[7,0] QUESTIONS NATURELLES - LIVRE SEPTIÈME. [7,1] I. Il n'est point d'homme si stupide, si insensible, si courbé vers la terre, qui ne sente quelquefois son âme s'élever et prendre son vol vers les demeures célestes, alors surtout que quelque phénomène nouveau brille dans les cieux. Car, tant que les phénomènes journaliers suivent leur cours, l'habitude du spectacle en dérobe la grandeur. Tel est l'homme en effet: ce que nous voyons journellement a beau être admirable, nous ne l'admirons pas, tandis que les faits les plus indifférents, dès qu'ils sortent de l'ordre accoutumé, nous captivent et nous intéressent. Ces groupes d'astres brillants qui ornent la voûte immense des cieux n'attirent pas l'attention de la foule; mais au moindre changement tous les yeux sont fixés là-haut. Personne ne regarde le soleil, qu'à l'instant d'une éclipse. La lune n'a de contemplateurs que si l'ombre de la terre l'efface à nos yeux. Alors un cri retentit dans les villes; une vaine superstition agite les coeurs. Cependant, combien ces irrégularités le cèdent en importance à d'autres faits! Le soleil parcourt autant de degrés qu'il fait naître de jours, et, dans son tour, il enferme l'année; après le solstice, il revient sur ses pas et fait décroître les jours; son obliquité augmente, et les nuits deviennent plus longues; il nous cache les astres; quoique énorme relativement à la terre, il ne la brûle pas : sa chaleur, tour à tour plus intense et plus faible, nous échauffe dans une juste mesure; jamais il n'illumine ou n'obscurcit le disque de la lune que lorsqu'elle lui fait face; tant que ces phénomènes se suivent régulièrement, nous n'y faisons point attention. Au moindre désordre, à une apparition extraordinaire, on regarde, on demande, on se montre l'objet miraculeux : tant il est naturel d'admirer le nouveau plutôt que le grand! Il en est de même pour les comètes. S'il apparaît de ces corps de flamme d'une forme rare et insolite, chacun veut savoir ce que c'est; on oublie tout le reste, on ne parle que du nouveau-venu. On ne sait s'il faut admirer ou trembler ; car alors il ne manque pas de gens qui effraient le peuple, et lui présentent ce phénomène comme un présage funeste. Aussi l'on s'informe, l'on veut savoir si c'est un prodige, ou seulement un astre. Pour moi, je crois qu'il n'est point de connaissance plus noble, de recherches plus utiles que celles qui se rapportent aux étoiles et aux corps célestes: faut-il y voir une flamme concentrée d'où émanent lumière et chaleur? ce que semble attester la vue; ou bien ne sont-ce que des globes enflammés, composés de matières solides et terrestres, qui, roulant dans les plages ignées, en reçoivent un éclat et une couleur empruntés? cette opinion est celle de plusieurs hommes célèbres, à qui les astres semblent des substances dures et compactes qui s'alimentent de feux étrangers. Une flamme pure, disent-ils, se dissiperait, si elle n'avait une base qui la retint; un globe de lumière qui n'appartiendrait pas à un corps pesant par lui-même, serait bientôt dispersé par le tourbillon du monde. [7,2] II. Il est bon, pour avancer dans cette recherche, de nous demander si les comètes sont de même nature que les astres. Elles ont des points de ressemblance avec eux, elles se lèvent, elles se couchent ; sauf la diffusion et la longueur, elles en ont l'aspect, le feu, la splendeur. Si donc tous les astres sont des corps terrestres, les comètes auront aussi la même nature. Si les comètes ne sont qu'une flamme pure, qui subsiste six mois de suite, et que la rapide conversion du monde ne dissipe point, les astres aussi peuvent être formés d'une matière déliée, et qui n'ait rien à craindre de la révolution perpétuelle du ciel. A ces questions se rattache celle de savoir si la terre reste immobile, le monde circulant autour d'elle, ou si elle tourne dans le monde immobile; car il est des philosophes qui ont affirmé que la nature nous emporte à notre insu, que ce n'est pas le ciel qui se lève et qui se couche, mais nous qui nous couchons et nous levons relativement à lui. Un problème digne de nos méditations, c'est de savoir quelle situation est la nôtre: si notre demeure est stationnaire ou douée du plus rapide mouvement; si Dieu fait rouler l'univers autour de nous, ou nous autour de l'univers. Il faudrait de plus avoir le tableau de toutes les comètes qui ont apparu anciennement, car leur rareté empêche de saisir la loi de leur course, et de dire avec certitude s'il y a périodicité et régularité dans leurs révolutions. Or, l'observation de ces corps célestes est de date récente, et ne s'est introduite que depuis peu dans la Grèce. [7,3] III. Démocrite, le plus pénétrant des philosophes anciens, soupçonne, dit-il, que les planètes sont plus nombreuses qu'on ne le croit; mais il n'en a ni donné le nom ni fixé le nombre. On n'avait pas même alors une théorie des révolutions des cinq planètes. Eudoxe, le premier, a transporté cette théorie d'Egypte en Grèce; cependant Eudoxe ne dit rien des comètes, ce qui prouve que les Égyptiens mêmes, malgré l'attention qu'ils donnaient aux phénomènes célestes, avaient peu approfondi cette partie de la science. Plus tard, Conon, qui lui-même fut un observateur des plus exacts, consigna les éclipses de soleil aperçues par les Egyptiens; mais il laissa de côté les comètes qu'il n'eût point omises, s'il eût trouvé chez eux la moindre notion à cet égard. Deux astronomes qui disent avoir étudié en Chaldée, Epigène et Apollonius de Myndes, diffèrent entre eux sur ce point: le dernier, observateur habile de la nature, dit que les Chaldéens comptent les comètes parmi les planètes, et connaissent leur cours; Epigène, au contraire, dit que les Chaldéens ne savent rien des comètes, et qu'ils les prennent pour des corps qu'enflamme un tourbillon d'air violemment roulé sur lui-même. [7,4] IV. Prenons d'abord, si vous le voulez bien, note de cette opinion, et réfutons-la. Selon Epigène, Saturne est, de toutes les planètes, celle qui a la plus grande influence sur les mouvements des corps célestes. Dès qu'il pèse sur les signes voisins de Mars, ou passe dans le voisinage de la lune, ou se trouve en conjonction avec le soleil, sa nature froide et orageuse condense l'air, et le roule en globe sur divers points : qu'ensuite le soleil paraisse, le tonnerre retentit, l'éclair brille. Si Mars concourt à son action, la foudre tombe. De plus, ajoute-t-il, les éléments de la foudre ne sont pas les mêmes que ceux des éclairs: l'évaporation des eaux et de tous les corps humides ne produit dans le ciel que des lueurs menaçantes, qui restent sans effet; mais plus chaudes et plus sèches, les exhalaisons que la terre envoie font jaillir la foudre. C'est ainsi que se forment les poutres, les torches, qui ne diffèrent entre elles que par les dimensions. Lors donc qu'un de ces globes d'air, que nous nommons tourbillons, renferme dans son sein des exhalaisons