[5,0] LIVRE CINQ. [5,1] LETTRE I. SIDONIUS A SON CHER PETRONIUS, SALUT. J’APPRENDS que tu mets beaucoup de plaisir et de temps à lire mes lettres. C’est une chose admirable et bien digne d’un homme de lettres aussi distingué que toi, de ne point dédaigner dans les autres même ce qu’il y a de plus petit. C’est aussi là ce qui fait ta plus grande gloire; car on brille assez par son propre talent, quand on favorise celui d’autrui. Je te recommande Vindicius mon ami, personnage religieux, et bien fait pour la dignité lévitique à laquelle il vient d’être élevé. N’ayant pas le loisir de te porter ce que tu m’avais demandé de mes tablettes, vu les affaires dont il était chargé, il te remettra du moins, en guise de présent, quelques bagatelles. Au reste, avec la politesse qui te caractérise, tu veux bien toujours regarder mes lettres comme des dons pleins d’importance. En attendant, je te recommande le porteur qu’une affaire pressante conduit dans ta ville. Il s’y rend avec le double but, ou de commencer un procès, ou de recueillir un héritage; car il doit, par la prérogative de la parenté, succéder à un oncle paternel mort célibataire et sans avoir fait de testament, à moins toutefois qu’une intrigue violente ne vienne traverser son entreprise. Mais, contre tous les obstacles, tu peux seul, après le secours du Christ, suffire à ton suppliant, et je ne doute pas que si sa personne trouve grâce auprès de toi, sa cause ne soit victorieuse. Adieu. [5,2] LETTRE II. SIDONIUS A SON CHER NYMPHIDIUS SALUT. MAMERTUS Claudianus, le plus habile philosophe des chrétiens, le premier de tous les savants, a pris soin d’enrichir et d’orner de tous les membres, de toutes les parties, de tous les secrets de la philosophie profane, un livre remarquable sur la Nature de l’âme, et en trois volumes, où il prouve que les neuf Muses ne sont point des femmes, mais les sciences personnifiées. Car, dans ses pages, un lecteur attentif trouvera les noms véritables des Muses qui se donnent à elles-mêmes leur dénomination réelle, ici, en effet, la grammaire divise, l’art oratoire déclame, l’arithmétique nombre, la géométrie mesure, la musique pèse, la dialectique dispute, l’astrologie devine, l’architecture construit, et la poésie module. Charmé de la nouveauté de ce livre, émerveillé d’un sujet si profond, dès que tu l’eus vu, tu me demandas à l’examiner à la hâte, et tu l’obtins à condition que tu le rendrais promptement. Il ne convient ni que je sois trompé, ni que tu me trompes. C’est temps de rendre ce que je t’ai prêté; car si le livre a pu te plaire, tu dois le connaître assez; s’il t’a déplu, tu dois en être dégoûté. Quoi qu’il en soit, hâte-toi de tenir ta parole, de crainte qu’en rendant trop tard le livre redemandé, tu ne sembles aimer plutôt les membranes que les lettres. Adieu. [5,3] LETTRE III. SIDONIUS A SON CHER APOLLINARIS SALUT. IL était juste, sans doute, de mettre un frein à mon importun babil, en gardant le silence. Mais, comme l’amitié parfaite doit moins se rappeler ce qu’elle rend de bons offices, que se souvenir de ce dont elle est redevable, je viens encore, lâchant la bride à toute retenue, vous réitérer sans pudeur un hommage de lettres: ce qui prouve le mieux l’inconvenance de ma conduite, c’est que vous vous taisez. Quoi donc ! ce que vous faisiez en temps de guerre, n’ai-je pas mérité, mon frère, de le connaître? Avez-vous redouté de faire part ou de votre sécurité, ou de vos craintes, à un ami qui tremble pour vous? Qu’est-ce autre chose, si l’on cache ses actions à celui qui demande à les connaître, que s’imaginer qu’un homme plein de sollicitude pour vous, ou ne se réjouira pas en apprenant vos succès, ou ne s’attristera pas de vos revers? Que cette pensée impie n’aille pas ternir un beau caractère, et que la véritable amitié chasse loin de sa franchise la flétrissure d’une si indigne opinion. Car, ainsi que l’affirme notre Crispus : S’accorder sur ce qu’on veut et sur ce qu’on ne veut pas, voilà ce qui caractérise une solide amitié. En attendant, si vous vous portez bien, j’en suis ravi; quant à moi, accablé sous le poids d’une malheureuse conscience, j’ai été conduit par une fièvre violente aux portes du tombeau. Malgré mon indignité, on m’a imposé le fardeau d’une profession sublime, à moi malheureux, qui, forcé d’enseigner avant d’avoir appris, et osant prêcher le bien avant de le pratiquer, suis semblable à un arbre stérile, et qui, n’ayant pas des œuvres pour fruits, ne donne que des paroles pour feuilles. Il me reste maintenant à vous demander d’obtenir par vos prières qu’il me soit profitable d’être revenu du séjour infernal, en quelque sorte, de peur que, si je persévère dans mes crimes passés, la vie qui m’a été donnée ne soit plutôt la mort de mon âme. Voilà que nous vous avons fait part de ce que nous faisons; voilà encore que nous demandons à savoir ce que vous faites. Nous accomplissons, nous, un devoir pieux; vous, maintenant faites ce que bon vous semble. Croyez-le, une chose gravée, comme les lois attiques, sur l’airain, que nous ne mettrons jamais de bornes, avec le secours du Christ, à une amitié dont nous nous sommes efforcés de jeter les fondements. Adieu. [5,4] LETTRE IV. SIDONIUS A SON CHER SIMPLICIUS, SALUT. SI je n’ai point reçu de réponse, moi qui t’avais écrit, j’en accuse l’amitié, mais bien plus encore la retenue; car, à