Silius Italicus et son oeuvre - Notices de présentation
Les textes suivants sont extraits de : Lucain, Silius Italicus, Claudien. Oeuvres complètes avec la traduction en français, publiées sous la direction de M. Nisard, Paris, Didot, 1855, p. 205-211. Ces extraits livrent des informations biographiques sur Silius Italicus, ainsi que divers jugements portés sur l'auteur, son oeuvre et son style.
Plan
Vie de Silius Italicus
Rollin
La Harpe
Schoell
Amar
Lefebvre de Villebrune
Nisard (Du style de Silius Italicus)
Vie de Silius Italicus
Silius Italicus (Caius), que les uns, sur la seule foi du second de ces noms, ont fait naître à Italica, en Espagne, et les autres, sans preuves suffisantes, à Corfinium, dans lAbruzze, naquit à Rome, où il fut élevé, lan 25 après J.-C., sous le règne de Tibère, dune famille plébéienne, mais très anciennement illustrée. Il montra, dès son jeune âge, dheureuses dispositions qui, développées par le travail et létude, et appliquées à lart de la parole, lui acquirent une réputation dont la postérité, privée de ses ouvrages en prose, ne peut vérifier les titres. Le choix de son modèle témoigne du moins de la justesse de son esprit, à une époque où la subtilité et les doux défauts dont Sénèque abonde commençaient la corruption du goût. Silius, qui sattacha et resta fidèle à la manière de Cicéron, pourrait donc passer pour un des derniers représentants de léloquence romaine.
Après avoir rempli, dans les premiers temps de lempire, les fonctions qui conduisaient au consulat, il fut revêtu, sous Néron, de cette haute magistrature, alors bien déchue de son importance, mais où il sut mériter la reconnaissance des Romains par une habile et sage administration. Arriver, sous Néron, à cette dignité suprême, cétait paraître la tenir seulement de la honteuse faveur du prince; aussi notre poète passa-t-il pour lavoir achetée par linfâme métier de délateur; et Pline le Jeune, en reproduisant dans une de ses lettres [III, 7] cette terrible accusation, nous la transmet comme un bruit populaire. Mais la manière honorable dont Silius remplit cette charge, la modération avec laquelle il usa de lamitié de Vitellius, lintégrité de son gouvernement dans une des plus riches provinces de lempire, sa retraite volontaire et 1aborieuse après léclat de son administration proconsulaire, une longue pratique des vertus publiques et privées, prouvent bien moins, comme linsinue Pline, un tardif repentir et le besoin dexpier de grandes fautes, que le calme dune âme qui nen a pas à se reprocher.
Silius était consul lannée de la mort de Néron (68). Après quelques années dun loisir consacré à létude, il fut, sous le règne de Vespasien, envoyé comme proconsul dans lAsie Mineure, où il acquit, selon le témoignage de ses contemporains, une gloire alors difficile, et des richesses qui devaient lui permettre de sabandonner librement et sans partage à ses goûts littéraires. De retour à Rome, où les commencements du règne de Domitien semblaient promettre une continuation de celui de Titus, Silius fut recherché par le nouvel empereur, et lon prétend, sans le prouver, quil fut, sous ce prince, consul une seconde et même une troisième fois. Quoi quil en soit, il ne tarda pas à séloigner des affaires publiques, et se livra exclusivement à la culture des lettres. Pour jouir de létendue de son savoir et de la douceur de son commerce, tous ceux qui aimaient la littérature et les arts visitaient, dans sa retraite, où la fortune, dit Pline, ne pouvait plus attirer personne, lancien consul devenu poète fécond et philosophe aimable, quoique ayant gardé, du long exercice des fonctions publiques, un maintien grave et un air majestueux. Là, étendu sur un lit où le retenaient les soins dune santé délicate plutôt que les infirmités de lâge, il partageait ses jours entre le travail de la composition, de doctes conversations et la lecture de ses écrits, devant un auditoire de choix dont il interrogeait le goût et lopinion. Il vécut ainsi quelque temps, ajoute Pline, à qui nous empruntons ces détails, sans se faire ni valoir ni envier. La déférence des magistrats en charge, les regrets publics témoignaient de lestime quon avait pour lui; et, quoiquil eût cessé dêtre puissant, de nombreux clients se pressaient à sa porte. Cet empressement finit par le fatiguer. Prenant conseil des années, dit Pline, il quitta Rome pour ny plus revenir. Il choisit, dans la Campanie, une retraite doù lavènement même de Trajan au trône impérial ne put le faire sortir; liberté dont le panégyriste de ce prince loue à la fois, et son héros qui ne sen offensa point, et le poète qui osa la prendre.
