[6,0] QUESTIONS NATURELLES - LIVRE SIXIÈME. [6,1] I. Pompéies, cette ville célèbre de la Campanie, près de laquelle la côte de Sorrente et de Stabies d'un côté, de l'autre le rivage d'Herculanum, formaient, par leur réunion et leur enfoncement, un golfe agréable, fut abîmée, nous le savons, par un tremblement de terre qui endommagea tous les alentours; et cela, Lucilius, au milieu de l'hiver, à une époque que nos ancêtres regardaient ordinairement comme à l'abri des dangers de ce genre. Cette catastrophe eut lieu le jour des nones de février, sous le consulat de Regulus et de Virginius. La Campanie, qui tant de fois avait redouté ces fléaux, mais qui jamais n'avait été atteinte par eux et en avait été quitte pour la peur, fut ravagée et couverte de morts. Herculanum fut détruite en partie, et ce qui en reste n'est pas bien assuré. Nucérie, sans être détruite, a été endommagée. Naples, légèrement effleurée par cet affreux désastre, a plutôt essuyé des pertes particulières que publiques. Des maisons de campagne situées sur la cime des montagnes ont tremblé, mais sont encore debout. On ajoute qu'un troupeau de six cents moutons a été frappé de mort, que des statues ont été brisées, et qu'après l'événement on a vu errer des hommes devenus fous et furieux. Je vais chercher la cause de ces phénomènes : le plan de l'ouvrage et l'à-propos de cet événement encore récent m'en font une loi. Rassurons les esprits alarmés, délivrons-les de frayeurs cruelles. Quel asile peut sembler assez sûr quand le monde éprouve des secousses; quand ses parties les plus solides s'écroulent ; quand la base inébranlable et fixe qui sert d'appui à tout l'édifice, s'agite comme les flots; quand le sol perd cette immobilité qui semble son privilége? Quel sera alors le terme de nos frayeurs? quelle retraite, quel refuge trouvera la race humaine épouvantée, si du centre même de sa demeure part l'objet de ses craintes, si le danger est sous nos pieds? La consternation est générale, quand le craquement du toit annonce la chute d'une maison : chacun fuit d'un pas rapide, déserte ses pénates et cherche un asile dans les lieux découverts. Mais où fuir, où espérer un abri, si le globe lui-même menace ruine ; si le sol qui nous protége et nous soutient, si la terre qui porte nos villes, si ce globe, dont quelques-uns font la base de l'univers, s'entr'ouvre et chancelle? Quel secours, quelle consolation espérer, quand la peur n'a plus même où fuir? quel rempart assez solide nous préserverait du danger et en serait lui-même à l'abri? A la guerre, un mur me protége; des forteresses hautes et escarpées arrêtent, par la difficulté de l'accès, les armées les plus nombreuses. Les ports servent d'asile contre la tempête; à l'abri d'un toit, nous bravons les nuages qui se fondent en pluie et les torrents que ne cesse de verser le ciel. L'incendie ne suit pas l'homme dans sa fuite; enfin, contre les foudres et les menaces du ciel on se met à l'abri dans des souterrains et des cavernes profondes; car les feux célestes ne traversent point la terre et sont émoussés par le moindre obstacle de sa surface. En cas de peste, on peut changer de demeure. Point de fléau qu'on ne puisse éviter. Jamais la foudre n'a frappé des nations entières : un ciel empesté a pu changer les villes en déserts, mais ne les a point détruites. Le fléau dont nous parlons a des effets plus vastes, plus inévitables, plus funestes à tous; il est plus insatiable. C'est peu pour lui d'attaquer maisons, familles, villes, il détruit des nations, des régions entières : tantôt il les couvre de débris, tantôt il les ensevelit dans des gouffres profonds, sans même laisser de traces qui décèlent l'ancienne existence de ce qui n'est plus. Sur les cités les plus fameuses s'étend un nouveau sol, sans nul vestige de ce qu'elles furent. Bien des gens craignent, plus que tout autre, ce genre de mort qui engloutit l'homme avec sa demeure, et l'efface vivant encore du nombre des vivants; comme si toute mort n'aboutissait pas au même terme ! La nature, parmi ses autres lois justes, n'en a pas d'aussi juste que l'égalité des hommes à l'instant de la mort. Ainsi, il n'importe que j'expire frappé par une pierre, ou écrasé sous une montagne; accablé et suffoqué sous les débris poudreux d'une maison ou dans les abîmes du globe tout entier s'affaissant sur ma tête ; qu'importe que j'expire à l'air libre et au clair soleil, ou dans le vaste gouffre de la terre entr'ouverte? Qu'importe que je descende seul au sein de ces immenses profondeurs, ou qu'un peuple entier y tombe avec moi et m'y suive ? Qu'importe le fracas qui accompagnera ma mort? c'est toujours et partout la mort. Armons-nous de courage contre un mal qu'on ne peut ni éviter ni prévoir. N'écoutons plus ceux qui ont renoncé à la Campanie, qui l'ont quittée après ce triste événement, et qui jurent de ne jamais y remettre le pied. Qui leur garantira ailleurs un sol pourvu de fondements plus solides ? Les mêmes chances se rencontrent partout; le lieu qui n'a pas encore été ébranlé, n'est pas inébranlable; peut-être cet endroit même où vous reposez avec sécurité s'entr'ouvrira-t-il la nuit prochaine ou même avant la nuit. Qui vous a dit que le lieu où le hasard a déjà épuisé ses forces, vaut mieux pour vous que celui à qui ses propres débris servent de base? ll se trompe, celui qui croit qu'il y a sur la terre des régions privilégiées, et à couvert de ce péril. Une même loi pèse sur tout le globe. La nature n'a rien fait pour être immobile. Tel lieu croule aujourd'hui, tel autre plus tard. Ainsi, dans de grandes villes, tantôt un édifice, tantôt un autre demande des étais; de même sur notre globe, tantôt une portion, tantôt une autre menace ruine. Tyr jadis fut célèbre par ses écroulements. L'Asie vit tomber douze villes en un jour. Ce fléau mystérieux qui ravage le monde frappa l'an dernier l'Achaïe et la Macédoine, comme tout à l'heure la Campanie. Ainsi le destin fait le tour du monde, et ce qu'il a oublié quelque temps, il revient le visiter plus tard. Ici ses attaques sont rares, là elles sont fréquentes; mais rien n'en est exempt, rien n'en est à l'abri. Ce ne sont pas seulement les hommes, frêles et éphémères créatures, ce sont les villes, les rivages, les régions maritimes, l'Océan même qui sont asservis au destin. Pour nous, nous nous promettons de la fortune des biens durables; nous nous flattons que le bonheur, la plus fugitive et la plus inconstante des choses humaines, peut devenir pour nous stable et immobile. Dans ces espérances de bonheur perpétuel, nul ne songe que le sol même que pressent ses pieds n'est pas solide : car le sol de la Campanie, de l'Achaïe, de Tyr n'est pas le seul qui ait ce défaut de cohésion et qui soit exposé à se désunir : il en est de même de toute la terre : l'ensemble persiste, mais les parties croulent les unes après les autres. [6,2] II. Mais que fais-je? J'avais promis de rassurer contre les dangers, et je signale partout des sujets d'alarmes ; j'annonce que rien, dans la nature, n'est éternellement calme, éternellement à l'abri de la destruction et de la mort; mais n'est-ce pas une consolation, et même la plus puissante de toutes? car la crainte est une folie, quand le mal est sans remède. La raison guérit les sages de la peur, le désespoir rend la sécurité à ceux qui ne le sont pas. C'est pour le genre humain que s'est dit, soyez-en sûr, le mot adressé à ces hommes qui, pris entre l'incendie et l'ennemi, restaient frappés de stupeur: Le salut des vaincus est de n'en plus attendre. Si vous voulez ne rien craindre, voyez combien il faut peu de chose pour vous emporter. Ni les aliments, ni la boisson, ni les veilles, ni le sommeil, ne nous sont salutaires, si nous n'en usons modérément. Comprendrez-vous bientôt que nous ne sommes que des jouets de la nature, des êtres chétifs et fragiles, qu'un souffle, qu'un faible effort peut détruire? Sans doute, il ne faut pas moins que le tremblement de la terre, la disparition du sol, un abîme qui s'entr'ouvre, pour nous faire périr ! C'est avoir de soi une haute idée, que de craindre la foudre, les secousses du globe et ses déchirements. Ayons conscience de notre faiblesse, et craignons plutôt la pituite. Sommes-nous donc si bien constitués? avons-nous des membres si robustes, une taille si haute, que nous ne puissions périr, si le monde ne s'ébranle, si le ciel ne lance la foudre, si la terre ne s'affaisse? Il suffit, pour nous tuer, de la déchirure d'un ongle, ou, pour mieux dire, d'une parcelle de l'ongle; et je craindrais les tremblements de terre, quand un phlegme peut m'étouffer? Je craindrais que la mer ne sortît de son lit; que le