moins que je ne me trompe, si tu m’as refusé des salutations qui me sont dues, c’est l’effet, non point de l’opiniâtreté, mais de la réserve. Toutefois, si tu fermes encore la porte à ma page causeuse, si tu lui opposes le verrou, c’est sans doute malgré moi que je ne trouble pas ton repos; mais, je te le déclare, je saurai trouver mes coupables non loin de toi. Car, tout ce qu’il y a d’odieux dans votre silence, je puis à bon droit le rejeter sur l’orgueil de vos fils qui, se sentant aimés, éprouvent une sorte de dégoût à la vue de nos empressements. Vous devez, en vertu de l’autorité paternelle, leur faire entendre qu’ils sont dans l’obligation d’adoucir sans cesse, par l’amabilité de leurs discours, l’amertume de l’offense dont ils sont coupables envers moi. Adieu. [5,5] LETTRE V. SIDONIUS A SON CHER SYAGRIUS SALUT. COMME tu es en ligne masculine petit-fils d’un consul, puis, ce qui va mieux encore à notre sujet, du sang d’un poète à qui, sans doute, les lettres auraient élevé des statues, si les trabées ne lui en avaient fait élever déjà (et cette gloire d’auteur dans un genre où sa postérité ne lui est pas inférieure, se trouve attestée aujourd’hui même par les beaux vers qui nous restent de lui), je ne saurais vraiment dire combien je suis étonné de la facilité avec laquelle tu as appris la langue germanique. Je me rappelle tout le soin que l’on a mis à façonner ton enfance aux belles-lettres, et je sais que bien des fois, devant le maître qui t’enseignait l’art oratoire, tu as déclamé avec une chaleureuse éloquence. Or, puisqu’il en est ainsi, dis-moi, je te prie, comment tu as saisi si vite l’accent d’une langue étrangère; en sorte que, après avoir fait une étude spéciale de Virgile, après avoir essayé d’atteindre à la richesse et à l’abondance de l’orateur d’Arpinum, tu prends l’essor, semblable à un jeune faucon qui s’élance de son ancienne demeure? Tu ne saurais croire combien nous rions, moi et les autres amis, toutes les fois que nous apprenons qu’un barbare craint de faire, en ta présence, un barbarisme dans sa langue. Les vieillards germains sont étonnés en te voyant interpréter leurs lettres; ils te prennent pour arbitre et conciliateur dans leurs différends; tu es le Solon des Burgondes pour éclaircir leurs lois; tu es un nouvel Amphion pour manier la cithare à trois cordes; on t’aime, on te fréquente, on te recherche, tu fais les délices de tout le monde; on te prend pour médiateur; on te choisit pour juge; tu décides, et tu es écouté. Et quoiqu’ils aient le corps et l’esprit aussi grossiers, aussi peu façonnables, ils apprennent de toi à mieux parler leur propre langue, à porter un cœur romain. Une dernière chose: toi, qui as si bien le secret de plaire, n’oublie pas de donner à la lecture tes moments de loisir, et, poli comme tu l’es, fais toujours en sorte de posséder parfaitement la langue germanique, pour ne pas prêter à rire; de cultiver la langue maternelle, pour avoir à rire. Adieu. [5,6] LETTRE VI. SIDONIUS A SON CHER APOLLLINARIS SALUT. QUAND l’été faisait place à l’automne, quand l’approche de la mauvaise saison pouvait modérer un peu la crainte des Arvernes, je m’étais rendu à Vienne, où j’ai trouvé dans la plus grande tristesse Thaumastus ton père, que j’aime et respecte infiniment à cause de l'âge et du sang qui nous unit. Quoique fort affligé de la perte récente de son épouse, il ne laissait pas d’être assez inquiet sur ton compte : car il craignait, il appréhendait que la haine des Barbares ou la méchanceté des courtisans ne tramât contre toi quelque calomnie. D’après le rapport envenimé de certains scélérats, on a, dit-il, murmuré secrètement à Chilpéric, maître de la milice, guerrier si heureux, que c’est principalement par tes menées que la ville de Vaison embrasse le parti du nouveau prince. Si tu as quelque chose à craindre à cet égard, ou pour toi ou pour les tiens, hâte-toi de m’en informer par une prochaine lettre, afin que mon zèle ou ma présence dans ces lieux ne vous soit pas inutile. L’objet spécial de mes soins, ce sera, supposé toutefois que tu aies quelque chose à craindre, de te rendre la sécurité, en obtenant ta grâce, ou de te faire tenir sur tes gardes, si je m’aperçois que le prince est irrité. Adieu. [5,7] LETTRE VII. SIDONIUS A SON CHER THAUMASTUS, SALUT. NOUS avons découvert, enfin, ceux qui accusaient auprès de notre Tétrarque ton frère, et en même temps les partisans du nouveau prince, si toutefois les pas clandestins des délateurs n’ont point mis en défaut la sagacité dévouée de nos amis. Ces accusateurs, comme tu l’as entendu dire toi-même, sont des hommes odieux que la Gaule gémit depuis longtemps de voir au milieu des Barbares plus humains qu’eux. Ce sont ces hommes que redoutent ceux mêmes qui sont faits pour inspirer de la crainte. Ce sont ces hommes qui prennent pour occupation spéciale de répandre les calomnies, d’accuser les innocents, de semer les menaces, de ravir les biens. Ce sont ces hommes dont tu entends louer les occupations dans le repos, et le brigandage dans la paix; qui fuient au milieu des combats; qui triomphent an milieu des festins. Ce sont ces hommes qui retardent les affaires auxquelles ils sont employés, qui entravent celles auxquelles ils n’ont point de part, qui dédaignent vos avis, qui vous oublient lorsque vous les avez enrichis. Ce sont ces hommes