[8,0] LIVRE HUIT [8,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER PETRONIUS, SALUT. A MERVEILLE! c’est là ton habitude; continue, toi, le plus digne d’éloge de tous les hommes de bien qui existent; tu sais, quand il est besoin, flatter adroitement tes amis et ajouter à leur gloire. Voilà pourquoi tu demandes à ton Arverne qu’il dépouille ses porte-feuilles, lui qui croyait que c’était assez des ouvrages publiés d’abord. J’obéirai donc à tes ordres; mais, si je continue d’écrire, ce n’est que pour ajouter à la série des lettres déjà données depuis le commencement du recueil, un petit nombre encore de lettres qui servent de complément à l’ouvrage, et qui en soient comme la bordure finale. Ce à quoi je dois veiller surtout, c’est de ne pas m’exposer, en donnant les tardifs suppléments d’un volume déjà publié, à être censuré par certains zoïles, puisque ni les pensées ingénieuses, ni les discours éloquents de Démosthène ou de Cicéron n’ont pu échapper aux morsures envenimées de l’envie. Le premier de ces orateurs fut critiqué par Démade; le second, par Antoine. Quoique ces livides et malins censeurs fussent des hommes d’un style médiocre, cependant la haine qu’ils ont eue pour le talent et la vertu les a fait passer à la postérité. Mais puisque tu m’y engages, déployons la voile une fois encore à la fureur des vents, et après avoir, en quelque sorte, parcouru de vastes mers, traversons aussi cette espèce d’étang: car je sens assez que, si l’on doit mettre quelque soin à écrire un ouvrage, on doit pareillement prendre sur soi la résolution de le faire paraître. Il n’y a point de milieu: ou il faut avoir le courage de braver la critique et l’envie, ou bien garder un silence absolu. Adieu. [8,2] LETTRE II. SIDONIUS A SON CHER JOANNES SALUT. JE CROIRAIS, très habile personnage, commettre un crime envers les études, si je tardais plus longtemps à te payer le juste tribut d’éloges que tu mérites, pour avoir retardé la chute des lettres; tu les as, en quelque sorte, retirées du tombeau; tu les as soutenues et fortifiées; en ces temps de guerre, tu as été le seul maître des Gaules qui ait servi de port à la langue des Latins, quand leurs armes faisaient naufrage. Nos contemporains ou nos descendants doivent donc à l’envi et avec ardeur t’élever des statues, s’il est possible, comme à un autre Démosthène, comme à un autre Cicéron, et te reproduire sur la toile. Elevés et formés à ton école, ils conserveront ainsi, au milieu d’une nation invincible, mais étrangère, ces derniers souvenirs du passé: car, maintenant que n’existent plus les dignités qui servaient à distinguer les rangs élevés d’avec les conditions les plus infimes, il ne restera plus désormais d’autre indice de noblesse que la connaissance des lettres. Quant à nous, ta science nous lie envers toi plus que tout autre, comme envers un bienfaiteur; accoutumés à écrire quelque chose, et à composer des ouvrages que puissent lire nos neveux, nous pouvons trouver au moins dans ton école ou parmi tes disciples un nombre compétent de lecteurs. Adieu. [8,3] LETTRE III. SIDONIUS A SON CHER LEON SALUT. JE T’ENVOIE, comme tu me l’as demandé, la vie d’Apollonius pythagoricien, non pas telle que Nicomaque l’ancien l’a transcrite de Philostrate, mais conforme à la copie faite par Tascius Victorianus, sur l’exemplaire original de Nicomaque. Mon empressement à t’obéir m’a fait copier cet ouvrage avec une précipitation extrême, et d’une manière peu soignée. Ne me blâme pas, si j’ai mis plus de temps que je ne croyais à transcrire cet ouvrage; car, pendant que je languissais prisonnier dans les murs de Livia (c’est à toi, après le Christ, que je suis redevable de mon élargissement), mon esprit, accablé d’inquiétude, pouvait à peine parcourir par sauts et par bonds ce que j’avais à te livrer, absorbé que j’étais, la nuit en de longs soupirs, le jour en des devoirs urgents. De plus, lorsque l’heure du crépuscule m’enlevait enfin, accablé de fatigues, à mes labeurs divers, pour me rendre à mon logement, c’est à peine si mes yeux appesantis pouvaient goûter un peu de repos; car aussitôt j’entendais le vacarme que faisaient deux vieilles femmes du pays des Goths, logées près de la gouttière de ma chambre, et querelleuses, buveuses, dégoûtantes comme on n’en verra jamais. Dès qu’à mon retour j’ai pu trouver quelques moments de loisir, ce livre peu élégant, mal digéré, et, comme on dit, sentant le vin nouveau, je te l’ai fait passer plutôt pour répondre à tes désirs, que pour m’acquitter de mon devoir. Ainsi donc éloigne-toi quelque peu des lauriers d’Apollon, des bords de l’Hippocrène; oublie cette harmonie des vers qui t’est familière à toi seul, des vers qui, chez des hommes savants comme toi, coulent moins de source qu’ils ne sont le fruit du travail. Suspends ce fleuve d’éloquence qui est commun non seulement à ta race, mais encore à ta famille, et qui, par la succession des âges, a passé de ton aïeul Fronton dans ta poitrine. Laisse, pour quelque temps, de côté ces déclamations si vantées, que tu fais pour ton roi, et par lesquelles ce prince illustre tantôt épouvante les peuples qui habitent au-delà des mers; tantôt, victorieux, conclut un traité, au sujet de l’Espagne supérieure, avec les Barbares qui tremblent sur les bords du Vahal; tantôt, à travers son royaume agrandi, contient ses peuples par les armes, ses armes par les lois. Fais trêve, de quelque manière que ce soit, à ces continuelles sollicitudes, et dérobe un peu de loisir aux fatigues et aux agitations de la cour. Tu pourras prendre connaissance, à ton aise et convenablement, du livre que tu as demandé, si, tout entier à cette lecture et voyageant, en quelque sorte, avec notre philosophe de Tyane, tu le suis tantôt vers le Caucase et l’Indus, tantôt chez les Gymnosophistes de l’Ethiopie et les Bracmanes de l’Inde. Lis sa vie, et tu verras qu’à l’exception de la foi catholique, il était en beaucoup de choses semblables à toi. Recherché par les riches, sans rechercher les richesses; plein d’amour pour la science, et de mépris pour l’or; sobre au milieu des festins, couvert d’une simple toile au milieu de personnages vêtus de pourpre; au sein de la mollesse, plein de gravité; portant une longue barbe et des cheveux négligés au milieu de nations soigneusement parfumées, il était recommandable par une noble simplicité devant les rois couronnés de la tiare, et au milieu des satrapes toujours couverts d’essences odorantes, toujours parés avec recherche. Comme il n’usait ni de la chair des animaux pour sa nourriture, ni de leur peau pour son vêtement, il prêtait moins, à cause de cela, au soupçon qu’à l’admiration, dans les royaumes qu’il parcourut. Comme la fortune des rois lui venait en toutes choses au-devant, il ne sollicitait que des bienfaits qu’il pût accepter pour les autres, plutôt que pour lui. Enfin, à moins que nous ne nous fassions illusion, l’on pourra douter si, du temps de nos ancêtres, il s’est rencontré un auteur digne d’écrire la vie de ce philosophe; mais assurément, notre siècle aura vu en toi un homme digne de la lire. Adieu. [8,4] LETTRE IV. SIDONIUS A SON CHER CONSENTIUS SALUT. DIEU ne permettra-t-il pas un jour, illustre seigneur, que cette terre d’Octave, qui est moins à toi qu’à tes amis, nous revoie tous deux ensemble? Placée dans le voisinage d’une ville, d’un fleuve, d’une mer, elle fournit des vivres à tes hôtes, et te fournit des hôtes à toi-même; de plus, elle offre par sa position un coup d’œil agréable: d’abord, la maison présente des murs très hauts, disposés avec art et suivant toutes les règles de la symétrie architecturale; ensuite, elle est embellie d’une chapelle, de portiques majestueux et de thermes; puis enfin des