Silius rassembla dans ce séjour toutes sortes de choses rares et belles; il en était fort curieux, et poussait cette passion, à la fois changeante et insatiable, jusquà sattirer des railleries. On le voyait acheter dans un même pays plusieurs maisons, se prendre dun goût subit pour lune delles, et abandonner le soin des autres. Il accumulait, dans la maison sur laquelle sétait fixé son caprice, des livres, des statues, des tableaux, et les portraits des hommes célèbres, auxquels il vouait une sorte de culte. Silius paraît avoir consacré à la poésie les dernières années de sa vie. Cicéron avait été son modèle dans la carrière de léloquence; Virgile fut alors le poète préféré sur lequel il forma un peu tard son talent. Sa prédilection pour ces deux grands écrivains lui fit acheter les deux villas illustrées par leur séjour; ce qui était plus facile que de leur ressembler, observe La Harpe, lequel navait peut-être pas assez lu Silius pour dire avec certitude à qui ce poète avait voulu ressembler. Dans la campagne de Virgile, près de Naples, était son tombeau, devenu, avant que Silius en fît sa propriété, celle dun paysan. Silius y faisait de fréquentes visites, ne sen approchait que comme dun temple, et célébrait chaque année, avec plus de solennité que le sien propre, le jour natal du poète dont il prétendait sinspirer.
Ce fut dans cet asile silencieux, et près de ce tombeau, quil composa un poème en dix-sept chants, sur la seconde guerre Punique, et intitulé Punica, le seul de ses ouvrages, nombreux sans doute, qui soit parvenu jusquà nous. Il y vécut heureux jusquau dernier jour, nayant éprouvé que le chagrin de perdre le plus jeune de ses fils, et laissant laîné en possession du consulat. Attaqué, à lâge de soixante-quinze ans, dun mal déclaré incurable, et ne voulant pas supporter plus longtemps la souffrance quil lui causait, il se laissa mourir dinanition, lan de J.-C. 100, sous le règne de Trajan.
Silius laissa, en mourant, la réputation dun grand orateur et dun grand poète. Martial, qui le cite souvent dans ses vers et lui en adressa quelques-uns [p. ex. IV, 14; VII, 63; VIII, 66; IX, 86; XI, 48 et 50; XII, 67], se fait gloire de ce quil daigne écouter la lecture de ses épigrammes et leur accorder une place dans sa bibliothèque; il le compare, légale même à Cicéron et à Virgile, et promet limmortalité à ses ouvrages, quil appelle vraiment romains.
En dépit des promesses de Martial, Silius tomba bientôt dans loubli. Aucun grammairien ancien nen fait mention, et, pendant treize siècles, aucun auteur ne le connut ou du moins ne le cita, que Sidoine Apollinaire. On le crut perdu à jamais. Pétrarque, antiquaire érudit et passionné, qui, au moyen dune vaste correspondance, à force de voyages et de dépenses, était parvenu à retrouver plusieurs manuscrits, en avait aussi, dit-on, découvert un du poème de Silius. On ajoute que, croyant posséder le seul exemplaire qui existât, il le supprima quand il leut pillé pour composer son Africa, aujourdhui si peu lue, et pourtant son principal titre aux honneurs du triomphe. La pensée de ce plagiat furtif, et ce moyen, dailleurs peu sûr, den faire disparaître la preuve, sont loin de saccorder avec le caractère que lhistoire donne à lami de Rienzi. M. Villemain, qui a parlé de lAfrica de Pétrarque, ne dit rien de cette accusation, quil ne pouvait ignorer; et lomission, sans doute volontaire, de lillustre critique est, à elle seule, un jugement qui la détruit.