qui achètent les procès, qui vendent leur médiation, nomment des arbitres, prononcent des jugements, cassent ceux qu’ils ont dictés, attirent les plaideurs, renvoient ceux qu’ils doivent entendre, entraînent ceux qui sont condamnés, et empêchent de transiger ceux qui sont prêts à le faire. Ce sont ces hommes qui, si vous leur demandez une grâce à laquelle personne ne s’oppose, ne vous la promettent qu’à regret, vous la refusent sans honte, se repentent de vous l’avoir accordée. Ce sont ces hommes auprès desquels auraient levé le doigt Narcisse, Asiaticus, Massa, Marcellus, Carus, Parthénius, Licinius et Pallas. Ce sont ces hommes qui envient le repos à ceux qui portent la tunique, la paie à ceux qui portent le paludamentum, les provisions de voyage aux courriers, leurs ventes aux marchands, aux députés les présents qu’ils reçoivent, aux percepteurs le péage, aux provinciaux leurs domaines, le sacerdoce au municipes, leurs poids aux banquiers, leurs mesures à ceux qui tiennent les registres des dépenses publiques, leurs salaires aux greffiers, leurs dispositions aux officiers des comptes, aux prétoriens leurs sportules, leurs trêves aux cités, les tributs aux publicains, aux clercs le respect qu’on leur porte, aux nobles leur naissance, aux supérieurs la présence, à leurs égaux la parité, leurs droits aux juges en exercice, aux juges sortis de fonctions leurs privilèges, aux jeunes gens les écoles, aux maîtres leur salaire, aux gens de lettres leur savoir. Ce sont ces hommes ivres de leurs richesses, il faut bien que tu saches tout, qui montrent, par l’abus qu’ils en font, combien ils sont peu dignes de les posséder; car ils vont armés aux festins, vêtus de blanc aux funérailles, aux noces en habit de deuil, couverts de fourrures aux églises, et de poil de castor aux litanies. Aucune espèce d’hommes, d’ordre ou de temps ne sait leur plaire. Ce sont des Scythes au forum, des vipères dans la chambre, des bouffons dans les festins, des harpies dans les exactions, des statues dans les conversations, des animaux stupides lorsqu’on les interroge, des limaçons dans les traités, des banquiers dans les contrats; ils sont de pierre pour comprendre, de feu pour juger, de flamme pour s’irriter, de fer pour pardonner; ce sont des léopards pour l’amitié, des ours pour la plaisanterie, des renards pour tromper, des taureaux pour la fierté, des minotaures pour détruire. Ils ont une ferme espérance dans les révolutions, et préfèrent des temps douteux. D’une conscience lâche et timide, ce sont des lions au prétoire, des lièvres dans les camps; ils craignent les traités, de peur d’être chassés; les guerres, de peur de combattre. L’odeur d’une bourse rouillée se fait-elle sentir à leurs narines, vous les verrez aussitôt fixer dessus des yeux d’Argus, des mains de Briarée, des griffes de sphinx; ils emploient, pour s’en emparer, les parjures de Laomédon, les finesses d’Ulysse, les tromperies de Sinon, la fidélité de Polymnestor et la piété de Pygmalion. C’est avec de telles mœurs qu’ils veulent perdre un homme non moins distingué par sa bonté que par sa puissance. Mais que peut-il faire seul, entouré de méchants qui empoisonnent ses discours et les interprètent à leur guise? que peut-il faire, dis-je, lui que le caractère rapproche des bons, et qui vit avec les méchants, avec des hommes dont les conseils rendraient Phalaris plus cruel, Midas plus avide, Ancus plus vain, Tarquin plus superbe, Tibère plus rusé, Caius plus dangereux, Claude plus indolent, Néron plus corrompu, Galba plus avare, Othon plus audacieux, Vitellius plus prodigue, et Domitien plus féroce? Mais la consolation principale de notre douleur, c’est que sa Tanaquil apaise notre Lucumon, et détruit par un officieux mensonge les soupçons que l’on tâche sourdement d’insinuer à son mari, Il est juste que vous le sachiez, c’est par les soins de la princesse que les calomnies empoisonnées des jeunes Cibyrates n’ont pas été nuisibles, dans l’esprit de notre protecteur commun, à la tranquillité de nos frères communs, et que, Dieu aidant, elles ne produiront jamais un fâcheux effet, pourvu toutefois que, pendant qu’il gouvernera la Germanie lyonnaise, notre Agrippine modère notre Germanicus et le sien. Adieu. [5,8] LETTRE VIII. SIDONIUS A SON CHER SECUNDINUS SALUT. IL y a longtemps que nous lisions et relisions, avec une admiration qui s’épanchait au-dehors, tes hexamètres si faciles; car tes vers étaient pleins de grâce, soit qu’ils chantassent le flambeau nuptial de l’hyménée, soit qu’ils peignissent les bêtes fauves abattues par une main royale. Mais, à ton jugement même, tu n’as rien fait encore de semblable à ces triples trochées arrangés naguère en mètres hendécasyllabes. Dieu bon! que de sel mordant, que de grâce, que d’éloquence piquante n’y ai-je point vu sans pouvoir retenir mon admiration! si ce n’est toutefois que ces éclairs brillants du génie, ce ton d’ironie facile, étaient comprimés par les personnes, peut-être plus que par le sujet. Le consul Ablavius ne me paraît pas avoir censuré par une figure mieux dissimulée la maison et la vie de Constantin, avec ce distique placé secrètement aux portes du palais impérial: "Qui regretterait le siècle d’or de Saturne? Le nôtre est de diamant, mais Néronien". C’est que ledit Auguste, à peu près à cette époque, avait fait mourir son épouse Fausta dans