champs, des eaux, des vignes, des oliviers, des avenues, une esplanade, une colline en font un délicieux séjour. A la richesse, à l’élégance et à la commodité des meubles tu as ajouté le trésor d’une vaste bibliothèque; pendant que tu t’occupes ainsi de lettres et d’agriculture, on ne saurait dire lequel est le mieux cultivé, de ta campagne ou de ton esprit. C’est là, si j’ai bonne mémoire, que tu as composé ces iambes rapides, ces élégiaques ingénieux, ces hendécasyllabes bien tournés, et d’autres poésies où respire le parfum des fleurs, des muses et du thym, poésies chantées tantôt par les habitants de Narbonne, tantôt par ceux de Béziers; ces poèmes qui ne sont pas moins remarquables sous le rapport de la facilité que sous celui des grâces, te rendent cher aux contemporains, comme ils te rendront célèbre chez nos neveux. Du moins, toutes les fois que l’on m’apportait de ces vers encore chauds, pour ainsi dire, et frais échappés de l’enclume de la méditation, la chose me paraissait ainsi, à moi qui, sans bien écrire, juge bien cependant. Il faut l’avouer, à une autre époque de telles études faisaient légitimement l’objet de nos loisirs, ou, ce qui est plus vrai, de nos occupations; mais aujourd’hui, c’est le temps de lire, de composer des écrits sérieux; de songer plutôt à la vie éternelle qu’à une renommée durable, et de nous souvenir qu’après la mort ce ne seront point nos ouvrages, mais nos œuvres que l’on pèsera; et ceci, je ne le dis pas comme si tu ne faisais pas l’une et l’autre chose d’une manière louable; comme si, en laissant encore de la gaité dans tes discours, tu ne gardais pas de la gravité dans tes actions; mais je parle de la sorte, afin que toi qui, grâce au Christ, mènes déjà dans le secret une vie sainte, tu te hâtes en public de soumettre à un joug salutaire une tête religieuse et un cœur pieux; afin que ta langue ne célèbre plus que les saintes louanges, que ton âme se nourrisse de pensées divines, que ta droite répande des dons, et ceci importe le plus, car tout ce que tu donnes aux églises, tu le recueilles pour toi-même. Ce qui pourra principalement t’exciter à la pratique de cette vertu, c’est la pensée qu’au sein des plus vastes richesses, faussement qualifiées du nom de biens par les insensés, tout ce que nous faisons est à nous, tout ce que nous possédons est à autrui. Adieu. [8,5] LETTRE V. SIDONIUS A SON CHER FORTUNALIS SALUT. TU FIGURERAS aussi dans mes pages, toi, soutien de l’amitié, cher Fortunalis, ornement des régions ibériennes; tu as d’assez intimes rapports avec les lettres, pour qu’elles doivent te faire vivre après ta mort. Elle vivra, oui, elle vivra dans les siècles futurs, la gloire de ton nom. Si mes écrits ont droit à quelque faveur, à quelque respect, à quelque confiance, les âges à venir sauront, je le veux, qu’il n’y eut rien de plus inébranlable que ton honneur, de plus beau que ton visage, de plus juste que tes pensées, de plus tolérant que ta patience, de plus grave que tes conseils, de plus joyeux que tes festins, de plus enjoué que tes discours; ce qu’elle saura avant tout, c’est que tes vertus ont été louées contre ton gré. Et l’on remarquera comme quelque chose de plus extraordinaire, que le malheur t’ait trouvé plein de constance, que si le bonheur t’avait retenu dans l’obscurité. Adieu. [8,6] LETTRE VI. SIDONIUS A SON CHER NAMMATIUS SALUT. C- CESAR, dictateur, que l’on regarde comme le plus habile général qui ait existé, employait son temps à dicter et à lire; et quoiqu’en ce seul et même personnage, le premier de son époque, le savoir militaire et l’habileté oratoire aient lutté avec un éclat presque égal, cependant il ne se crut jamais assez fort dans l’une et l’autre science, avant que, par le témoignage de votre Arpinate, il ne fût préféré à tous les autres hommes. Si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, c’est ce qui m’est arrivé à moi-même, suivant mon exigüe proportion, quoique je sois loin de ressembler à César. Tu as dû, plus que personne, reconnaître ce que je te dis là, car tu as fort à cœur et ma gloire et ma modestie. Flavius Nicétius, personnage d’une naissance distinguée, d’un rang élevé, d’un haut mérite, et l’homme de notre patrie le plus remarquable par sa prudence et son habileté, donne, ainsi que je l’apprends, les éloges les plus pompeux à mon recueil; il ajoute que par mes divers succès dans les lettres et dans les combats, j’ai surpassé, encore à la fleur de l’âge, un grand nombre de jeunes gens et plus d’un vieillard. A la vérité, autant que cela peut se faire sans jactance, je suis flatté de l’autorité de cet habile personnage, s’il a raison; de son amour, s’il se trompe. Au reste, quel homme aujourd’hui, mis en présence des actions de nos ancêtres, ne semblera pas un homme oisif; en présence de leurs paroles, ne semblera pas un enfant? La force pour réussir dans les lettres, c’est aux siècles anciens que le maître des siècles l’a départie; avec les années d’un monde vieillissant, épuisée et tarie, en quelque sorte elle ne se montre un peu de nos jours qu’en certaines personnes; et, si elle se déploie d’une manière étonnante et admirable, ce n’est qu’en un petit nombre de gens. Toutefois, comme il est le chef de toute étude, de toute littérature, moi qui toujours ai respecté sa personne, je respecte aussi son sentiment, quoiqu’il soit plutôt dicté par l’affection, qu’il n’est conforme à la vérité. Je ne craindrai pas pour cela d’avouer que j’ai assisté plus d’une fois à ses brillants plaidoyers; au risque de sembler lui rendre la pareille, il m’est bien permis de les rappeler, en partie du moins et à la hâte. Je l’ai entendu dans ma jeunesse, à peine au sortir de l’enfance, lorsque mon père, préfet du prétoire, présidait aux tribunaux des Gaules, et que, sous sa magistrature, revêtu de la trabée, le consul Astérius ouvrait l’année avec les solennités ordinaires. J’étais auprès de la chaise curule; et, sans être caché, à cause de mon rang, du moins je n’étais pas assis, à cause de mon âge; mêlé à la foule des officiers publics revêtus du manteau, j’étais voisin de ceux qui se trouvaient le plus rapprochés du consul. Dès qu’on eut distribué une riche sportule, qu’on eut livré les fastes, il fut demandé aux principaux avocats, par toute l’assemblée des Gaules, qu’ils voulussent bien, en ces heures matinales qui avaient été devancées à raison de la solennité, et qui, silencieuses, attendaient le jour si tardif pour l’impatience générale, honorer d’un éloge convenable les faisceaux du nouveau consul. Les plus notables cherchèrent aussitôt de leurs regards Nicétius qui, réclamé non pas peu à peu et par quelques voix, mais soudainement et par tout le monde, se prenant à rougir, baissa modestement la tête. Cela fut cause qu’il dut le grand succès de son discours, non point à l’éloquence d’abord, mais à sa modestie. Il parla avec ordre, avec gravité, avec chaleur, avec beaucoup de force, avec beaucoup d’éloquence, avec beaucoup d’art, et sa palmée enrichie de pourpre, reluisante d’or, il sut en rehausser l’éclat par un discours fleuri et brillant. A peu près à la même époque, fut promulguée, pour parler en décemvir, la loi qui porte prescription au bout de trente ans, et dont les décisions péremptoires annulaient tout procès qui n’était pas terminé à la fin de six lustres. Cette loi, jusqu’alors inconnue dans les Gaules, notre orateur la fit admettre par ses instances, la publia dans les tribunaux, la fit connaître aux parties, la plaça dans les titres, en présence d’une assemblée nombreuse et rarement assise, avec quelques paroles pleines d’autorité, avec de grands éloges. De plus, en d’autres circonstances, lorsqu’il ne me savait pas là (et c’est la meilleure manière de