humides et terrestres, en quelque lieu qu'il se porte, il présente la forme d'une flamme étendue, et le météore dure aussi longtemps que subsiste cette masse d'air chargé de particules humides et terrestres. [7,5] V. Réfutons d'abord la dernière de ces erreurs, et disons que les poutres et les torches ne doivent point leur naissance aux tourbillons. Ceux-ci se forment et se portent dans les couches aériennes les plus voisines de la terre : voilà pourquoi ils déracinent les arbustes, dépouillent le sol sur lequel ils s'étendent, quelquefois emportent les forêts et les maisons; toujours plus bas que les nuages, jamais ils ne s'élèvent au-dessus. Au contraire, les poutres se montrent dans une région plus élevée du ciel: aussi jamais elles ne sont opposées aux nuages. De plus, les tourbillons sont plus rapides que les nuées, et tournent circulairement; enfin, ils cessent brusquement, et crèvent par leur impétuosité même. Au contraire, les poutres, comme les torches, ne parcourent point le ciel, n'en rasent pas la voûte élevée; elles restent fixes et brillent toujours dans la même région. Charimandre, dans son Traité des comètes, dit qu'Anaxagore vit briller au ciel une flamme extraordinaire, de la dimension d'une grosse poutre, et que le météore dura plusieurs jours. Suivant Callisthène, l'apparition d'un feu de même forme et de même grandeur précéda la submersion de Buris et d'Hélice. Aristote prétend que c'était une comète et non une poutre, que d'ailleurs les feux de l'astre, épars à trop de distance dans les cieux, ne furent pas remarqués, à cause de l'extrême chaleur; mais que plus tard, et lorsque la température devint modérée, la comète reprit son aspect ordinaire. Entre plusieurs circonstances remarquables de ce phénomène, la plus étonnante sans doute, est qu'aussitôt après la mer couvrit ces deux villes. Serait-ce donc qu'Aristote regardât toutes ces poutres comme des comètes? Aristote établit cette distinction, que la flamme des poutres est continue, tandis que celle des comètes est éparpillée. Dans toutes les poutres brille une flamme égale, sans solution de continuité, sans affaiblissement, et seulement plus concentrée vers les extrémités. Telle est la description que Callisthène fait de celle dont nous venons de parler. [7,6] VI. Épigène distingue deux sortes de comètes : les unes répandent partout leurs feux, et sont immobiles; les autres ne jettent que d'un côté une flamme éparse qui ressemble à une chevelure, et devancent les étoiles: telles sont les deux comètes que nous avons vues dans notre siècle. Les premières sont de toutes parts hérissées comme d'une crinière; immobiles et voisines de la terre, elles naissent des mêmes causes que les poutres et les torches, c'est-à-dire des modifications qu'éprouve un air épais qui s'imprègne des émanations humides et sèches de notre globe. Ainsi le vent, resserré dans un espace étroit, peut enflammer l'air supérieur, si cet air contient des matières inflammables; il peut ensuite écarter de ce centre lumineux l'air voisin, qui rendrait fluide et ralentirait le globe de feu ; enfin il peut, le lendemain et les jours suivants, s'élever pour enflammer les mêmes points. En effet, on voit pendant plusieurs jours de suite le vent renaître aux mêmes heures. Les pluies et les autres météores orageux sont aussi périodiques. En un mot, pour résumer tout le système d'Épigène, il croit ces comètes formées de la même manière que les feux auxquels l'explosion d'un tourbillon donne naissance. La seule différence est que les tourbillons descendent d'une région plus élevée sur le globe, tandis que les comètes s'élèvent du globe vers une région plus élevée. [7,7] VII. A cette théorie on fait plusieurs objections. D'abord, si le vent était la cause des comètes, jamais elles ne paraitraient sans lui; or, on en voit par le temps le plus calme. Ensuite, si le vent leur donnait naissance, elles disparaîtraient à la chute du vent, elles commenceraient avec lui, grandiraient avec lui, et auraient d'autant plus d'éclat, qu'il aurait plus de violence. Voici une troisième raison : le vent agit sur une grande partie de l'atmosphère, les comètes ne paraissent qu'en un point; les vents n'arrivent point à des hauteurs immenses, les comètes se font voir au-dessus des régions que peuvent battre les vents. Epigène passe ensuite aux comètes, qui, selon lui, tiennent davantage des étoiles, qui ont un mouvement et dépassent la ligne des constellations. Il leur assigne les mêmes causes qu'aux comètes inférieures, à cette différence près, que les exhalaisons terrestres qui les forment sont composées de parties sèches, tendent, par conséquent, à s'élever plus haut, et sont chassées par l'aquilon dans les régions supérieures du ciel. Mais si c'était l'aquilon qui les chassât, elles s'avanceraient toujours vers le midi, qui est le côté où se porte ce vent. Or, leur direction est variée : les unes courent vers l'orient, les autres vers le couchant ; toutes suivent une courbe que le vent ne leur ferait pas suivre. Enfin, si c'était l'aquilon qui les portât de la terre dans les cieux, jamais on ne verrait de comètes par d'autres vents, ce qui est contraire à l'expérience. [7,8] VIII. Réfutons à présent sa seconde explication, car il en donne deux. Toutes les exhalaisons, une fois réunies, doivent, par leur incompatibilité même, rouler en tourbillon. Un vent puissant, mû circulairement, enflamme dès lors par la rapidité de son agitation et porte dans des régions élevées tout ce que contient le tourbillon. La lumière des feux que fait jaillir sa course subsiste tant que ce feu a des aliments, et tombe dès qu'il n'en a plus. Epigène, en parlant ainsi, oublie la différence qu'il y a entre la marche des comètes, et celle d'un tourbillon ; celui-ci s'avance avec une violence et une rapidité de beaucoup supérieures à celles des vents : les comètes roulent tranquillement, et l'espace qu'elles parcourent en un jour et une nuit n'est point appréciable. De plus la marche du tourbillon est indéterminée, inconstante, et, comme le dit Salluste, capricieuse : celle des comètes est régulière, et a lieu dans une route tracée d'avance. Qui croira que la lune et les cinq planètes sont emportées par le vent ou roulées par un tourbillon? personne? ce me semble. Pourquoi ? parce que leur marche n'est point irrégulière et désordonnée. Appliquons cette raison aux comètes : leur marche n'étant ni turbulente ni tumultueuse, on ne peut croire que des causes irrégulières et inconstantes les fassent mouvoir. Ensuite, lors même que ces tourbillons seraient assez forts pour s'emparer des émanations humides ou terrestres, et les élever d'une région inférieure à une grande hauteur, ils ne pourraient les élever au-dessus de la lune : toute leur action s'arrête aux nuages. Or, les comètes marchent dans la haute région des cieux, mêlées aux étoiles. Est-il vraisemblable qu'un tourbillon durerait aussi longtemps, quand