Enfin, dans le quinzième siècle, le Pogge, qui rendit au monde savant Quintilien, Lucrèce, quelques traités de Cicéron, etc., découvrit, pendant la tenue du concile de Constance, à quelques lieues de cette ville, non dans une bibliothèque, comme on la dit, mais dans un sale et obscur réduit, dans la prison souterraine dun vieille tour du monastère de Saint-Gall, un manuscrit du poème de Silius.
Les premières éditions quon en fit furent très incorrectes, et la réputation de Silius eut à souffrir longtemps de la négligence de ses éditeurs. Plusieurs parties du texte étaient inintelligibles, et exercèrent longtemps la patiente sagacité des érudits. À la fin du dernier siècle, Lefebvre de Villebrune en donna une édition revue sur les manuscrits, avec une traduction qui, parfois élégante, na pas été inutile à lauteur de celle qui va suivre.
Rollin. - Histoire ancienne, liv. XXVII, chap. 4, §5.
C. Silius Italicus sest rendu célèbre par son poème de la guerre Punique.
Il nétait pas né poète, et létude ne suppléa pas entièrement à ce qui lui manquait du côté de la nature. Dailleurs, il ne sappliqua à faire des vers quaprès avoir longtemps exercé dans le barreau la fonction davocat, et avoir été consul, cest-à-dire dans un âge déjà fort avancé et languissant. Quelque éloge que lui donne Martial, il nest pas fort estimé en qualité de poète; mais on trouve quil surpasse tous ceux de son temps pour la pureté de la langue. Il suit avec assez dexactitude la vérité de lhistoire, et lon peut tirer de son poème des lumières pour les temps mêmes qui ne sont pas de son principal dessein, y ayant des faits qui ne se trouvent point ailleurs.
Ce quil y dit de Domitien fait assez voir quil le composait sous ce prince, après la guerre des Sarmates, sous laquelle il peut comprendre celle des Daces.
On croit que sa mort arriva sous Trajan, lan 100. Il se laissa mourir, ne pouvant plus souffrir la douleur dun clou, que les médecins ne pouvaient guérir. Pline remarque que Silius, sétant retiré dans la Campanie à cause de sa vieillesse, ne quitta point sa retraite pour venir à Rome féliciter Trajan sur son avènement à lempire. On estima Trajan de navoir point été offensé de cette liberté, et lui davoir osé la prendre.
Si notre poète na pu arriver à une parfaite imitation de Virgile, du moins son respect pour lui ne pouvait pas aller plus loin. Il était devenu maître du lieu où était le tombeau de Virgile. Cétait pour lui un lieu sacré, et quil respectait comme un temple. Il célébrait tous les ans le jour natal de Virgile avec plus de joie et de solennité que le sien propre. Il ne put souffrir quun monument si respectable demeurait négligé entre les mains dun pauvre paysan, et il en fit lacquisition. Martial, [XI, 50] :
Iam prope desertos cineres et sancta Maronis
Nomina qui coleret pauper et unus erat.
Silius optatae succurrere censuit umbrae,
Silius et uatem, non minor ipse, colit.Louvrage de Silius était demeuré enseveli depuis plusieurs siècles dans la poussière de la bibliothèque de Saint-Gall. Pogge ly trouva pendant le concile de Constance, avec plusieurs autres manuscrits.
La Harpe. - Cours de Littérature, Ière partie, liv. Ier, chap. 4, sect. 2.
Silius Italicus, qui fut consul lannée de la mort de Néron, et qui mourut sous Trajan, a imité Virgile, comme Duché et Lafosse ont imité Racine. Nous avons de lui un poème, non pas épique, mais historique, en dix-sept livres, dont le sujet est la seconde guerre Punique. Il y suit scrupuleusement lordre et le détail des faits, depuis le siège de Sagonte jusquà la défaite dAnnibal et la soumission de Carthage. Il ny a dailleurs aucune espèce dinvention ni de fable, si ce nest quil fait quelquefois intervenir très gratuitement Junon avec sa vieille haine coutre les descendants dÉnée, et son ancien amour pour Carthage. Mais comme tout cela ne produit que quelques discours inutiles, la présence de Junon nempêche pas que louvrage ne soit une gazette en vers. La diction passe pour être assez pure; mais elle est faible et habituellement médiocre. Les amateurs ny ont remarqué quun petit nombre de vers dignes dêtre retenus; encore les plus beaux sont-ils empruntés de la prose de Tite-Live. Silius possédait une des maisons de campagne de Cicéron, et une autre près de Naples, où était le tombeau de Virgile; ce qui était plus aisé que de ressembler à lun ou à lautre.