connaître promptement un homme), j’ai pu observer sa doctrine, quand la préfecture qui régit les provinces par des faisceaux était elle-même régie par les conseils de Nicétius. Qu’ajouter encore? Je n’ai rien entendu que je ne voulusse avoir dit moi-même, rien que je n’admirasse. A cause de toutes ces qualités éminentes réunies en cet homme, je suis flatté des suffrages d’un censeur que toutes les voix exaltent. Quelque opinion qu’il ait de ma personne, son sentiment est d’un grand poids, et quand je trouve qu’il est vrai, il m’inspire autant de confiance, s’il est favorable, qu’il m’inspirerait de crainte s’il ne l’était pas. Au reste, c’est une chose chez moi bien assise, dès que j’aurai connu parfaitement ce qu’il en est, de lâcher la bride au silence, ou de serrer les rênes au babil. Si donc j’obtenais son assentiment, je serais plus causeur que les Athéniens; dans le cas contraire, je serais plus taciturne que les Amycléens. Mais en voilà bien assez et sur le compte de mon ami et sur le mien. Toi, maintenant, que fais-tu? J’ai à cœur de connaître à mon tour tes occupations. Chasses-tu? Fais-tu bâtir? t’adonnes-tu à l’agriculture? t’appliques-tu exclusivement à l’une de ces choses, ou à chacune d’elles alternativement, ou à toutes ensemble? Pour Vitruve et Columelle, si tu les étudies ou séparément ou tous deux à la fois, tu fais très bien, car tu peux les mener de front l’un et l’autre avec succès, comme le ferait chacun pour sa partie, ou un excellent agriculteur, ou un habile architecte. Au reste, quant au métier de chasseur, ne t’en flatte pas trop, je te le recommande fortement. Car c’est en vain que tu appelles les sangliers à la portée des épieux; les chiens si pleins de compassion, que tu as en abondance, et toi seul, te servent plutôt à faire mouvoir les sangliers qu’à les émouvoir. Je le veux, que tes chiens soient dignes d’indulgence, s’ils redoutent d’approcher de ces bêtes terribles et énormes; toutefois, je ne sais comment tu pourras les justifier de ce que, le cœur bas, la poitrine haute, les pas rares, les aboiements réitérés, ils poursuivent ou les chèvres timides, ou les daims prompts à la fuite. C’est pourquoi tu feras bien mieux désormais, chasseur stationnaire, d’entourer de tes filets et de tes rets les rochers raboteux, les bois propres à ombrager la retraite des bêtes sauvages; puis, si tu as quelque vergogne, de t’abstenir de battre les champs par tes courses découvertes, et de faire la guerre aux malheureux lièvres d’Oléron, qu’il ne vaut pas la peine, puisqu’ils doivent si rarement succomber à tes coups, de fatiguer par des meutes promenées en pleine campagne, à moins, par hasard, qu’il ne soit plus sage de les exercer quand notre Apollinaris se trouvera avec toi et ton frère. Raillerie à part, fais-moi savoir enfin ce que tu fais, et ce qui se passe chez toi. Pendant que j’allais clore ma lettre, qui est déjà bien longue, le courrier de Saintonge est arrivé tout à coup. Nous avons passé quelques heures à causer de toi; il m’a affirmé que tu avais donné sur votre flotte le signal du départ, et que faisant l’office tantôt de matelot, tantôt de soldat, tu errais sur les rives sinueuses de l’Océan contre les esquifs recourbés des Saxons. Autant tu verras de rameurs parmi eux, autant il faut t’imaginer que tu vois de corsaires; car tous ordonnent, commettent, enseignent et apprennent le brigandage. J’ai donc grande raison de t’avertir que tu prennes bien garde à toi. C’est, de tous les ennemis, le plus féroce. Il attaque à l’improviste, il échappe quand on croit le surprendre; il méprise ceux qui l’attendent, il terrasse ceux qui ne l’attendent pas. S’il poursuit, il vous atteint bientôt; s’il fuit, il échappe. En outre, les naufrages exercent les Saxons, loin de les épouvanter. Non seulement ils connaissent les dangers de la mer, mais ils sont encore familiarisés avec eux. Et comme la tempête elle-même, s’il y en a une, laisse d’une part dans la sécurité la côte qui doit être envahie, d’autre part empêche de voir ceux qui doivent l’envahir, joyeux au sein des flots et des écueils horribles, ils bravent le danger, dans l’espoir de la descente qu’ils vont faire. De plus, avant de mettre à la voile pour la patrie, de quitter le continent et de détacher l’ancre d’un rivage ennemi, ils ont coutume, au moment du départ, de faire mourir en des supplices égaux et horribles la dixième partie de leurs captifs, chose d’autant plus triste qu’elle est fondée sur la superstition, et, par l’équité du sort, de jeter sur la foule réunie des malheureux destinés à périr, l’iniquité du trépas. Voilà quels vœux ils font, quelles victimes ils immolent. Moins purifiés par de semblables sacrifices, que souillés par de tels sacrilèges, les auteurs d’un meurtre détestable regardent comme un acte religieux d’exiger d’un captif des tourments plutôt qu’une rançon. C’est pourquoi je crains pour beaucoup de choses, je doute pour beaucoup d’autres, quoique de fortes raisons soient là pour me rassurer. D’abord, tu marches sous les étendards d’un peuple vainqueur; ensuite, les hommes prudents, parmi lesquels tu peux bien être compté, ne laissent rien au hasard; et puis, quand il s’agit de compagnons que l’amitié unit, que les lieux séparent, on craint souvent alors même qu’il n’ya rien à craindre; car l’on est porté, dans l’appréhension, à augurer mal des choses qui se passent loin de vous, et dont on a lieu de douter. Tu diras qu’il ne faut pas tant s’inquiéter peut-être de ce qui fait l’objet de ma crainte; cela est vrai, mais il est vrai aussi que nous craignons davantage pour ceux que nous aimons plus. Néanmoins, je t’en conjure, hâte-toi, en me donnant promptement de tes nouvelles, de m’affranchir de l’anxiété où je me trouve à cause de toi. Jamais, tant que je ne saurai pas des choses favorables sur des amis en voyage, et qui ont toujours à la main la tessera militaire et celle des combats, l’on ne pourra m’amener à ne pas craindre quelque malheur. Ainsi que tu me le demandais, je t’ai envoyé le logistorique Varron et le chronographe Eusèbe. S’ils te parviennent, tu pourras, quand le sort t’aura laissé quelque loisir au milieu des occupations du camp, après avoir nettoyé tes armes, te servir aussi de cette lime littéraire pour enlever la rouille de la parole sur tes lèvres. Adieu. [8,7] LETTRE VII. SIDONIUS A SON CHER AUDAX, SALUT. JE VOUDRAIS que tu me le disses, en quel lieu de la terre se cachent aujourd’hui ces hommes qui se flattaient souvent de leurs richesses entassées, de ces monceaux d’or noircis par la vétusté? Où est-elle aussi la prérogative de ceux qui s’enflaient de leur seule priorité d’âge contre une génération nouvelle? Où sont-ils ces hommes dont l’affinité n’est jamais connue par un plus sûr indice que par celui de la haine? Dès qu’il s’agit de bonnes actions, et que l’on pèse aussi dans la balance de l’opinion publique, non pas les trésors, mais les mœurs, ils restent de côté, ces hommes qui pensaient orgueilleusement qu’on ne devait les juger que par leur opulence; qui, absorbés dans les vices comme dans les richesses, veulent qu’on taxe de vanité la conduite d’une autre personne qui cherche à s’élever, tandis qu’ils ne veulent pas, eux, qu’on les accuse de cupidité, pour avoir donné de l’accroissement à leur fortune? Exercés dans cette palestre de calomnie, ils emploient en guise d’huile les poisons des haines jalouses. Courage, au milieu de tout cela, toi qui, décoré du titre de prélat, et sorti d’une famille illustre, as travaillé néanmoins à faire en sorte que tes descendants eussent à se glorifier plus encore de leur origine. Car, au jugement de tout homme de bien, il n’est rien d’aussi noble que celui qui fait servir sans cesse