flux, plus impétueux qu'à l'ordinaire, ne submergeât la côte : tandis qu'on voit des hommes mourir pour un breuvage avalé de travers? Insensés ! la mer vous épouvante, quand vous savez qu'une goutte d'eau peut vous faire périr? La meilleure consolation de la mort, c'est la mortalité même. Rien de plus propre à nous rassurer contre toutes ces causes extérieures d'effroi, que la vue des dangers innombrables que nous portons en nous-mêmes. Quoi de plus insensé que de défaillir au bruit du tonnerre, de ramper sous la terre par la crainte de la foudre; que de redouter l'ébranlement ou la chute soudaine des montagnes, les irruptions de la mer rejetée hors de ses limites, quand la mort est partout, et qu'elle se présente de tous côtés; quand rien n'est si faible, qu'il n'ait assez de force pour perdre le genre humain? Loin que ces catastrophes doivent nous consterner, loin de les croire plus désastreuses en elles-mêmes qu'une mort ordinaire, ces révolutions devraient nous enorgueillir; après tout, puisqu'il faut quitter la vie et rendre l'àme un jour, il est plus beau de périr par de plus grands moyens. Il faut mourir dans tel ou tel lien, plus tôt ou plus tard. La terre dût-elle rester immobile, conserver ses limites et n'être bouleversée par aucun fléau, elle n'en sera pas moins un jour sur nos têtes. Qu'on la jette sur moi ou qu'elle s'y jette d'elle-même, qu'importe? Une force immense, produite par je ne sais quel fléau, l'entr'ouvre, la brise, me plonge dans ses abîmes. Qu'est-ce à dire ? Est-ce que la mort serait plus douce à sa surface? De quoi ai-je à me plaindre, si la nature veut que mon cadavre repose dans un lieu célèbre, si elle me couvre d'une partie d'elle-même ? Vagellius a dit, à juste titre, dans ce vers fameux : "S'il faut tomber, je veux tomber du ciel". Nous pouvons en dire autant. S'il faut tomber, tombons alors que le globe s'ébranle; non pas que l'on doive désirer le désastre des peuples, mais parce que c'est une consolation, en mourant, de voir que la terre elle-même est périssable. [6,3] III. Il est bon aussi de se convaincre que les dieux ne sont point les auteurs de ces révolutions; que ce n'est point leur courroux qui ébranle la terre ou le ciel. Ce sont des effets de causes nécessaires, et non des vengeances ordonnées par eux. Ce sont les résultats de quelque vice de ces grands corps, malades comme les nôtres, et en souffrance alors qu'ils semblent chercher à faire souffrir. Mais l'ignorance rend ces effets terribles à nos yeux, leur rareté augmente notre effroi ; on se familiarise avec ce qui revient souvent ; l'insolite effraye davantage. Or, qui rend un fait insolite pour l'homme? c'est qu'il voit la nature avec les yeux, et non avec la raison ; c'est qu'il songe, non à ce qu'elle peut faire, mais à ce qu'elle a fait. Ainsi, nous sommes punis de notre négligence par l'effroi que nous inspirent des phénomènes rares, il est vrai, mais qui nous semblent nouveaux, quoiqu'ils ne le soient pas. Mais quoi ! la superstition ne trouble-t-elle pas nos âmes? n'effraye-t-elle pas des peuples entiers, quand le soleil, ou même la lune, dont les éclipses sont plus fréquentes, se dérobent en totalité ou en partie à la vue? C'est pis encore, si des flammes traversent obliquement le ciel : si une partie de l'atmosphère semble en feu; si l'on voit des astres à longue chevelure, plusieurs soleils à la fois, des étoiles en plein jour, ou des feux soudains qui volent obliquement, laissant derrière eux de longs sillons de lumière. Tous ces phénomènes excitent notre effroi; mais si cet effroi a pour cause l'ignorance, la science qui nous en délivrerait coûterait-elle trop cher ? Combien il vaudrait mieux, au lieu de trembler, appliquer toutes ses facultés à scruter les causes des faits ! Il n'est rien à quoi l'esprit puisse, je ne dis pas se prêter, mais se dévouer plus dignement. [6,4] IV. Cherchons donc quelles causes agitent la terre jusque dans ses fondements et donnent des secousses à une masse si pesante; quelle est cette force plus puissante que le globe, et qui soulève un poids si énorme. Pourquoi tantôt tremble-t-elle, tantôt s'affaisse-t-elle comme en s'élargissant, tantôt se divise-t-elle? Pourquoi y a-t-il entre ses convulsions tantôt de longs intervalles, tantôt des instants très courts? Pourquoi engloutit-elle des fleuves célèbres par leur grandeur, ou en fait-elle sortir de nouveaux de son sein? Pourquoi ouvre-t-elle de nouvelles sources d'eau chaude, ou en refroidit-elle d'anciennes? Pourquoi ces feux lancés par des cratères jadis inconnus au sein des monts ou des rochers, tandis qu'ailleurs s'éteignent des volcans renommés pendant des siècles ? Que de prodiges enfantés! que de lieux dont l'aspect change entièrement! que de montagnes transportées, de plaines exhaussées, de vallées comblées, d'îles sorties du fond des mers! Les causes de ces révolutions valent bien la peine d'être approfondies. Mais, dites-vous, quel sera le fruit de ces études ! le plus noble fruit qu'on puisse désirer, la connaissance de la nature. Ces sortes de recherches, d'ailleurs si utiles, ont pour l'homme l'intérêt du merveilleux ; c'est moins le profit que l'admiration qui l'attire. Examinons les causes de ces phénomènes. Pour moi, je trouve cette étude si agréable, que, quoique dans ma jeunesse j'aie écrit un livre sur les Tremblements de terre, j'ai encore voulu tenter un essai, et savoir par expérience si l'àge m'a fait acquérir plus de connaissances ou du moins de sagacité. [6,5] V. La cause qui fait trembler la terre réside, selon les uns dans l'eau, selon d'autres, dans le feu, selon d'autres encore, dans la terre même, enfin selon d'autres, dans l'air. Quelques-uns l'ont attribué au concours de plusieurs de ces causes, quelques autres à toutes ensemble; enfin on a dit que c'était évidemment une de toutes ces causes; mais laquelle? c'est ce qui n'était rien moins qu'évident : venons aux détails. Avant tout, je dois dire que les opinions anciennes sur ce point sont peu exactes et peu décidées. On errait alors autour de la vérité. A cette époque d'essai, tout était nouveau : nous avons perfectionné les premières tentatives, et c'est à nos prédécesseurs que nous devons nos découvertes. Il fallait déjà des esprits élevés pour écarter le voile qui couvre la nature, et, sans s'arrêter au spectacle de ses caractères extérieurs, aller au fond des choses et descendre dans le secret des dieux. Ceux-là ont puissamment contribué aux découvertes, qui ont conçu la possibilité de les faire. Il faut donc écouter les anciens avec indulgence : rien n'est parfait en commençant. Et ce que je dis s'applique non seulement au sujet compliqué et mystérieux dont il s'agit, et où, lors même que nous en saurions déjà beaucoup, chaque siècle aura encore beaucoup à découvrir ; mais à toute autre branche de faits. En tout, le Commencement est loin de la perfection. [6,6] VI. Plusieurs philosophes ont prétendu que l'eau est la cause de ces secousses : ce que chacun explique à sa manière. Thalès de Milet prétend que le globe entier a pour support une masse d'eau sur laquelle il flotte; peu importe qu'on donne à cet amas le nom d'Océan, de grande mer ou d'eau élémentaire, eau simple. Cette eau, dit-il, soutient la terre comme un grand vaisseau pesant sur le liquide qu'il comprime. Il est inutile d'exposer les raisons qui font croire à Thalès que le corps le plus pesant de la nature ne peut être soutenu par un fluide aussi délié et aussi rare que l'air : car il s'agit ici des tremblements de terre et non de l'assiette du globe. La grande raison de Thalès pour faire de l'eau la cause des secousses de la terre, c'est que, dans tout tremblement considérable, jaillissent des eaux nouvelles : ainsi les vaisseaux se remplissent d'eau quand ils penchent d'un côté; chargés à l'excès, ou ils sont submergés, ou ils s'enfoncent à droite et à gauche plus profondément dans la mer. Il ne faut pas longtemps discuter pour voir la fausseté de cette opinion. Si la terre était soutenue par les eaux, elle serait quelquefois fortement ébranlée, mais de plus elle serait toujours flottante, et il faudrait s'étonner non de son agitation, mais de son repos; enfin, au lieu d'être ébranlée en partie, elle le serait tout entière : car jamais la moitié d'un vaisseau n'est battue des flots. Or, on sait que les secousses de la terre sont partielles et non universelles : comment se ferait-il donc que ce qui est entièrement porté par les eaux ne fût pas entièrement agité, tandis que les eaux mêmes le sont en totalité? Mais, dit-on, qui fait jaillir les eaux? D'abord, souvent la terre tremble sans qu'il se produise des eaux nouvelles; ensuite, si