[0,0] Recueil de faits remarquables (POLYHISTOR). [1,1] De l'origine de Rome, des diverses époques de son histoire, des jours intercalaires, de la génération de l'homme, et de ce que l'on a observé de remarquable dans l'homme, de la pierre dite alectorie. CERTAINS auteurs pensent que Rome doit son nom à Évandre qui, aux lieux où elle est située, trouva une ville, nommée auparavant Valentia par la jeunesse latine; que cette ville, conservant la signification de son nom primitif Valentia, prit le nom grec de Rome, et que les Arcadiens, ayant d'abord habité la partie la plus élevée du mont où Rome est située, le nom d'arces fut ensuite appliqué aux parties les plus inattaquables des villes. Héraclide veut qu'après la prise de Troie, quelques Grecs soient venus par le Tibre aux lieux où l'on voit aujourd'hui Rome; il ajoute que, par les conseils d'une des captives les plus distinguées, Romé, leur compagne d'infortune, ils brûlèrent leurs vaisseaux, s'établirent dans le pays, et y élevèrent une ville qui reçut le nom de Rome. Agathocle prétend que Romé n'était pas une captive, comme on vient de le dire, mais une fille d'Ascagne, une petite-fille d'Énée, et que c'est d'elle que vient le nom de Rome. Il y a un autre nom particulier de Rome, et plus vrai, mais qui n'arrive pas jusqu'aux oreilles du vulgaire, et qu'il est défendu de prononcer publiquement. On ne le prononce même pas au milieu des cérémonies sacrées, dans le but d'obtenir par un silence scrupuleux et convenu l'abolition de ce nom. Valerius, qui, contrairement à la prescription, osa le faire entendre, fut, pour cette profanation, puni de mort. Un des objets du culte les plus anciens est le sanctuaire d'Angérone, à qui l'on fait des sacrifices le douze des calendes de janvier. La statue de cette déesse du silence a la bouche fermée d'une bande scellée. [1,2] L'époque de la fondation de Rome a donné lieu à des discussions, parce que longtemps avant Romulus quelques parties du pays étaient habitées. En effet, l'autel qu'Hercule avait fait vœu d'élever, s'il retrouvait les vaches qu'on lui avait dérobées, il le dédia, après avoir puni Cacus, à Jupiter Inventeur. Ce Cacus habitait l'endroit appelé Saline, où se trouve maintenant la porte Trigemina. Au rapport d'Aulu- Gelle, Cacus jeté dans les fers par Tarchon, roi des Toscans, vers qui l'avait député le roi Marsyas, en lui donnant pour compagnon le Phrygien Mégale, s'échappa, revint aux lieux qu'il habitait d'abord, et puis, avec des forces considérables, s'empara des bords du Vulturne et de la Campanie ; mais, ayant osé toucher aux domaines des Arcadiens, il fut écrasé par Hercule, qui se trouvait alors en ce pays. Mégale trouva un asile chez les Sabins, instruits par lui dans l'art des augures. [1,3] Hercule éleva aussi à sa propre divinité l'autel Très-Grand, comme l'appellent les pontifes. Quand Nicostrate, mère d'Evandre, que l'on nomme Carmente parce qu'elle prédisait l'avenir, eut appris au demi-dieu qu'il était immortel, il se consacra de plus un enclos où les Potitius initiés aux cérémonies de son culte firent des sacrifices de boeufs. Le temple dédié à Hercule est sur le marché aux Bœufs, où subsistent des souvenirs de l'antique festin et de la majesté du dieu : car par l'effet d'une volonté divine, il n'y entre ni chiens, ni mouches. En effet, quand Hercule partageait les restes des victimes aux assistants, il invoqua, dit-on, le dieu Myiagrus, et laissa à l'entrée du lieu sa massue, dont l'odeur écartait les chiens ; ce que l'on remarque encore aujourd'hui. [1,4] Quant au temple que l'on dit être l'ærarium de Saturne, les compagnons d'Hercule l'élevèrent en l'honneur de ce dieu, qu'ils savaient avoir habité ces contrées. Ils donnèrent aussi le nom de Saturnien au mont Capitolin, et celui de Saturnia à la porte du fort qu'ils bâtirent, porte appelée depuis Pandane. La partie basse du mont Capitolin fut habitée par Carmente: on y trouve aujourd'hui le temple de cette déesse, qui a donné son nom à la porte Carmentale. Personne ne peut douter que le Palatium ne doive son origine aux Arcadiens, qui fondèrent Pallantée, ville que les Aborigènes habitèrent quelque temps, mais qu'ensuite, en raison du voisinage incommode d'un marais, dû aux débordements du Tibre, ils quittèrent pour Réate. Selon quelques-uns, le mont Palatin tire son nom, par un changement de lettre, du bêlement des brebis, selon d'autres, de Palès, divinité pastorale, ou, comme le veut Silenus, de Palante, fille d'Hyperborée, qu'Hercule paraît avoir en ce lieu soumise à ses désirs. Quelle que soit la valeur de ces diverses suppositions, il est évident que c'est à de tels auspices que Rome doit la gloire de son nom : c'est ce dont le calcul des temps fournit surtout la preuve. D'après Varron, cet auteur si exact, Rome fut fondée par Romulus, fils de Mars et de Rhéa Silvia, ou selon d'autres de Mars et d'Ilia. Rome fut d'abord appelée Quadrata, parce qu'elle présentait la figure d'un carré. [1,5] Elle commence à la forêt qui avoisine le temple d'Apollon, et se termine au sommet des