les facultés de son esprit, de son corps, et ses richesses à s’élever au-dessus de ses ancêtres. Maintenant, je demande à Dieu que tes fils puissent t’égaler, ou, ce qui serait plus beau encore, te surpasser; que quiconque ne peut pas t’aimer dans l’élévation, soit tourmenté toujours au fond de son cœur, se punisse lui-même de sa propre jalousie, et que n’ayant jamais trouvé envers toi aucun motif d’indulgence, il en trouve de jalousie. Il reste, sans doute, justement oublié sous un juste prince, celui qui, étant petit par lui-même, et grand seulement par ce qu’il possède, se montre petit du côté de l’âme et grand du côté du patrimoine. Adieu. [8,8] LETTRE VIII. SIDONIUS A SON CHER SYAGRIUS SALUT. DIS-MOI, ô la fleur de la jeunesse gauloise, jusques à quand, tout occupé des travaux de la campagne, dédaigneras-tu les agréments de la ville? jusques à quand ces mains, usées jadis à jeter les dés, tiendront-elles encore, contre toute justice, les instruments aratoires? Jusques à quand la villa de Taïonnao fatiguera-t-elle un cultivateur de race patricienne? jusques à quand, semblable à un laboureur plutôt qu’à un chevalier, veux-tu cacher sous une terre qui se repose l’hiver, l’exubérance d’herbe qui s’offre dans tes champs ? Jusques à quand, le hoyau pesant à la main, relèveras-tu la terre de tes vignes? Pourquoi, émule des Serranus et des Camille, puisque tu conduis la charrue, refuses-tu d’ambitionner la robe palmée? Cesse de t’occuper ainsi des travaux de la campagne, au détriment de ta noblesse. Cultiver médiocrement une terre, c’est la posséder; lui donner trop de soins, c’est en être esclave. Rends-toi à ton père, rends-toi à ta patrie, rends-toi encore à ces fidèles amis qui occupent justement une place dans tes affections. Ou bien, si la vie du dictateur Cincinnatus a pour toi tant d’attraits, épouse d’abord une Racilia, pour atteler tes bœufs. Je ne veux pas dire toutefois qu’un homme raisonnable doit négliger ses propriétés, mais il faut qu’il s’en occupe avec modération, et qu’il considère non pas seulement ce qu’il doit avoir, mais encore ce qu’il doit être. Si, dédaignant des goûts plus nobles, tu ne songes qu’à étendre tes domaines, tu auras beau avoir un nom illustré par la trabée, compter des sièges d’ivoire, des litières dorées et des fastes brillants de pourpre, il arrivera certainement que, demeurant ainsi caché, tu seras moins honoré par le censeur que surchargé par un cens onéreux. Adieu. [8,9] LETTRE IX. SIDONIUS A SON CHER LAMPRIDIUS, SALUT. DES que j’ai été arrivé à Bordeaux, ton messager m’a remis une lettre pleine de nectar, de fleurs, de pierres précieuses, dans laquelle tu accuses mon silence, et me demandes quelques-unes de mes poésies par des vers à toi, qui, modulés d’ordinaire sous la voûte retentissante de ton palais par ta voix cadencée, s’échappent de ta bouche, comme d’une flûte à plusieurs trous. Mais cela, tu le fais après avoir usé largement de la munificence royale, et dans la joie que te donnent les présents, tu oublies sans doute ce trait de satire appliqué à un satirique. « Horace a bu son soûl, quand il voit les Ménades.» Qu’ajouter encore? Tu as bien raison de m’ordonner de chanter à loisir, parce qu’il te plaît de danser. Quoi qu’il en soit, j’obéis; et, non seulement je le fais sans contrainte, mais je m’y prête encore de bon cœur. Seulement, ne viens pas me juger en Caton ni avec un front sourcilleux; car tu connais fort bien l’humeur des poètes, dont l’esprit se laisse prendre aux chagrins, comme les poissons aux filets; puis, s’ils éprouvent quelque chose de fâcheux ou de triste, leur tendreté poétique ne se dégage pas sur le champ des liens où la retient le chagrin survenu - - -. Vois cependant jusqu’à quel point le sujet de l’épigramme que tu demandes, est capable de te plaire. L’ennui ne me permet pas de me montrer autre dans mes actions, autre dans mes vers. Tu aurais tort, sans doute, de comparer aujourd’hui mes écrits aux tiens. Je suis malheureux, tu es heureux, toi; je suis encore exilé, tu es déjà rentré dans la classe des citoyens. Si je ne chante pas aussi bien que toi, c’est que je réclame des faveurs égales, sans pouvoir les obtenir. Si, par hasard, tu reçois avec indulgence des bagatelles que j’ai composées au milieu des angoisses de mon esprit, tu me feras croire qu’elles ressemblent au chant des cygnes dont la voix devient plus harmonieuse dans les peines de leur agonie; qu’elles ressemblent aussi à la corde d’une lyre, qui rend des sons d’autant plus sonores qu’elle est plus tendre. Au reste, si des vers sans gaîté et faits à la hâte ne sont pas capables de plaire, tu ne trouveras rien non plus que tu puisses goûter dans ceux que je mets au bas de cette lettre. Ajoute encore qu’un auteur absent ne peut, par la déclamation, faire ressortir une pièce qui de la sorte ne trouve pas un auditeur, mais un lecteur. Une fois qu’il a envoyé son ouvrage, le poète même qui aurait la plus belle voix n’a plus rien à faire, puisque la distance des lieux ne lui permet pas de recourir aux moyens employés par les chœurs de pantomimes, qui donnent du prix à de méchantes compositions avec l’habileté de leurs chants. « Pourquoi veux-tu m’exciter maintenant à chanter et Cyrrha, ou les Muses Hyantides, ou les doctes ondes de l’Hélicon, ces ondes que Pégase d’un coup de son pied léger fit autrefois jaillir, ô cher Lampridius, l’honneur de notre muse! pourquoi m’engages-tu à chanter, comme si j’avais enlevé ses instruments delphiques à ton Délien; comme si, nouvel Apollon moi-même, je pouvais disposer du tapis sacré, du trépied, du luth, du carquois, de l’arc et des griffons; comme si mon front agitait le lierre on le laurier? Toi, heureux Tityre, qui as recouvré déjà tes campagnes, qui te promènes au milieu des myrtes et des platanes, tu joues du barbiton; ta bouche et ton archet marient des accents harmonieux, et tes cordes, tes chants, tes vers ravissent les âmes. Déjà, depuis plus de deux mois, la lune me voit confiné dans ces lieux; je n’ai paru qu’une fois aux regards du souverain, qui n’a pas beaucoup de loisir pour moi, car le monde subjugué lui demande aussi réponse. Ici, nous voyons le Saxon aux yeux bleus, lui naguère le roi des flots, maintenant trembler sur la terre. Des ciseaux placés sur le sommet du front n’atteignent pas seulement les premières touffes, mais coupent jusques à leurs racines ses cheveux qui, tranchés ainsi au niveau de la peau, donnent à sa tête une forme plus courte, et font paraître son visage plus long. Là, vieux Sicambre, après que tu as été vaincu et que l’on t’a dépouillé de ta chevelure, tu rejettes en arrière sur ta tête les cheveux qui te reviennent. Ici porte ses pas errants l’Hérule aux joues bleuâtres, lui qui habite les côtes les plus reculées de l’Océan, et dont le visage ressemble presque à l’algue des mers. Ici le Burgonde, haut de sept pieds, fléchit souvent le genou, et demande la paix. L’Ostrogoth trouve dans Euric un protecteur puissant, traite avec rigueur les Chuns ses voisins, et les soumissions qu’il fait ici le rendent fier ailleurs. Et toi, Romain, c’est ici que tu viens demander du secours, et que tu implores contre les phalanges des régions de Scythie l’appui d’Euric, lorsque la grande ourse menace de quelques troubles. Ainsi, par la présence de Mars qui règne sur ces bords, la Garonne puissante protège le Tibre affaibli. Le Parthe Arsace lui-même demande qu’il lui soit permis, en payant un tribut, de régner en paix dans son palais de Suse. Car, sachant qu’il se fait de grands préparatif de guerre sur le Bosphore, il n’espère pas que la Perse, consternée au seul bruit des armes, puisse être défendue sur les rives de l’Euphrate; et lui, qui se fait appeler le