dans mes bras, que tu me rendras enfin ces entretiens dont tu m'auras gardé le charme, et que, dans nos longs discours sur les années écoulées dans l'intervalle, tu me parleras du cours rapide de l'Euphrate, des palais de la Bactriane, des coupables trésors de l'antique Babylone, du Zeugma, où nous trouvâmes la paix par le chemin de la victoire, et des bosquets enchanteurs de la florissante Idumée! Tu me diras ce qui donne aux laines de Tyr leur précieuse écarlate, et pourquoi la pourpre de Sidon vient deux fois se teindre au fouloir; tu me décriras ces lieux où d'heureuses plantes distillent le baume de leurs rameaux blancs; et moi, je te montrerai quel monument j'élève aux Pélages vaincus, et quelle page doit clore enfin ma laborieuse Thébaide. [3,3] SILVE III. LES LARMES DE CLAUDIUS ÉTRUSCUS. O toi, Divinité puissante, dont le regard si agréable aux immortels s'abaisse rarement sur la terre profane, ô Piété, reparais le front ceint de bandelettes et couverte d'un voile blanc comme la neige, et telle que jadis, avant d'être chassée par le crime et la perfidie, tu te montrais, dans l'âge d'or, aux peuples enfants. Sois témoin d'un tendre et dernier hommage; vois les pieuses larmes d'Étruscus en deuil, et essuie-les, ces larmes qui l'honorent. (8) A la plainte sans fin qui s'exhale de sa poitrine, à la façon dont il embrasse le bûcher funèbre et se précipite sur les tisons fumants, ne dirait-on pas qu'il gémit aux funérailles de sa jeune épouse, ou que les traits de son fils encore adolescent vont devenir la proie des flammes? Non, c'est la mort d'un père qui fait couler ses pleurs. Assistez, Dieux et mortels, à cette cérémonie. Loin d'ici, ah ! loin d'ici les méchants et ceux dont l'âme couve en secret de noirs desseins, et ceux qui trouvent que la vieillesse d'un père est trop longue à s'écouler, et celui que sa conscience accuse de la mort violente d'une mère, et qui redoute l'urne infernale du rigide Éaque ! ce sont les âmes innocentes et pures que je convie. Le voyez-vous, comme il tient ses lèvres doucement collées sur ce visage vénérable, et comme il arrose de larmes ces cheveux blanchis, et comme il aime ces restes, malgré les glaces de la mort! Un fils trouve (chose rare) que les années de son père ont été trop rapides, et que les noires soeurs ont travaillé trop vite. Que les mânes tressaillent sur les bords du paisible Léthé ! Réjouissez-vous, demeures élyséennes, couvrez vos autels de guirlandes, et qu'une fête brillante égaie un peu vos pâles forêts. (25) Heureuse, ah ! trop heureuse, cette ombre qui descend toute couverte des baisers d'un fils ! Loin d'elle, avec le sifflement des furies, le gardien à la triple gueule! Que la route s'élargisse devant ses mânes privilégiés; qu'elle parvienne jusqu'au trône où siége, au milieu d'un horrible silence, le maître de ces lieux, et qu'en lui portant le tribut de ses actions de grâces pour tant d'années de vie, elle en demande autant pour l'objet de sa sollicitude. Poursuis, donne un libre cours à tes pieux soupirs. Nous t'offrirons, nous, les consolations qu'exige une trop juste douleur, et nous consacrerons au vieillard les offrandes d'Aonie. Toi, d'une main libérale, inonde son bûcher superbe des parfums de l'Orient et des plus rares productions de la Cilicie et de l'Arabie. Que la flamme emporte une partie de l'héritage paternel, et qu'un tertre élevé reçoive les cendres accumulées qui doivent renvoyer vers le ciel pur de pieux nuages. Mes offrandes à moi ne seront pas la proie des flammes, et, grâce à mes chants, elle vivra dans les siècles futurs, ta douleur ! Car moi aussi je sais pleurer un père, et j'ai poussé les mêmes gémissements au pied d'un bûcher