telle était la cause de ces éruptions, les eaux se répandraient latéralement autour de la terre. Ainsi, par exemple, quand un vaisseau s'enfonce ou dans la mer ou dans les fleuves, c'est vers les bords surtout que l'accroissement devient sensible. Enfin les sources qui jaillissent ne seraient pas si peu considérables ; on ne pourrait pas les comparer à une voie d'eau qui pénètre par les fentes du fond de cale : ce serait une inondation immense comme l'abîme infini sur lequel flotterait le monde. [6,7] VII. D'autres, en attribuant les tremblements de terre à l'eau, donnent une explication différente. La terre entière, disent-ils, est arrosée par des eaux de toute espèce. Ici, ce sont des fleuves au cours éternel, navigables même sans le secours des pluies. Ainsi le Nil roule des flots abondants pendant l'été; ainsi le Danube et le Rhin courent entre le monde romain et ses ennemis : le premier oppose un obstacle aux assauts des Sarmates et sépare l'Asie de l'Europe; le second écarte de nous la race germaine, toujours insatiable de guerre. Ajoutez des lacs immenses, des étangs entourés de peuplades inconnues les unes aux autres, des marais inaccessibles aux navires et que ne peuvent même traverser ceux qui en habitent les bords. Voyez ensuite ces fontaines, ces sources qui vomissent de leurs réservoirs mystérieux tant de fleuves inattendus. Voyez enfin ces torrents impétueux, formés pour un moment, et dont la puissance égale le peu de durée. Sous la terre roulent des eaux de même nature, de même aspect. Là aussi les unes sont emportées en un vaste cours et retombent en cataractes; d'autres, plus tranquilles, roulent sur un lit moins profond, et suivent une pente douce et calme. Niera-t-on qu'elles aient besoin de vastes réservoirs, d'où elles s'échappent, et de lacs stagnants, où elles se rendent? On voit, sans longs arguments, qu'il y a beaucoup d'eaux dans les points du globe où elles se réunissent toutes. Sans ces immenses réservoirs dont elle a le dépôt, la terre pourrait-elle suffire à produire tant de fleuves ? Ceci admis, n'est-il pas nécessaire que quelquefois l'un des fleuves se déborde, abandonne ses rives, et se précipite avec violence contre tout ce qui s'oppose à lui? Il s'excitera de cette manière un mouvement dans la partie qu'il aura frappée, et qu'il ne cessera de battre qu'en commençant à décroître. Il peut se faire aussi qu'un fleuve débordé mine un canton, en emporte les débris, et fasse ainsi trembler les couches supérieures. Enfin, il faut être trop esclave de sa vue et ne penser que par les yeux, pour se refuser à admettre qu'il y ait dans les abîmes de la terre toute une mer immense. Je ne vois pas ce qui peut empêcher que, dans ces cavités profondes, il n'y ait des rivages, des eaux qui entrent par quelque passage secret, et remplissent des espaces aussi considérables, plus considérables peut-être que ceux qu'occupent extérieurement nos mers; car la surface du globe devait être partagée entre les eaux et une foule d'êtres vivants, au lieu que l'intérieur, dépourvu d' habitants, laisse aux premières une place plus libre. Qui empêche ces eaux d'avoir un mouvement d'ondulation, et d'être battues par les vents qu'engendrent tout vide souterrain et toute espèce d'air ? Il peut donc se faire qu'une tempête plus forte que de coutume ébranle, par le choc des eaux, une portion de la terre. Souvent nous voyons des objets très éloignés de la mer battus par l'approche soudaine de ses flots, et des vagues qui résonnaient bien loin submerger des édifices qui les dominaient. La mer souterraine peut de même croître ou décroître : or, ces changements ne sauraient arriver sans que la surface de la terre soit ébranlée. [6,8] VIII. Je ne crois pas que vous hésitiez longtemps à reconnaître des fleuves souterrains et une mer intérieure ; car, d'où s'élanceraient, pour venir jusqu'à nous, ces eaux abondantes, si la terre n'en renfermait les réservoirs? Quand le Tigre, interrompu an milieu de sa course, se dessèche, non pas par une brusque et totale disparition, mais peu à peu et par des pertes insensibles, qui d'abord le diminuent pour l'anéantir à la fin, où va-t-il ailleurs que dans les profondeurs de la terre, lorsque d'ailleurs vous le voyez bientôt reparaître tout aussi fort qu'auparavant ? De même on voit l'Alphée, tant célébré par les poëtes, se perdre en Achaïe, puis, après avoir passé la mer, reparaître en Sicile et y former la délicieuse fontaine d'Aréthuse. Ignorez-vous que, parmi les nombreuses opinions relatives à la crue du Nil pendant l'été, il en est une qui le fait venir de la terre même, et grossir, non point à l'aide des eaux du ciel, mais des eaux intérieures ? J'ai entendu dire à deux centurions que Néron, ami passionné de tout ce qui est beau, et surtout de la vérité, avait envoyés à la découverte de la source du Nil ; qu'après une longue route, faite à l'aide des secours du roi d'Éthiopie et des recommandations qu'il leur avait données pour les princes voisins, ils arrivèrent à des marais immenses, termes de leur voyage. Les indigènes, disaient-ils, n'en connaissent pas et désespèrent d'en connaître jamais les bornes. De longs herbages entremêlés dans les eaux y forment un marais bourbeux et si embarrassé, qu'il est impossible de le traverser à pied ou en bateau; à peine pourrait-il porter une barque extrêmement petite et faite pour une seule personne. Là, ajoutait le narrateur, nous avons vu deux rochers d'où s'épanchaient d'énormes masses d'eau. Or, que cette eau soit la source du Nil, ou forme un affluent du Nil, qu'il naisse en ce lieu, ou qu'il commence à y reparaître après une longue course souterraine, refuserez-vous de croire qu'un grand lac souterrain alimente cette source, quelle qu'elle soit? Il faut que la terre renferme en divers endroits quantité d'eaux soit éparses, soit rassemblées dans son sein, pour en faire jaillir des courants si impétueux. [6,9] IX. Quelques philosophes attribuent les tremblements de terre au feu, mais ils diffèrent sur son mode d'action. Anaxagore croit que la cause des orages est aussi celle des tremblements de terre, c'est-à-dire qu'un vent introduit dans l'intérieur de la terre, et y rencontrant un air épais et condensé en nuage, en brise le tissu, de même que, dans notre atmosphère, il briserait les nuées du ciel. Or, la collision des nuages, la fuite rapide de l'air froissé qui s'échappe, allument un feu soudain qui se jette sur tout ce qui s'offre à lui, cherche brusquement une issue, renverse tous les obstacles, jusqu'à ce que, resserré dans quelque défilé, il trouve un passage pour revenir à l'air libre, ou qu'il s'en ouvre un par la violence et la destruction. D'autres, expliquant autrement l'action du feu, disent que le feu intérieur, qui brûle en lieux divers, consume tout ce qui l'avoisine, et que, si les corps consumés tombent, il en résulte un tremblement des autres parties naguère appuyées sur une base qui leur manque : bientôt celles-ci s'écroulent, faute d'une nouvelle base qui les supporte. Alors la terre s'ouvre, de vastes abîmes se forment, ou la terre, après avoir longtemps chancelé, se rasseoit de nouveau sur les parties du sol fixes et stables. C'est ce que nous voyons aussi chez nous, quand un incendie consume une partie de nos villes : les poutres une fois brûlées, ou les appuis de la toiture dévorés par le feu, les planchers, longtemps agités, s'écroulent, ou ne cessent d'osciller que lorsqu'ils ont rencontré un point d'appui. [6,10] X. Anaximène proclame la terre même cause de ses tremblements. Nulle cause étrangère ne l'ébranle ; mais dans son sein s'écroulent certaines portions d'elle-même, ou dissoutes par l'eau, ou rongées par le feu, ou emportées par un souffle violent. Mais lors même que ces agents sont calmes, les causes internes de déchirement ou de destruction ne manquent pas. D'abord tout périt par la vétusté, dont rien ne peut garantir, et qui mine même les corps les plus solides et les plus forts. De même que, dans les vieux édifices, il est des portions qui tombent sans le moindre choc, parce qu'elles ont plus de poids que de force; de même, dans l'univers, il arrive nécessairement que certaines parties se détachent les unes des autres par l'effet du temps, tombent par suite de cette séparation, et font trembler ce qui est au-dessus d'elles, d'abord en se détachant (car rien d'un peu considérable ne se détache d'un autre corps sans mettre en mouvement le corps abandonné), ensuite, après leur chute, ainsi qu'une balle, en rebondissant sur le sol qui reçoit les débris. Ainsi, on sait que la balle, en tombant, se trouve repoussée, et cela autant de fois qu'elle retombe, le sol lui