échelles de Cacus, où fut la cabane de Faustulus. C'est là qu'habitait Romulus, qui, après avoir pris les augures, jeta les fondements de la ville, à l'âge de dix-huit ans, le onze des calendes de mai, entre la seconde et la troisième heure, comme le rapporte Lucius Tarruntius, ce mathématicien célèbre, Jupiter étant alors dans les Poissons; Saturne, Vénus, Mars, Mercure dans le Scorpion ; le Soleil dans le Taureau, la Lune dans la Balance. Depuis, la coutume s'établit de ne pas immoler de victimes aux fêtes Parilies, pour que le sang ne fût pas versé en ce jour, que l'on prétend avoir tiré son nom des couches d'Ilia. Romulus régna trente-sept ans. Son premier triomphe fut sur les Céniniens. Il enleva à Acron, leur roi, des dépouilles qu'il consacra à Jupiter Férétrien, et qu'il appela opimes. Il triompha en second lieu des Antemnates, et en troisième des Véiens. Il disparut près du marais de Caprée le jour des nones de juillet. Nous dirons quels lieux habitèrent les autres rois. Tatius habita la partie de la citadelle où est maintenant le temple de Junon Moneta. Cinq ans après son arrivée à Rome, il fut assassiné par les Laurentins, et mourut dans le cours de la vingt- septième olympiade. Numa habita d'abord le mont Quirinal, puis près du temple de Vesta, lieu qui s'appelle encore aujourd'hui Regia. Il régna quarante-trois ans, et fut inhumé au pied du Janicule. Tullus Hostilius habita le mont Vélie, où depuis fut élevé un temple aux dieux Pénates ; il régna trente-deux ans, et mourut dans le cours de la trente-cinquième olympiade. Ancus Martius habita le haut de la voie Sacrée, où est le temple des Lares; il régna vingt-quatre ans, et mourut dans le cours de la quarante et unième olympiade. La demeure de Tarquin l'Ancien fut, près de la porte Mugonia, dans le haut de la voie Neuve ; il régna trente-sept ans. Celle de Servius Tullius fut aux Esquilies, sur le tertre Urbium; celle de Tarquin le Superbe, également aux Esquilies, sur le tertre Pullius, près du lac Fagutal ; il régna vingt-cinq ans. [1,6] Cincius veut que Rome ait été bâtie vers la douzième olympiade ; Pictor vers la huitième ; Nepos et Lutatius, qui adoptent l'opinion d'Ératosthène et d'Apollodore, la seconde année de la septième olympiade; Pomponius Atticus et Cicéron, la troisième année de la sixième olympiade. En comparant les époques grecques et les nôtres, nous trouvons que c'est au commencement de la septième olympiade que remonte la fondation de Rome, quatre cent trente-trois ans après la prise de Troie. En effet, les jeux Olympiques institués par Hercule en l'honneur de Pélops, l'un de ses aïeux maternels, furent après une interruption, rétablis par Iphitus d'Élée, quatre cent huit ans après la prise de Troie. C'est donc à Iphitus que remonte la première olympiade. Alors, c'est après l'intervalle de six olympiades, dont chacune comprend quatre années, et c'est au commencement de la septième, que Rome a été fondée, et l'on doit conclure de là, qu'entre la prise de Troie et la fondation de Rome, il y a quatre cent trente-trois ans. Ce qui confirme cette assertion, c'est que Caïus Pompeius Gallus et Quintus Verannius furent consuls l'an huit cent un de la fondation de Rome, et que c'est à l'époque de leur consulat que se rapporte, d'après les actes publics, la deux cent septième olympiade. Ainsi, en multipliant par quatre deux cent six olympiades, on aura huit cent vingt-quatre ans, auxquels on devra ajouter la première année de la septième olympiade, ce qui donnera le total de huit cent vingt-cinq ans. Que l'on ôte de ce total les vingt-quatre ans des six olympiades, il restera huit cent un ans; et puisqu'à l'an huit cent un de la fondation de Rome, répond la deux cent septième olympiade, il est juste de croire que c'est à la première année de la septième olympiade que remonte la fondation de Rome. L'époque des rois comprend deux cent quarante-trois ans. [1,7] Les décemvirs furent créés l'an trois cent deux. La première guerre punique commença l'an quatre cent quatre-vingt- neuf ; la seconde l'an cinq cent trente-sept ; la troisième l'an six cent quatre. La guerre Sociale commença l'an six cent soixante-deux. Hirtius et Caïus Pansa furent consuls vers l'an sept cent dix. Après eux César Auguste, créé consul à dix-huit ans, dirigea les affaires publiques avec tant d'habileté, que l'empire fut non seulement tranquille, mais libre de toute crainte. C'est presque la seule époque où la paix ait vraiment régné, en même temps que florissaient de beaux génies, afin sans doute que le mérite ne languît pas dans l'inaction, quand le bruit des armes avait cessé. [1,8] Alors on commença à se rendre compte du cours de l'année dont le calcul avait été jusqu'à cette époque très confus. Car avant César Auguste on n'était pas d'accord sur ce point. L'année, chez les Égyptiens, était de quatre mois; chez les Arcadiens, de trois ; chez les Acarnaniens, de six ; en Italie, chez les Laviniens, de treize ; chez ces derniers d'ailleurs, l'année était de trois cent soixante-quatorze jours. Chez les Romains, l'année