semblable. Le souvenir de ce jour me porte à calmer tes regrets par mes chants, et j'ai connu la plainte avant de gémir avec toi. (43) Sans doute, modeste vieillard, tu n'avais à citer ni généalogie célèbre, ni antique noblesse; mais une immense fortune a corrigé l'injustice du sort et couvert une origine obscure. Tu as servi, non des maîtres vulgaires, mais ceux dont le pouvoir embrasse à la fois l'aurore et le couchant. Et garde-toi d'en rougir ! Qui dans le ciel et surla terre n'est soumis à l'obéissance? Tout donne ou reçoit alternativement des ordres : les rois pèsent sur le globe, Rome fortunée sur le diadème des rois; et elle est elle-même sous la main de ses augustes chefs, qui relèvent à leur tour des Dieux immortels. Et les Dieux ne reconnaissent-ils pas des lois? Esclave est le choeur rapide des astres, esclave est la lune vagabonde, et ce n'est pas librement que le soleil revient toujours à son point de départ. Et s'il m'était permis de comparer la médiocrité à la grandeur, le dieu de Tirynthe a subi le joug d'un roi, et Apollon n'a point rougi de mettre sa flûte divine au service d'un mortel. (59) Cependant tu n'as point été amené du fond des contrées barbares au sein de l'Ausonie; Smyrne est ton pays natal, et tu as bu l'eau du Mélès et de l'Hermus, de l'Hermus où se plonge le vainqueur de l'Inde, quand il rajeunit dans les sables d'or l'éclat de ses cornes divines. Ici commence l'enchaînement de tes prospérités; une succession non interrompue de services accrut tes honneurs, et toujours t'approchant des Césars, toujours ayant place à leurs côtés, tu étais vraiment dans le secret des Dieux. La cour de Tibère s'ouvrit à toi lorsqu'à peine un duvet léger ombrageait tes joues. Là ta vertu n'attendit pas les années, et la liberté s'offrit d'elle-même. Le farouche successeur de Tibère, quoique agité par les furies, ne t'a point renvoyé dans un accès de démence. Frêle et débile, tu osas le suivre jusque sous les frimas de l'Ourse, affrontant le regard et l'entretien de ce tyran si cruel même aux siens. Ainsi le mortel qui dompte les bêtes féroces plonge la main dans leur gueule, et ordonne ensuite à la gueule déjà sanglante de rendre sa proie et de renoncer au carnage. Bientôt l'équitable Claude, avant de partir pour les demeures étoilées, mit le comble à ton élévation, et transmit à Néron le soin de te continuer ses faveurs. Quel ministre des Dieux desservit tant d'autels et tant de temples? Mercure ne prête le secours de ses ailes qu'à Jupiter; sur son arc pluvieux la fille de Thaumas est toute au service de Junon, et l'agile Triton n'est attentif qu'aux ordres de Neptune. Toi seul as porté le joug de quatre maîtres sans éprouver aucune disgrâce, et ta barque a été heureuse sur toutes les mers. (85) Déjà une splendeur incomparable a visité ta religieuse demeure, et la fortune y est entrée la tête haute, dans toute la fierté de son allure. A toi seul sont confiées, avec l'emploi des trésors sacrés du prince, les richesses éparses chez toutes les nations et les tributs que nous paie l'univers. Tout ce que tire l'Ibérie de ses mines d'or, tout ce qui brille dans les montagnes de la Dalmatie, les riches moissons de l'Afrique, tous les blés que balaie sur son aire l'habitant du Nil brûlé du soleil, les perles que le plongeur va chercher au fond des mers orientales, les toisons venues des pâturages qu'arrose le Galèse, les cristaux et le citronnier de la Massylle, et l'ivoire de l'Inde, tout est remis entre tes mains, tout ce qui nous arrive par le souffle de Borée, du violent Eurus et du nébuleux Auster : on compterait plutôt les gouttes des grosses pluies d'hiver, ou les feuilles, chevelure des bois. Toujours