communiquant, chaque fois qu'elle tombe, une nouvelle force d'ascension. Si les débris en question tombent dans l'eau stagnante, cet écroulement ébranle tout le voisinage, par la secousse que donne aux flots la chute soudaine de ce poids énorme. [6,11] XI. Quelques philosophes, tout en expliquant les tremblements de terre par le feu, lui assignent un autre rôle. Ces feux bouillonnent en plusieurs endroits, et donnent lieu nécessairement à d'énormes quantités de vapeurs qui, n'ayant point d'issues, agissent avec force sur l'air qu'elles dilatent; par des efforts redoublés elles renversent les obstacles qui s'opposent à leur furie; si leur action est plus modérée, l'effet se borne à une secousse. Nous voyons l'onde bouillonner sur le feu. Ce que l'eau renfermée en petite quantité dans un vase est capable de produire, se produirait avec bien plus d'énergie, lorsqu'un immense et violent incendie agit sur un vaste amas d'eau : alors, par l'expansion des vapeurs de ces eaux bouillonnantes, il secoue fortemen tout ce qu'il attaque. [6,12] XII. Mais c'est l'air qui compte le plus de partisans faisant autorité. Archélaüs, un des hommes les plus versés dans la connaissance de l'antiquité, s'exprime ainsi : Les vents descendent dans les cavités de la terre : là, quand tout l'espace est rempli, et que l'air est arrivé à son maximum de condensation, les nouvelles couches, en survenant, compriment et foulent les anciennes, et, par des coups redoublés, les resserrent et bientôt les agitent : alors, l'élément furieux cherche une issue, écarte tous les obstacles, et s'efforce de rompre sa prison; c'est par cette lutte de l'air impatient de s'échapper que la terre est ébranlée. Aussi, ces commotions sont-elles toujours précédées d'un calme lourd, d'un repos absolu des vents, parce que la force qui d'ordinaire les déchaîne est alors concentrée dans les demeures souterraines. Ainsi, dernièrement, lors du tremblement de la Campanie, quoique nous fussions en hiver, l'atmosphère fut tranquille pendant plusieurs jours. Mais quoi ! est-ce que jamais il n'y a eu de tremblement de terre quand le vent soufflait? Il est très rare, du moins, qu'alors deux vents soufflent à la fois; cependant le fait n'est point impossible, et l'on en a des exemples; et en admettant cette concurrence de deux vents agissant en même temps, qui empêche que l'un des deux agite l'air supérieur, et l'autre l'air souterrain ? [6,13] XIII. Parmi les partisans de cette opinion, figurent aussi Aristote et son disciple Théophraste, dont l'élocution, sans être divine, comme l'ont dit les Grecs, est douce et facile. Voici ce qu'ils disent : La terre laisse sans cesse échapper des vapeurs, les unes sèches, les autres mêlées d'humidité : celles-ci, sorties du sein du globe, et s'élevant autant que possible, si elles ne trouvent plus d'espace pour s'étendre, rétrogradent et se replient sur elles-mêmes. Le combat produit alois par deux courants d'air qui se contrarient, agit sur les obstacles, et, soit que les vents se trouvent renfermés, soit qu'ils fassent effort pour s'échapper par une étroite issue, il en résulte secousse et fracas. Straton, sage de la même école, s'est appliqué surtout à cette partie de la philosophie, et a scruté la nature. Voici comment il parle : Le froid et le chaud se contrarient toujours, et ne peuvent exister au même lieu. Le froid court au lieu qu'abandonne la force calorique; la chaleur revient, sitôt que le froid est chassé. Ce qui prouve la vérité de cette assertion et la marche contraire des deux principes, le voici. En hiver, quand le froid règne sur la terre, les puits, les cavernes, les retraites souterraines sont chaudes, parce que la chaleur s'y est portée, laissant au froid l'empire de la surface extérieure : quand cette chaleur est arrivée au fond de la terre et s'y est condensée, sa puissance est en raison de sa densité. Alors survient une nouvelle chaleur, qui s'associe à la première; celle-ci, se trouvant trop à l'étroit, lui cède la place. En revanche, même chose a lieu, quand un froid considérable s'introduit dans les cavernes : toute la chaleur qui y était cachée cède la place au froid, se resserre et s'échappe impétueusement, car la nature des deux principes ne leur permet ni de s'associer, ni de séjourner au même lieu. Ainsi la chaleur fugitive fait de grands efforts pour s'échapper, écarte et ébranle tous les lieux voisins : c'est pour cela qu'avant les commotions terrestres, on entend le sol mugir et les vents se déchaîner dans les cavités souterraines. Or, pourrait-on entendre, comme dit Virgile : "Le sol mugir sous les pieds des mortels et les monts secouer leurs sommets". si ce n'était l'oeuvre des vents? De plus, ces luttes ont des alternatives; le chaud cesse de s'accumuler, et de faire éruption. Le froid à son tour a le dessous, et quitte la place pour redevenir bientôt le plus fort : selon que l'un ou l'autre l'emporte et fait sortir le vent, la terre est ébranlée. [6,14] XIV. D'autres pensent que l'air seul est cause des secousses; mais leur théorie diffère de celle d'Aristote. Écoutez leur explication : Notre corps, disent-ils, est arrosé par le sang et par l'air qui parcourt ses canaux; nous avons et des conduits, où l'air ne fait que circuler, et des réservoirs plus considérables, où il se rassemble pour se distribuer ensuite dans toutes les parties du corps. De même la terre, ce vaste corps, est pénétrée et par les eaux qui lui tiennent lieu de sang, et par les vents, qui en sont comme le souffle vital. Tantôt ces deux fluides courent ensemble, tantôt ils se font obstacle. Or, dans le corps humain, tant que nous jouissons de la santé, les veines n'ont qu'un mouvement régulier et modéré; mais, au moindre accident, le pouls devient plus fréquent; des soupirs, une respiration gênée, décèlent la souffrance et la fatigue. Ainsi la terre, tant qu'elle conserve sa position naturelle, est inébranlable ; survient-il un dérangement, alors elle est agitée ainsi qu'un corps malade. L'air, qui circulait tranquillement, se trouve frappé avec plus de violence, et bat de même les veines du globe, non pas, il est vrai, comme l'entendent ces philosophes qui prétendent, ainsi que nous l'avons dit plus haut, que la terre est un être vivant; autrement la terre, en tant qu'être vivant, devrait éprouver ce frisson dans sa totalité : car la fièvre n'agite pas les différentes parties de nos corps inégalement, elle les frappe toutes à coups aussi pressés. Une partie de l'air, provenant de l'atmosphère qui nous enveloppe, s'infiltre alors, vous le voyez, dans la terre, et, tant qu'il trouve une libre sortie, il circule sans ravages; mais dès qu'il rencontre un obstacle qui lui ferme le passage, il se trouve d'abord surchargé par l'air qui vient derrière lui, ensuite il s'échappe à grand'peine par quelque fente étroite, où il se porte d'autant plus rapidement qu'il est plus comprimé. Or, ceci n'a pas lieu sans effort, et tout effort amène un tremblement; mais s'il ne trouve pas même une fente pour s'échapper, accumulé de plus en plus, il se déchaîne, se roule circulairement, renverse ou brise ce qu'il rencontre. Puissant, malgré son peu de densité, cct élément pénètre dans les lieux les plus embarrassés, et par ses efforts écarte les corps au milieu desquels il s'est introduit, Alors la terre tremble : car tantôt elle s'ouvre pour livrer passage au vent, tantôt, après lui avoir fait place, dépourvue de base, elle tombe dans le gouffre même par où elle l'a fait sortir. [6,15] XV. On dit encore : La terre est criblée de pores : non seulement elle a des canaux, qui sont comme autant de soupiraux dont la nature l'a pourvue dès le commencement de toutes choses; le hasard y a pratiqué d'autres conduits. Ici la terre supérieure s'est affaissée sous les eaux; là, des torrents ont rongé le sol; plus loin, une chaleur considérable l'a fait fendre, le veut s'insinue par ces passages : s'il se trouve enfermé et poussé plus avant par la mer, dont les eaux ne lui permettent pas de trouver une issue, l'impossibilité de rétrograder et de s'échapper l'oblige de se mouvoir circulairement; ne pouvant s'avancer en ligne droite, suivant sa direction naturelle, il fait effort contre les voûtes, et frappe la terre, dont la pression le retient captif. [6,16] XVI. Ajoutons un fait qu'admettent presque tous les auteurs, et sur lequel peut-être les avis seront divisés. Il est clair que la terre n'est pas dépourvue d'air : je ne parle pas de cet air, cause de la cohésion de toutes ses parties, qui se trouve même dans les pierres et dans les cadavres, mais de cet air, principe de vie, de végétation, d'alimentation universelle. Si