on sait que plus il est fort, plus il tend à s'affaisser? [7,9] IX. Ainsi, qu'Epigène choisisse : son tourbillon n'est-il doué que d'une force médiocre? il ne pourra s'élever si haut; est-il énergique et violent? il ne tardera pas à se détruire. De plus, les comètes inférieures ne restent, dit-il, dans l'air inférieur, que parce qu'elles ont plus de parties terrestres : c'est la pesanteur qui les retient dans le voisinage de la terre. Cependant, il faut que les comètes les plus durables et les plus élevées soient plus chargées de matière, car sans cela leurs apparitions ne pourraient être longues. Ne faut-il pas, pour les soutenir, une grande quantité d'aliments? J'ai dit qu'un tourbillon ne peut subsister longtemps, qu'il ne peut s'élever au-dessus de la lune et au niveau des étoiles : car qui donne lieu à un tourbillon ? la lutte de plusieurs vents contraires. Or, cette lutte ne peut être longue ; quand les vents incertains et indéterminés ont tourné en cercle quelques instants, la supériorité finit par être à l'un d'eux. Nulle tempête violente ne dure longtemps; plus l'orage est fort, moins il a de durée. Quand les vents sont parvenus à leur maximum d'intensité, ils perdent toute leur violence. Cette impétuosité extraordinaire ne fait qu'accélérer leur extinction; aussi jamais on n'a vu de tourbillon durer tout un jour, ni même une heure entière. Leur rapidité étonne ; leur courte durée n'étonne pas moins. De plus, sur la terre et dans son voisinage, leur célérité comme leur violence est plus grande; à mesure qu'ils s'élèvent, ils s'étendent, se relâchent et se dissipent. Enfin, eussent-ils assez de force pour tendre à la haute région des cieux, à celle où roulent les astres, le mouvement qui entraîne l'univers les décomposerait. Quoi de plus rapide, en effet, que cette révolution du monde? elle dissiperait tous les vents coalisés; la terre, malgré la cohésion et la solidité de ses parties, ne lui résisterait pas : que dire de quelques molécules d'air roulées en tourbillon? [7,10] X. De plus, ces feux, élevés dans l'éther par un tourbillon, n'y subsisteraient qu'avec le tourbillon même. Or, quoi de plus incroyable que la longue durée d'un tourbillon? Un mouvement n'est-il pas détruit par un mouvement contraire? les régions supérieures n'obéissent-elles pas à ce mouvement de rotation qui entraîne le ciel, «Et il entraîne les astres en hauteur, et les fait tourner rapidement dans l'espace?» Accordât-on quelque durée aux tourbillons, en dépit de l'impossibilité, que dire des comètes qui se montrent six mois de suite? ensuite il faudrait admettre au même lieu deux mouvements, l'un divin, perpétuel, et sans relâche accomplissant ses fonctions, l'autre nouveau, étranger et introduit par un tourbillon. Ces deux mouvements se contrarieraient donc. Or, le cours de la lune et des planètes qui roulent au-dessus d'elle est irrévocable, jamais il ne cesse ou n'hésite; rien ne peut nous faire soupçonner que quelque obstacle s'oppose à lui. On ne peut croire qu'un tourbillon, celui des orages, qui est le plus violent et le plus désordonné, arrive au milieu des astres, et se jette à travers ces rangs si paisibles et si harmonieux. Comment croire que le feu naisse d'un tourbillon roulé sur lui-même, et que, se portant dans les cieux, il nous présente l'aspect d'un astre allongé? Sa flamme devrait être semblable à la cause qui la produit. Or, la forme d'un tourbillon est ronde; il se meut dans la même place, comme une colonne qui tournerait sur son axe : la flamme qu'il porterait dans ses flancs devrait être modelée sur lui; cependant la flamme des comètes est longue, éparse, et nullement cylindrique. [7,11] XI. Laissons Epigène, et passons à l'examen des autres opinions. Avant de les exposer, cependant, remarquons que les comètes ne se font pas voir dans une seule région du ciel, ni dans le cercle du zodiaque exclusivement : elles brillent tantôt à l'est, tantôt à l'ouest et le plus souvent au nord. Leurs formes diffèrent; mais quoique les Grecs les aient distinguées, les unes par l'espèce de barbe enflammée qui pend devant elles, les autres par la chevelure quelles laissent traîner dans les airs, enfin d'autres par des flammes qui se projettent en cône; toutes, cependant, sont de la même nature, et portent, à juste titre, le nom de comètes. Les longs intervalles de temps qui séparent leurs apparitions rendent la comparaison de ces astres difficile. Souvent, à l'instant même où elles paraissent, les spectateurs ne sont point d'accord sur leurs caractères. Chacun, selon qu'il a la vue plus perçante ou plus faible, déclare la comète plus brillante, ou plus rouge ; sa chevelure plus ramassée dans l'intérieur, ou plus saillante en dehors. Mais, quelles que soient ces différences, il faut nécessairement que toutes les comètes soient produites par les mêmes causes. Un fait invariable et qui seul les caractérise, c'est que leur apparition est insolite, leur forme étrange, et qu'elles traînent autour d'elles une flamme échevelée. Quelques philosophes anciens expliquaient ainsi le phénomène : Quand deux planètes se rencontrent, leurs lumières, confondues en une seule, doivent présenter l'aspect d'un astre allongé : cette apparence a lieu non seulement après le contact, mais par la simple approche des deux planètes; car alors l'intervalle qui les sépare, étant illuminé et enflammé par toutes deux, doit former une longue traînée de lumière. [7,12] XII. A cela nous répondrons que le nombre des planètes est fixe, qu'on voit, au même instant, et toutes ces planètes et la comète nouvelle; ce qui prouve que la comète a son indépendance et son existence propre. Souvent aussi on voit une planète passer sous une autre plus élevée : par exemple, Jupiter sous Saturne, Vénus ou Mercure sous Mars, qui est alors perpendiculairement au-dessus. Cependant, ces rapprochements ne donnent point naissance à une comète: sans cela, on en verrait tous les ans, puisque, tous les ans, on voit quelques planètes dans le même signe du zodiaque. S'il suffisait, pour produire une comète, qu'une étoile passât sur une autre étoile, la comète serait détruite presque aussitôt, puisque les planètes roulent avec une extrême rapidité. Les éclipses sont toutes très courtes, et c'est pour cette même raison. La marche rapide qui les amène sur une même ligne les en éloigne aussitôt. Nous voyons le soleil et la lune affranchis en quelques instants des ténèbres qui les ont obscurcis : combien les étoiles, qui sont inférieures en dimension, doivent-elles se séparer plus vite ! Cependant, il est des comètes qui durent six mois, ce qui serait impossible, si elles devaient l'existence à l'union de deux planètes : car deux planètes ne peuvent être longtemps unies, la loi de vitesse qui les régit ne cessant jamais de les emporter dans l'espace. De plus, lorsque ces planètes nous semblent voisines, elles sont séparées encore par des intervalles