un bain chaud, et empoisonné son fils Crispus. Toi, cependant, continue à jeter sans crainte les traits acérés de la satire; car tes écrits trouveront une riche matière dans les vices toujours croissants de nos tyrannopolitains. Ils ne s’enflent pas assez médiocrement les hommes que notre jugement, notre siècle et nos contrées regardent comme heureux, pour que la postérité doive jamais avoir de la peine à se rappeler leurs noms; car la honte des méchants, comme la gloire des gens de bien, est immortelle. Adieu. [5,9] LETTRE IX. SIDONIUS A SON CHER AQUILINUS, SALUT. C’EST pour moi une chose précieuse, si tu le veux bien aussi, toi qu’embellissent toutes les vertus, que nous soyons unis par autant de liens d’amitié que nous avons de motifs pour l’être. Ce que je demande remonte à nos ancêtres; en ce point, j’en appellerai au témoignage de nos aïeux Apollinaris et Rusticus, que les mêmes goûts littéraires, les mêmes dignités, les mêmes dangers, les mêmes pensées avaient unis d’une admirable intimité. Ils avaient une égale aversion pour l’inconstance de Constantin, la faiblesse de Jovin, la perfidie de Géronte, et détestaient dans Dardanus tous les vices dont il était infecté. En des temps mitoyens entre nos aïeux et nous, nos pères, parvenus à peine au fort de l’adolescence, furent compagnons d’armes sous le prince Honorius, en qualité, l’un de tribun, l’autre de secrétaire, vivant dans une telle amitié que le moindre titre de leur union, c’était d’être fils de deux pères amis. Sous l’empire de Valentinien, l’un commandait à une partie, l’autre à la totalité des Gaules; mais leurs titres à tous deux se balançaient en quelque façon dans une fraternelle égalité, de sorte que celui qui était le second par son emploi, était le premier par l’ordre de ses faisceaux. C’est notre tour à nous, je veux dire, c’est le tour des petits-fils, qui ne doivent rien tant avoir à cœur que d’empêcher que l’affection de leurs parents et de leurs aïeux ne semble peut-être affaiblie en leur âme. Outre la prérogative héréditaire, de nombreux motifs nous invitent à une intimité semblable. Notre âge, notre patrie sont les mêmes; la même école nous a exercés ; le même maître nous a instruits; les mêmes joies nous ont épanouis; la même sévérité nous a comprimés; la même discipline nous a formés. Du reste, si Dieu le permet, à l’âge qui déjà s’approche de la vieillesse, soyons, si tu y consens, deux âmes, soyons un seul esprit; apprenons à nos enfants à s’aimer réciproquement, à vouloir, à ne vouloir pas, à éviter, à rechercher les mêmes choses. Ce serait un bien qui dépasserait nos vœux, si nos fils, Rusticus et Apollinaris, faisaient renaître les cœurs de leurs honorables bisaïeuls, comme ils en reproduisent les noms. Adieu. [5,10] LETTRE X. SIDONIUS A SON CHER SAPAUDUS, SALUT. PARMI toutes les qualités du cœur dont est doué l’illustre Pragmatius, il en est une qui mérite plus que toute autre d’être remarquée; c’est l’amitié qu’il a pour toi, par une suite de son amour pour les lettres. En toi seul il retrouve encore des traces du savoir et du goût des anciens; il a donc bien raison de te protéger, car il doit aux lettres une grande reconnaissance. Lorsqu’autrefois il parlait en public et s’attirait des applaudissements nombreux, un homme éloquent, Priscus Valérianus, le fit entrer dans sa famille patricienne, quoique, du reste, outre la naissance et la richesse, Pragmatius eût dans son âge, dans sa beauté, dans sa modestie des avantages qui parlaient en sa faveur. Mais, comme je l’ai appris, cet homme, d’un naturel déjà grave pour lors, rougissait même de plaire par sa beauté, car il eût voulu n’être aimé que pour son caractère; et, en effet, c’est par la beauté de l’âme que l’homme de bien plaît davantage: les frivoles agréments du corps s’évanouissent avec les progrès et la chute des rapides années. Ferme dans son propos, Priscus Valérianus, devenu par la suite préfet des Gaules, associa son gendre à ses conseils et à ses jugements. Il persévérait en son opinion première, afin que celui que la science avait conduit dans sa famille, entrât aussi dans ses dignités. Quant à toi, ta manière d’écrire est si claire et si belle, que le style coupé de Palaemon, la gravité de Galion, l’abondance de Delphidius, l’art d’Agroecius, l’énergie d’Alcime, la mollesse d’Adelphius, la rigidité de Magnus, et la douceur de Victorius, non seulement ne lui sont pas supérieures, mais peuvent à peine lui être comparées Et, afin que je ne paraisse pas, sous ce catalogue hyperbolique de rhéteurs, te donner des louanges outrées, j'ose l’affirmer, l’on ne peut comparer à tes écrits que la véhémence de ceux de Quintilien et la pompe de ceux de Palladius. C’est pourquoi, si quelqu’un après vous chérit l’éloquence romaine, il rendra des actions de grâces à cette amitié, et, pour peu qu’il soit homme, ambitionnera d’être admis en troisième à votre société. Mais, par malheur, ce désir de se rapprocher de vous ne deviendra pas une importunité, car peu de gens honorent aujourd’hui les études. Ensuite, c’est un défaut naturel à l’homme, quand il ne connaît pas les difficultés de l’art, de ne point admirer l’artiste. Adieu. [5,11] LETTRE XI. SIDONIUS A SON CHER POTENTINUS SALUT. JE t’aime beaucoup, et mon affection n’est l’effet ni de l’erreur, ni du hasard. Avant de me lier avec toi d’une étroite