vigilant, tu appréciais d'un coup d'oeil sûr les besoins journaliers des légions et des tribus, les dépenses à faire pour les temples, et ce que réclament les digues pour arrêter les grandes eaux, et ce qu'exige d'entretien la longueur des voies romaines; tu savais et la valeur de l'or qui étincelle sur les lambris de César, et la valeur du métal qui jeté en fonte doit représenter les Dieux, et celle de la monnaie qui reçoit en pétillant l'image du prince. (106) De là ce court sommeil, cette âme fermée au plaisir, cette sobriété dans les repas et cette exactitude dans les devoirs, que l'ivresse ne fit jamais oublier. Cependant tu crus devoir sacrifier au dieu de l'hyménée, tu voulus enchaîner ton coeur par le lien conjugal, former une heureuse union et donner à ton maître de fidèles clients. Qui n'a pas entendu parler des nobles manières et de la merveilleuse beauté d'Étrusca? Bien que je ne l'aie pas vue de mes yeux, la beauté des enfants reproduit la beauté de leur mère, et leurs grâces donnent une idée de ses grâces. Et son origine n'est pas vulgaire : les faisceaux, la chaise curule étaient l'apanage de son frère; il dirigeait les glaives de l'Ausonie et guidait fidèlement nos étendards, quand un accès de délire saisissant le Dace farouche, nous lui infligeâmes la honte d'une mémorable défaite. (119) Ainsi, cher Étruscus, tout ce qui manquait à ton père du côté de la naissance fut magnifiquement compensé par ta mère, et la partie obscure de ton origine disparaît dans l'éclat d'un mariage qui remplit la maison d'allégresse. Et les gages de ce mariage ne se firent pas attendre. Deux fois Lucine vint aux couches d'Etrusca, et d'une main délicate et douce la délivra de sa fécondité. Heureuse Étrusca, si ta vie eût été moins courte, et si les Parques moins barbares t'eussent permis devoir toute la fraîcheur de la jeunesse sur le visage de tes enfants ! Mais tes joies ont été suspendues au milieu de leur cours, et la main d'Atropos a coupé la trame de tes années florissantes : tel se penche un lis sur sa tige affaissée, telle se meurt une jeune rose au premier souffle de l'Auster, et telle aussi la violette printanière expire sous l'herbe nouvelle de la prairie. (131) Et vous qui portez la flèche légère, tendres Amours, vous avez été vus voltigeant autour de ses funérailles, arrosant le bûcher des parfums maternels, et y semant ou vos plumes ou les débris de votre chevelure : vos carquois entassés formaient l'édifice funèbre. Quel tribut, sensible Étruscus, ah ! quel tribut de lamentations et d'offrandes n'aurais-tu pas payé au bûcher d'une mère, toi qui te plains de voir sitôt celui d'un père; et qui trouves dans ton coeur pieux des gémissements pour une vieillesse de tant d'années? (138) Celui qui d'un signe de tête gouverne maintenant l'empire céleste, celui qui partagea naguère entre ses illustres fils la terre et les astres, voulut bien l'associer à son triomphe sur l'ldumée vaincue; il ne le jugeait pas indigne de prendre place parmi les vainqueurs et d'augmenter la pompe de la fête : l'obscurité de la naissance ne fut pas un obstacle. Et quand ce même prince admit les plébéiens dans l'ordre équestre, il changea la destinée d'Étruscus, lui ôta l'anneau de fer, et le fit marcher l'égal des plus hauts personnages. Seize lustres s'écoulèrent sans qu' un seul nuage obscurcit son bonheur. Oh ! qu'il fut libéral envers ses enfants, auxquels il abandonna sans réserve l'usage de toute sa fortune : témoin le goût de la magnificence qui distingue mon cher Étruscus, et cette noblesse de sentiments qu'il doit à ton indulgence ! car tes bras toujours ouverts ne l'enchaînaient que par des caresses, et jamais l'autorité paternelle