fut d'abord de dix mois : elle commençait au mois de mars ; le premier de ce mois, on allumait des feux aux autels de Vesta, on substituait des couronnes de laurier vert aux anciennes couronnes ; le sénat et le peuple tenaient des assemblées ; les dames romaines donnaient des repas à leurs esclaves, comme les maîtres au temps des Saturnales : les premières, pour provoquer par leurs égards plus de soumission ; les autres, pour reconnaître les services rendus. Ce qui prouve surtout que ce mois était le premier, c'est qu'on appelait le mois de juillet quintilis, parce qu'il était le cinquième à compter de mars, et qu'en continuant ainsi, le mois de décembre terminait l'année au trois cent quatrième jour : car ce nombre complétait l'année, de sorte qu'il y avait six mois de trente jours, et quatre de trente et-un. Mais comme cette manière de compter avant Numa ne se rapportait pas au cours de la lune, on compléta l'année par le calcul lunaire, en ajoutant cinquante et un jours. Pour former douze mois, on retrancha un jour de chacun des six mois existants, lesquels jours, ajoutés aux cinquante et un ci- dessus mentionnés, formèrent un total de cinquante-sept, qui furent divisés en deux mois, dont l'un avait vingt-neuf jours et l'autre vingt-huit. L'année compta ainsi trois cent cinquante-cinq jours. Ensuite, comme on s'aperçut qu'on avait eu tort de renfermer l'année dans cet espace de jours, puisqu'il était évident que le soleil ne parcourt pas les signes du zodiaque en moins de trois cent soixante-cinq jours, plus un quart de jour, on ajouta à l'année dix jours un quart, et elle fut ainsi composée de trois cent soixante- cinq jours un quart ; calcul d'ailleurs conforme à la règle de Pythagore, qui veut qu'en toute chose on préfère le nombre impair. Aussi consacre-t-on aux dieux du ciel janvier et mars, dont les jours sont en nombre impair ; tandis que février, dont les jours sont en nombre pair, est dédié, comme étant de mauvais augure, aux dieux de l'enfer. Cette manière de compter ayant été acceptée partout, les différents peuples, pour conserver ce quart de jour, faisaient diverses intercalations, et cependant jamais on n'arrivait à un calcul exact. Aussi les Grecs retranchaient-ils de chaque année onze jours et quart, qui, multipliés par huit, s'ajoutaient à la neuvième année : d'où résultaient quatre-vingt-dix jours, que l'on divisait en trois mois de trente jours. Ces quatre-vingt-dix jours ajoutés à la neuvième année faisaient un total de quatre cent quarante- quatre jours, qui s'appelaient intercalaires ou supplémentaires. [1,9] Les Romains, qui d'abord avaient adopté cette division, choqués bientôt d'y trouver le nombre pair, la laissèrent de côté, abandonnant aux prêtres le soin d'intercaler ; or, ceux-ci, pour plaire aux fermiers des deniers publics, faisaient à leur gré dans leurs calculs des retranchements ou des additions. Cela étant, et l'intercalation recevant tantôt plus, tantôt moins de développement, et quelquefois même passant inaperçue, il arrivait quelquefois que les mois d'hiver tombaient tantôt en été, tantôt en automne. César voulut remédier à l'inconvénient de cette incertitude et corriger cette confusion : pour ramener toutes ces variations à un calcul précis, il intercala vingt et un jours et quart : faisant ainsi rétrograder les mois, il détermina chaque époque d'une manière convenable. Cette année eut donc seule trois cent quarante quatre jours, et les suivantes trois cent soixante et quart ; mais il se commit encore une erreur due aux prêtres. On leur avait, en effet, recommandé d'intercaler un jour à la quatrième année. Cette intercalation devait avoir lieu à la fin de cette quatrième année, et avant l'inauguration de la cinquième ; or, elle eut lieu au commencement de la quatrième et non à la fin : ainsi au lieu d'intercaler neuf jours pour trente-six ans, on en intercala douze. Cette erreur fut corrigée par Auguste, qui prescrivit de laisser passer douze ans sans intercalation, pour faire disparaître par compensation ces trois jours ajoutés à tort aux neuf jours nécessaires. Telle est la base sur laquelle fut établie désormais la supputation de l'année. [1,10] Cette réforme et bien d'autres choses appartiennent au temps d'Auguste. La vie de ce prince, qui jouit d'une domination souveraine presque sans exemple, fut traversée par tant d'adversités, qu'il est difficile d'établir s'il fut plus heureux que malheureux. D'abord la préférence donnée sur lui par son oncle à Lepidus, alors tribun, pour la place de maître de la cavalerie, et cela avec une note infamante, au moment des auspices; puis le partage du triumvirat où le pouvoir d'Antoine l'écrasait ; puis encore la haine que lui attira la proscription qui suivit la bataille de Philippes ; l'exhérédation d'Agrippa Postumus après son adoption ; les vifs regrets qu'il en éprouva ; ses naufrages en Sicile, où il fut obligé de se cacher honteusement dans une caverne ; de nombreuses séditions parmi ses soldats ; l'inquiétude suscitée par l'émeute de Pérouse ; la découverte de l'adultère