immenses. Comment les feux d'une de ces étoiles pourraient–ils se porter jusqu'à l'autre, de manière à nous les faire paraître unies à des distances si considérables? La lumière de deux étoiles, dites-vous, se confond en une seule apparence, comme les nuages deviennent rouges à l'entrée du soleil sur l'horizon, comme le crépuscule et l'aurore se peignent de l'or le plus pur, comme l'arc-en-ciel s'embellit de couleurs alternatives, seulement à l'aspect de l'astre. Mais, d'abord, je répondrai que tous ces effets sont dus à une cause très active : c'est le soleil qui produit ces flammes brillantes; les étoiles n'ont pas son énorme puissance; ensuite, tous ces phénomènes n'ont lieu que dans une région inférieure à la lune et dans le voisinage de la terre : la région supérieure est pure, absolument sans mélange et garde toujours la même couleur. D'ailleurs, si pareil phénomène avait lieu, il n'aurait pas de durée, et il disparaîtrait, au bout d'un instant, comme ces couronnes qu'on voit autour du soleil et de la lune, et qu'un espace de temps très court suffit pour faire disparaître. L'are-en-ciel lui-même ne dure guère : la lumière qui remplirait l'intervalle de deux planètes se dissiperait aussi vite. Durât-elle plus longtemps, elle ne durerait pas aussi longtemps que les comètes. Enfin, les planètes décrivent leurs révolutions dans le zodiaque; les comètes se voient partout : leur apparition n'est pas plus fixe que les limites tracées à leur orbite. [7,13] XIII. A tout ceci Artémidore répond qu'il y a plus de cinq planètes; qu'on n'en a observé que cinq, mais qu'il y en a une infinité qui parcourent les cieux sans être aperçues, soit parce que l'obscurité de leur lumière nous les cache, soit parce que la position de leur orbite ne nous permet de les voir que quand elles en touchent l'extrémité. De là cette intervention subite d'étoiles nouvelles, dont la lumière, confondue avec celle des étoiles fixes, forme une masse de flamme plus considérable que celle des planètes ordinaires. Des mensonges d'Artémidore voilà le plus léger. Toute sa théorie du monde est un tissu d'impostures impudentes. A l'en croire, la région supérieure du ciel est solide, durcie, à la façon d'un toit; c'est une voûte profonde et épaisse, formée d'un amas d'atomes condensés; la couche suivante est de feu, mais d'un feu si compacte, qu'il ne peut se dissiper ni s'altérer. Cependant il y a des soupiraux, des espèces de fenêtres par lesquelles le feu pénètre, de la partie extérieure du monde, mais en assez petite quantité pour n'en point troubler la partie intérieure de laquelle ils remontent au-dessus du ciel. Ceux qui paraissent contre l'ordre accoutumé proviennent de ce foyer extérieur. Combattre de telles chimères, serait donner des coups en l'air, et s'escrimer contre les vents. [7,14] XIV. Je voudrais, cependant, que celui qui a orné le monde de voûtes si solides, me dit, afin de me faire croire à cette épaisseur du ciel, quel agent a pu porter si haut et fixer en ces lieux des corps si solides car des matières aussi épaisses sont nécessairement d'un grand poids; comment des corps pesants restent-ils au plus haut des cieux? Qui empêche ces masses de redescendre, de se briser par leur poids, car il est impossible que ces blocs énormes qu'il emploie, restent suspendus et appuyés sur des corps légers? On ne peut objecter la présence de liens extérieurs, qui empêchent leur chute, ni celle d'étais intérieurs sur lesquels pose et pèse la masse dont ceux-ci préviennent la chute. Enfin, on n'osera pas dire non plus que le monde s'avance dans l'espace, mais tombe éternellement, et que la perpétuité de cette chute indéfinie, et qui n'a point de terme où elle puisse aboutir, la rend invisible à nos yeux. C'est, il est vrai, ce que l'on a dit de la terre, parce que l'on ne trouvait aucune raison pour expliquer comment ce poids énorme se tient dans l'espace. Elle tombe éternellement, dit-on; mais on ne s'aperçoit pas de sa chute, parce que l'espace dans lequel elle roule est infini. Ensuite, sur quelles preuves avancez-vous que le nombre des planètes n'est pas borné à cinq, et qu'il s'en trouve une infinité dans une infinité de régions? Si vous pouvez avancer de telles assertions sans aucun fondement raisonnable, qui peut empêcher de dire aussi que toutes les étoiles sont errantes, on qu'aucune ne l'est? Enfin, cette foule de planètes sera encore une faible ressource pour vous; car, plus il y en aura, plus leurs rencontres seront fréquentes : or, les comètes sont rares. C'est ce qui les rend un objet de surprise. Enfin, le témoignage de tous les siècles vous réfute; car tous ont remarqué l'apparition de ces astres et l'ont transmise à la postérité. [7,15] XV. Après la mort de Demetrius, roi de Syrie, père de Demetrius et d'Antiochus, peu de temps avant la guerre d'Achaïe, brilla une comète aussi grande que le soleil. Son disque était rouge et enflammé; sa lumière éclatante pouvait triompher de la nuit ; sa grandeur diminua ensuite sensiblement, son éclat s'affaiblit ; enfin elle disparut totalement. Combien a-t-il donc fallu d'étoiles réunies, pour former un corps aussi considérable ! L'assemblage de mille astres de cette espèce n'égalerait pas le soleil en grosseur. Sous Attale, on vit une comète, petite d'abord, qui ensuite s'étendit, s'éleva, s'avança jusqu'à l'équateur, et grossit au point d'égaler, dans son immense étendue, toute la partie du ciel à laquelle on donne le nom de voie lactée. Combien encore n'a-t-il pas fallu d'étoiles errantes pour remplir d'un feu continu un si grand espace du ciel ! [7,16] XVI. Après avoir réfuté les preuves, combattons les témoins. Nous pourrons sans peine dépouiller Éphore de son autorité : il n'est qu'historien. Or, il est des historiens qui cherchent la célébrité en racontant des faits incroyables, et qui ne réveillent qu'à force de prodiges un lecteur qui s'endormirait sur des faits journaliers. Il en est de crédules, il en est de négligents. Quelques-uns se laissent surprendre par le mensonge, d'autres s'y complaisent; ceux-ci le cherchent, ceux-là ne savent pas l'éviter. Généralement, ces écrivains pensent que leurs ouvrages ne peuvent être goûtés et avoir la vogue, s'ils ne sont relevés par des fables. Pour Éphore, moins scrupuleux encore que d'autres, tantôt il trompe, tantôt il est dupe. Ainsi, par exemple, la comète dont l'apparition causa la submersion de Buris et d'Hélice, et sur laquelle furent fixés tous les yeux du monde, à cause de la grande catastrophe qui suivit, se serait, selon Éphore, séparée en deux étoiles. Nul autre écrivain n'a rapporté cette circonstance. En effet, qui aurait pu saisir l'instant oit la comète se partageait en deux fractions? et si réellement quelqu'un la vit se dédoubler, comment ne l'a-t-on pas vue se former de deux étoiles? Pourquoi n'a-t-il pas ajouté le nom des deux fractions de la comète, puisque certainement chacune faisait partie des