ne prit la place du père; son frère même par vénération lui cédait volontiers le pas. (154) Quelles actions de grâce, ô grand prince, et quelle reconnaissance ne vous doivent pas des fils dévoués pour le retour et comme pour la renaissance d'un père ! Soit qu'une vieillesse appesantie par les années, épuisée par les affaires, l'ait mis en faute, soit que la fortune longtemps propice ait voulu l'affliger d'un revers, vous avez suspendu la foudre sur sa tête craintive: un coup de tonnerre et un doux orage vous a subi pour avertir le vieillard; et tandis que son collègue abandonnait les campagnes italiques, fuyant au de là des mers orageuses, il avait lui pour retraite les rivages de la molle Campanie, et la ville bâtie par Diomède : encore y fut-il sur le pied d'un hôte et non d'un exilé. Sans plus de retard, vous lui avez ouvert le temple de Romulus, consolant sa tristesse et relevant ses Pénatés renversés. Cette conduite n'a rien qui surprenne, très-clément Germanicus; c'est par suite de cette même clémence que vous avez accordé la paix aux Celtes vaincus, rendu aux Daces leurs montagnes, et dédaigné naguère, après des combats sanglants, les honneurs d'un légitime triomphe sur les Marcomans et les Sauromates vagabonds. (172) Enfin sa vie touche à sa fin, et l'inexorable fuseau s'arrête. Ici la piété du triste Étruscus me demande des accents tels que n'en firent jamais entendre ni les rochers de Sicile, ni le cygne en face de la mort, ni l'épouse du barbare Térée. Hélas! comme je l'ai vu fatigué des coups dont il se frappait la poitrine! Comme il se penchait sur le corps de son père, le couvrant de baisers ! ses esclaves et ses amis suffisent à peine pour le retenir, et les tourbillons de flamme peuvent à peine l'écarter. Ainsi Thésée faisait retentir de ses plaintes le rivage où la voile trompeuse avait abusé le malheureux Égée. (181) Alors d'un ton de voix déchirant, le visage presque défiguré, il s'adresse aux cendres encore fumantes : « Pourquoi nous abandonner quand la fortune revient à nous, ô le meilleur des pères? Nous venons d'apaiser notre auguste chef, et le courroux passager des Dieux, et tu n'en jouiras pas! et tu te prives des avantages d'un si grand bienfait, et il ne nous est pas donné de vaincre les Parques et les divinités malfaisantes du Léthé! Heureux qui, chargeant son père sur ses héroïques épaules, vit la flamme ennemie s'écarter respectueusement devant lui ! O Scipion, tu arrachas le tien aux barbares Carthaginois, et l'on connaît la piété téméraire du Lydien Lausus. Ah ! si Alceste a pu mourir à la place de son mari, et si Orphée suppliant a triomphé du Styx inflexible, que ne mérite pas pour un père la prière d'un fils? Tu ne seras pourtant pas ravi tout entier à tes enfants, et tes funérailles ne s'étendront pasplus loin. Ici, dans cette enceinte, Je retiendrai tes mânes; tu seras le maître et le génie tutélaire de ta propre maison : tout en ces lieux t'obéira. Chaque jour, au second rang, j'offrirai des mets et des libations à tes mines, et j'honorerai tes images. J'en trouverai partout l'empreinte sur les pierres polies et sur la cire habilement façonnée, et sans cesse l'ivoire et l'or me la retraceront. C'est à elles que je demanderai des règles de conduite, de pieuses inspirations, et des songes porteurs de conseils salutaires". Ainsi parle Étruscus. Son père délicieusement ému, son père écoute : il descend avec lenteur vers les sombres bords, et va redire ce qu'il vient d'entendre à sa chère Etrusca. Adieu pour la dernière fois, ô des pères le plus tendre ! pour la dernière fois, adieu ! Jamais, tant que vivra ton fils, tu n'auras à craindre ni les ténèbres du chaos, ni le triste oubli de