F. Schoell. - Histoire abrégée de la Littérature romaine, t. II, période IV, 44-117 après J.-C.
Silius aima toute sa vie la poésie et les lettres, et leur donna tous les instants que lui laissaient ses fonctions publiques; mais ce ne fut que dans sa vieillesse et dans sa retraite, près de Naples, quil savisa lui-même de se placer au rang des poètes. Il composa alors un grand poème épique, ou plutôt historique, en dix-sept chants, sur la seconde guerre Punique. Ce poème, intitulé Punica, nous a été conservé. Il confirme le jugement que Pline porte sur Silius, en disant que ce fut moins son génie que le travail qui le rendit poète. Il paraît que Silius fut un de ces hommes auxquels la nature a donné une certaine facilité, qui les fait réussir en tout ce quils entreprennent, et qui, lorsquelle est secondée par de linstruction et du goût, peut, jusquà un certain point, tenir lieu de génie. Le sujet que Silius choisit pour son poème offrait le plus grand intérêt aux Romains; il convenait même à lépopée. Trois siècles sétaient écoulés depuis cet événement mémorable; et quoique tous les détails de cette guerre fussent connus, parce que plusieurs historiens grecs et latins les avaient consignés avec soin dans leurs ouvrages, cependant il restait un champ libre à limagination du poète, qui pouvait se permettre des fictions et employer toutes les machines dont le poème épique ne saurait se passer. Silius ne dédaigna pas ce moyen dintéresser et de plaire; mais, ainsi que Lucain, il choisit un plan défectueux, préférant la méthode historique, qui fait connaître toute la suite dun événement, à la manière poétique qui choisit, dans une série de faits, un fait unique pour en faire laction principale et le but vers lequel tout doit tendre. En se transportant tout à coup dans les dernières années de cette guerre, le poète pouvait prendre pour sujet la tentative dAnnibal sur Rome : elle lui offrait les différentes parties qui sont jugées nécessaires pour une action épique aussi bien que pour une action dramatique, un commencement, un noeud et une catastrophe. En suivant un autre plan, en préférant à lépopée la marche de lhistoire, Silius devait, comme Lucain, sabstenir des fictions mythologiques, qui sont très déplacées dans un récit historique. Le mélange des deux genres a donné naissance à une production informe, à laquelle on ne sait quelle place assigner. Est-ce une épopée ? Elle manque dunité. Silius veut-il se renfermer dans le genre historique ? Ses fictions deviennent des invraisemblances, et ses machines sont déplacées.
Silius a tiré le sujet de son poème des histoires de Tite-Live et de Polybe; ses ornements poétiques sont empruntés de Virgile; mais il ne possède pas le talent de se les approprier, de manière que ses imitations sont trop manifestes. Elles ne se bornent pourtant pas à Virgile; Silius a aussi pillé Lucrèce, Horace, Hésiode et Homère, ce qui donne à sa diction une inégalité désagréable. Ainsi que Valérius Flaccus, il cache sa médiocrité sous une apparence dérudition, et sous une pompe affectée, qui répand de la froideur sur sa composition.
Pour peindre le caractère de Silius en peu de mots, on peut dire quil avait une partie des talents dont la réunion forme le grand poète; il possédait des connaissances historiques, géographiques et physiques, qui donnent à son poème un prix dautant plus grand aux yeux des antiquaires, quil renferme divers faits omis par Tite-Live. Il sut choisir un sujet grand et intéressant; les caractères de ses personnages ont la vérité historique; mais il leur manque lélévation que la poésie pourrait leur donner; les sentiments quil exprime sont grands et nobles. Parmi les descriptions dont son poème est rempli, celles des batailles sont surtout admirées. Silius manque denthousiasme; son style se compose de phrases empruntées, quil na pas su sapproprier, quil na pas, si lon peut ainsi parler, su marquer de son cachet. Quil exprime la colère ou la tendresse, son froid glace le lecteur.