cinq planètes? [7,17] XVII. Apollonius de Mynde pense différemment. Selon lui, les comètes ne sont pas des assemblages de planètes ; mais une foule de comètes sont des planètes réelles. Ce ne sont pas, dit-il, des apparences illusoires, des feux qui s'étendent d'un astre à un autre, ce sont des astres particuliers : les comètes sont ce que sont le soleil et la lune. Le caractère de leur forme est de n'être pas ronde, mais élancée et longue. Leur orbite n'est pas visible; elles parcourent les plus hautes régions du monde, et ne se font apercevoir que quand elles arrivent dans la partie inférieure de leur orbite. Rien n'oblige à croire à l'identité de celles que nous vîmes sous Claude et sous Auguste, à l'identité de celle qu'on vit briller sous Néron et qui réhabilita les comètes, et de celle qui commença à se faire apercevoir à la onzième heure du jour, aux jeux de Vénus Génitrix, après la mort de César. Il y a beaucoup de comètes différentes, tant en dimension, qu'en couleur : les unes sont rouges, sans éclat; les autres, blanches et brillantes d'une pure lumière; quelques autres de feu, mais d'un feu grossier, mélangé, terreux, et enveloppé de vapeurs fuligineuses ; d'autres encore sont d'un rouge de sang, et cette couleur menaçante présage l'effusion du sang humain. La lumière des comètes augmente et diminue ainsi que celle des autres astres, qui semblent plus brillants et plus grands à mesure qu'ils s'approchent, plus petits et plus obscurs lorsqu'ils retournent sur leurs pas et s'éloignent de nous. [7,18] XVIII. On objecte à cette théorie qu'il n'en est pas des comètes comme des autres astres. Le jour même où elles apparaissent, elles ont toute leur grosseur. Elles devraient cependant s'accroître, à mesure qu'elles approchent de nous. Au contraire, elles gardent le même aspect, lorsqu'elles commencent à s'éteindre. Ensuite on renouvelle l'objection opposée au système précédent: Si les comètes étaient des astres errants, elles rouleraient dans le zodiaque, qui est la limite de toutes les autres planètes. Jamais on n'aperçoit une étoile à travers une autre étoile: notre vue ne peut percer le centre d'un astre pour voir ceux qui sont au delà. Au contraire, on découvre à travers les comètes, comme à travers un nuage, les objets ultérieurs; ce ne sont donc point des astres, mais des feux légers et irréguliers. [7,19] XIX. Zénon, notre maître, est d'avis que les rayons des étoiles convergent, et que de cette réunion des rayons, de cette association de lumière résulte la figure d'une étoile allongée. Aussi est-il des gens qui regardent les comètes comme imaginaires: ce ne sont, disent-ils, que des apparences produites ou par le voisinage ou la mutuelle réflexion des étoiles, ou par leur réunion. D'autres admettent leur réalité, mais pensent qu'elles ont une marche qui leur est propre, et qui ne les rend visibles qu'au bout d'un certain nombre de lustres. Enfin, d'autres, en admettant leur réalité, leur refusent le nom d'astres, parce que, disent-ils, elles se dissipent, ne subsistent que peu de temps, et s'évaporent très vite. [7,20] XX. Telle est l'opinion de presque tous les stoïciens, et ils ne la croient pas contraire à la vérité. Nous voyons s'allumer dans les airs des feux de toute espèce : tantôt le ciel est embrasé, tantôt "De blanches traînées de flammes le sillonnent," tantôt des torches et de vastes masses de feu y roulent. La foudre même, malgré son extrême rapidité, qui ne lui permet que d'éblouir un instant la vue pour disparaître ensuite, est-elle autre chose qu'un feu dû à l'air froissé et poussé impétueusement par une collision atmosphérique? Aussi n'est-ce qu'une flamme de peu de durée, qui s'échappe par la scission du nuage, et se dissipe en un instant. D'autres feux subsistent plus longtemps, et ne cessent de se montrer que quand leurs aliments sont entièrement consumés. C'est à cette classe qu'il faut rapporter les prodiges décrits par Posidonius : les colonnes, les boucliers ardents, tant d'autres flammes remarquables par leur étrangeté, et qui, sans cette dérogation aux voies ordinaires de la nature, n'attireraient point l'attention. L'apparition d'un feu subit dans les régions supérieures étonne tout le monde; soit que la flamme se montre et disparaisse tout à coup, soit que l'air enflammé par sa propre compression produise un météore de quelque durée. Ne voit-on pas quelquefois l'éther, en se refoulant sur lui-même, laisser derrière lui une vaste concavité lumineuse? On pourrait s'écrier: Qu'est cela? "Je vois l'Olympe s'entr'ouvrir, Sous la brillante voûte une étoile courir;" et souvent ces phénomènes, sans attendre la nuit, ont brillé au milieu du jour. Mais c'est une autre raison qui fait apparaitre dans un temps peu fait pour eux ces astres, dont l'existence, alors même qu'ils sont invisibles, est démontrée. Il est nombre de comètes que nous empêche d'apercevoir le voisinage du soleil, dont l'éclat les obscurcit; et Posidonius raconte que, dans une éclipse de cet astre, on vit briller une comète, qu'il cachait par son voisinage. Souvent aussi, après le coucher du soleil, on voit près de lui des feux épars : c'est que le corps même de la comète, inondé des feux du soleil, ne peut en être distingué; tandis que sa chevelure se dérobe à l'action de ses rayons. [7,21] XXI. Nos stoïciens croient donc que les comètes, de même que les torches, les poutres, les trompettes et les autres météores, doivent naissance à un air condensé. Voilà pourquoi elles apparaissent plus fréquemment au nord, parce que l'air stagnant y abonde. Mais pourquoi les comètes, au lieu de rester immobiles, marchent-elles dans l'espace? Le voici. Semblables aux feux célestes, elles cherchent des aliments dans l'espace, et quoique tendant, par leur nature, aux régions supérieures, l'absence de matières inflammables les force à rétrograder et à descendre. Dans l'air même, elles n'affectent point d'aller à droite ou à gauche ; elles se traînent du côté où les attire une veine de matières inflammables; elles ne marchent point comme les étoiles, elles se nourrissent comme la flamme. Mais pourquoi se montrent-elles si longtemps, au lieu de s'éteindre en un moment? Celle, par exemple, que nous vîmes au commencement du règne heureux de Néron, se dirigeait en sens inverse de celle qui parut sous Claude : elle se montra six mois entiers. Elle avait la forme conique. Elle partait du pôle nord et marchait vers l'orient, en perdant, chaque jour, de son éclat. La seconde s'était dirigée du même point vers l'occident, puis elle fléchit au sud où elle disparut. C'est que la première, nourrie d'éléments plus humides et plus propres à la combustion, les suivit toujours; la seconde fut favorisée par une région plus féconde et plus substantielle. C'est donc l'appât des aliments qui décide leur direction, et non une loi de leur nature; les circonstances ont été différentes pour les deux comètes que nous avons