parent des astres, qui s’enorgueillit de sa fraternité avec Phébus, descend néanmoins aux prières et se montre simple mortel. Au milieu de tout cela, mes jours se perdent en des retards inutiles; mais toi, Tityre, cesse de provoquer ma muse; loin de porter envie à tes vers, je les admire plutôt, moi qui, n’obtenant rien et employant en vain les prières, suis devenu un autre Mélibée. » Voilà mon poème; tu le liras dans tes moments de loisir, et, pareil au conducteur de chars déjà couronné, tu regarderas de derrière la balustrade, la sueur qui m’inonde et la poussière qui me couvre. Au reste, je ne crois pas que jamais je t’envoie d’autres productions de ce genre, quand bien même la lecture de ces vers, te causerait quelque plaisir, à moins que je ne cesse de chanter mes malheurs, en oubliant les vers. Adieu. [8,10] LETTRE X. SIDONIUS A SON CHER RURICIUS, SALUT. Je vois avec grand plaisir que tu cultives les lettres, et que tu les prends à cœur. Je dirais plus volontiers quelle chaleur de pensée, quelle rapidité de langage accompagne ton style, si les éloges exagérés que tu me donnes ne me défendaient de te louer beaucoup. Et quoique dans ta lettre l’amitié conserve sa douceur, la nature son éloquence, l’habileté son art, tu as péché seulement par le choix de la matière. On peut te louer, du reste, de tes intentions, si tu sembles avoir erré dans ton jugement. Tu crois voir dans ma conduite de grands titres aux éloges; mais, si tu avais un peu tenu compte de notre pudeur, tu aurais dû songer à cette maxime de Symmaque: "Une louange vraie est un ornement, comme un éloge faux est un châtiment". Toutefois, si je juge bien ton esprit, outre la grande affection que tu me témoignes, tu as fait preuve encore d’habileté. Car, c’est l’ordinaire des hommes éloquents de prouver la puissance de leur génie par la difficulté des affaires qu’ils traitent, et de diriger savamment le style, comme une sorte de soc d’une âme féconde, quand une matière stérile, semblable à la glèbe aride d’un terrain maigre, présente peu de ressources au talent. Le monde est plein de pareils exemples; le médecin se fait connaître dans une maladie désespérée; le pilote, dans la tempête; leurs précédentes épreuves accroissent leur réputation, qui sans doute resterait ignorée, si elle n’eût trouvé le moyen de se manifester. C’est ainsi que le grand orateur, s’il embrasse un sujet médiocre révèle un talent supérieur et enlève les suffrages. M. Tullius l’emporte sur tous les autres orateurs dans tous ses discours; dans son oraison pour A. Cluentius, il s’est surpassé lui-même. M. Fronto, quoiqu’il brillât dans ses autres discours, s’est élevé au-dessus de lui-même dans son plaidoyer contre Pélops. C. Plinius, après avoir parlé en faveur d’Attia Viriola, remporta chez lui du haut de la tribune aux harangues, plus de gloire que lorsqu’il prononça ce panégyrique comparable à M. Ulpius, prince incomparable. Ainsi as-tu fait toi-même, quand, jaloux d’exercer ton savoir, tu n’as pas appréhendé de trouver un obstacle même dans ma conscience. Que tes prières portent remède à mes langueurs, et par les séductions d’un langage dangereusement flatteur ne va pas accabler sous le poids d’une fausse gloire la faiblesse d’une âme encore malade. Et certes, puisque ta vie est plus belle que tes discours déjà si beaux eux-mêmes, tu me témoigneras bien plus d’amitié, si tu veux prier plutôt que pérorer pour moi. Adieu. [8,11] LETTRE XI. SIDONIUS A SON CHER LUPUS SALUT. QUE font tes Nitiobroges, tes Vesunnici, eux chez qui le désir de te posséder fait naître sans cesse une sainte contestation? Tu appartiens à l’un de ces peuples par ton patrimoine; à l’autre, par ton mariage. Celui-là te réclame pour t’avoir vu naître; celui-ci, pour t’avoir donné une épouse; ce qui est mieux, tous deux te réclament avec raison. Que tu es heureux, grâces au ciel, au milieu de toutes ces choses, puisque tu mérites que, pour t’avoir et te posséder plus longtemps, l’amour des peuples rivalise de zèle! Mais toi, en leur accordant tour à tour ta présence, tu rends tantôt Drépanius aux uns, tantôt Anthédius aux autres. Veulent-ils un orateur, ils n’ont lieu de regretter ni Paulin, ni Alcimus. Aussi je m’étonne que, remuant chaque jour les trésors d’une riche bibliothèque, tu viennes me demander quelqu’une de mes poésies d’autrefois. J’obéis, quoiqu’il paraisse assez intempestif de rappeler des badinages, quand il faut être en deuil. J’apprends à cette heure, seulement, que, l’orateur Lampridius a été tué; son trépas jetterait mon cœur dans une profonde tristesse, quand même il n’aurait pas succombé à une mort violente. Par une de ces plaisanteries communes entre amis, il m’appelait autrefois Phébus, et il avait reçu de moi le nom de poète Odrysien convient que d’abord je rapporte ceci, afin que les mots figurés ne jettent point d’obscurité sur les vers suivants. Une fois que j’allais à Bordeaux, me faisant, pour ainsi dire, précéder de ma muse, je lui envoyai cette pièce pour me faire préparer un logis. Il est mieux, je pense, de te l’offrir que de composer sur la mort du défunt une pièce lugubre qui, sans plaire du côté de l’éloquence, déplairait du côté du sujet. A sa chère et bien-aimée Thalie, commonitoire de Phébus. Dépose quelques moments ta lyre, ô mon élève; noue avec un vert bandeau ta chevelure flottante, et que le lierre flexible ceigne ta vaste robe aux replis sinueux. Garde-toi de prendre le socque, et que ton pied n’aille pas, comme à l’ordinaire, nager dans un cothurne spacieux. Mais aie soin de prendre une chaussure semblable à celle d’Harpalice ou à celle de l’Amazone qui, de son glaive, immola ses prétendants vaincus. Tu seras plus agile dans ta marche, si tes doigts de pied sont nus vers la pointe de tes sandales; ton pas sera plus ferme et plus rapide, si les courroies égales de ta chaussure, en remontant vers la jambe, s’élèvent au-dessus du cou de pied. Dans ce léger costume, souviens-toi de visiter mon Orphée qui, chaque jour, par l’harmonie et la douceur de ses chants, charme les rochers et les bois, et adoucit les cœurs les plus durs; mon Orphée qu’enrichissent l’éloquence tonnante de l’Arpinate, les douceurs du style de Virgile, ou les grâces qui charment si fort le Latium, dans cet Horace, poète lyrique supérieur à Alcée lui-même. Tantôt il fait entendre les fiers accents de la tragédie; tantôt il prend le langage facétieux de la comédie; tantôt il s’enflamme dans la satire et dans les déclamations qui ont pour objet les débats excités par les tyrans. Dis: Phébus arrive, et, après avoir quitté la poste, il frappe de ses rames la rapide Garonne. Il ordonne que tu ailles à sa rencontre; mais après lui avoir préparé d’abord un logement; dis aussi à Léontius, ce fils de Livia, d’une ancienne famille sénatoriale, dis-lui : — Phébus arrivera bientôt. Vois ensuite le facétieux Rusticus, qui n’a que le nom de rustique. Mais si leurs demeures sont occupées déjà, cours aussitôt à la maison des évêques; et, après avoir baisé la main du saint Gallicinus, demande-lui à séjourner quelque peu sous son humble toit, afin que, si je ne puis trouver asile dans la maison de mes amis, je n’aille pas tristement me réfugier dans les hôtelleries fréquentées par les buveurs, et que je ne sois pas obligé de me boucher le nez pour éviter la fumée des cuisines où le rouge boudin enchaîné, suspendu par deux rangs, exhale une odeur de serpolet, où les vapeurs des chaudières s’élèvent au milieu du pétillement qui se fait dans les plats. Là, quand un jour de fête fera entendre des chants enroués, et que retentira la voix bouffonne des parasites, alors, alors, éveillé par la muse d’un hôte ami du vin, que je vous murmure, plus barbare qu’eux encore, des