la tombe. Toujours ton autel exhalera le parfum des fleurs, toujours aussi ton urne heureuse boira les essences de l'Assyrie, et les larmes de tes enfants, plus précieuses encore. Ici, par les offrandes et les sacrifices d'un fils, la terre deviendra légère à tes mânes. Il fait plus : il te consacre mes vers écrits sous l'inspiration de sa tendresse, jaloux qu'il est d'élever à tes cendres cet autre monument. [3,4] SILVE IV. LA CHEVELURE DE FLAVIUS ÉARINUS. Va, brillante chevelure, à qui je souhaite une heureuse traversée; va, toi qui reposes mollement dans un cercle d'or, va, te dis-je, l'aimable Cythérée saura bien t'aplanir les flots, calmer les Autans, et qui sait? t'enlever d'un navire trop peu sûr pour te conduire aux rivages de Troie sur sa conque divine. Fils d'Apollon, Esculape, recevez cet hommage du jeune ami de César; recevez-le avec joie, et, montrant cette chevelure à votre père, qui jamais n'a livré la sienne au ciseau, laissez-le en admirer tout l'éclat, et qu'il la prenne longtemps pour celle de Bacchus son frère ! Peut-être, à cette vue, sera-t-il tenté de couper l'immortelle parure de son front, et de vous l'envoyer aussi enchéssée dans l'or. (12) O Pergame, cent fois plus fortunée que l'Ida couronné de pins ! Car il a beau citer avec complaisance un enlèvement merveilleux, Junon voit son Ganymède d'un oeil de colère, et se refuse à recevoir le nectar de sa main. Toi, plus chère aux Dieux, et toute fière de ton aimable nourrisson, tu as donné au Latium celui que le Jupiter de l'Ausonie et la Junon des Latins voient également d'un oeil de complaisance. Et ce n'est pas sans un dessein des immortels qu'il fait ainsi les délices des maîtres de la terre. (21) Vénus, dit-on, quittait un jour la cime du mont Éryx pour les bosquets d'ldalie : chemin faisant, tandis qu'elle presse les cygnes au suave et ondulant plumage, elle entre à Pergame dans le temple où réside le plus secourable des Dieux, celui qui suspend la marche rapide du trépas. Il reposait alors sur un serpent, symbole de la santé. Auprès de l'autel, jouait un enfant beau comme un astre; et d'abord, éblouie par l'éclat subit de ses charmes, la Déesse le prit un instant pour un de ses Amours; mais l'arc lui manquait, et des ailes n'ombrageaient point ses brillantes épaules. Elle admire sa grâce enfantine; et contemplant son visage et ses beaux cheveux : "Quoi, dit-elle, tu irais à Rome avant d'avoir éprouvé les faveurs de Vénus, et sous un toit grossier tu porterais le joug d'une servitude vulgaire ! Non certes : je te donnerai le maître que mérite ta beauté. Viens avec moi, viens, cher enfant ! je te conduirai légèrement sur mon char aérien, pour t'offrir comme un don magnifique au chef auguste qui, du Palatin, domine le monde. Au lieu de servir de jouet aux caprices du vulgaire, tu subiras les lois d'un amour impérial. Non, jamais, je l'avoue, je ne vis rien de plus gracieux, sans même en excepter mes enfants. Endymion sur le mont Atmos, Atys sur les rives du Sangare, Narcisse qu'épuise un stérile amour pour sa vaine image, te cèdent le prix de la beauté. La Naïade azurée t'eût préféré à son Hylas, elle eût saisi plus fortement ton urne pour t'entratner sous les flots. Toi, jeune enfant, tu n'as point ton égal. Le maître seul auquel je te destine est plus beau que toi. » A ces mots, elle place Earinus sur son char, et les cygnes légers l'enlèvent à travers l'espace. (47) Le char vole, et bientôt ils découvrent les sept collines, et la place où furent les Pénates du vieil Evandre, mais où le père des Latins, le vainqueur de la Germanie, vient de construire un palais qui menace les astres. Un premier soin occupe la Déesse : quel tour gracieux