et des desseins parricides de sa fille ; l'infamie non moins grande de sa petite-fille ; la mort de ses fils qui lui fut imputée, et leur perte rendue plus cruelle par ce reproche ; la peste à Rome, la famine en Italie, la guerre d'Illyrie; ses embarras d'argent pour payer ses troupes ; un corps affaibli par la maladie, la dissension outrageante de Néron, son beau-fils ; les projets suspects de son épouse et de Tibère, et beaucoup d'autres sujets de chagrin. Toutefois, comme si le siècle eût pleuré ses derniers moments, il y eut à sa mort une disette de tous les biens de la terre ; et pour que cela ne parût pas fortuit, des signes certains annoncèrent l'approche de ces calamités. Une femme du peuple appelée Fausta, eut d'une seule couche quatre enfants jumeaux, deux garçons et deux filles, présageant par cette fécondité monstrueuse les malheurs qui devaient arriver. Il est vrai que l'auteur Trogue assure qu'en Égypte des femmes mettent au monde jusqu'à sept enfants à la fois ; ce qui là est moins surprenant, parce que les eaux du Nil, non seulement rendent les terres fertiles, mais influent aussi sur la fécondité des femmes. Nous lisons que Cnéus Pompée fit paraître sur son théâtre une femme venue d'Asie, nommée Eutychis, accompagnée de ses vingt enfants. Il était de notoriété qu'elle en avait eu trente. Il me semble à ce propos convenable de traiter ici de la génération de l'homme. [1,11] En effet, comme nous devons nous occuper des animaux qui nous paraîtront dignes de quelque mention, à mesure que nous parlerons des pays où ils se trouvent, il est surtout convenable de commencer par celui que la nature a placé, par la pensée et la raison, au-dessus de tous les autres. Et d'abord, ainsi que l'a établi Démocrite le physicien, parmi les êtres animés, la femme seule est sujette au flux menstruel ; cet écoulement est, à juste titre, d'après des autorités qui ne sont point à dédaigner, mis au rang des choses monstrueuses. Mises en contact avec cet écoulement, les graines ne germent point, le moût tourne à l'aigre, les plantes meurent, les arbres perdent leurs fruits, le fer se rouille, l'airain noircit. Les chiens qui en ont goûté sont bientôt atteints de la rage, et leur morsure communique cette affreuse maladie. Mais ce n'est rien encore : le lac Asphaltite en Judée produit un bitume d'une matière si épaisse et si visqueuse, qu'on ne peut le séparer de lui-même : quand on veut en enlever une partie, tout le reste suit : on ne peut le diviser, parce qu'il s'étend à mesure qu'on le tire ; mais, à l'aide d'un fil trempé dans ce sang, le bitume se divise de lui-même ; l'ensemble se désunit, et cette substance, dont la ténacité est naturellement insurmontable, se laisse séparer sans effort dès qu'elle est en contact avec le flux menstruel. Le seul effet salutaire que cet écoulement produise, c'est d'écarter l'astre d'Hélène, fatal aux navigateurs. Au reste les femmes qui subissent cette loi de leur nature, tant qu'elles y sont soumises, ont un regard funeste ; à leur aspect les miroirs se ternissent ; ils s'obscurcissent complètement lorsqu'elles s'y regardent, et perdent leur propriété de réfléchir les traits du visage, dont la beauté se trouve alors enveloppée d'un nuage. [1,12] Il y a des femmes qui sont toujours stériles ; il y en a qui cessent de l'être en s'unissant à d'autres époux. Quelques- unes n'engendrent qu'une fois ; d'autres donnent toujours des filles, ou toujours des garçons. A cinquante ans toutes les femmes cessent de concevoir ; quant aux hommes, ils peuvent engendrer jusqu'à quatre-vingts ans: témoin le roi Masinissa, qui eut un fils, Mathumanne, à l'âge de quatre- vingt-six ans. Caton à quatre-vingts ans accomplis eut de la fille de Salonius, son client, l'aïeul de Caton d'Utique. On sait aussi que s'il s'est écoulé peu de temps entre deux conceptions, chacune peut arriver à terme, comme on le vit dans Hercule et lphiclès, son frère : portés ensemble dans les mêmes flancs, leur naissance eut lieu aux mêmes intervalles que leur conception. Un autre exemple est celui de cette esclave de Proconèse qui, après un double commerce, accoucha de deux enfants dont chacun ressemblait à son père. Cet Iphiclès eut pour fils Iolas, qui, venu en Sardaigne, réunit en société les habitants dispersés et errants, et fonda Olbie ainsi que d'autres villes grecques. Les loliens, qui tirent de lui leur nom, lui élevèrent un temple au lieu même de sa tombe, en mémoire des maux nombreux dont il avait délivré la Sardaigne, fidèle aux exemples de son oncle paternel. [1,13] La femme qui désire un enfant doit craindre d'éternuer après le commerce charnel, de peur qu'une secousse subite ne fasse sortir la liqueur séminale, avant que les entrailles en aient été pénétrées. Si la femme a conçu, elle sera, dix jours après, avertie de sa grossesse par des douleurs. Alors commenceront les bourdonnements d'oreilles, les éblouissements. L'estomac dégoûté repoussera la nourriture. Tous les auteurs s'accordent sur ce point, que de toutes les parties charnues le cœur est la