observées, puisque l'une se dirigeait vers la droite, et l'autre vers la gauche. Or, le mouvement de toutes les planètes se fait du même côté, c'est-à-dire dans un sens contraire au mouvement des cieux. Les cieux roulent de l'est à l'ouest, les planètes: vont de l'ouest à l'est. Aussi ont-elles deux mouvements, celui qui leur est propre, et celui qui les emporte avec tout le ciel. [7,22] XXII. Je ne suis pas de l'avis de nos philosophes. Loin de prendre les comètes pour un feu subit, je les regarde comme un des ouvrages éternels de la nature. D'abord, tout météore aérien est de peu de durée; car il n'a pour base qu'une matière changeante et fugitive. Comment l'air, qui est dans un état perpétuel de fluidité, de changement, d'inquiétude, produirait-il des effets permanents? Un instant suffit pour le faire passer d'un état à un autre : tantôt la pluie, tantôt le beau temps, tantôt un état intermédiaire. Les nuages, qui se forment si souvent dans l'air, dans lesquels il se condense pour se résoudre en pluie, sont tantôt réunis, tantôt dispersés, mais jamais immobiles. Il est impossible que la flamme demeure constante et fixe dans un corps si fugace, et qu'elle y subsiste avec autant de ténacité que les feux destinés par la nature à être inaltérables. De plus, si les comètes cherchaient toujours des aliments, elles ne cesseraient de descendre; car, plus l'air est voisin de la terre, plus il est épais : or, jamais les comètes ne descendent si bas, et n'approchent de notre sol. Enfin, la flamme doit ou s'élever par sa propre nature, ou suivre la direction des matières auxquelles elle s'attache et dont elle se nourrit. [7,23] XXIII. Les feux célestes ordinaires n'ont point une route tortueuse : les astres seuls décrivent des courbes. Les comètes des temps anciens en ont-elles décrit? Je l'ignore; mais de notre temps deux comètes l'ont fait. D'ailleurs, tout ce qui résulte d'une cause temporaire est prompt à périr. Ainsi les torches ne luisent qu'en passant; ainsi la foudre n'a de force que pour un seul coup; les étoiles tombantes ou filantes glissent rapidement dans l'air qu'elles sillonnent. Jamais le feu n'a de durée, si son foyer n'est en lui-même. Je parle de ces feux divins, de ces éternels flambeaux du monde, qui sont ses membres et ses ouvrages. Mais ceux-ci sont éternellement actifs, éternellement en mouvement, éternellement fidèles à leurs lois; ils sont toujours égaux à eux-mêmes, tandis que leurs dimensions seraient aujourd'hui plus grandes, demain plus petites, s'ils devaient leur origine à une cause subite, à une flamme conglomérée. Chaque jour les verrait plus gros ou plus petits, selon le plus ou le moins d'abondance de leurs aliments. J'ai dit naguère qu'une flamme qui résulterait d'un accident aérien serait éphémère; j'ajoute qu'elle ne pourrait même durer un instant ni se maintenir en aucune façon. Car les torches, la foudre, les étoiles filantes, tous les autres feux tirés de l'air sont dans un état de fuite continuel : on ne les voit que quand ils tombent. Les comètes ont, chacune, un espace assigné, elles le parcourent et n'en sont point expulsées à l'instant de l'apparition; elles ne s'éteignent pas, elles s'éloignent de la portée de notre vue. Si elles étaient des planètes, dites-vous, elles rouleraient dans le zodiaque. Qui peut fixer des limites aux astres? qui peut confiner dans un espace étroit ces êtres divins? Ces planètes mêmes, qui seules vous semblent douées de mouvement, parcourent, les unes et les autres, des orbites différentes : pourquoi n'y en aurait-il pas qui auraient aussi des routes bien diverses, et tout à fait particulières, à parcourir? pourquoi n'y aurait-il qu'une partie du ciel accessible aux astres? Enfin, si vous croyez que toute planète doit toucher le zodiaque, les comètes peuvent parcourir un cercle assez vaste pour qu'il y soit compris en partie : je ne dis pas que la chose soit nécessaire, mais elle est possible. [7,24] XXIV. N'est-il pas plus digne de la majesté du monde de le diviser en des milliers de routes diverses, que d'admettre un seul sentier battu et de faire du reste un morne désert? Dois-je croire que, dans ce vaste et magnifique ensemble, parmi ces astres innombrables, parure variée et brillante de la nuit, qui ne laissent jamais l'atmosphère vide et inactive, cinq étoiles seules aient le droit de se mouvoir, tandis que les autres restent là, peuple immobile et lié de chaînes éternelles ? Si l'on me demande pourquoi l'on n'a pas observé le cours des comètes, ainsi que des étoiles errantes, je répondrai qu'il est mille choses dont on admet l'existence sans connaître la raison de cette existence. Tous les hommes avouent qu'ils ont une âme qui régit, excite ou arrête leurs mouvements; mais cette pensée directrice et souveraine de l'homme, qu'est-elle? où est-elle? Nul ne vous dévoilera cette énigme. L'un vous dira que c'est un souffle; l'autre, une harmonie; celui-ci, une force divine, fraction de Dieu même; celui-là, un air éminemment subtil; d'autres, une puissance incorporelle; vous trouverez même des philosophes qui la placeront dans le sang; d'autres, dans la chaleur. Tant elle est incapable de savoir exactement ce qui se passe ailleurs, cette âme qui en est encore à se chercher elle-même! [7,25] XXV. Comment nous étonner maintenant de voir ignorer les lois des comètes, dont le monde a si rarement le spectacle, ainsi que le point de départ et les limites de ces corps, dont les retours n'ont lieu qu'à d'immenses intervalles? Quant aux étoiles, il n'y a pas quinze cents ans que la Grèce "A compté les étoiles par leur nom." Aujourd'hui même, il est beaucoup de peuples qui ne connaissent le ciel que de vue, qui ne savent pas pourquoi la lune s'éclipse et se couvre d'ombre. Nous-mêmes nous n'avons que depuis peu un système arrêté sur ce point. Un temps viendra où ces mystères, cachés aujourd'hui, seront éclaircis par le laps des ans et les études accumulées des siècles. La vie d'un homme serait insuffisante pour résoudre ces problèmes, fût-elle tout entière consacrée à l'inspection du ciel. Que sera-ce si elle est partagée, inégalement même, entre l'étude et les vices? Ce n'est donc que par une longue série de travaux que ces phénomènes seront dévoilés. Un jour, notre postérité s'étonnera que nous ayons ignoré des faits si clairs. Les cinq planètes qui assiégent nos yeux, qui se présentent de tous côtés et qui forcent notre curiosité, nous ne connaissons que d'hier leur lever du matin et du soir, leurs stations, leurs directions, leurs rétrogradations. Les émersions de Jupiter, son coucher, sa marche rétrograde (tel est le nom qu'on a donné à son mouvement de retraite), ne nous sont familiers que depuis quelques années. Alors enfin il s'est trouvé des sages pour nous dire : Vous croyez que des astres s'arrêtent, se détournent : erreur! Il n'est point de corps célestes qui puissent être stationnaires ou dévier; tous marchent, tous