Quelle qu'eût été la réputation de Silius parmi ses contemporains, il tomba bientôt dans loubli; aucun grammairien ancien ne le cite, et Sidoine Apollinaire seul le nomme parmi les poètes illustres. À la renaissance des lettres, on était si bien persuadé de la perte de son poème, que le célèbre Pétrarque, dans lidée de le remplacer, composa son Afrique, dont le sujet est la seconde guerre Punique. Enfin, pendant le concile de Constance, le Pogge trouva un exemplaire de Silius, probablement à Saint-Gall, où il avait aussi fait la découverte des premiers livres de Valérius Flaccus. Le Pogge, et son ami Bartolomeo de Montepulciano, en firent une copie qui devint loriginal de toutes celles dont les premiers éditeurs se servirent, jusquà ce que Louis Carion, découvrit, vers 1575, à Cologne, un manuscrit de Silius, quil crut pouvoir dater de lépoque de Charlemagne. Un troisième fut trouvé à Oxford : il est plus moderne que celui de Cologne. Lefebvre de Villebrune, qui, en 1781, publia une édition de Silius, quil prétendit être la première complète, a inséré dans le seizième chant, après le vingt-septième vers, trente-trois autres vers quil dit avoir trouvés dans un manuscrit de Paris, et qui existent, avec quelques changements, dans le sixième chant de lAfrique de Pétrarque. Les connaisseurs, et surtout le célèbre Heyne, dans la critique quil a faite de lédition de Villebrune, ont jugé que les trente-trois vers en question sont plutôt de Pétrarque que de Silius.
M. J. A. Amar. - Conciones et Orationes Poeticae, à larticle Silius Italicus, p. 190.
Une lettre de Pline, III, 7, nous donne du talent, et de la personne de Silius, une idée assez juste, et qui ne paraît pas flattée, quoique ce soit lamitié qui tienne la plume. Le spirituel écrivain rend hommage et justice à ladmiration passionnée de son ami pour les grands modèles de léloquence et de la poésie latines. Il applaudit à ses efforts pour se rapprocher des objets dun culte, qui serait du fanatisme, si lon pouvait jamais porter trop loin, exalter trop haut le sentiment dune admiration aussi noble dans son principe, quheureuse quelquefois dans ses conséquences.
Il ne nous est rien resté qui puisse nous faire juger sil fut plus heureux en prose quen vers, et imitateur plus adroit de Cicéron que de Virgile. Il sétait fait, dit-on, au barreau, la réputation de grand orateur, ce qui était facile alors, même sans un grand talent. La prédilection de Silius pour le prince des orateurs et pour celui des poètes romains, était telle, quil se procura à grands frais la maison de campagne illustrée à Tusculum par le séjour de Cicéron, et celle que Virgile avait habitée près de Naples. Ce fut dans cette retraite, et presque sur le tombeau même de Virgile, dont il avait fait un monument religieux, quil consacra les dernières années de sa vie, et le loisir que Trajan lui accordait, à la composition de son épopée sur la seconde guerre Punique : sujet du plus grand intérêt pour les Romains, et qui en a tant acquis pour toutes les générations, sous la plume éloquente de Tite-Live.
Voltaire traite quelque part Silius Italiens dimitateur maladroit de Virgile, et Voltaire a raison : mais il y avait longtemps déjà quun savant Écossais (Dempster) lavait appelé nimius interdumque ridiculus Virgilii imitator. Il a sur ses contemporains, Stace et Lucain, le mérite dun style moins raide, moins tendu que le premier, et moins inégal que le second de ces poètes. Sa diction est en général pure et correcte; sa latinité bien supérieure à son siècle. Mais cette pureté devient essentiellement monotone; cette correction reste toujours froide et inanimée. Si, au lieu de sen tenir à cette imitation pénible et fatigante du tour et de lexpression de Virgile, il eût vu et étudié dans ce grand poète autre chose que le choix des termes, et lartifice de la période poétique; si son admiration, plus éclairée, eût franchi ces bornes timides pour embrasser dans son ensemble cette magnifique composition de lÉnéide, et lordonnance imposante de toutes ses parties, peut-être nous eût-il laissé un véritable poème, au lieu dun ouvrage équivoque, qui noffre ni lintérêt de lhistoire, ni le charme et les grâces de la poésie.