première qui se forme ; que ce viscère augmente pendant soixante-quinze jours, et qu'ensuite il décroît ; que des os l'épine dorsale se développe la première. Il y a certitude de mort, si l'une ou l'autre de ces parties est attaquée. Si c'est un garçon qui se forme dans le sein de la mère, elle a le teint meilleur, et ses couches seront moins pénibles ; l'enfant, en outre, remue dès le quarantième jour. Si c'est une fille, le premier mouvement n'a lieu qu'au quatre-vingt-dixième jour. La mère alors devient pâle, et sent de l'embarras dans les jambes. Pour l'un comme pour l'autre sexe, quand les cheveux commencent à pousser, la mère éprouve un malaise plus grave, surtout pendant la pleine lune, temps qui d'ailleurs incommode même toujours les enfants nouveau-nés. Si la femme enceinte prend des aliments trop salés, son enfant n'aura pas d'ongles. Quand arrive le moment de la délivrance, elle doit retenir sa respiration ; car il est mortel pour une femme de bâiller pendant l'accouchement. Il n'est pas naturel que les enfant viennent au jour les pieds les premiers : aussi leur donne-t-on le nom d'Agrippa, c'est-à-dire mis au monde avec peine. Les enfants ainsi nés sont moins heureux et vivent moins longtemps. Parmi eux, un exemple presque unique de bonheur est celui de Marcus Agrippa ; encore peut-on dire qu'il a connu l'adversité plus que la prospérité : l'infirmité de ses pieds, la découverte des désordres de son épouse, et d'autres malheurs ont vérifié le présage de sa naissance contre nature. [1,14] Il est également d'un mauvais augure pour une femme de naître avec la partie sexuelle fermée, comme il arriva à la mère des Gracques, Cornélie, dont les enfants justifièrent ce triste présage par une mort sinistre. Ceux dont la naissance coûte la vie à leur mère viennent au jour sous de meilleurs auspices, comme Scipion l'Africain, qui, en raison de l'incision faite à sa mère morte, fut le premier des Romains que l'on appela César. De deux jumeaux, celui qui reste dans le sein de la mère, l'autre étant mort par une fausse couche, s'appelle Vopiscus. Quelques enfants naissent avec des dents, comme Cnéus Papirius Carbon, et M. Curius, surnommé pour cela Dentatus. Quelques enfants, au lieu de dents, ont un os continu : tel fut le fils de Prusias, roi de Bithynie. Le nombre des dents varie selon le sexe : les hommes en ont plus que les femmes. Quand les dents canines sont doubles à droite, cela promet les faveurs de la fortune; à gauche, c'est le contraire. [1,15] Le premier son qu'émette l'organe de la voix chez les enfants nouveau-nés est un vagissement : l'expression de la joie, le rire ne se voit pas avant le quarantième jour. Nous ne connaissons qu'un homme qui ait ri à l'heure même de sa naissance, c'est Zoroastre, si distingué depuis, à tant de titres. Crassus, l'aïeul de celui qui périt dans la guerre des Parthes, ne rit jamais, ce qui le fit surnommer Agélaste. Entre autres choses que l'on cite de Socrate, il est remarquable qu'il eut toujours un visage égal, même avec ceux qui combattaient ses opinions. Héraclite et Diogène le Cynique ne perdirent jamais rien de leur fermeté d'âme, et s'élevèrent constamment au-dessus de toute douleur comme de toute pitié. Le poète Pomponius, personnage consulaire, est cité comme exemple parmi les personnes qui n'eurent jamais d'éructation, et tout le monde sait qu'Antonia, fille de Drusus, ne cracha jamais. On dit qu'il y a des hommes qui sont nés ayant les os compactes, et qui jamais ne suent, jamais ne sont altérés : tel fut, dit-on, le Syracusain Lygdonis, qui, vers la trente-troisième olympiade, remporta aux jeux Olympiques le prix du pancrace, et dont les os étaient sans moelle. [1,16] Il est prouvé que la force dépend surtout des muscles, et que plus ils sont développés, plus ils peuvent acquérir de vigueur. Varron, citant des exemples d'une force extraordinaire, parle du Samnite Trittannus, gladiateur, qui, grâce à l'appareil musculaire qui recouvrait ses côtes et qui sillonnait ses mains et ses bras, touchait à peine ses adversaires pour les abattre, n'ayant presque aucun danger à redouter pour lui. Il ajoute que son fils, soldat sous Cnéus Pompée, et qui était constitué de la même manière, méprisa tellement un ennemi qui le défiait, que, sans être armé, il le terrassa, et qu'à l'aide d'un seul doigt il l'emporta dans le camp de son général. Varron cite encore Milon de Crotone, comme doué d'une force surnaturelle : on rapporte que, d'un seul coup de sa main nue, il abattit un taureau, et que le jour même il le mangea sans peine tout entier. Ce fait ne paraît pas douteux, car il est constaté par un monument. [1,17] Vainqueur dans toutes les luttes qu'il soutint, il se servait, à ce que l'on prétend, de l'alectorie, pierre qui a l'aspect du cristal et la grosseur d'une fève, que l'on trouve dans le gésier des gallinacées, et qui, dit-on, est utile aux combattants. Milon vivait du temps de Tarquin l'Ancien. Maintenant, si nous voulons nous occuper des causes diverses de ressemblance, que d'habiles combinaisons nous offrira