amitié, j’avais compris ce que j’allais faire; car il est dans mes habitudes de choisir d’abord et d’aimer ensuite. — Eh! quelles sont donc, vas-tu dire, les qualités que tu as aimées en moi? — Je vais répondre avec empressement, parce que l’amitié m’ordonne de le faire; en peu de mots, parce que les bornes de ma lettre me forcent à cela. Ce qui me pénètre de respect dans tes actions, c’est que presque toutes peuvent servir d’exemple aux gens de bien. Tes domaines sont habilement cultivés ; tes maisons sont bâties avec une sage ordonnance; tes chasses sont toujours heureuses, les repas que tu donnes toujours élégants, tes bons mots toujours facétieux, tes jugements toujours équitables, tes conseils toujours sincères; tu es lent à t’irriter, prompt à t’apaiser, fidèle en amitié. Tous ces modèles de conduite, si mon Apollinaris les suit dès ses jeunes années, je m’en féliciterai; du moins, je l’invite à les suivre. Pourvu que, avec l’aide du Christ, les soins que j’apporte à son éducation et à son instruction ne deviennent pas inutiles, je serai au comble de la joie d’avoir emprunté de ta conduite une admirable règle de vie. Adieu. [5,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER CALMINIUS, SALUT. S’IL te parvient rarement de mes lettres, ce n’est point ma fierté, mais la trop grande puissance d’autrui qui en est la cause; et ne m’en demande pas davantage à cet égard, puisque des craintes semblables aux miennes te font assez comprendre la nécessité de mon silence. Il est toutefois une seule chose dont je puis gémir librement, c’est que, séparés l’un de l’autre par les troubles qu’excitent les deux armées ennemies, nous ne puissions jamais nous voir. Jamais tu ne t’offres aux regards inquiets de la patrie, si ce n’est malheureusement lorsque, par les ordres terribles d’un étranger, nous sommes défendus, vous par la cuirasse, nous par nos remparts; l’on t’amène ici captif, et tu es forcé de vider ton carquois de flèches, de remplir tes yeux de larmes; nous le savons toutefois, tes vœux ont bien une autre portée que les traits. Mais comme de temps en temps, sinon par des traités sincères, du moins par une ombre de trêves, il brille à nos yeux un rayon de liberté, je te supplie instamment de vouloir bien, lorsque tu le pourras, nous octroyer de fréquentes lettres, car tu dois savoir que les cœurs de tes concitoyens assiégés te gardent une amitié qui sait oublier ce qu’il y a d’odieux dans ton rôle d’assiégeant. Adieu. [5,13] LETTRE XIII. SIDONIUS A SON CHER PANNYCHIUS, SALUT. Tu n’ignores pas que Séronatus revient de Toulouse; si tu ne le sais pas, et je pense qu’en effet tu l’ignores, apprends-le par cette lettre. Evanthius déjà se rend à Clausétia; il fait déjà déblayer les chemins étroits, et enlever jusques aux feuilles mortes qui pourraient être tombées sur la chaussée. S’il aperçoit quelque fosse un peu profonde, lui-même tout tremblant s’empresse de la combler de terre, comme devant guider sa bête féroce depuis la vallée de Tarmis, pareil en cela aux musculus qui, à travers les rochers et les écueils, conduisent les énormes baleines. Aussi prompt à s’irriter que lent à se mouvoir, semblable à un dragon à peine sorti de son antre, Séronatus approche déjà des Gabalitani pâles de frayeur. Tous dispersés de côté et d’autre, ont déserté leurs villes; Seronatus tantôt les épuise les uns après les autres par des impôts inouïs, tantôt les enveloppe dans les filets de la calomnie, et ne permet pas même à ces malheureux de retourner dans leurs foyers, lorsqu’ils ont payé plusieurs fois le tribut annuel. Un signe certain de son arrivée prochaine, c’est que, partout où il dirige ses pas, l’on voit traîner en foule des prisonniers chargés de fers; il se réjouit de leur douleur, se nourrit de leur faim, et regarde comme une belle action de déshonorer, avant de les punir, ceux qu’il condamnera. Il ordonne aux hommes de laisser croître leurs cheveux, et aux femmes de se les couper. S’il pardonne à quelques personnes, ce qui arrive rarement, c’est tantôt par avarice, tantôt par orgueil, jamais par compassion. Pour peindre un pareil monstre, ce ne serait assez ni du prince des orateurs, Marcus d’Arpinum, ni du prince des poètes, Publius de Mantoue. Ainsi, comme on dit que ce fléau approche, (et puisse le ciel obvier à ses trahisons !) préviens le mal par de la prudence; contre les procès que pourraient te susciter ses brouillons, recours à des accords; contre ses tributs, munis-toi de quittances, afin que ce méchant homme ne trouve aucun moyen de nuire aux gens de bien ou de les écraser. En un mot, veux-tu savoir ce que je pense de Séronatus? Les autres craignent les dommages que ce brigand peut leur causer; moi, je me défie même de ses bienfaits. Adieu. [5,14] LETTRE XIV SIDONIUS A SON CHER APER, SALUT. EST-CE la chaude Baia, est-ce l’eau sulfureuse jaillissant du milieu des pierres ponces, est-ce une piscine salutaire à ceux dont le foie est attaqué ou qui souffrent de la phtisie? est-ce là ce qui te captive? ou bien, par hasard, es-tu assis autour des châteaux bâtis sur les montagnes, et, pour trouver un lieu de refuge, éprouves-tu quelque difficulté à cause du grand nombre des fortifications? Quoi qu’il en puisse être, soit que tu t’abandonnes au repos, soit que tu t’occupes de quelque affaire, tu seras bientôt, si je ne me trompe, rappelé dans la