Lefebvre de Villebrune, préface de la traduction de Silius Italicus, t. I, p. LIV.
Le caractère du poème de Silius tient à lhistoire pour le fond. À cet égard, Silius aurait ramené la poésie à sa première origine. Mais ce ne sont pas des annales quil écrit. Les faits quil rassemble pour faire le plus beau tableau qui nous reste de lancienne Rome, y sont comme enchâssés dans tous les ornements de la poésie. Les intervalles y sont remplis par des épisodes quil lie à laction avec le plus grand art. Il est même à cet égard beaucoup au-dessus de Virgile; et lon ne peut disconvenir, en le lisant avec attention, quil montre en cela une capacité supérieure. Il feint moins quHomère et Virgile : il ne le devait pas non plus, après son début. Il avait des faits dont il ne pouvait sécarter dans son plan, parce que cétaient ces faits quil sétait proposé de peindre : Or, je demande si un peintre a moins de mérite en rendant parfaitement une figure vivante, quà en exécuter une, achevée autant quon le voudra, daprès son imagination.
Quoi quil en soit, les faits que présente Silius ne sont pas des récits historiques. Tout y est en action. Il a été seulement dispensé de feindre : ce sont les personnages eux-mêmes qui font les tableaux, comme dans Homère, ou le génie de la poésie qui les compose, lorsque les personnages ne doivent pas agir. Si le poète parle dun fait antérieur quil réunit aux incidents de son action générale, cest le personnage même quil produit sur la scène. Tel est le combat de Régulus contre ce fameux serpent qui avait 120 pieds de long. Murrus, un des principaux acteurs, donne lui-même les détails de ce combat : on craint, on fuit, on revient à la charge avec lui, et lon frisonne encore après la victoire de Régulus. Ce morceau est de la plus grande poésie, et bien supérieur à ceux quOvide et Stace nous ont laissés sur deux sujets analogues. On y trouvera peut-être aujourdhui des images que lon appelle outrées. Oui, sans doute, ces grandes idées, si familières aux anciens poètes, doivent paraître telles à ces esprits resserrés par la froide monotonie de nos philosophes, qui veulent tout mesurer au compas. Ces prétendus législateurs, qui ne marchent quà pas de tortue, ne sont pas susceptibles de ces élans du génie, et doivent encore moins les goûter. La poésie, fille du seul génie, ne connaît de limites que celles de lunivers, et a droit de tout sapproprier lorsquelle tient à lopinion bien ou mal fondée. Labsurde est seul ce qui larrête. Enfant des dieux, le poète peut remuer tous les ressorts de leur puissance, larmer, la désarmer, et suivre son enthousiasme jusque dans le sanctuaire de la divinité. Tous les êtres, tous les mondes possibles sont de sa sphère, il peut sélancer de lune à lautre extrémité : la rapidité de léclair nest que lenteur pour son génie. La Discorde, fixée sur la terre, porte sa tête jusque dans les cieux, y souffle ses poisons, fait trembler lun et lautre pôle; lunivers sébranle, le ciel sobscurcit, la foudre éclate, la grêle, la tempête effraient les humains; la terre est secouée, sentrouvre, les mânes pâlissent à laspect du jour, et le poète dun seul mot rassure toute la nature. Tel est le privilège de la poésie, telle est sa puissance, tel est aussi lusage quen a fait Silius.
Son sujet lui permettait de sattacher à la partie descriptive. Il a profité de cet avantage. Les glaces et les horreurs des Alpes, les cratères, les feux, les éruptions de lEtna sont absolument chez lui ce que ces monts présentent encore aujourdhui. Les riants coteaux de lItalie, les déserts, les monstres, les Barbares de lAfrique offrent partout les images quil nous en a laissées. Excellent naturaliste, il nomet rien de ce qui peut tourner à lavantage de son lecteur; et sil fait une réflexion morale, elle peint en deux mots la grande âme du poète, au jugement même de Barthius qui la si injustement critiqué. Son sujet semblait exiger de lui ces tableaux, ces images animées, pour contraster avec les faits historiques dont il fait le fond de son poème, et suppléer par ces fictions à lavantage des événements de pure imagination que la vérité lui interdisait. Il navait donc pas un génie aussi stérile que la donné à entendre Baillet.