la nature ! Parfois ces ressemblances tiennent à la famille et se transmettent de race en race : ainsi souvent les enfants reproduisent des taches, des cicatrices, des traces quelconques de leur origine première. Trois membres de la famille des Lépides sont nés, dans un ordre intermittent, avec un même caractère, celui d'un oeil recouvert d'une membrane. Un athlète célèbre de Byzance, dont la mère était fille adultérine d'un Éthiopien, ne ressemblait en rien à son père, et reproduisit les traits de l'Éthiopien son aïeul. Mais cela étonnera moins, si l'on fait attention à ce que l'on a remarqué chez les étrangers. En Syrie, un certain Artémon, de la classe du peuple, ressemblait tellement à Antiochus, que l'épouse de ce prince fit croire, en présentant cet homme, à l'existence de son mari déjà mort depuis longtemps, et qu'il fut, sous le patronage de cette femme, appelé à la succession du trône. Cnéus Pompée, et Cn. Vibius, d'une naissance obscure, se ressemblaient d'une manière qui prêtait tellement à la méprise, que les Romains donnaient à Vibius le surnom de Pompée, à Pompée celui de Vibius. L'histrion Rubrius représentait si bien l'orateur Lucius Plancus, que le peuple l'appelait lui-même Plancus. Un gladiateur du nom d'Armentarius, et l'orateur Cassius Severus, se ressemblaient au point que, même en les voyant ensemble, on ne pouvait les reconnaître l'un de l'autre, à moins qu'ils ne fussent différemment vêtus. Marcus Messalla, qui fut censeur, et Menogène, homme de basse extraction, avaient de tels rapports de physionomie, que l'on croyait que Messalla n'était autre que Ménogène, et Ménogène autre que Messalla. Un pêcheur de Sicile avait des traits de ressemblance avec le proconsul Sura, et entre autres, la même ouverture de bouche, le même épaississement de langue, le même embarras de prononciation. Et ce ne sont pas seulement les étrangers d'un même pays, ce sont quelquefois ceux que l'on a tirés des parties du monde les plus diverses qui présentent d'étranges similitudes. Un certain Thoranius avait vendu à Antoine, déjà triumvir, deux enfants d'une rare beauté, au prix de trois cents sesterces. Il les avait présentés comme jumeaux, quoiqu'il eût tiré l'un de la Gaule Transalpine, l'autre de l'Asie; le langage seul établissait entre eux une différence. Antoine se plaignit d'avoir été joué. Thoranius lui répondit avec esprit, que ce dont l'acheteur se plaignait était ce qui en faisait le prix ; que la ressemblance de ces enfants n'aurait rien de merveilleux, s'ils étaient réellement jumeaux; mais que l'on ne pouvait payer assez cher une conformité plus grande que celle des jumeaux, entre deux enfants nés si loin l'un de l'autre. Cette réponse radoucit tellement Antoine, que depuis il répéta que dans toute sa fortune il n'avait rien de plus précieux. [1,18] Maintenant, si nous nous occupons de la stature même des hommes, il sera clairement établi que sous ce rapport l'antiquité ne s'est rien attribué de trop, mais que, décroissant par une dégénération successive, les hommes de nos jours n'ont plus la taille élevée des hommes d'autrefois. Aussi quoique l'on fixe généralement à sept pieds la plus grande hauteur à laquelle un homme puisse atteindre, parce que telle fut celle d'Hercule, on vit cependant au temps des Romains, sous Auguste, deux hommes de plus de dix pieds, Pusion et Secundilla, dont on voit encore les restes dans le monument sépulcral des jardins de Salluste. Depuis, sous l'empire de Claude, on amena d'Arabie un certain Gabbara qui avait neuf pieds neuf pouces ; mais, dans l'espace d'environ mille ans avant Auguste, on n'avait pas remarqué de taille si élevée, de même qu'après Claude on n'en vit plus. Les enfants ne sont-ils pas aujourd'hui moins grands que leurs pères ? Une preuve de la haute stature des anciens nous est fournie par le corps d'Oreste qui, vers la cinquante-neuvième olympiade, exhumé à Tégée par les Spartiates sur un ordre de l'oracle, se trouva être de sept coudées. Des écrits qui citent des autorités de l'antiquité en témoignage de leur véracité, établissent que, pendant la guerre de Crète, une inondation d'une extrême violence ayant entrouvert la terre, on trouva, au milieu de nombreuses crevasses du sol, un corps humain de trente-trois coudées. Poussés par la curiosité, le lieutenant L. Flaccus et Metellus lui-même vinrent charmer leurs yeux d'un spectacle dont le merveilleux les avait vivement frappés, mais qu'ils se refusaient à croire. Je rappellerai ici qu'à Salamine, le fils d'Euthymène avait à trois ans trois coudées de haut, mais que sa démarche était lente et son esprit borné ; qu'il avait la voix forte, et que déjà il était arrivé à la puberté ; mais qu'atteint bientôt de plusieurs maladies, il paya par d'atroces souffrances la précocité de son développement. La taille de l'homme se mesure de deux manières. La distance qui se trouve entre les extrémités des grands doigts de la main, quand les bras sont étendus, est égale à celle qui existe entre le sommet de la tête et la plante des pieds : voilà pourquoi les