ville pour la cérémonie des Rogations. La solennité de ces prières, c’est le vénérable père et pontife Mamertus qui, le premier, par un exemple digne de respect, par une épreuve très utile, l’a imaginée, réglée et introduite. Il y avait bien, sans doute, auparavant des prières publiques; mais, soit dit sans blesser la foi, elles étaient vagues, tièdes, peu suivies, et pour ainsi dire sommeillantes, interrompues souvent par des repos qui affaiblissaient la dévotion des fidèles; elles avaient pour objet de demander de la pluie ou du beau temps; enfin, pour ne rien dire de plus, elles ne pouvaient convenir également à un jardinier et à un potier de terre; mais dans celles-ci, instituées par le saint pontife, on jeûne, on prie, on psalmodie, on pleure. Je t’invite à ces fêtes où s’abaissent les fronts, à ces pieuses réunions de citoyens qui se prosternent humblement. Si ta piété m’est bien connue, tu mettras d’autant plus d’empressement à venir, qu’il ne s’agit point ici de se réjouir dans les festins, mais de répandre des larmes. Adieu. [5,15] LETTRE XV. SIDONIUS A SON CHER RURICIUS, SALUT. EN VOUS présentant mes devoirs je vous recommande votre libraire, non point par politesse, mais parce que je le connais bien ; j’ai pu suffisamment apprécier la probité de son cœur et la célérité qu’il met à l’ouvrage, par égard pour toi notre maître commun. Il vous reporte l’Heptateuque, écrit avec une grande rapidité, avec une extrême netteté, quoique relu et retouché par nous. Il vous porte aussi le livre des Prophètes, transcrit en mon absence, et débarrassé, grâce à ses soins, des passages superflus; la personne, du reste, qui avait promis de le seconder, n’a pas toujours pu lui lire un autre exemplaire, et cela, je crois, parce que la maladie l’a empêché de tenir sa parole. C’est maintenant à votre encouragement, ou à vos promesses, de récompenser dignement un serviteur ou qui s’efforce ainsi de vous plaire, ou qui a droit à vos bonnes grâces. Si, pour un pareil travail, vous les lui accordez, la récompense ne devra pas être loin; mais, comme je ne vous parle que de faveurs, voyez ce qu’il mérite, celui qui, certes, est bien plus jaloux de l’affection de son maître que de ses récompenses. Adieu. [5,16] LETTRE XVI. SIDONIUS A SA CHÈRE PAPIANILLA, SALUT. DES que le questeur Licinianus, venant de Ravenne, a pu franchir les Alpes et toucher le sol de la Gaule, il s’est hâté de nous écrire qu’il est porteur de patentes par lesquelles ton frère Ecdicius, dont les titres te flattent autant que les miens, est élevé à la dignité de patrice; il a obtenu cette dignité de bonne heure, si tu considères son âge; bien tard, si tu regardes son mérite. Depuis longtemps il s’est rendu digne de cette charge, non point en tenant la balance de la justice, mais en combattant, les armes à la main. Simple particulier, il a enrichi le trésor public, sinon d’argent, au moins de dépouilles ennemies. L’empereur Julius Népos, célèbre par ses victoires et recommandable par ses mœurs, vient enfin d’accomplir la promesse que son prédécesseur Anthémius avait souvent faite à ton frère en récompense de ses travaux: conduite d’autant plus louable, que la promesse était restée longtemps sans effet. Tout bon citoyen peut donc se vouer maintenant au service de la république sans craindre d’être oublié, puisqu’après la mort d’un prince, son successeur acquitte les promesses faites à ceux qui se sont signalés par leurs exploits et par un dévouement généreux. Si je connais bien ton cœur, cette nouvelle doit, au milieu des maux qui nous affligent, être pour toi une grande consolation, et la crainte même d’un siège prochain ne peut t’empêcher de prendre part à la joie publique. Je le sais bien, les honneurs que j’ai reçus, et auxquels la loi te faisait participer, ne t’ont jamais autant flattée que ceux de ton frère; car, si tu es bonne épouse, tu es meilleure sœur encore. Je me hâte de t’annoncer par des lettres de félicitation les grands titres que ta famille, grâces au ciel, vient de recevoir; je satisfais à l’impatience que tu éprouves, et je ménage tout à la fois la modestie de ton frère. S’il ne t’annonce pas lui-même la dignité dont il va être revêtu, tu ne peux accuser que cette modestie et non pas son cœur. Pour moi, quoique je me réjouisse beaucoup des honneurs accordés à ta famille, honneurs que tu attendais jusqu’ici avec d’autant plus d’impatience qu’ils vous étaient promis, je m’en réjouis moins cependant que de l’intimité qui règne entre ton frère et moi. Puisse une telle union toujours exister entre ses enfants et les nôtres! L’objet de mes vœux, c’est qu’imitant leurs pères qui, d’une famille préfectorienne, ont fait, avec la faveur d’en haut, une famille patricienne, nos enfants puissent, eux aussi, rendre consulaire une famille patricienne. Roscia, notre sollicitude commune, te salue; elle est élevée ici sous les yeux bienveillants de son aïeule et de ses tantes paternelles, ce qui arrive rarement à d’autres enfants, et gouvernée avec une sévérité qui, sans, nuire à son âge tendre encore, sert à former son caractère. Adieu. [5,17] LETTRE XVII. SIDONIUS À SON CHER ERIPHIUS, SALUT. TU es toujours le même, cher Eriphius, mais ni la chasse, ni la ville, ni les champs ne t’attireront si fortement que l’amour des lettres ne te retienne encore, et ces goûts studieux font que tu ne nous