Si le vers de Silius na pas en général la marche de celui de Virgile, le poète a amplement dédommagé son lecteur par la grandeur et la variété des images. À cet égard, il ne cède rien à Virgile, et il est presque toujours égal à Homère. Accoutumé au style oratoire, surtout à celui de Cicéron, il est moins sobre que Virgile dans lexpression, et sarrête plus que lui aux idées accessoires, quoiquil les fasse rentrer avec beaucoup dart dans la pensée principale. Mais ce na pas été défaut de génie chez lui. Cétait un effet de la fermentation générale qui avait exalté les esprits de son temps, et qui les portait à chercher tous les moyens de recouvrer cette précieuse liberté quils avaient perdue depuis la défaite de Pompée. Cependant il a su se garantir des écarts et des absurdités de Lucain. Sil en prend une pensée, une expression, elle reprend sous sa plume la touche du bon goût de Virgile, dont il était si grand admirateur, et à lexpression duquel il semble même se captiver trop souvent. En effet, on sent de temps en temps la gêne où il se met lui-même pour se garantir du mauvais goût de ses contemporains, en sastreignant à lexpression de Virgile ou de Cicéron. On aime mieux le voir livré à ses propres forces. Il est alors plus heureux, plus naturel, et je lose dire, plus poète.
Un assez grand nombre de passages ma prouvé quil suit plus Homère que Virgile pour la pensée, et quil ne doit pas à celui-ci tout ce quil paraît en avoir pris. Virgile avait puisé avant lui dans Homère, et même avec beaucoup moins de discrétion. Il nest donc pas étonnant que les mêmes idées se rencontrent dans les deux poètes, qui ont lun et lautre mis le poète grec à contribution. On a même été si peu attentif à suivre Silius dans ses imitations dHomère, quon a rejeté comme faux plusieurs passages quil en avait manifestement copiés, et qui ne paraissaient plus qualtérés dans son texte : mais il fallait rétablir ces passages en allant à la source, loin de les rejeter.
On a donc eu tort de reprocher à Silius une trop grande affectation de Virgile. On pourrait, à plus juste titre, faire un reproche à celui-ci de ses fréquentes copies dHomère. Sans lOdyssée et même le poème de Leschès, que lauteur de lÉnéide avait aussi mis à contribution, si nous en croyons les anciens, que seraient les six premiers livres de lÉnéide ? Homère sest sans doute aussi approprié les dépouilles de ses prédécesseurs. Il avait lIliade de Corinnus, le Dardanus du même, lIliade de Darès, quon lisait encore du temps dÉlien; les poèmes dOrebante de Trézène, de Mélésandre, sur les Lapithes et les Centaures; ceux de Phémius, de Démodore, de Thamyras et dOrphée, si ces deux ne sont pas le même; de Pamphus : peut-être même les ouvrages de Linus, écrits en caractères pélages, et antérieurs aux émigrations des Cananéens en Béotie. Si les ouvrages de Linus nous étaient restés, nous verrions aussi à quel point Hésiode avait copié ou imité la Théogonie, les oeuvres et les jours de cet ancien poète. Le reproche de limitation est donc mal fondé. Il sagit de savoir si limitateur a su faire un bon usage de son original. Combien Boileau ne perdrait-il pas, si on lui ôtait tout ce quil doit aux anciens et même à Régnier ? Cependant, ce quil en a pris est à lui : et selon Shaftesbury, cest même le seul poète parmi les modernes, qui, dans son genre, puisse soutenir le parallèle des anciens.