la terre n'en était pourvue, fournirait-elle à tant d'arbustes, à tant de graines, l'air sans lequel ils ne peuvent vivre? comment suffirait-elle à l'entretien de tant de racines si différentes les unes des autres; plongées dans son sein, de mille manières diverses, les unes presque à sa surface, les autres à de grandes profondeurs, si elle n'avait en elle des flots de cet air qui donne naissance à tant d'êtres si variés, et dont la respiration les alimente et les nourit? Mais ce sont là de faibles preuves. Le ciel entier, ce ciel qui a pour limites l'éther et ses flammes ; toutes ces étoiles, dont le nombre échappe au calcul; toute cette population céleste, sans parler des autres astres, ce soleil qui fait sa révolution si près de nous, et qui a plus d'une fois la grosseur de la terre, tous ces corps énormes tirent de la terre leurs aliments, et les partagent ensemble : les exhalaisons de la terre, voilà la seule pâture qui les soutienne. Or, la terre ne pourrait nourrir une telle quantité de corps si vastes, et qui la surpassent tellement en grosseur, si elle n'était remplie de cet air respirable qu'exhalent, nuit et jour, toutes ses parties. Or, malgré les dépenses continuelles qu'elle en fait, il est impossible qu'il ne lui en reste pas beaucoup, vu qu'il s'en reproduit, à chaque instant, autant qu'il en sort: autrement, comment subvenir à l'entretien de tant de corps célestes, sans la transmutation perpétuelle et réciproque des éléments? Cependant il faut que cet air abonde dans la terre, qu'elle en soit pleine, qu'elle en tire de ses réservoirs cachés. Qu'on ne doute donc plus de l'immense quantité d'air mêlé à la terre, et de l'étendue des cavités sombres que ce principe occupe. S'il en est ainsi, il faut que la terre soit souvent agitée, puisqu'elle est remplie du fluide le plus mobile ; car qui peut douter que l'air ne soit de tous les corps, de la nature le plus léger, le plus inconstant, le plus disposé à l'agitation? [6,17] XVII. Il en résulte qu'agissant suivant sa nature, et tendant à se mouvoir sans cesse, quelquefois il mettra la terre en mouvement; et quand? lorsque le passage lui sera interdit. Tant qu'il n'y a point d'obstacle, il coule paisiblement; dès qu'il est heurté et retenu, il se déchaîne, il triomphe de tous les obstacles, semblable à "L'Araxe courroucé sous un pont qui l'outrage," et qui, tant que son lit est libre et ouvert, développe paisiblement ses eaux. Mais si la main de l'homme ou le hasard a jeté sur sa route des rochers qui le resserrent, cet obstacle augmente son impétuosité, et il acquiert d'autant plus de force, que l'obstacle qu'il rencontre est plus fort : en effet, l'eau qui survient par derrière et qui s'amoncelle sur elle-même, incapable de soutenir son propre poids, fait un effort contre la digue, la renverse, et fuit précipitamment, emportant avec elle ce qui lui barrait le passage. Il en est de même de l'air. Plus il est puissant et délié, plus il court avec rapidité, et met de violence à écarter les obstacles. De là résulte le tremblement de la partie du globe sous laquelle la lutte a lieu. La preuve, c'est que souvent, après un tremblement, on a vu pendant plusieurs jours des vents sortir par les ouvertures qu'avait formées cette commotion. C'est ce qui arriva après le tremblement de terre de Chalcis : Asclépiodote, disciple de Posidonius, en parle dans son livre des Questions naturelles. Ailleurs, vous lirez que, la terre s'étant ouverte en un endroit, la crevasse livra passage, pendant longtemps, au vent, qui s'était frayé lui-même l'issue par laquelle il sortait. [6,18] XVIII. La grande cause des tremblements de terre est donc l'air naturellement rapide et mobile. Tant que nulle impulsion ne le froisse, et qu'il a des espaces libres pour s'y étendre, il est calme et inoffensif; rien de ce qui l'avoisine n'en est incommodé; mais dès qu'une cause étrangère l'agite, le meut, le comprime, il ne fait encore que céder et vaguer au hasard. Mais s'il ne peut s'échapper, si de toutes parts il trouve des obstacles, "Il mugit avec un bruit affreux autour de sa prison." que longtemps il secoue avec fureur, et qu'enfin il rompt et fait voler en éclats, d'autant plus terrible que la résistance et la lutte ont eu plus de force et de durée. Enfin, après avoir longtemps tourné dans la cavité où il est captif, et d'où il ne peut s'évader, il se rejette vers les lieux d'où vient la pression, ou bien s'infiltre dans des fentes cachées, formées par les secousses mêmes, ou s'élance au dehors par une nouvelle brèche. Ainsi, rien ne peut contenir son impétuosité; nul lien ne peut enchaîner le vent; il n'en est point qu'il ne brise; il emporte tous les fardeaux; enfermé dans des gorges étroites, il se met à l'aise. La puissance invincible dont le dota la nature, son courroux, lui rendent la liberté et ses droits. Oui, le vent est indomptable, et rien n'est capable "De maîtriser les vents tumultueux et les bruyantes tempêtes." Sans doute les poètes ont voulu nous faire prendre pour un cachot le lieu souterrain où ils ont enfermé les vents. Mais ils n'ont pas compris que ce qui est enfermé n'est point encore un vent, et que ce qui est vent ne peut être enfermé. L'air captif est calme et stationnaire; le vent court toujours. Une nouvelle preuve que les tremblements de terre sont produits par les vents, c'est que nos corps mêmes ne frissonnent que par le désordre de l'air intérieur, condensé par la crainte, ou ralenti par l'âge, ou stagnant dans les veines, ou glacé par le froid, ou dérangé par l'approche de la fièvre. Tant que nul obstacle n'arrête son cours et sa circulation, le corps ne tremble point. Dès qu'une cause étrangère vient troubler ses fonctions, incapable alors de soutenir les membres dont il était le lien dans son état de vigueur, il faiblit, et porte le trouble dans le corps où il maintenait l'harmonie, quand rien ne faussait son action. [6,19] XIX. Écoutons encore, puisqu'il le faut, l'opinion ou plutôt l'arrêt qu'énonce Métrodore de Chio; car je ne me permets pas d'omettre même les opinions que je rejette : il est plus raisonnable de se mettre à portée de les juger toutes ; mieux vaut condamner ce que l'on désapprouve que de n'en point parler. Or que dit-il? - De même que la voix d'un chanteur enfermé dans un tonneau en parcourt la totalité, en faisant vibrer et retentir les parois de telle sorte que, quoique poussée légèrement, elle ne laisse pas par sa circonvolution d'ébranler avec frémissement le vaisseau où elle est captive ; de même les vastes cavernes ouvertes sous la terre contiennent de l'air, qui, frappé par l'air supérieur, excite en grand l'ébranlement que la voix de notre chanteur produit dans un tonneau vide. [6,20] XX. Venons à ceux qui admettent le concours de toutes ces causes, ou, du moins, de plusieurs d'entre elles. Parmi ceux-ci est Démocrite. Les secousses terrestres, dit-il, résultent de l'action de l'air, ou de l'eau, ou des deux éléments à la fois. Voici comment il développe cette opinion : Dans la terre, ajoute-t-il, sont des cavités où se rendent de grandes masses d'eau : de ces eaux les unes sont plus légères, plus fluides que les autres. Qu'un corps pesant y tombe, ces eaux, repoussées, vont heurter la terre et l'agitent : car la fluctuation ne peut avoir lieu sans un mouvement du corps frappé. On doit dire de l'eau ce que nous disions tout à l'heure de l'air. Quand elle est accumulée dans un lieu trop étroit pour la contenir, elle fait effort en un sens, s'ouvre une route tant par son poids, que par sa force d'impulsion; car elle ne peut s'échapper que par une pente, après avoir été longtemps captive; elle ne peut tomber directement sans ébranler les parties de la terre à travers lesquelles et sur lesquelles elle roule. Mais si, lorsqu'elle commence à rouler, un obstacle l'arrête et force les eaux à se replier, elles reviennent vers la terre et lui donnent une secousse, dirigée en sens contraire de la pente. De plus, quand la terre est imbibée des liquides qu'elle a reçus dans son sein, elle s'affaisse profondément sur sa base minée : dès lors une pression plus forte s'exerce sur le côté où le poids des eaux se fait sentir le plus. Quelquefois c'est le vent qui pousse les eaux, et qui, par la violence de son souffle, ébranle la partie de la terre contre laquelle il lance les ondes amoncelées. Quelquefois, répandu dans les canaux intérieurs du globe, il cherche une issue et fait trembler la surface car la terre est perméable au vent, fluide trop subtil pour qu'elle puisse l'exclure de son sein, et trop puissant pour qu'elle résiste à son action vive et rapide. Epicure admet la possibilité de toutes ces