dédaignes pas, nous qui sentons les Muses, comme tu nous l’écris. Cette façon de penser, au reste, est bien éloignée de la, vérité, et provient, ce semble, ou de la plaisanterie, si tu es joyeux, ou de l’amitié, si tu es sérieux. Certainement, il s’en faut bien qu’elle soit juste, puisque tu m’assignes des qualités qui pourraient à peine convenir à Virgile ou à Homère. Mais laissons cela, et venons-en au sujet. Tu me prescris de t’envoyer les vers que j’ai faits à la prière de ton beau-père, cet homme respectable, qui, dans la société de ses égaux, vit également prêt à commander ou à obéir. Mais, comme tu désires savoir en quel lieu et à quelle occasion ont été faits ces vers, afin de mieux comprendre cette œuvre de peu de valeur, ne t’en prends qu’à toi-même si la préface est plus longue que l’ouvrage. Nous nous étions réunis au sépulcre de saint Justus, tandis que la maladie t’empêchait de te joindre à nous. On avait, avant le jour, fait la procession annuelle au milieu d’une immense population des deux sexes, que ne pouvaient contenir la basilique et la crypte, quoique entourées d’immenses portiques. Après que les moines et les clercs eurent, en chantant alternativement les psaumes avec une grande douceur, célébré Matines, chacun se retira de divers côtés, pas très loin cependant, afin d’être tout prêts pour Tierce, lorsque les prêtres célébreraient le sacrifice divin. Les étroites dimensions du lieu, la foule qui se pressait autour de nous et la grande quantité de lumières nous avaient suffoqués; la pesante vapeur d’une nuit encore voisine de l’été, quoique attiédie par la première fraîcheur d’une aurore d’automne, avait encore échauffé cette enceinte. Tandis que les diverses classes de la société se dispersaient de tous côtés, les principaux citoyens allèrent se rassembler autour du tombeau du consul Syagrius, qui n’était pas éloigné de la portée d’une flèche. Quelques-uns s’étaient assis sous l’ombrage d’une treille formée de pieux qu’avaient recouverts les pampres verdoyants de la vigne; nous nous étions étendus sur un vert gazon embaumé du parfum des fleurs. La conversation était douce, enjouée, plaisante; en outre, ce qui est le plus agréable, il n’était question ni des puissances, ni des tributs; nulle parole qui pût compromettre, et personne qui pût être compromis. Quiconque pouvait raconter en bons termes une histoire intéressante, était sûr d’être écouté avec empressement. Toutefois, on ne faisait point de narration suivie, car la gaîté interrompait souvent le discours. Fatigués enfin de ce long repos, nous voulûmes faire quelque chose. Bientôt nous nous séparâmes en deux bandes, selon les âges; nous demandâmes, les uns une paume, les autres une table et des dés: pour moi, je fus le premier à donner le signal du jeu de paume, car je l’aime, tu le sais, autant que les livres. D’un autre côté, mon frère Domnicius, homme rempli de grâce et d’enjouement, s’était emparé des dés, les agitait et frappait de son cornet, comme s’il eût sonné de la trompette, pour appeler à lui les joueurs. Quant à nous, nous jouâmes beaucoup avec la foule des écoliers, de façon à ranimer, par cet exercice salutaire, la vigueur de nos membres engourdis en un trop long repos. L’illustre Philimatius lui-même: "Dont la vieillesse encore veut cueillir un laurier", (Virgile, Enéide, V, 4 trad. de Delille) comme a dit l’illustre poète de Mantoue, se mêla constamment aux nombreux joueurs de paume. Il avait réussi très bien à ce jeu, quand il était jeune ; mais, comme il était fort souvent repoussé du milieu, où l’on se tenait debout, par le choc du joueur qui courait; comme d’autres fois, s’il entrait dans l’arène, il ne pouvait ni couper le chemin, ni éviter la paume volant devant lui ou tombant sur lui, et que, renversé fréquemment, il ne se relevait qu’avec peine de sa chute malencontreuse, il fut le premier à s’éloigner de la scène du jeu, poussant des soupirs et fort échauffé. Cet exercice lui avait fait gonfler les fibres du foie, et il éprouvait des douleurs poignantes. Je m’arrêtai tout aussitôt, pour faire l’acte de charité de cesser en même temps que lui, et d’éviter ainsi à notre frère l’embarras de sa fatigue. Nous nous assîmes donc de nouveau, et bientôt la sueur le força à demander de l’eau pour se laver le visage: on lui en présenta, et en même temps une serviette chargée de poils, qui, nettoyée de la saleté de la veille, était par hasard suspendue sur une corde, tendue par une poulie devant la porte à deux battants de la petite maison du portier. Tandis qu’il séchait à loisir ses joues : « Je voudrais, me dit- il, que tu dictasses pour moi un quatrain sur l’étoffe qui me rend cet office. — Soit, lui répondis-je. — Mais, ajouta-t-il, que mon nom soit contenu dans ces vers. » — Je lui répliquai que ce qu’il demandait était faisable. — « Eh bien, reprit-il, dicte donc. » — Je lui dis alors en souriant: « Sache cependant que les Muses s’irriteront bientôt, si je veux me mêler à leur chœur, au milieu de tant de témoins. » — Il reprit alors très vivement et toutefois avec politesse, car c’est un homme de feu et une source inépuisable de bons mots: « Prends plutôt garde, seigneur Sollius, qu’Apollon ne s’irrite bien davantage, si tu tentes de séduire en secret et seul ses chères élèves. » Tu peux juger quels applaudissements excita cette réponse rapide