Du style de Silius Italicus
Extrait de : Études de moeurs et de critique sur les poètes de la décadence latine, par M. Nisard, vol. II.Silius Italicus est un poète bâtard, ni tout à fait de lancienne école, ni tout à fait de la nouvelle. Il na ni la force des beautés de la première, ni la force des défauts de la seconde. Écrivain facile, commun, nétant empêché par aucune originalité, ni, soyons juste, par aucun amour-propre exagéré, de prendre, tantôt dans la langue de ses devanciers, et tantôt dans celle de ses contemporains de quoi aider sa pâle imagination, Silius Italicus sétait mis modestement sous linvocation des poètes du siècle dAuguste; et de même quil leur avait consacré des sanctuaires avec un petit sacerdoce domestique entretenu à ses frais, il leur faisait le sacrifice quotidien de sa petite et honnête intelligence, mettant sa plus grande gloire à répéter leurs vers, et les pillant par respect. Mais, dun autre côté, la nouvelle poésie ayant tous les honneurs à Rome et tout le crédit à la cour, Silius Italicus, aussi accommodant comme poète que comme homme politique, sacrifiait, comme on dit, au goût du jour; et, toujours poète par la mémoire, il empruntait des hémistiches à ses contemporains et les cousait assez adroitement à ses imitations virgiliennes : triste exemple, dès ce temps-là, de ces natures de poètes équivoques, faites pour labnégation et la transaction, qui flottent entre les différentes écoles, se teignant tour à tour, et selon là-propos, de la couleur dominante, mais sans réussir à se faire jamais compter dans lune ni dans lautre.
Disons pourtant, à lhonneur de Silius Italicus, qui était riche, et, parmi tous les grands fonctionnaires qui sétaient disputé les seconds rôles dans les sanglants tripotages de lempire, lun des moins compromis politiquement, et lun des mieux partagés financièrement, disons à son honneur, quil ne faisait pas de ces transactions des affaires dargent, comme cela sest vu plus tard, par un perfectionnement de la civilisation. Plus âgé que les jeunes poètes ses contemporains, dont les renommées rapides et brillantes venaient linquiéter, dans sa riche solitude, sur les succès de poésies restées fidèles aux traditions du siècle dAuguste, poète amateur plutôt que de profession, oisif qui honorait ses loisirs, tout ce que Silius Italicus pouvait vouloir tirer de ses transactions, cétait apparemment quelques lauriers, reste de ceux dont on couvrait Lucain.
Le style de Silius Italicus participe donc de lancienne et de la nouvelle école, ou plutôt nappartient ni à lune ni à lautre; car on nest dune école que par des beautés éclatantes ou par des défauts marqués dune certaine force; et dans Silius Italicus il ny a ni de ces beautés, ni de ces défauts. Là où il écrit daprès limitation virgilienne, sa poésie nest que plate, et dune clarté dont on ne lui sait pas gré, parce quon nen voit que mieux la faiblesse de sa pensée. Perse peut du moins faire illusion quelquefois, car pour beaucoup desprits, dont on ne peut trop louer dailleurs lhonnête motif, lobscurité nest pas toujours un mauvais calcul, et il y a des auteurs qui gagnent à ne être pas compris; mais Silius Italicus ne peut tromper personne. La pauvreté de ses conceptions na pas su senvelopper de formes ambiguës, et cest un poète dédaigné en raison directe du peu de besogne quil a donnée aux commentateurs, lesquels mesurent assez ordinairement le mérite dun auteur sur la peine quil leur a coûtée. Là où Silius Italicus fait des concessions à lécole de Lucain, et se prend de hardiesses soudaines, là encore sa poésie nest que plate. Cest un écrivain hardi après tous les autres; et on dirait quil cède au cri public, ou que, voyant les lecteurs lui échapper sur un point, il veut les rattraper sur un autre : son plus grand mérite, peut-être, est la mauvaise grâce quil y met. Car cétait un esprit sage, doué de jugement, très propre à goûter, sinon à continuer les belles poésies du siècle dAuguste; et il est juste de dire que le peu de beautés que vous trouverez dans lhistoire versifiée de Silius Italicus, appartiennent à lécole virgilienne. Il lui est arrivé çà et là, comme à tout homme de quelque aptitude littéraire, dêtre bien inspiré par son goût, et de faire honneur à ses maîtres; au lieu que ses concessions à la jeune école impériale, dont il navait pas et ne pouvait pas avoir le principal mérite, qui était le mépris de limitation virgilienne, ne lui ont pas inspiré dix bons vers, même de cette bonté équivoque et contestable quil faut bien reconnaître dans la plupart des poésies de cette école.
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