causes, et en propose plusieurs autres, blâmant ceux qui n'en adoptent qu'une seule, et regardant comme téméraires ceux qui veulent donner des hypothèses comme choses certaines. La terre, dit-il, peut être ébranlée par l'eau, si l'eau détrempe et ruine des parties qui servaient de base à la terre, et dont la détérioration la prive d'étais; elle peut l'être par l'action de l'air intérieur que l'air extérieur vient troubler, en venant s'y mêler. Peut-être la chute de quelques parties intérieures détermine, par la percussion qui en est la suite, un tremblement de terre; peut-être le globe est-il, en quelques endroits, soutenu par des espèces de piliers ou colonnes, dont la détérioration ou la chute fait chanceler le poids qu'ils soutenaient; peut-être un vent brûlant, converti en flamme et analogue à la foudre, s'élance-t-il en détruisant tous les obstacles; peut-être des eaux marécageuses et dormantes, soulevées par le vent, donnent-elles un ébranlement à la terre; peut-être l'air ambiant, agité par elles, va-t-il, par un mouvement qui s'accroit sans cesse en s'élevant de bas en haut, frapper la croûte extérieure. Cependant, de toutes ces causes il n'en est aucune qui paraisse plus efficace que le vent. [6,21] XXI. Nous aussi, nous, croyons que de tels efforts ne peuvent être produits que par l'air, l'élément le plus puissant, le plus énergique de la nature, sans lequel les principes les plus actifs n'auraient aucune force. C'est l'air qui anime le feu; sans l'air et le vent, l'eau dort : il faut du vent pour lui donner le mouvement; le vent emporte de grands espaces de terre, élève des montagnes nouvelles, et crée au milieu des mers ces îles inconnues jusqu'alors. Théra, Thérasie et cette île contemporaine que nos yeux ont vue naître dans la mer Egée, peut-on douter qu'elles ne doivent leur origine au vent? Posidonius distingue deux espèces de tremblements, et leur donne des noms particuliers. L'un est une secousse qui agite la terre de bas en haut, l'autre une inclinaison qui la penche latéralement comme un navire. Je crois en connaître une troisième, que désigne d'une façon spéciale le nom de tremblement de terre, que lui ont donné nos ancêtres, et qui diffère des deux autres; car ce n'est ni une secousse ni une inclinaison, c'est une vibration : ce cas est le moins nuisible, de même que la secousse l'est moins que l'inclinaison. En effet, s'il n'arrivait sur-le-champ un mouvement contraire, pour redresser la partie inclinée, un écroulement total suivrait bientôt. Les causes des trois mouvements diffèrent comme les mouvements mêmes. [6,22] XXII. Parlons donc d'abord du mouvement de secousse. Quand une file de chariots est pesamment chargée, et que les roues tombent lourdement dans les ornières, on sent que la terre est secouée. Asclépiodote dit qu'un énorme rocher s'étant détaché du flanc d'une montagne, la secousse ébranla tous les édifices voisins. Il peut se faire de même sous terre qu'une roche détachée des rocs intérieurs tombe de tout son poids, et avec grand bruit, sur le sol des cavernes dont elle formait la voûte; la force de la chute est proportionnée à sa pesanteur et à la hauteur d'où elle tombe : la voûte entière de la vallée souterraine doit trembler alors. La chute d'un roc semblable peut être déterminée, d'abord par son poids, mais aussi par les fleuves qui roulent au-dessus et dont les eaux, par leur action continuelle, rongent le lien des pierres, en emportent quelques parcelles, et les dépouillent, en quelque sorte, de la peau qui les revêt. A la longue, cette diminution répétée pendant des siècles, ces frottements perpétuels affaiblissent le rocher qui finit par ne pouvoir plus soutenir son fardeau : alors des masses d'un poids énorme s'écroulent; alors le rocher tombe, rebondit sur le sol inférieur, ébranle tout ce qui l'environne, "Descend avec fracas : tout croule au même instant," comme le dit Virgile. Telle est la cause du mouvement de secousse. Passons au second. [6,23] XXIII. La terre est un corps poreux et plein de vides; l'air circule dans ses interstices, et quand il en est entré plus que les issues n'en laissent sortir, cet air captif ébranle la terre: Je vous ai dit ci-dessus, si tant est que la foule des témoignages fasse autorité pour vous, que bon nombre d'auteurs admettent cette cause. C'est aussi l'opinion de Callisthène, homme d'un haut mérite, d'un esprit élevé, et qui ne put supporter les extravagances d'un roi ; de ce Callisthène dont la mort est pour Alexandre un opprobre que n'effaceront jamais ni ses vertus, ni des guerres toujours heureuses. Quand on dira : Il tua des milliers de Perses, on répondra : Et Callisthène aussi. Quand on dira : Il fit mourir Darius, jadis le maître d'un grand empire, on répondra : Et Callisthène aussi. Quand on dira : Il poussa ses conquêtes jusqu'aux rives de l'Océan, qu'il couvrit de flottes inconnues; il étendit son empire d'un coin de la Thrace aux limites orientales du globe, on dira : Mais il a tué Callisthène. Eût-il surpassé tous les princes, tous les chefs de l'antiquité, nulle de ses grandes actions ne rachètera l'assassinat de Callisthène. - Callisthène écrivit un livre sur la submersion d'Hélice et de Buris, et, en discutant les causes qui jetèrent ces villes dans la mer ou la mer sur ces villes, il donne celle que nous avons exposée plus haut. L'air, dit-il, s'insinue dans la terre par des ouvertures cachées, et sous mer comme ailleurs; lorsque ensuite les sentiers par lesquels il s'est introduit se trouvent bouchés, et, que par derrière la résistance de l'eau lui interdit le retour, il se porte çà et là, et dans ses luttes contre lui-même, il ébranle la terre. Aussi les lieux voisins de la mer sont-ils les plus sujets aux commotions; ce qui a fait attribuer à Neptune le privilége d'ébranler la mer. Quiconque, en effet, connaît les éléments de la littérature grecque, sait que ce dieu y est suroummé Sisichthon. [6,24] XXIV. J'admets aussi que l'air est la cause de ce fléau ; mais ce qui me semble sujet à discussion, c'est son mode d'introduction dans le sein de la terre. Y entre-t-il par des pores déliés et invisibles, ou par des canaux plus vastes, plus larges? Vient-il du fond de la terre ou de sa surface? La première opinion est insoutenable. La peau même, chez l'homme, refuse passage à l'air : il n'entre que dans l'organe qui l'aspire, et ne peut séjourner que dans les parties qui ont de la capacité; il ne s'arrête point au milieu des nerfs et des muscles; il vient habiter les viscères et un large réservoir intérieur. On peut soupçonner qu'il en est ainsi de la terre, parce que le mouvement part non de sa surface ou d'une couche voisine de sa surface, mais de ses profondeurs. La preuve, c'est que des mers extrêmement profondes sentent la secousse, sans doute par l'ébranlement des parties qui leur servent de lit. Il est donc vraisemblable que le siége de l'agitation est bien avant dans le globe, où l'air s'engouffre dans d'immenses cavités. Mais, dit-on, le froid nous fait frissonner et trembler : l'air extérieur ne peut-il produire le même effet sur la terre ? Cela est impossible: il faudrait que le globe eût froid, pour qu'il sentît le frisson qu'une cause étrangère nous fait éprouver. Que la terre ait quelques affections semblables aux nôtres, je l'admets; que les causes en soient les mêmes, je le nie. L'impulsion perturbatrice est plus intérieure et plus profonde ; et une preuve décisive, c'est que quelquefois le sol, entr'ouvert par un tremblement violent, engloutit et fait disparaître des villes entières. Thucydide nous apprend que, vers l'époque de la guerre du Péloponnèse, l'ile d'Atalante fut ainsi détruite en totalité, ou du moins en grande partie. Si l'on en croit Posidonius, Sidon éprouva le même sort. Est-il besoin de témoins pour le croire, quand nous savons que, de nos jours, un mouvement intérieur sépara des lieux voisins, bouleversa des pays, anéantit des campagnes? Je vais dire ce qui, selon moi, doit se passer dans ces catastrophes. [6,25] XXV. Quand le vent, engouffré dans une vaste cavité terrestre qu'il remplit, commence à se débattre pour trouver une issue, il frappe à coups redoublés les parois qui le cachent à notre vue, et au-dessus desquelles se trouvent quelquefois assises des villes. Quelquefois les secousses sont telles, que les édifices placés à la surface s'écroulent ; quelquefois elles deviennent si violentes, que les parois mêmes, qui sont comme la clef de la voûte, tombent dans la cavité au-dessus de laquelle elles s'élevaient, et que des villes entières sont englouties dans d'énormes abîmes. Les historiens, si vous voulez les croire, vous diront que jadis