physiciens ont appelé l'homme un petit monde. On attribue plus de souplesse à la partie droite, plus de solidité à la partie gauche : aussi l'une est- elle plus propre au geste, et l'autre à porter un fardeau. La nature ménage la pudeur même après que le corps est sans vie, par une différence dans la position des cadavres qui surnagent : ceux des hommes flottent sur le dos, ceux des femmes sur le ventre. [1,19] Pour parler maintenant de l'agilité, la première palme en ce genre d'exercice appartient à un certain Ladas, qui effleurait si légèrement la poussière mobile, qu'aucun de ses pas ne restait empreint sur le sable qui couvrait le sol. Un enfant de Milet, Polymnestor, que sa mère avait placé pour garder des bestiaux, atteignit en se jouant un lièvre à la course ; et pour ce fait, le maître du troupeau l'ayant aussitôt produit dans les jeux, ce jeune garçon obtint vers la quarante-sixième olympiade, selon Bocchus, le prix de la course. Philippide parcourut en deux jours les mille deux cent quarante stades qui séparent Lacédémone d'Athènes. Anystis de Lacédémone et Philonide, coureurs d'Alexandre le Grand, firent en un jour le chemin d'Élis à Sicyone, qui est de douze cent stades. Sous le consulat de Fonteius et de Vipsanius, un enfant d'Italie, âgé de neuf ans, parcourut un espace de soixante-quinze mille pas de midi à la nuit. Ajoutons, pour ce qui concerne la vue, qu'un homme du nom de Strabon distinguait les objets à cent trente-cinq mille pas, selon Varron, et que quand la flotte punique sortait de Carthage, il indiquait très exactement du cap de Lilybée le nombre des vaisseaux. Cicéron mentionne que l'Iliade d'Homère fut écrite sur parchemin en caractères si fins, qu'on pouvait la renfermer dans une coquille de noix. Callicrate fit en ivoire des fourmis si petites, que nul autre que lui n'en pouvait discerner les parties. Apollonide dit qu'en Scythie il y a des femmes que l'on appelle bityes, et dont les yeux ont une double pupille ; que ces femmes tuent ceux qu'elles regardent, lorsqu'elles sont en colère. [1,20] Chez les Romains de nombreux titres assignent le premier rang du courage à L. Sicinius Dentatus. Il fut tribun du peuple peu après l'expulsion des rois, sous le consulat de Tarpeius et de A. Haterius. Il sortit vainqueur de huit combats singuliers ; il portait par devant quarante-cinq cicatrices, et n'en avait pas une par derrière ; il avait enlevé trente-quatre dépouilles. En hausse-cols, piques sans fer, bracelets et couronnes, il obtint trois cent douze récompenses ; il suivit le triomphe de neuf généraux qui lui devaient leur victoire. Après lui, Marcus Sèrgius, dans ses deux premières campagnes, fut blessé par devant vingt- trois fois ; à sa seconde campagne il perdit la main droite. Il se fit faire alors une main de fer ; et quoique chacune de ses mains fût peu propre au combat, il combattit quatre fois en un jour avec la main gauche, et fut vainqueur, après avoir eu deux chevaux tués sous lui. Pris deux fois par Annibal, deux fois il s'échappa après avoir eu, pendant vingt mois de captivité, les mains et les pieds toujours enchaînés. Dans les plus rudes combats qu'aient à cette époque soutenus les Romains, il obtint des récompenses militaires ; les journées du Trasimène, de la Trébie et du Tésin lui valurent des couronnes civiques. Au combat de Cannes, où le plus beau succès fut d'avoir échappé, seul il reçut une couronne. Heureux certes de tant de titres glorieux, si l'un de ses descendants, Catilina, n'eût terni l'éclat d'un si beau nom par la honte du sien ! Autant brille entre les soldats Sicinius ou Sergius, autant brille entre tous les généraux, ou pour mieux dire entre tous les hommes, le dictateur César. Dans les combats qu'il livra, onze cent trente-deux mille ennemis périrent : car il n'a pas voulu que l'on dénombrât ceux qu'enlevèrent les guerres civiles. Il combattit cinquante-deux fois enseignes déployées, et seul il surpassa M. Marcellus, qui avait livré trente-neuf batailles. Ajoutons que personne n'écrivit ou ne lut avec plus de rapidité que lui. On dit qu'il dictait quatre lettres à la fois. Sa bonté d'ailleurs était telle, que les ennemis qu'il avait domptés par les armes, il les soumit encore plus par la clémence. [1,21] Cyrus avait le don de la mémoire ; il appelait chacun par son nom tous les soldats de sa nombreuse armée. L. Scipion nommait de même tous les citoyens romains ; mais nous pensons que cette merveille fut dans Cyrus comme dans Scipion un effet de l'habitude. Cinéas, ambassadeur de Pyrrhus, dès le lendemain de son arrivée à Rome, salua par leurs noms les chevaliers et les sénateurs. Mithridate, roi de Pont, rendait la justice sans interprète aux vingt- deux nations qu'il gouvernait. On a fait un art de la mémoire : ainsi le philosophe Métrodore, qui vivait du temps de Diogène le Cynique, en vint, à force d'exercice, au point de retenir ce qu'avaient dit plusieurs personnes, non seulement pour le sens, mais dans les mêmes termes. Toutefois on a souvent observé que chez l'homme rien ne se perd plus