vers dignes de vous. O combien est triste la nécessité de naître! combien celle de vivre est malheureuse! combien celle de mourir est cruelle! Voilà où se précipite la roue de l’instabilité humaine. Je l’ai beaucoup aimé, cet homme, je l’avoue, quoiqu’il fût engagé dans quelques erreurs pardonnables, et qu’il mêlât des faiblesses à ses vertus. Car, souvent, pour des causes légères, il s’irritait, mais assez peu, et je m’appliquais à persuader aux autres que c’était là plutôt un effet de son caractère, qu’un vice réel. Je donnais une interprétation favorable à cette colère qui régnait matériellement dans son âme, et, comme elle était entachée de cruauté, je cherchais à la couvrir du prétexte de sévérité. Quoique peu sûr du côté de la prudence, il était ferme dans ce qu’il croyait; ne se tenant point sur ses gardes, parce qu’il était crédule; toujours plein de confiance, parce qu’il ne nuisait à personne. Il n’avait point d’ennemi qui pût lui arracher une parole de malédiction; point d’ami cependant qui pût échapper à ses censures. D’un accès difficile, il était facile dans un tête-à-tête; il fallait le supporter, mais il était supportable. Au reste, à regarder ses discours, il était vif, harmonieux, travaillé, scrupuleux; à regarder ses poèmes, il était tendre, il employait divers mètres, écrivait avec délicatesse et avec art. Il faisait des vers bien rimés, pleins d’une merveilleuse variété de pieds et de figures; des hendécasyllabes coulants et faciles; des hexamètres sonores et pompeux; des élégiaques tantôt faisant écho, tantôt revenant sur eux-mêmes, tantôt, avec une répétition, unis par la fin et par le commencement. Lampridius, selon que le demandait le sujet, savait proportionner son style aux personnes, aux temps et aux lieux, et cela, non point avec des expressions communes, mais en des termes relevés, nobles et choisis. Dans les matières de controverse, il était fort et nerveux; dans la satire, vif et mordant; dans la tragédie, passionné et attendrissant; dans la comédie, urbain et souple; dans les fescennins, fleuri en son langage, chaleureux en ses souhaits; dans la bucolique, scrupuleux, sobre, riche de poésie; dans la géorgique, extrêmement simple, sans aucune rusticité de style. En outre, pour ce qui concerne les épigrammes, elles ne plaisaient pas tant par l’abondance que par la pointe, et ne renfermaient pas moins de deux vers, ni plus de quatre. Elles offraient quelquefois du piquant, quelquefois du doux, toujours du sel et de la verve. En poésie lyrique, où il s’était proposé Flaccus pour modèle, il se montrait tantôt rapide dans l’iambe, tantôt grave dans le choriambe, tantôt souple dans l’alcaïque, tantôt pompeux dans le saphique. En un mot, il avait de la finesse, de la justesse, de l’habileté, et, quelque sujet qu’il traitât, une grande éloquence; de sorte que l’on aurait pu s’imaginer, à bon droit, qu’il s’envolerait sur les ailes de la gloire, après Horace et Pindare, ces cygnes de la poésie. Il s’adonnait moins au jeu et à la paume; car si les dés l’occupaient comme un travail, la balle était pour lui seulement un plaisir; il plaisantait volontiers, et, ce qui était plus agréable, il se laissait plaisanter plus volontiers encore. Il écrivait souvent, et plus souvent encore avait envie d’écrire. Il lisait continuellement aussi les auteurs anciens avec respect, les auteurs modernes sans jalousie. Chose bien difficile à trouver parmi les hommes, il ne le cédait à aucun autre pour la beauté du génie. Ce qu’il y eut en lui non seulement de coupable, mais encore de fatal, c’est qu’il avait consulté jadis, touchant la fin de sa vie, ces magiciens de l’Afrique, dont l’esprit est aussi ardent que leur pays même. Après avoir examiné, d’après sa demande, la constellation de Lampridius, ils lui prédirent et l’année, et le mois, et le jour qui devaient être (j’emploie le mot de l’astrologie) climactériques pour lui. Quand il leur eut exposé sa naissance, ils y virent l’indice d’une mort sanglante, parce que dans l’année où naquit notre ami, un heureux lever avait amené dans les distances zodiacales tous les globes favorables des planètes, et que ces mêmes planètes, à leur coucher, avaient été rendues sinistres, soit par Mercure asyndète sur le diamètre, soit par Saturne sur le tétragone, soit par Mars apocatastique sur le centre, et enveloppé de feux rouges et sanglants. Au reste, touchant cette science quelle qu’elle soit, et sans doute elle est fausse et trompeuse, s’il y a quelque enchaînement dans ses procédés, tu peux toi-même étudier l’arithmétique; puis, avec cette habileté qui te caractérise, feuilleter soigneusement Vertacus, Thrasybulus, Saturninus, toi dont toutes les méditations ne roulent que sur des sujets mystérieux et élevés. Toujours est-il que, dans la circonstance présente, rien ne s’est fait par conjectures, par ambigüités, puisque notre téméraire scrutateur de l’avenir est mort enfin, malgré ses longues et inutiles précautions, à l’époque et de la manière qu’on lui avait prédit qu’il mourrait. Surpris chez lui et étranglé par ses serviteurs, l’haleine étouffée, le gosier serré, il périt tout au moins de la mort de Scipion Numantin, pour ne pas dire de celle de Lentulus, de Jugurtha et de Séjan. Ce qu’il y a toutefois de moins triste dans ce meurtre, c’est que le crime a été découvert au point du jour avec l’auteur du parricide. Et, quel homme assez peu sensé, quel homme assez aveugle, pour ne pas reconnaître aussitôt, à l’inspection du cadavre, l’indice d’une mort violente? Les preuves en étaient écrites sur cette peau livide, sur ces yeux hors de l’orbite, sur ce visage meurtri, qui offrait des traces de colère non moins que de douleur. On trouva la terre humide de sang; car, après leur forfait, les voleurs avaient tourné contre le pavé la face de la victime, comme si elle eût succombé à une violente hémorragie. Mais, quand on se fut saisi de celui qui avait été le moteur, le boutefeu, le chef de la faction, que ses complices eurent été pris, et qu’on les eut interrogés à part, la terreur des tourments finit par leur arracher l’aveu du crime. Et plût à Dieu que, s’il consulta les devins dans une frivole crédulité, il n’eût point mérité par là de subir une telle destinée! Tout homme qui ose scruter des mystères interdits, cachés et défendus, s’éloigne, je le crains fort, des règles de la foi catholique, et mérite d’obtenir une sinistre réponse à des questions illicites. Le mort, sans doute, a eu sa vengeance, mais son exemple peut être fort utile aux vivants. Car, toutes les fois qu’un homicide est puni, ce n’est pas un remède au mal que cette vengeance, mais une consolation. L’amitié m’a jeté beaucoup trop loin; cependant, elle ne pouvait exhaler en secret ses angoisses. Toutefois, si tu sais quelque chose qui soit digne d’être connu, hâte-toi de m’en faire part, et écris-moi tout au moins, pour que la lecture de ta lettre soulage mon esprit accablé sous le poids de la tristesse. J’avais le cœur oppressé de chagrin, lorsque je confiais au papier ces seules pensées. Aujourd’hui même, ma main ne peut écrire, ma langue ne peut exprimer, ma raison ne sait résoudre aucune autre chose. Adieu. [8,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER TRIGETIUS, SALUT. CETTE ville de Bazas, qui est assise, non point sur de riants gazons, mais sur un monceau de poussière; des plaines desséchées, un sol aride, des sables que les vents, dans leurs chocs, soulèvent et chassent dans les airs, tous ces tristes objets te charment-ils donc si fort que tu ne puisses, toi qui es réclamé par de si instantes prières, toi qui es si peu éloigné de nous, et depuis si longtemps attendu, te laisser enfin attirer à Bordeaux, ni par les puissances, ni