l'Ossa et l'Olympe ne faisaient qu'un, mais qu'un tremblement de terre les écarta, et changea un mont gigantesque en deux montagnes. Alors le Pénée, s'échappant par cette ouverture, entraîna avec lui des eaux longtemps stagnantes, faute d'issue, et dessécha les marais, qui, depuis des siècles, inondaient la Thessalie. Le Ladon, qui coule entre Élis et Mégalopolis, jaillit après un tremblement de terre. Que prouvent ces exemples ? que l'air s'agglomère dans de vastes cavernes, car quel autre nom donner aux cavités souterraines? S'il en était autrement, les secousses s'étendraient sur de vastes espaces de terrain, et plusieurs contrées seraient ébranlées à la fois : or, l'action d'un tremblement de terre ne se fait sentir qu'à de faibles distances, et jamais au delà de deux cents milles. Le dernier n'a pas franchi les limites de la Campanie, et l'univers en parle. Ajouterai-je que, quand Chalcis tremblait, Thèbes était tranquille? que, quand Egium était en proie au fléau, Patras, qui en est si voisine, ne le connaissait que par des récits? L'effroyable secousse qui anéantit Hélice et Buris ne se fit point sentir à Egium. Il est donc évident que l'étendue des ébranlements est en raison de la grandeur des cavernes où ils ont lieu. [6,26] XXVI. Sur ce point, je pourrais m'étayer de l'autorité de plusieurs grands hommes, qui nous disent que l'Égypte n'a jamais tremblé. La raison qu'ils en donnent, c'est que le pays entier n'est formé que de limon. En effet, selon Homère, la distance du continent à l'île de Pharos était égale à celle que franchit en un jour un vaisseau voguant à pleines voiles ; elle fait aujourd'hui partie de ce continent. Les eaux bourbeuses du Nil, chargées d'une vase épaisse, qu'elles déposent toujours sur le terrain ancien, ont accru ainsi annuellement le sol de l'Égypte. Aussi ce terrain, gras et limoneux, n'a-t-il aucun interstice : la vase séchée forme une croùte solide, un ciment compacte, immobile, une agglutination dans laquelle n'ont pu exister de vides, puisque continuellement les parties sèches étaient recouvertes de matières liquides et molles. Cependant l'Égypte tremble, ainsi que Délos, n'en déplaise à Virgile, qui en a décrété l'immobilité en ces termes: " ... Délos, Immobile, délie et les vents et les flots". Les philosophes aussi, peuple crédule, en avaient dit autant, sur la foi de Pindare. Thucydide raconte qu'immobile pendant des siècles, elle trembla vers le temps de la guerre du Péloponnèse. Callisthène parle d'une secousse à une autre époque. Parmi les nombreux prodiges, dit-il, qui annoncèrent la ruine d'Hélice et de Buris, les plus remarquables furent une immense colonne de feu et la secousse que ressentit Délos. Du reste, il regarde l'île comme difficile à ébranler, parce que, assise au sein des mers, elle pose sur des roches poreuses et des pierres de toutes parts perméables à l'air, qui peut, par conséquent, y trouver une issue. Il ajoute que, par la même raison, les îles sont plus stables, et les villes d'autant moins exposées aux secousses, qu'elles sont plus voisines de la mer. Pompéies et Herculanum ont senti la fausseté de cette assertion. Ajoutez que toutes les côtes sont sujettes aux tremblements de terre. Ainsi Paphos a été plus d'une fois renversée. Nicopolis est célèbre par de semblables désastres, et ils lui sont devenus familiers. Cypre, qu'environne une mer profonde, n'en est pas exempte, non plus que Tyr elle-même, quoique baignée par les flots. Telles sont à peu près toutes les causes que l'on assigne aux tremblements de terre. [6,27] XXVII. Cependant, il faut rendre compte de quelques particularités qui ont distingué le désastre de la Campanie. Un troupeau de six cents moutons a, dit-on, péri sur le territoire de Pompéies. Ne voyez pas dans leur mort l'effet de la crainte. Nous avons dit qu'après les grands tremblements de terre règne une espèce de peste. Comment s'en étonner? le sein de la terre renferme plus d'un principe mortel. L'air même, soit par la contagion de la terre, soit par son état de stagnation, soit à cause des ténèbres éternelles qui le glacent, est funeste aux êtres qui le respirent. Quelquefois, corrompu par la mauvaise qualité des feux intérieurs, en sortant des souterrains où il croupit, il souille notre atmosphère pure et sereine, et introduit dans le corps de ceux qui respirent ce fluide inaccoutumé des maladies inconnues. Parlerai-je de ces eaux qu'épaissit le brouillard contagieux dont elles sont environnées, et qui ne se trouvent jamais en mouvement, jamais battues par l'air libre? Pesantes, et couvertes de ténèbres éternelles, leurs molécules empoisonnées ne peuvent qu'être fatales à notre santé. L'air même qui se trouve en elles, et qui est enfermé dans ces marécages, exhale, lorsqu'il s'échappe, des principes funestes et mortels pour ceux qui boivent de ces eaux. Les troupeaux surtout en ressentent l'influence, et sont atteints d'autant plus vite, qu'ils sont plus avides ; ils se trouvent sans cesse exposés à l'air libre, et font un fréquent usage de l'eau, principale source de la contagion. Les moutons, dont la constitution est plus délicate, et dont la tête, plus voisine du sol, respire de plus près le principe funeste, ont dû être atteints à l'instant; et la chose est simple. Les hommes y succomberaient aussi, si les exhalaisons étaient plus abondantes; mais elles sont étouffées par la masse d'air pur, avant de s'être élevées à la portée de la respiration humaine. [6,28] XXVIII. Ce qui prouve que la terre contient beaucoup de principes mortels, c'est l'abondance des poisons qu'elle produit sans culture, sans semailles préliminaires : le sol porte donc en lui-même le germe des plantes vénéneuses comme des plantes utiles. Ajoutez que, dans plusieurs endroits de l'Italie, s'exhalent, par des ouvertures, des vapeurs pestilentielles que ni hommes ni animaux ne peuvent respirer. Les oiseaux qui volent au-dessus, si l'atmosphère qu'ils traversent n'a pas encore neutralisé ces vapeurs par sa pureté, tombent au milieu de leur vol : leur corps livide, leur cou gonflé, feraient croire qu'ils ont été étranglés. Tant que l'air est renfermé dans la terre et ne s'échappe que par un étroit passage, il n'a de force que ce qui lui est nécessaire, pour asphyxier ceux qui baissent la tête sur la source et qui s'en approchent de trop près. Mais quand les ténèbres profondes et tristes d'un souterrain ont accru, pendant des siècles, le principe fétide, il augmente de malignité avec le temps; sa puissance est proportionnée à son ancienneté. Trouve-t-il une issue, il se dégage de cette froide et sombre prison éternelle, de cette nuit infernale, et vient souiller l'air que nous respirons. L'air pur cède à l'air vicié, la salubrité se change en infection. De là ces morts subites continuelles, ces maladies monstrueuses, attribuées à des causes inouïes. Cette calamité dure plus ou moins, selon le plus ou moins de poison, et le fléau ne cesse que quand les vents, s'exerçant dans un ciel immense, ont balayé ces principes de mort. [6,29] XXIX. Quant aux hommes que l'on vit errer comme hors de sens et frappés de vertige, leur démence n'eut d'autre cause que la peur : la peur, qui, lors même qu'elle est modérée et n'a qu'un objet particulier, suffit pour égarer la raison. Mais, quand l'alarme est générale, au milieu de la chute des villes, de la consternation des peuples, de l'ébranlement de la terre, est-il étonnant que l'esprit ne trouve point de refuge contre la douleur et la crainte? Il n'est pas facile, dans les grandes catastrophes, de garder toute sa raison. La terreur portée au comble peut enlever à des âmes faibles tout empire sur elles-mêmes : au fait, jamais on ne tremble sans renoncer en quelque point au bon sens. Quiconque éprouve de l'effroi a quelque chose qui ressemble au délire; mais les uns reviennent bientôt de la peur; les autres, qu'un trouble plus violent agite, arrivent à la folie. C'est pour cela que tant de gens perdent la tête dans les batailles. Jamais on ne trouve plus de prophètes qu'aux lieux où la terreur concourt avec la superstition pour frapper les esprits. Quant aux statues brisées, ce phénomène doit peu surprendre, quand on songe que, comme je l'ai dit, des montagnes se séparent, et que le sol se déchire jusqu'en ses abîmes. "En ce lieu, nous dit-on, à la riche Ausonie, On a vu la Sicile autrefois réunie; Mais qui peut s'opposer aux ravages du temps? L'isthme fut arraché de ses vieux fondements, Et la mer, entr'ouvrant ses rives fraternelles, Posa des deux états les bornes éternelles." Vous voyez des régions entières déplacées. Au delà des mers est situé ce qui jadis était près de