[5,0] LIVRE CINQUIÈME - DES VENTS. [5,1] I. Le vent est un courant d'air : suivant quelques-uns, c'est un courant d'air dirigé en un sens. Cette définition semble plus exacte, parce qu'effectivement l'air n'est jamais assez immobile pour être dépourvu d'agitation. Ainsi, l'on dit que la mer est tranquille, quand elle n'est que légèrement émue, et qu'elle n'a de tendance marquée ni vers un point ni vers un autre. Quand vous lisez : "Nul vent n'agitait l'onde immobile et paisible" : songez bien que l'onde n'est pas immobile; mais son agitation légère passe pour tranquillité, parce qu'elle est indéterminée. Il faut en dire autant de l'air : son calme n'est point l'immobilité absolue. La preuve, c'est que, lorsque le soleil s'insinue dans un lieu fermé, nous voyons certains corpuscules déliés se porter à notre rencontre, monter, descendre, s'entre-choquer de mille manières. Ainsi, de même qu'on donnerait une définition imparfaite en disant : Les flots sont une agitation de la mer, puisque la mer est agitée, même dans l'état de calme, et que, pour parler exactement, il faut dire : Les flots sont l'agitation de la mer poussée en un sens; de même, dans la question que nous traitons ici, on prévient toutes les difficultés, en disant : le vent est un courant d'air affectant une direction, ou, le vent est un courant impétueux, ou un effort de l'air vers un point du monde, ou une commotion de l'air plus vive qu'à l'ordinaire. Je sais ce que l'on peut répondre en faveur des premières définitions : A quoi bon ajouter que ce courant affecte une direction particulière ? Il est clair que ce qui court court dans un sens. Personne ne dit que l'eau court, quand elle se meut sur elle-même; il faut pour cela qu'elle se précipite vers d'autres lieux. Il peut donc se faire que l'eau s'agite sans couler; mais il est impossible qu'elle coule sans se diriger en un sens. Si cette définition ainsi abrégée est irréprochable, contentons-nous-en; si l'on veut plus d'exactitude, ne lésinons pas sur un mot dont l'addition préviendrait toute chicane. En voilà assez sur les mots, passons à la chose même. [5,2] II. Selon Démocrite, le vent se forme quand, dans un vide étroit, se trouvent réunis un grand nombre de corpuscules, qu'il appelle atomes; l'air, au contraire, est calme et paisible lorsque, dans un vide considérable, les atomes sont en petit nombre. Dans une place, dans une rue, tant qu'il y a peu de monde, on avance sans embarras; mais si la foule se presse en un passage étroit, les gens qui se renversent les uns les autres se prennent de querelle; de même, dans l'atmosphère qui nous environne, quand de nombreux atomes remplissent un espace étroit, il faut qu'ils tombent l'un sur l'autre, qu'ils se poussent et repoussent, s'entrelacent et se compriment. Quand, après une lutte violente et une agitation longtemps indéterminée, les atomes s'abaissent et s'inclinent vers le globe, il se produit du vent. Supposez un vaste espace et quelques atomes, il n'y aura ni impulsion ni choc. [5,3] III. La fausseté de cette opinion se voit aisément. Il y a souvent d'autant moins de vent, que l'air est plus chargé de nuages; cependant il y a alors plus de corps pressés dans un espace étroit : sans cela, d'où viendraient la pesanteur et l'épaisseur des nuages? Ajoutez qu'on voit souvent, au-dessus des lacs et des fleuves, des brouillards dus à la condensation des corpuscules qu'exhale l'eau, sans pourtant qu'il se produise du vent. Quelquefois le brouillard est assez épais pour dérober la vue des objets voisins; ce qui n'arriverait pas, sans le concours d'un grand nombre de corpuscules resserrés dans un lieu étroit. Jamais il n'y a moins de vent que par un ciel nébuleux; au contraire, le soleil levant dissout, le matin, les parties aqueuses dont l'air est chargé. Alors le vent se lève, et les corpuscules, mis en liberté, se trouvent délivrés de l'état de condensation causé par leur nombre. [5,4] IV. Comment donc se forme le vent, dont vous ne niez pas la formation? De plus d'une manière : tantôt la terre chasse, exhale de son sein une grande quantité