embellit une chevelure ? quel vêtement relève encore le vif coloris d'un teint de rose? quel or est assez pur pour briller aux doigts et entourer le cou de son favori? Elle connaît le regard divin du prince : elle-même avait jadis allumé pour lui le flambeau de l'hyménée, et comblé de ses faveurs une auguste union. Avec la même complaisance, elle orne la chevelure d'Éarinus, elle étend sur lui la pourpre tyrienne, et lui communique avec sa flamme les rayons de sa beauté. Dès lors disparaissent les esclaves favoris, auparavant les délices de la cour. Earinus seul, de sa blanche main, présente la coupe à César et lui apporte le cristal et la myrrhe : la liqueur de Bacchus en a plus de parfum. (60) Cher enfant, choisi pour porter le premier tes lèvres sur le nectar réservé aux Dieux! toi qui touches tant de fois cette main puissante que le Gète, l'Arménien, le Perse et l'Indien brûlent de voir et de presser, ô quel astre favorable éclaira ta naissance, et que de faveurs te prodigua la bonté céleste! Un jour le dieu de ta patrie, Esculape, craignant qu'un léger duvet ne ternit l'éclat de tes joues et n'altérât la pureté de tes grâces naissantes, quitta Pergame, franchit les mers, et, ne voulant confier à personne le soin de te communiquer la frêle délicatesse de la femme, il te fit passer doucement, sans blessure ni douleur, dans un sexe étranger, par un secret de l'art d'Apollon. Cependant Vénus ne se possédait pas d'inquiétude, elle craignait pour toi la plus légère atteinte. L'humanité de César n'avait point encore préservé les enfants mâles de cette mutilation. Aujourd'hui c'est un crime que d'attenter à la virilité et d'arracher l'homme à lui-même. La nature se réjouit de voir ses enfants tels qu'elle les a formés ; et l'esclave, affranchie d'une loi barbare, ne craindra plus pour le dépôt qu'elle porte dans son sein. (78) Et toi aussi, aimable jeune homme, si tu étais né plus tard, un fort duvet ombragerait tes joues, des membres plus nerveux annonceraient des forces nouvelles, et ta enrichirais d'un double présent le temple d'Esculape. Maintenant ta chevelure ira seule orner les autels de ta patrie, cette chevelure que la déesse de Paphos inondait de parfums, et sur laquelle passait et repassait à plusieurs reprises la main des trois Grâces, cette chevelure enfin qui efface en éclat le cheveu d'or coupé sur la tête de Nisus, et celui que le bouillant Achille consacrait au Sperchius. (86) A la première nouvelle de la décision qui prive de sa couronne ce front d'albâtre et va dépouiller ces gracieuses épaules, les enfants ailés de Paphos accourent avec leur mère; ils couvrent la poitrine d'Éarinus d'un peignoir de soie, et démêlent ses cheveux. Puis, avec le fer croisé de leurs flèches, ils les coupent et les placent dans l'or, au milieu des pierreries. Vénus les saisit au moment de leur chute, et les arrose encore une fois de sa mystérieuse liqueur. Alors un des Amours, celui qui dans ses mains renversées tenait par hasard le miroir étincelant; "Ma mère, dit-il, donnons aussi le miroir; on ne peut faire au dieu de Pergame de présent plus flatteur; il est plus riche que l'or même qui l'entoure. Seulement daigne y fixer ton regard, et laisse sur le cristal l'empreinte de tes traits." Il dit, et renferme aussitôt le miroir, emportant la douce image. (99) Alors Éarinus élevant vers le ciel ses mains gracieuses : "Dieu protecteur, dit-il, dieu si propice aux mortels, si j'ai mérité votre faveur, pour prix de mon offrande, renouvelez par une longue jeunesse les années de César, et veuillez le conserver pour le bonheur du monde! Le ciel, la terre et les mers s'unissent à moi pour implorer la même grâce. Ah ! puisse-t-il vivre