se meuvent dans la direction qui primitivement leur fut imprimée. Leur course cessera, le jour où ils cesseront d'être. Cet ouvrage éternel est soumis à des mouvements irrévocables. Si jamais il s'arrête, c'est qu'il surviendra des obstacles qu'aujourd'hui la marche égale et régulière du monde rend impuissants. [7,26] XXVI. Alors pourquoi ces apparences de rétrogradation? C'est la rencontre du soleil qui donne aux planètes une apparence de lenteur. De plus, les orbites, les cercles parcourus sont disposés de manière à faire illusion en certains moments. Ainsi les vaisseaux, à l'instant oit ils cinglent à pleines voiles, semblent immobiles. Un homme apparaîtra un jour, qui démontrera dans quelle portion de l'espace errent les comètes, pourquoi leur route est si éloignée de celle des autres planètes; il dira leur grandeur, leur composition. Contentons-nous de nos découvertes, et laissons à la postérité des vérités à découvrir. Mais, dit-on, les étoiles ne sont pas diaphanes; et la vue perce à travers les comètes. Si le fait est vrai, l'oeil voit non point à travers la flamme épaisse et continue qui forme le corps de la comète, mais à travers la traînée de lumière rare et disséminée en forme de chevelure: c'est dans les intervalles du feu, ce n'est pas à travers le feu même, que nous-voyons. On dit encore: Toute étoile est ronde, les comètes sont oblongues; donc ce ne sont pas des étoiles. Qui vous accordera que les comètes soient oblongues? La nature leur a donné, ainsi qu'aux autres astres, la forme sphérique; mais la lumière de cette sphère se projette au loin. Le soleil darde en tous sens de longs rayons, et certes autre est la forme de l'astre, autre celle des flots lumineux qui en découlent: de même le noyau des comètes est rond; mais leur lumière s'étend plus loin que celle des autres étoiles. [7,27] XXVII. Pourquoi cela? dites-vous. Et vous-même, dites-moi pourquoi la lumière de la lune est si différente de celle du soleil, quoiqu'elle la reçoive du soleil? pourquoi est-elle tantôt rouge, tantôt pâle? pourquoi devient-elle livide et sombre quand elle ne voit plus le soleil? Dites-moi pourquoi les étoiles ont toutes quelque différence de forme? pourquoi toutes surtout diffèrent-elles dit soleil? Tous ces corps cependant, en dépit de leur différence, sont des astres: rien n'empêche donc que les comètes ne soient éternelles et semblables à eux, malgré la différence de leurs aspects. Le monde même, pour peu qu'on le considère, ne se compose-t-il pas de parties diverses? Pourquoi le soleil est-il toujours ardent dans le signe du Lion? pourquoi alors brûle-t-il et dessèche-t-il la terre? pourquoi, dans le Verseau, amène-t-il un hiver glacial, et rend-il les flots immobiles sous les frimas? Les deux signes sont de même espèce, et cependant quelle différence dans leurs effets et dans leur naturel. Le Bélier se lève en peu de temps, la Balance est très lente à se lever: les deux signes sont encore de même nature; et cependant quelle vélocité dans l'un, quelle lenteur dans l'autre! Considérez les éléments: quelle différence de nature ! A la pesanteur s'oppose la légèreté, au froid la chaleur, à l'humidité la sécheresse; de ces contrastes, cependant, résulte l'harmonie de l'ensemble. Vous dites: Non, les comètes ne sont pas des astres; leur forme n'est pas taillée sur un patron, n'est pas celle des astres ordinaires. En effet, quelle ressemblance entre la planète qui achève sa révolution en trente ans, et celle qui décrit la sienne en une année? La nature n'a pas jeté tous ses ouvrages dans le même moule; elle est fière de sa variété. Parmi les corps célestes, les uns sont plus gros, les autres plus rapides; d'autres ont plus de puissance, d'autres ont une force plus modérée. Les uns ont été tirés de la foule pour marcher isolément et avec plus d'éclat, les autres ont été confondus dans la troupe des astres vulgaires. C'est ignorer la puissance de la nature, que de la croire incapable de produire, si elle ne produit selon la règle ordinaire. Elle ne nous montre que rarement les comètes; elle leur a assigné une autre place, des périodes diverses, des mouvements différents de ceux des planètes. Elle a voulu orner de leur beauté la beauté de son ouvrage. Leur aspect est trop magnifique, soit que l'on considère leurs dimensions, soit qu'on s'arrête à leur éclat, plus ardent et plus vif que celui des autres astres, pour ne voir en elles que l'oeuvre du hasard. Leur forme a ceci de remarquable et de particulier, qu'au lieu d'être enfermée et resserrée dans un disque étroit, elle s'étend avec liberté, et occupe, à elle seule, l'espace d'un grand nombre d'étoiles. [7,28] XXVIII. Aristote dit que les comètes présagent les tempêtes et la pluie. Pourquoi en effet ne pas croire qu'un astre puisse être un pronostic? Ce n'est pas sans doute un signe de tempête, comme il y a signe de pluie, lorsqu'on voit une lampe se couvrir en pétillant de noirs flocons de mousse, ou bien quand on voit "Les foulques s'ébattre sur la grève, ou les hérons, abandonnant leurs marais, s'élever au-dessus des nuages; » tristes avant-coureurs des tempêtes. Les pronostics que donne la comète sont de l'ordre de ceux par lesquels l'équinoxe indique que la température va changer ou en chaud ou en froid, par lesquels, suivant les Chaldéens, les étoiles qui président à la naissance indiquent le bonheur ou le malheur de la vie. Pour vous en convaincre, songez que, suivant Aristote lui-même, ce n'est pas pour le moment même qu'une comète annonce les vents et la pluie; elle rend l'année entière suspecte. Par là, il est clair que ce ne sont pas des pronostics conférés subitement aux comètes, transmis de même, mais des pronostics essentiels à leur nature, et déterminés par les lois du monde. L'effet prédit par Aristote et Théophraste suivit la comète qu'on vit briller sous le consulat de Paterculus et de Vopiscus. Des tempêtes horribles et continues régnèrent partout; en Achaïe, en Macédoine, des tremblements de terre renversèrent des villes. Aristote ajoute que la lenteur des comètes prouve leur pesanteur et décèle en elles beaucoup de parties terrestres: leur marche aussi le prouve, car elles se dirigent presque toujours vers les pôles. [7,29] XXIX. Ces deux arguments sont faux. Réfutons d'abord le premier. La lenteur de la marche serait une preuve de pesanteur! Et pourquoi? Saturne, celle de toutes les planètes qui roule le plus lentement, est donc la plus pesante. Or, la preuve de sa légèreté est dans son élévation même. Mais, dites-vous, elle décrit un cercle plus vaste : ce n'est pas sa vitesse qui est moindre, c'est sa course qui est plus longue. Songez que j'en puis dire autant des comètes, quand même leur marche serait plus lente; ce qui est contraire à la vérité. La dernière comète a parcouru en six mois la moitié du ciel, la précédente a mis moins de temps à disparaître. Mais, ajoute-t-on, elles sont pesantes, puisqu'elles