et si bien tournée. Alors, et sans plus de retard, j’appelai son secrétaire qui était là tout près, ses tablettes à la main, et je lui dictai le quatrain que voici: « Un autre matin, soit en sortant d’un bain chaud, soit lorsque la chasse échauffe le front, puisse le beau Philimatius trouver encore ce linge pour sécher son visage tout mouillé, afin que l’eau passe de son front dans cette toison, comme dans le gosier d’un buveur ! » A peine notre Epiphanius avait-il écrit ces vers qu’on nous annonça que l’heure était venue, que l’évêque sortait de sa retraite; et nous nous levâmes aussitôt. Sois indulgent pour ces vers que tu m’as demandés. Maintenant, vous deux, revoyez en secret la pièce plus grande que vous m’avez prié naguère d’écrire, en style parabolique ou figuré, contre quelqu’un qui ne peut souffrir les bons jours; vous la recevrez demain. Si elle vous plaît, accueillez-la, publiez-la; si elle vous déplaît, détruisez-la, excusez-la. Adieu. [5,18] LETTRE XVIII SIDONIUS A SON CHER ATTALUS, SALUT. J’AI appris avec un extrême plaisir que tu as reçu le gouvernement de la ville des Eduens; j’ai plusieurs motifs de me réjouir de ton élévation. D’abord, tu es mon ami; puis, tu es juste; ensuite, tu es austère; enfin, tu es rapproché de nous. Ce qui fait que tu voudras, que tu devras, que tu pourras servir nos intérêts et ceux des nôtres. Ainsi, profitant du nouveau droit que donne à un vieil ami le pouvoir auquel il vient d’être élevé, je cherche depuis longtemps l’occasion d’exercer ta bienfaisance. Sache-le, je compte si fort sur ton amitié que, n’eussé-je rien à demander, tu chercherais toi-même, ce semble, quelque chose que tu pusses m’accorder. Adieu. [5,19] LETTRE XIX SIDONIUS A SON CHER PUDENS, SALUT. LE fils de ta nourrice a enlevé la fille de ma nourrice; c’est une chose indigne et qui nous eût brouillés, si je n’eusse d’abord su que tu as ignoré le dessein du ravisseur. Après avoir apporté les raisons qui te justifient, tu daignes demander l’impunité pour une faute criante; je te l’accorde, à condition que, devenant patron de maître que tu étais, tu affranchiras le coupable de son esclavage originel. Quant à cette femme, elle est déjà libre; elle ne paraîtra pas alors victime de la passion, mais épouse légitime, si toutefois notre ravisseur, pour lequel tu supplies, devenu client de tributaire qu’il était, commence à jouer le rôle de plébéien, plutôt que de colon. Cet arrangement, ou cette satisfaction, peut seule réparer abondamment l’injure que j’ai reçue; j’accorde à tes vœux et à ton amitié, que si la liberté délivre le mari, le châtiment ne vienne pas atteindre le ravisseur. Adieu. [5,20] LETTRE XX. SIDONIUS A SON CHER PASTOR SALUT. COMME tu n’as pas assisté hier à la délibération des citoyens dans le conseil, les meilleurs d’entre eux ont pensé que tu l’avais fait à dessein, et dans la crainte qu’on ne t’imposât le fardeau de la députation future. Je te félicite de cette modestie qui te fait craindre d’être élu; je loue ton adresse, j’admire ta prudence, je donne des éloges à ton bonheur; enfin, je souhaite des choses semblables à ceux que j’aime également. Beaucoup d’hommes, que pousse une exécrable popularité, prennent par la main les citoyens les plus distingués, les entraînent hors de l’assemblée publique, leur donnent des baisers à l’écart, leur promettent leurs services, mais sans qu’on les en prie. Afin de paraître envoyés dans l’intérêt du bien commun, ils renoncent au privilège de l’évection, refusent d’eux-mêmes l’argent qui leur est alloué, et vont en particulier demander à chacun sa voix, afin qu’en public ils soient demandés par tous. Aussi, quand même on pourrait gratuitement profiter de leurs peines, on aime cependant mieux élire des personnages modestes, tout en payant les dépenses, tant l’effronterie de ceux qui s’offrent ainsi est, odieuse, alors même que les tributs ne sont pas augmentés à cause d’eux. Par conséquent, quoique tu connaisses les pensées des bons citoyens, cède toutefois aux vœux de ceux qui t’attendent, et approuve l’amitié de ceux qui te veulent, toi qui as déjà éprouvé leur réserve. Si tu as manqué d’abord, on l’attribue à ta modestie, on traiterait de lâcheté une seconde absence. De plus, en partant pour Arles, tu as sur ton chemin ta vénérable mère, tes frères, tes amis et le sol de la douce patrie où l’on vient toujours avec plaisir; puis ensuite, tes domaines, ton intendant, ta vigne, tes moissons, tes oliviers, ta maison elle-même, toutes choses qu’il est agréable de voir, même en passant. Envoyé par nous, tu voyages donc pour toi; car telles seront, si je ne me trompe, la nature et l’opportunité de ton voyage et de notre cause, que tu pourras, ce semble, remercier la ville de ce que tu auras vu les tiens. Adieu. [5,21] LETTRE XXI. SIDONIUS A SES CHERS SACERDOS ET JUSTINUS SALUT. VICTORIUS votre oncle, homme aussi distingué que savant, entre autres productions littéraires, a laissé de fort belles poésies. Moi aussi, dès mon enfance, je n’ai cessé de cultiver les Muses. Vous héritez maintenant de votre parent, avec autant de droit que de justice. Je suis son parent par la profession de poète, si vous l’êtes, vous, par le sang. Il est donc bien juste que chacun de nous succède au défunt, suivant les degrés de parenté; c’est pourquoi, gardez son patrimoine, et donnez-moi les vers. Adieu.