nous; des villes, des nations sont isolées, quand une partie du monde s'ébranle d'elle-même, ou que la mer est poussée par un vent impétueux : effet d'une puissance aussi prodigieuse que celle de la nature entière. Quoique cette puissance n'agisse que sur une partie du globe, elle emprunte la force du grand tout. Ainsi l'Espagne a été arrachée par la mer au continent d'Afrique; ainsi l'inondation célébrée par de grands poètes a divisé la Sicile et l'Italie. Les forces qui partent du centre de la terre s'exercent avec une énergie et une puissance d'autant plus irrésistibles, qu'elles sont plus gênées dans leur action. Nous avons assez insisté sur les vastes effets et les étonnants spectacles qu'offrent les tremblements de terre. [6,30] XXX. Comment s'étonner à présent de voir éclater des statues de bronze qui ne sont point massives, mais creuses et minces, et dans lesquelles l'air peut s'être enfermé pour chercher ensuite une issue? Ignore-t-on que des édifices entiers se sont fendus diagonalement, puis rejoints; que d'autres, mal assis, sans consistance, sans aplomb, ont été raffermis après les secousses réitérées des tremblements de terre? Si un tel ébranlement peut fendre des murs, des maisons, rompre les pans si solides des plus grandes tours, et ruiner les fondements des plus vastes ouvrages, est-ce un fait bien digne de remarque, qu'une statue ait été divisée en deux parties égales de la tête aux pieds? Mais pourquoi ce tremblement a-t-il duré plusieurs jours? La Campanie n'a cessé d'éprouver des secousses plus légères, à la vérité, funestes pourtant en ce qu'elles portaient sur des édifices déjà chancelants et ébranlés, qu'une impulsion, même légère, suffisait pour renverser. C'est que le vent ne s'était pas encore dégagé tout entier, et qu'il continuait de s'agiter, après s'être échappé en grande partie. [6,31] XXXI. Parmi les preuves qu'on apporte à l'appui de l'opinion qui attribue ces phénomènes au vent, ne craignez pas d'ajouter celle-ci. Après un violent tremblement de terre qui a ravagé des villes, des pays entiers, les secousses suivantes sont moindres et vont toujours en diminuant, parce que la première a ouvert un passage au vent déchaîné. Ce qui en reste n'a plus la même énergie, puisqu'il n'y a plus besoin de lutte, que la route est trouvée, et que l'air n'a plus qu'à suivre la voie qu'il s'est ouverte, dans sa première et sa plus forte explosion. Je regarde encore comme digne d'attention un trait noté par un savant des plus dignes de foi, qui se trouvait au bain lors du tremblement de terre de Campanie : il avait vu les compartiments du parquet de la salle de bain se séparer les uns des autres, puis se rapprocher; l'eau coulait dans les intervalles au moment de la séparation, puis se retirait en bouillonnant, quand le rapprochement avait lieu. La même personne m'a dit avoir vu les corps mous éprouver des secousses plus fréquentes, mais plus douces, que les corps naturellement durs. [6,32] XXXII. Voilà, mon cher Lucilius, les causes des tremblements de terre : passons aux moyens de nous armer de courage contre eux; il nous importe bien plus de grandir en courage qu'en science, mais l'un ne va pas sans l'autre. Le courage ne pénètre dans les âmes que grâce aux études fortes et à la contemplation de la nature. Quel homme, en effet, ne se sentira rassuré et fortifié par ce désastre même contre les autres désastres? Craindrai-je un homme, un animal sauvage, une flèche, une lance, quand de bien autres dangers m'attendent? La foudre, le globe même, d'énormes parties de la nature me menacent à chaque instant : il faut donc braver la mort avec audace, soit que, pour nous attaquer, elle déploie contre nous un immense appareil, soit qu'elle nous apporte une fin vulgaire et commune. Peu importent les menaces qui accompagnent sa venue, et la masse des corps dont elle s'arme contre nous : que nous ravit-elle? rien : ce que la vieillesse nous ravirait, ce dont nous priverait un mal d'oreille, un excès d'humeur viciée, un mets rebelle à l'estomac, une égratignure au pied. La vie de l'homme est chose bien petite; mais le mépris de la vie est chose grande. Qui méprise la vie verra sans pâlir la mer bouleversée, quand elle serait battue de tous les vents, quand un flux extraordinaire, causé par quelque grande révolution du monde, ferait de toute la terre un océan. Il verra sans pâlir l'aspect terrible et menaçant du ciel sillonné par la foudre, dût le ciel être brisé et faire périr sous ses flammes la race humaine tout entière, et lui le premier; sans pâlir il verra le sol, rompant les liens de la cohésion, s'ouvrir sous ses pieds. L'empire infernal se découvrît-il à ses yeux, il se tiendra ferme et debout sur le bord de l'abîme, ou bien s'y jettera, au lieu d'y tomber. Que m'importe la grandeur de l'instrument de ma mort? la mort elle-même n'est pas une si grande chose. Aspirons-nous au suprême bonheur? hommes, dieux, choses, vaines promesses et frivoles menaces de la fortune, voulons-nous tout dédaigner, en même temps que le disputer en félicité aux immortels eux-mêmes? tenons toujours notre âme prête à partir. Piége homicide, maladie, glaive ennemi, maisons entières croulant avec fracas, ruine même du globe, immensité de feu incendiant à la fois les villes et les campagnes, qu'importe lequel de ces fléaux menace ma vie? qu'il la prenne. Qu'ai-je à faire, sinon d'encourager mon âme au jour du départ, et de la congédier sous des auspices favorables : Courage et bonheur! n'hésite point à payer ta dette : elle n'est point douteuse; l'époque seule du paiement l'était. Tu fais ce qu'il faut faire tôt ou tard : trêve aux prières, aux craintes; pars, et ne recule point, comme si tu allais au-devant du malheur. La nature, qui t'a donné la vie, t'appelle dans un lieu meilleur et plus sûr. Là, point de sol qui tremble; point de vents qui se heurtent dans les nues retentissantes; point d'incendies qui dévorent des villes et des régions entières; point de naufrages qui engloutissent toute une flotte; point d'armée où, suivant des drapeaux ennemis, des milliers d'hommes s'acharnent avec une même furie à leur mutuelle destruction; point de ces pestes qui entassent pêle-mêle sur le même bûcher les peuples expirants. La mort est peu de chose; pourquoi la craindre? Si c'est un grand mal, eh bien ! qu'il fonde sur nos tètes, plutôt que d'y planer sans cesse. Pourquoi craindrais-je de périr, si la terre périt avant moi, si le globe qui me fait trembler tremble lui-même, s'il ne consomme ma destruction que par la sienne propre? Hélice et Bris tout entières ont été la proie de la mer, et je craindrais pour l'atome que j'appelle mon corps! Des vaisseaux cinglent sur deux villes; et ces deux villes, nous les connaissons : les monuments historiques ont perpétué jusqu'à nous le souvenir de leur ruine; mais que d'autres lieux submergés! que de peuples renfermés dans le sein de la terre ou sous les eaux de l'Océan! et je ne voudrais pas de fin pour moi, quand je sais que je dois finir! ou plutôt quand je sais que tout a sa fin! L'idée du dernier soupir m'effraierait ! Lucilius, armez-vous donc, le plus que vous pourrez, contre la crainte de la mort : c'est elle qui rend nos âmes viles, c'est elle qui trouble et empoisonne la vie même qu'elle voudrait ménager, qui exagère à nos yeux les périls des tremblements de terre et de la foudre. Tous ces périls, vous les supporterez avec constance, si vous songez qu'entre un siècle et un instant il n'y a pas de différence. La mort nous fait perdre quelques heures : admettez que ce soient des jours, des mois, des années, nous ne perdons que ce qu'il eût toujours fallu perdre. Qu'importe que j'y arrive, ou non? Le temps fuit : en vain l'homme veut le retenir avidement, il nous échappe ; ni l'avenir n'est à moi, ni le passé. Je flotte suspendu sur un point mobile de la durée : et encore c'est beaucoup que d'être si peu de temps. Un jour, un homme disait devant Lélius : J'ai soixante ans. Quoi! reprit ingénieusement le sage, les soixante ans que tu n'as plus? Cette nécessité de ne compter que les années perdues ne peut-elle, du moins, nous faire comprendre que la vie est insaisissable, et que le temps n'est pas pour nous? Gravons dans nos âmes et répétons sans cesse : Il faut mourir. Quand? Peu vous importe. La mort est la loi de la nature, le tribut et le devoir des mortels, le remède enfin de tous les maux. Celui qui la craint finira par la désirer. Laissez là tout le reste, Lucilius, et dirigez vos méditations vers ce but : ne point craindre le nom de la mort. Rendez-vous la familière à force d'y penser, pour qu'au besoin vous soyez prêt à courir au-devant d'elle.