les longs jours de Priam et de Nestor, et voir vieillir avec lui le Capitole et ses propres Pénates"! Il dit, et contemple en extase les autels de Per-game, qui s'agitent en signe d'assentiment. [3,5] SILVE V. LE POÈTE A CLAUDIA, SON ÉPOUSE. Pourquoi cette tristesse le jour, et, durant tes nuits sans sommeil, les soupirs que ton inquiétude exhale à mes côtés? Je ne crains pas que ta fidélité ne s'altère, ni que ton coeur s'ouvre à un étranger. Aucune flèche d'amour ne peut plus l'atteindre ; et Rhamnusie dût-elle entendre ces paroles avec colère, je dis la vérité. Non, quand ton époux enlevé au rivage paternel se verrait promener de mers en mers, de combats en combats, pendant quatre lustres entiers, toi tu sortirais victorieuse de la poursuite de mille amants ; et sans défaire la trame ourdie pendant le jour, mais ouvertement et sans feinte, Claudia, devenue veuve, repousserait les lois de l'hymen. Dis-moi pourtant ce qui voile de tristesse ton front altéré. Serait-ce le désir que j'ai de trouver le repos dans mes Pénates Euboïques, et d'abriter ma vieillesse sur le sol de ma patrie? Pourquoi t'en attrister? Les folies du jeune âge ne te sourient guère, et, insensible aux combats du cirque rapide comme aux clameurs du théâtre, tu n'aimes que les plaisirs purs, la solitude, l'ombre et la vertu. Mais sur quels flots crois-tu que je veuille t'entraîner? Après tout, j'irais fixer ma demeure près de l'Ourse glacée, ou en deçà des rives occidentales de la sombre Thulé, ou bien vers la source mystérieuse du Nil aux sept embouchures, que tu encouragerais mon départ. C'est Vénus qui nous a unis à la fleur de nos années; Vénus nous conservera sa faveur sur le déclin de la vie. Tes lois, Claudia, (car n'est-ce pas toi qui, dès la première blessure d'amour, fixas ma jeunesse volage en la domptant au joug de l'hymen?) tes lois m'ont trouvé docile et content, et je ne briserai pas un lien que je resserre de plus en plus tous les jours. Quand la ville d'Albe ceignait mon front de trois couronnes et que César l'environnait d'un cercle d'or, tu me plaçais au milieu de tan coeur, tu couvrais mes guirlandes de baisers de feu; et quand les prix capitolins étaient refusés à ma lyre, accablée de ma défaite, tu accusais de cruauté Jupiter même. Ton oreille attentive saisissait au passage les premiers accents de ma muse, et jusqu'au moindre murmure échappé de mes lèvres. Seul témoin de mes immenses labeurs, tu voyais crottre ma Thébaide avec le nombre de tes années. (37) Dans quel état je te vis naguère, lorsqu'entrainé vers les bords du Styx et entendant déjà le bruit sourd du Léthé, j'ouvris sur toi des yeux presque fermés par la mort ! Ah ! ce fut sans doute par pitié pour toi que Lachésis a repris la trame d'une vie usée; et les Dieux, du sein de leur grandeur, ont redouté les reproches d'une femme. Et maintenant tu balancerais à me suivre dans un si court trajet, sur le rivage où mon coeur aspire! Hélas! que serait devenue cette fidélité à toute épreuve qui t'égalait aux héroInes de Rome et de la Grèce? Pénélope, (car qui peut effrayer le véritable amour ?) Pénélope eût été volontiers jusque sous les remparts d'Ilion, si Ulysse l'eût souffert. Egiale pleura, Mélibée aussi pleura son abandon, et l'excès du désespoir a fait une Ménade de la triste Élise. Claudia ne leur cède pas en fidélité, et n'a pas moins de constance pour payer un mari de retour. C'est ainsi que tu visites encore la cendre et les mânes du premier objet de tes affections, et qu'embrassant les restes de cet ami de l'harmonie, quoique déjà toute à moi, tu renouvelles du fond du coeur tes plaintes déchirantes. Même tendresse, mêmes soins pour sa fille. Tu la chéris d'un