par l’amitié, ni par les huîtres engraissées dans nos viviers? Est-ce que tu serais arrêté par la difficulté de voyager en hiver? et comme le vent impétueux du Bigorre a coutume d’effacer les traces des routes en un sol mobile, crains-tu de faire en quelque sorte naufrage sur terre? Comment donc as-tu si promptement oublié que ton pied foula naguère les sommets de Calpé; que tu dressas tes tentes aux limites occidentales de Gadès? Mon ami Trigétius ne se rappelle-t-il plus qu’il ne mit à ses voyages d’autres bornes que les bornes d’Hercule? Diffères-tu donc assez de toi-même, pour avoir passé tout entier sous les lois de la paresse, toi qui, parcourant des contrées inconnues et presque fabuleuses, as vu manquer les régions devant tes pas, plus tôt que tu n’as senti faillir ton ardeur? Et après cela, tu n’hésites pas moins à t’embarquer au port d’Alingon, que s’il te fallait aller maintenant sur les rives du Danube repousser les incursions des Massagètes, ou que si ton vaisseau devait traverser les eaux du Nil, au milieu des redoutables crocodiles qu’elles enferment. Puisque l’espace de douze milles est un obstacle assez puissant pour t’arrêter, que devons-nous croire que tu eusses fait avec l’armée de M. Caton, dans les déserts de Leptis? Cependant quelque horreur que t’inspirent les noms seuls des mois de l’hiver, rassure-toi, le ciel est si calme, si tiède, si serein; on sent dans l’air un souffle si doux, que la saison doit moins te retenir, que ne doit t’inviter notre température. Mais si tu méprises ma lettre qui t’appelle, tu ne résisteras pas, je pense, à des vers, solliciteurs insinuants, qui sauront aussi, je crois, mener courageusement à fin mes désirs, et iront, dans deux jours, se ranger en bataille contre toi. Voilà que mon ami Léontius, le premier, sans contredit, des Aquitains, voilà que Paulinus, qui ne le cède presque en rien à son père, se préparent à aller au-devant de toi, vers les lieux dont j’ai parlé plus haut, et à t’amener sur les eaux de la Garonne, à la faveur du reflux; ils iront non seulement avec une flotte, mais encore avec un fleuve. Alors, les rameurs assis sur leurs bancs, les pilotes au milieu des banderolles, chanteront en chœur tes louanges. Tu trouveras dans le vaisseau un lit délicat et mou, un damier avec ses dames de deux couleurs, des dés qui rouleront souvent sur les degrés de leurs cornets d’ivoire, et, de peur que tes pieds pendants ne soient mouillés en la sentine mouvante, le ventre creux du navire sera couvert d’un pont fait avec des planches de sapin; un berceau de treillis, placé sur ta tête, pourra te garantir du serein dangereux de cette saison. Que peut-on donner de plus à la délicatesse d’un ami paresseux? Tu seras arrivé, qu’à peine auras-tu pensé que tu voyages. Que tardes-tu? qui te retient? Les escargots rampants te devanceraient, ce me semble, avec leur maison native. Tu as de riches et excellentes provisions, que tu dois te décider à sacrifier. Qu’ajouter de plus? Viens te régaler ou nous régaler nous-mêmes; viens, ce qui nous sera plus agréable, faire l’un et l’autre. Abondamment pourvu de ce que ton pays produit de meilleur, viens triompher de nos gourmands qui recherchent les choses délicates du Médoc; que le poisson de l’Adour insulte ici aux mulets de la Garonne, et que la tourbe des vils crabes le cède aux nombreuses langoustes de Bayonne. Quoique tu puisses facilement te mesurer avec tous les autres dans ce genre de combat, néanmoins, si tu veux suivre mon conseil, et il serait injuste de n’en pas croire mon expérience, tu n’admettras pas à cette lutte le sénateur chez lequel ma demeure est établie. Lorsqu’on est reçu chez lui et à sa table, on y remarque des mets plus exquis que ceux que l’on servait à Cléopâtre et un luxe plein de magnificence. Quoique notre sénateur et sa patrie se distinguent dans ce genre de goûts, il a été néanmoins décidé, autrefois, qu’il l’emporte autant sur ses concitoyens en somptuosité, que sa ville l’emporte sur les autres villes du monde. Adieu. [8,13] LETTRE XIII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE NONNECHIUS SALUT. NOUS nous réjouissons, bienheureux Pape, de ce que la munificence d’en haut a réuni en toi divers genres de vertu; car tu es, dit-on, noble sans orgueil, grand sans être haï, religieux sans superstition, lettré sans jactance, grave sans ineptie, facétieux sans recherche, ferme sans raideur, affable sans trop de familiarité. La renommée vient ajouter à cela quelque chose de plus merveilleux, en assurant que ces heureuses qualités sont encore surpassées en toi par l’ardeur de la plus tendre charité; la renommée, dis-je, qui, même en publiant tes louanges, est bien loin de tout dire, car elle peut faire connaître aux absents le but de tes belles actions, mais elle ne saurait en révéler le nombre. Emerveillé au, récit de ces actions, je viens le premier, comme il est de l’obligation d’un inférieur, te rendre mes devoirs, et je ne crains pas qu’on m’accuse jamais de parler trop cette fois, si l’on a pu jusqu’à présent me faire un crime de mon silence. Je te recommande le porteur de ma lettre, Promotus, qui nous est connu depuis longtemps, et que nos prières viennent de faire entrer dans notre tribu; il est Juif de nation, mais il a mieux aimé être Israélite par la foi que par le sang; ambitionnant le droit de cité dans la ville céleste, et méprisant la lettre qui tue pour l’esprit qui vivifie, contemplant d’un côté les récompenses destinées aux justes, prévoyant d’autre part que s’il ne devenait transfuge et ne passait de la circoncision au Christ, il aurait à souffrir durant des siècles éternels des supplices éternels aussi, il a préféré pour patrie la Jérusalem d’en haut à la Jérusalem terrestre. Puisqu’il en est ainsi, que la Sara spirituelle accueille dans une maternelle étreinte un enfant qui est plus véritablement aujourd’hui fils d’Abraham. Il a cessé d’appartenir à l’esclave Agar, lorsqu’il a échangé contre la liberté de la grâce la servitude de l’observance légale. Au reste, le motif de son voyage, Promotus pourra te l’expliquer de vive voix d’une manière plus utile. Il m’est très cher à moi, pour les raisons que j’ai apportées, et je dis cela, parce que l’on recommande efficacement quelqu’un, lorsqu’on ne met en avant que de justes motifs de recommandation. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [8,14] LETTRE XIV. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE PRINCIPIUS, SALUT. DEPUIS longtemps, Pape vénérable, quoique je ne vous connaisse pas de visage, vos actions néanmoins me sont connues; car, une fois que le mérite de la vertu a percé, il ne saurait être resserré en de certaines limites. De là vient que si la bonne conscience n’a pas de bornes assignées, la bonne renommée non plus ne trouve pas de limites. Ce que je dis, regardez-le comme une fausseté, si mes paroles ne sont pas appuyées du noble témoignage d’un homme distingué, venu du monastère de Lérins, d’un compagnon des Lupus et des Maximus, d’un homme qui aspire à égaler en austérité les archimandrites de Memphis et de Palestine. Je veux parler de l’évêque Antiolius; c’est de lui que j’ai cherché avec empressement à apprendre, c’est de lui que je me rappelle avoir appris avec joie quel digne père vous avez, quels dignes frères vous êtes vous-mêmes, et quelle pureté de vie vous apportez tous deux dans l’exercice des hautes fonctions de l’épiscopat. Lorsque vous vous trouviez auprès de ce père, sa maison l’emportait de beaucoup sur celle de l’antique pontife Aaron; celui-ci, au milieu d’un peuple errant dans la solitude, reçut bien l’huile de sanctification de la main de son frère législateur, qui appelait ses fils à remplir les mêmes