facilement que la mémoire par l'effet de la peur, d'une chute, ou d'une maladie. Un homme frappé d'une pierre oublia les lettres de l'alphabet. Messalla Corvinus, après une maladie, oublia son propre nom, quoique pour le reste son intelligence n'eût souffert aucune atteinte. La peur fait perdre la mémoire; mais d'un autre côté elle donne à la voix plus de force, et la produit même, si elle n'existait pas. Vers la cinquante-huitième olympiade, Cyrus étant entré vainqueur à Sardes, ville d'Asie, où Crésus se tenait caché, la crainte arracha, dit-on, ces paroles à Atys, fils du roi, muet jusqu'alors : « Cyrus, grâce pour mon père! Que nos malheurs mêmes t'apprennent que tu es homme! » [1,22] Il nous reste à parler des qualités morales qui brillèrent avec éclat dans deux personnages surtout. Le chef de la famille Porcia, Caton, fut excellent général, excellent orateur, excellent sénateur. En butte aux attaques de la haine sous divers rapports, il plaida sa cause quarante- quatre fois, et toujours il fut absous. Il semble par là que Scipion Émilien ait encore plus de titres à la gloire : car outre les qualités qui distinguaient Caton, il posséda à un plus haut degré l'affection publique. Scipion Nasica fut déclaré le plus honnête homme, non par un jugement particulier, mais par tout le sénat, sous la foi du serment ; on ne trouva personne, en effet, qui fût plus digne de présider à la cérémonie la plus sainte, quand l'oracle eut annoncé qu'il fallait faire venir de Pessinonte les objets du culte de la Mère des dieux. [1,23] Un grand nombre de Romains se sont distingués par l'éloquence ; mais ce talent ne fut héréditaire que dans la famille des Curions, qui produisit, par une succession non interrompue, trois orateurs. Cela certes est remarquable dans un siècle où l'éloquence obtint le suffrage des hommes et des dieux : car Apollon fit alors découvrir les assassins du poête Archiloque ; son intervention convainquit de leur crime des brigands. Tandis que le Lacédémonien Lysandre assiégeait Athènes, où gisait sans sépulture le corps du poète tragique Sophocle, Bacchus recommanda en songe au général de permettre qu'on ensevelît l'objet de ses délices; et il ne cessa de l'avertir que lorsque Lysandre, ayant su quel citoyen était mort et ce que le dieu voulait, eût fait trêve aux hostilités, et que les restes de Sophocle eussent reçu une sépulture convenable. Le poète lyrique Pindare se trouvait dans une salle de festin qui menaçait ruine ; pour qu'il ne pérît pas avec les autres, Castor et Pollux l'appelèrent hors de la salle, aux yeux de tous les convives, et par là il échappa seul au danger. [1,24] Après les dieux, il faut citer Cn. Pompée le Grand, qui, allant rendre visite à Posidonius, si célèbre alors par ses leçons de philosophie, défendit au licteur de frapper à la porte selon l'usage, et voulut, quoiqu'il vînt de terminer la guerre de Mithridate, et qu'il fût le vainqueur de l'Orient, abaisser ses faisceaux devant la porte d'un savant. Le premier Africain ordonna que la statue de Quintus Ennius fût placée sur son tombeau. Caton d'Utique, quand il revint de l'armée où il était tribun militaire, amena avec lui à Rome un philosophe grec ; il en amena un second au retour de sa légation de Chypre, déclarant que par là il rendait un grand service au sénat et au peuple, quoique son bisaïeul Caton eût souvent opiné à chasser les Grecs de Rome. Denys le tyran envoya au-devant de Platon un vaisseau décoré de bandelettes, et il lui fit l'honneur de le recevoir lui-même, à son débarquement, sur un quadrige attelé de chevaux blancs. [1,25] La palme de la sagesse fut adjugée au seul Socrate par l'oracle de Delphes. La maison de Metellus a offert l'exemple le plus connu de piété ; mais le plus remarquable nous est fourni par une femme du peuple, nouvellement accouchée. Née dans un rang vulgaire, inconnue par conséquent, elle obtint avec peine la liberté d'entrer dans la prison où était enfermé son père, condamné à mourir de faim. Surveillée par les geôliers, pour qu'elle ne pût apporter des aliments à son père, elle fut surprise l'allaitant : action qui illustra son auteur et le lieu où elle se passa ; car celui qui était condamné, ayant dû sa grâce à sa fille, vécut en témoignage de ce trait glorieux ; et le lieu, dédié à la Piété, devint un temple de cette divinité. Un vaisseau venu de Phrygie avec les objets du culte de Cybèle, suivit la direction des bandelettes de la chasteté, et donna ainsi le prix à Claudia. Sulpitia, fille de Paterculus, épouse de M. Fulvius Flaccus, fut, au jugement des dames romaines, choisie entre les cent plus estimées, pour dédier la statue de Vénus, d'après l'ordre des livres Sibyllins. Pour ce qui regarde le bonheur, personne ne s'est encore trouvé que l'on ait pu à juste titre appeler heureux : car Cornelius Sylla eut le surnom d'Heureux, plutôt qu'il ne le fut réellement. Le trépied d'Apollon a proclamé comme heureux le seul Aglaüs, qui, maître d'un petit bien dans un coin de l'Arcadie, n'était jamais sorti des limites de l'héritage paternel.