amour de mère, et jamais elle ne sort de ta mémoire, cette fille adorée. Avec moins de tendresse Alcyone voltige autour de son nid, et Philomèle couve ses petits qu'elle nourrit aux dépens de ses jours. Et maintenant solitaire, dans une couche inféconde, ta fille consume les loisirs de la plus belle jeunesse. Mais l'hymen viendra pour elle, l'hymen avec tous ses flambeaux. N'en est-elle pas digne par sa beauté, par tous les dons du coeur et de l'esprit? Soit qu'elle tienne le luth entre ses mains, soit qu'elle module avec la voix de son père des sons répétés par les Muses, soit qu'elle prête une nouvelle grâce à mes vers, ou qu'elle déploie la blancheur de ses bras dans une danse voluptueuse, toujours sa vertu surpasse son esprit, et sa modestie ses talents. (68) N'avez-vous point de honte, reine de Cythère, et vous aussi, volages Amours, de laisser languir dans l'oubli une si gracieuse fleur? Mais ce n'est pas à Rome seulement que se forme le noeud conjugal et que s'allume le flambeau joyeux; ma patrie aussi est fertile en mariages. Le cratère du Vésuve, et la tempête de feux que roule la montagne, n'ont pas épuisé de citoyens nos villes effrayées; elles sont encore debout avec leur population florissante. Là s'élève le temple bâti sous les auspices d'Apollon, et le port, et les rivages de Pouzzol, ouverts au monde entier. Icl je vois l'opulente rivale de la grande Rome, la ville peuplée par Capys de Troyens fugitifs; je vois notre chère Parthénope, riche de ses enfants et non moins riche de ses colons; Parthénope, qui flottant à travers les mers, vit une colombe de Vénus lui marquer sous les auspices d'Apollon cet emplacement délicieux. C'est là que je t'appelle, car mon sol natal n'est point la Libye ni la Thrace barbare. Dans nos belles contrées les hivers sont tièdes, les étés ont leur fratcheur; la mer tranquille en caresse les bords de ses vagues nonchalantes. Là règne une paix sans alarmes, une vie de doux loisirs, un repos sans trouble et un sommeil plein; nulle part les débats du forum, les cris discordants de la chicane. L'équité fait le droit, sans le secours des faisceaux. (89) Parlerai-je de la magnificence du tableau et de la beauté des lieux, de ces temples, de ces colonnes innombrables placées de distance en distance, de la grandeur du cirque et du théâtre, de ces jeux quinquennaux qui ne le cèdent guère aux jeux capitolins? et comptes-tu pour rien la gaieté qu'inspirent les pièces de Ménandre, où la liberté grecque se trouve tempérée par la décence romaine? Les plaisirs divers de la vie ne manquent pas alentour, soit qu'il te plaise de visiter Baia, avec ses bains fumants et ses voluptueux rivages, ou le sanctuaire prophétique de la Sibylle et la hauteur fameuse où repose Misène; soit que tu préfères les coteaux parfumés du Gaurus et la demeure des Téléboiens, où, rival de la lune vagabonde, un phare élevé guide par sa douce lumière les matelots inquiets. Là aussi tu verras les collines de Surrente qui ne sont pas chères au seul Bacchus, ces collines que mon ami Pollius embellit chaque jour; tu visiteras les eaux salutaires d'Énarie, et Stabies renaissant du sein des flots. (105) Je pourrais te détailler les mille aspects de ma patrie; mais un mot suffit, chère épouse, un mot seul comprend tout : cette terre m'a fait naître pour toi, elle a pour jamais enchaîné ma destinée à la tienne. Ne mérite-t-elle pas bien qu'on l'appelle notre nourrice et notre bonne mère? Mais en dire plus long serait te faire injure et douter de ton coeur. Tu viendras donc, chère épouse, que dis-je? tu me devanceras. Éloignée de ma présence, que te ferait le Tibre, souverain des eaux, et Rome, la ville du belliqueux Quirinus?