fonctions; mais le bonheur que lui donnaient Ithamar et Eléazar fut empoisonné par Nadab et Abiu, frappés de la foudre, et dont les corps, nous ne l’ignorons pas, furent punis, quand même il faudrait croire que leurs âmes sont sauvées. Quant à vous, lorsque vous mettez la main sur l’autel, vous n’offrez pas, je le sais bien, un feu étranger, mais avec la charité et la chasteté pour victimes, vous faites brûler dans vos cœurs, comme en des encensoirs, les parfums les plus odorants. En outre, toutes les fois que par les liens de la prédication vous attachez le joug de la loi sur la tête des hommes rebelles et superbes, vous immolez alors spirituellement des taureaux au seigneur. Toutes les fois que, par les aiguillons d’une réprimande chrétienne, vous ramenez aux suaves odeurs de la pureté des hommes souillés dans la fange d’une conscience luxurieuse, vous faites au Christ, avec la puanteur des boucs, un sacrifice qu’il sait trouver agréable. Toutes les fois que, par vos exhortations, une âme contrite et repentante soupire, à la pensée de ses fautes, nul doute alors que vous n’offriez mystiquement une couple de tourtereaux ou deux petits de colombes, qui, par le nombre comme par les gémissements, représentent la double substance de notre nature. Toutes les fois que, d’après vos avertissements, un homme quelconque vient à consumer dans les ardeurs des jeûnes fréquents l’embonpoint de son corps et l’obésité monstrueuse de son ventre, nul doute alors que vous ne consacriez en quelque sorte sur l’autel de la continence la fleur de farine la plus pure. Toutes les fois que par vos conseils vous amenez un homme à renoncer aux aberrations d’un esprit égaré, et à professer une saine doctrine, à embrasser la foi, à suivre le droit chemin, à espérer la vie, nul doute alors que, dans l’amendement et la conversion de cet homme qui se trouve dégagé de l’hérésie, dégagé de l’hypocrisie, dégagé du schisme, vous ne présentiez au Seigneur le pain le plus pur de proposition avec les azymes de sincérité et de vérité. Enfin, qui donc peut ignorer que tout ce qui s’immolait en figure dans les corps au jour de la loi, vous l’offrez en réalité dans les mœurs au jour de la grâce? Voilà pourquoi j’adresse à Dieu de vifs remerciements, parce que, d’après la teneur de votre lettre, je reconnais sans peine que le pontife dont j’ai déjà parlé, s’il m’a dit de vous de grandes choses, m’en a caché de plus grandes encore. L’on ne saurait douter que, si tu sembles bon lorsqu’on parle de toi, que si tu es meilleur lorsqu’on te lit, tu ne sois excellent lorsqu’on te voit. Le clerc Mégétius, porteur de votre éloquente lettre, après que tout a réussi selon ses vœux, te rapporte l’expression de nos respects, de même qu’il m’a apporté ta précieuse lettre; mes vœux du moins sont pour lui, si je ne peux le servir efficacement. Je vous supplie instamment de vouloir bien, par la voie de Mégétius, assouvir la soif que j’ai de vos admirables lettres, et m’écrire souvent, vous et votre frère, mais vous plus souvent. Si la difficulté des chemins et la distance des lieux s’opposent à l’accomplissement de mes désirs, priez du moins quelquefois pour ceux qui vous demandent vos prières. J’aime mieux que vous coopériez à mon salut, même par de rares intercessions, que si vous m’honoriez de fréquents entretiens. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [8,15] LETTRE XV. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE PROSPER, SALUT. EN me demandant de célébrer la gloire du saint Anianus, le plus grand et le plus accompli des pontifes, qui est égal à Lupus et qui n’est point inférieur à Germanus; en désirant que je gravasse dans les cœurs des fidèles le souvenir des mœurs si pures, du mérite, des vertus d’un homme si grand et si distingué, et qui peut encore justement se glorifier de t’avoir eu pour successeur, tu m’avais arraché la promesse de transmettre à la postérité le récit de la guerre d’Attila, récit dans lequel je n’aurais oublié ni le siège, ni l’attaque d’Orléans, ni la résistance des citoyens, ni le saint de la ville, ni la célèbre prophétie du prêtre que le ciel exauça. J’avais commencé d’écrire, mais en voyant quelle lourde tâche m’était imposée, je me repentis de ma tentative; aussi n’ai-je mis personne dans la confidence d’une œuvre que j’avais condamnée d’abord à mon propre tribunal. Je pourrai, je le pense, en considération de tes prières et des vertus de ce grand pontife, écrire son éloge au plus tôt et à la première occasion. Du reste, créancier équitable comme tu l’es, tu voudras bien excuser l’imprudence d’un téméraire débiteur, et, ce qui me paraît à moi une dette insolvable, tu ne croiras pas devoir l’exiger, toi non plus. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [8,16] LETTRE XVI. SIDONIUS A SON CHER CONSTANTIUS SALUT. J’AVAIS promis à l’illustre Pétronius de terminer en quelques lettres le présent opuscule, et je n’ai pas ménagé ses oreilles délicates, en ménageant les tiennes; car j’ai voulu que toute la peine de la révision fût pour lui, que l’honneur de la publication fût pour toi, et que ce volume arrivât dans tes mains comme un hommage de ma part, tandis qu’un autre aurait la peine de le corriger. Ma promesse est remplie; si ton habileté considère les lignes des titres jetés sur les membranes, tu verras, je pense, que l’exemplaire est abondamment rempli, que nous touchons à l’umbilicus, et qu’il est temps, comme dit le satirique, de terminer notre Oreste écrit des deux côtés. Ici, je n’ai point à mon secours, comme les écrivains anciens, une fabuleuse Terpsichore, et je n’ai point promené mon style sur les fraîches rives, sur les pierres mousseuses de la fontaine Aganippique. Et plût à Dieu qu’on ne trouvât, dans ces pages, rien de mou, de flasque, de bas ou de trivial! Car, à un lecteur mûr comme tu l’es, c’est moins une diction décharnée, sans force, sans vigueur, qui plaît, qu’une diction un peu antique, nerveuse et mâle, en quelque sorte. Mais réservons ceci pour un sujet plus important; il me suffit à moi que tu veuilles bien excuser promptement tous mes retards. Si quelque illustre personnage m’avait demandé d’ajouter à mon livre encore quelque chose, en aurais bien plus différé la publication; car il ne reste dans mes tablettes rien qui soit digne de voir le jour. Tu vois par-là que si je n’ai point encore commencé à garder le silence, j’ai l’envie du moins de le faire, et pour un double motif; si, en effet, je viens à plaire, un petit nombre de pages seront plus agréables aux lecteurs; si je déplais, un grand nombre de pages ne seront pas là pour les dégoûter; mon style, du reste, ne présente ni grâce, ni élégance, et n’a qu’une extrême simplicité. Qu’avons-nous affaire, en effet, d’un style obscur et suranné? Qu’avons-nous affaire de ces termes des prêtres Saliens, de ces expressions des Sibylles, ou qui remontent jusqu’aux Sabins de Cumes, et qu’un Fécial, un Flamen, ou un homme habile à résoudre les énigmes des questions légales parviendrait à expliquer plutôt que les maîtres eux-mêmes, qui gardent souvent le silence? Moi, j’ai donné quelques écrits d’un style aride, maigre, d’ordinaire assez commun, qui fait peu d’honneur, parce que l’usage en est fréquent, et qui rarement est bienvenu, parce qu’il est facile de l’employer. Je l’avoue hautement, s’il n’y a dans mes écrits ni vigueur, ni éloquence, ils n’ont rien tout au moins d’étrange, d’inachevé, d’inusité. Mais à quoi bon tout cela? Mon style, et cela m’est suffisant, plaît à mes amis. Qu’ils ne se trompent pas en me jugeant, qu’ils se trompent par amitié, c’est ce que j’aime également en eux; après tout, je demande au Seigneur que la postérité ou se trompe de même, ou me juge également. Adieu.