descendent. D'abord, un corps mû circulairement ne descend point; ensuite la dernière comète, partie du nord, s'est avancée vers le midi par l'ouest, et ne s'est cachée qu'en s'élevant de plus en plus. La seconde, que l'on vit du temps de Claude, se montra d'abord au nord, et ne cessa de monter perpendiculairement jusqu'à ce qu'elle disparût. Voilà, les seuls faits relatifs aux comètes qui m'aient semblé de nature à intéresser les autres et moi. Sont-ils vrais? Que ceux qui connaissent la vérité en jugent. Pour nous, il ne nous est donné que de chercher à tâtons, guidés par nos conjectures, sans nous flatter de saisir le vrai, comme aussi sans désespérer de l'atteindre. [7,30] XXX. Aristote dit admirablement que jamais nous ne devons être plus réservés que quand nous parlons des dieux. Si nous n'entrons dans les temples qu'avec recueillement, si nous n'approchons d'un sacrifice que les yeux baissés et la toge ramenée sur la poitrine, si tout alors, dans notre maintien, témoigne de notre respect; combien plus de retenue ne doit-on pas s'imposer, quand on discute sur les astres, sur les planètes, sur la nature des dieux! Que de circonspection pour ne rien dire avec légèreté, ne rien affirmer avec présomption ou ignorance, ne pas mentir sciemment! Ne nous étonnons point de voir découvrir si lentement des vérités si profondes. Panétius et les philosophes qui veulent que les comètes ne soient pas des astres ordinaires, mais de simples apparences, examinent avec soin si toutes les saisons de l'année sont propres à voir naître les comètes, si toutes les régions du ciel peuvent en engendrer; si elles peuvent se former partout où elles peuvent se porter, et mille questions de ce genre, qui toutes deviennent inutiles, dès qu'on voit dans les comètes non plus des embrasements fortuits, mais des parties essentielles du monde, des astres qui se montrent rarement, et se meuvent dans un orbe inconnu. Combien d'autres corps roulent en secret dans les cieux, et ne se montrent jamais à la vue des mortels! car Dieu n'a pas tout fait pour l'homme. Que voyons-nous de ce grand ouvrage? L'être qui régit ce vaste ensemble, qui l'a construit, qui l'a établi sur ses bases et jeté autour de lui; cet être, qui lui-même est la plus belle et la plus noble partie de son ouvrage, se dérobe à nos regards : on ne le voit que par la pensée. [7,31] XXXI. Bien d'autres puissances voisines de l'être suprême par leur nature et leur pouvoir, nous sont inconnues, ou, ce qui surprend encore davantage, éblouissent notre vue et s'y dérobent, soit parce que l'oeil de l'homme ne peut saisir des substances si ténues, soit parce que leur majestueuse sainteté se cache dans une retraite profonde pour gouverner leur empire, c'est-à-dire elles-mêmes, et ne livre accès qu'à l'âme. Nous ne pouvons connaître la nature de l'être sans lequel il n'est point d'être; et nous nous étonnons d'ignorer celle de quelques feux, quand celle de Dieu, la plus vaste partie de l'univers, est pour nous un mystère? Que d'animaux nous ne connaissons que depuis le siècle actuel ! que d'autres, à nous inconnus, seront découverts par les races futures! Que de conquêtes pour les âges à venir, quand notre mémoire même ne sera plus! Le monde serait peu de chose, s'il ne fournissait matière aux recherches du monde entier. Il est des secrets qu'on ne révèle pas tous en un jour ! Éleusis a des mystères en réserve pour la seconde initiation. La nature ne livre point non plus tous ses mystères à la fois. Nous nous croyons initiés, et nous sommes encore à la porte du temple. Or, ces secrets ne sont point exposés à la vue de tous, ni tous à la fois; ils sont retirés et enfermés au fond du sanctuaire. Notre âge en découvrira quelques-uns; d'autres seront pour l'âge qui va nous remplacer. Quand ces connaissances nous arriveront-elles donc? Les grandes découvertes se font lentement, surtout si le travail languit. Nous ne sommes pas même parvenus au but unique de tous nos efforts, je veux dire au comble de la perversité. Nos vices sont encore en progrès. Le luxe trouve encore de nouvelles folies, la débauche invente contre elle-même de nouveaux outrages; la mollesse et la dissolution découvrent tous les jours des moyens de destruction plus délicats et plus raffinés. Nous n'avons pas encore assez fait abdication de virilité. Tout ce qui nous reste d'habitudes mâles disparaît sous le luisant et le poli de nos corps. Nous avons vaincu les femmes en toilette; hommes, nous nous parons de ce fard que les dames romaines abandonnent aux courtisanes. Une allure molle et vacillante suspend en quelque sorte notre pied : nous ne marchons plus, nous nous laissons aller. Des anneaux parent nos doigts; sur chaque phalange brille une pierre précieuse. Chaque jour, nous songeons au moyen d'outrager en nous-mêmes ou de masquer notre sexe, dont nous ne pouvons nous détacher. L'un livre au fer ce qui le fait homme; l'autre cherche l'asile déshonoré du cirque, se loue pour mourir, et s'arme pour devenir infâme. L'indigence même trouve moyen de satisfaire ses goûts monstrueux. [7,32] XXXII. Vous êtes surpris que la science n'ait pas encore achevé son oeuvre! Le vice n'a pas acquis tout son développement. Il ne fait que de naître, tous nous l'étudions; nos yeux s'y consacrent, nos mains s'y dévouent. Mais la science, qui s'y livre? qui la croit digne de mieux que d'un coup d'oeil en passant ? Qui jette l'oeil sur la philosophie ou sur les nobles études, à moins qu'il n'y ait relâche en fait de jeux, ou que le temps ne soit à la pluie ? car alors on peut perdre sa journée. Aussi, que de sectes philosophiques s'éteignent sans laisser de successeurs ! Les deux académies, l'ancienne et la moderne, n'ont point laissé de pontife qui les continue. Qui enseigne aujourd'hui la doctrine de Pyrrhon? Cette école de Pythagore, si célèbre, si enviée, n'a plus de chef. L'école si vigoureuse, si romaine de Sextius, après un début heureux, s'est éteinte presque au berceau. En revanche, que de soins pour donner l'immortalité à un pantomime ! La noble race des Pylade et des Bathylle vivra au moins par ses successeurs. Pour ce genre de sciences il y a force disciples, force maîtres. Rome entière retentit des danses auxquelles se livrent les deux sexes sur des théâtres privés. Le mari, la femme, se disputent chacun leur partenaire. Le front usé par le masque mimique, on court ensuite aux lieux de prostitution. La philosophie ne voit jamais venir son tour. Aussi, bien loin que l'on découvre des vérités inconnues aux anciens, tous les jours d'anciennes découvertes périssent. Ah ! lors même que nous y consacrerions tous nos efforts, que la jeunesse tempérante en ferait son unique étude, les pères, le texte de leurs leçons avidement recueillies par les fils; nous n'arriverions qu'à peine au fond de l'abîme qui couvre la vérité : aujourd'hui nous ne la cherchons qu'en remuant du bout des doigts la surface du sol.