d'air; tantôt, après une évaporation considérable et continue, qui a porté dans l'air une foule de corps étrangers, la conversion de ces exhalaisons mélangées avec l'air peut exciter le vent : car, si je ne peux croire, je ne peux taire non plus cette assertion de quelques philosophes: de même que, dans le corps humain, la digestion donne lieu à des vents qui blessent l'odorat et dont le ventre se débarrasse tantôt avec éclat, tantôt en silence, de même l'immense nature enfante les vents lorsqu'elle digère. Nous devons nous estimer heureux que ses digestions se fassent toujours bien; sans cela, nous aurions à craindre de plus graves inconvénients. N'est-il pas plus conforme à la vérité de dire que de toutes les parties de la terre s'élèvent des corpuscules qui d'abord se réunissent, et qui ensuite, raréfiés par la chaleur du soleil, demandent, comme tout corps comprimé qui se dilate, un espace plus considérable, et donnent naissance au vent? [5,5] V. Eh quoi! n'y a-t-il d'autres causes de la formation des vents que les évaporations de la terre et des eaux, qui, après avoir surchargé l'atmosphère, se séparent impétueusement, et, raréfiées après avoir été longtemps plus denses, aspirent, selon leur nature, à un espace plus large? Je ne rejette pas cette cause; mais la plus puissante, la plus réelle, c'est la motilité naturellement inhérente à l'air, motilité dont le principe est en lui-même; car, parmi ses caractères, figure aussi la spontanéité du mouvement. Pensez-vous que l'homme ait reçu la puissance de se mouvoir, et que l'air soit resté inerte et incapable de mouvement? L'eau n'a-t-elle pas le sien, même en l'absence de tout vent, car, sans cela, elle ne pourrait produire aucun être animé; jamais la mousse ne naîtrait dans les étangs; jamais les plantes ne flotteraient à la surface de l'eau. [5,6] VI. L'eau a donc en elle-même un principe vital ; que dis-je l'eau? le feu même, cet élément qui dévore tout, a aussi une force génératrice ; et quelque invraisemblable que la chose paraisse, il est certain que des êtres vivants lui doivent la naissance. Il faut donc que l'air possède une force analogue; et voilà pourquoi tantôt il se condense, ou bien se dilate et se purge ; tantôt il rapproche ses parties, tantôt il les sépare et les dissémine : donc il y a entre l'air et le vent autant de différence qu'entre un lac et un fleuve. Quelquefois cependant le soleil suffit par lui-même pour produire le vent, en raréfiant l'air épaissi, qui perd, pour s'étendre, sa densité et sa cohésion. [5,7] VII. Nous avons traité des vents en général : passons aux spécialités. Peut-être l'époque et le lieu de leur origine nous aideront-ils à déterminer leur formation. Examinons d'abord ceux qui soufflent avant l'aurore, et qui viennent des fleuves, des vallées ou de golfes. Ces vents n'ont point de tenue, ils tombent dès que le soleil a pris de la force, et n'exercent d'action que sur terre. Ces vents commencent au printemps, et ne durent pas plus que l'été ; ils viennent surtout de parages montueux et abondants en eau. Quant aux plaines, en vain l'eau y abonde: elle manque d'air, je parle de cet air que l'on appelle vent. [5,8] VIII. Comment donc se forme ce vent que les Grecs nomment g-Egkolpian? Toutes les exhalaisons que les marais et les fleuves laissent échapper (et elles sont aussi abondantes que continues), alimentent le soleil pendant le jour ; la nuit, elles cessent d'être pompées, et, renfermées dans les montagnes, elles sont réunies dans un même lieu. Quand l'espace, totalement rempli, ne peut plus les contenir, elles s'échappent par une voie, et se dirigent toutes dans un même sens ; de là naît le vent : le vent porte donc ses efforts du côté où s'offre l'issue la plus facile. La preuve, c'est qu'il ne souffle pas au commencement de la nuit, parce que c'est alors que se forme cet amas, qui, trop complet et trop chargé au point du jour, cherche une issue, et s'ouvre une voie du côté où se trouvent le plus de vides et où s'ouvre un champ vaste et libre. Le soleil levant, dont les rayons frappent l'atmosphère froide, excitent encore son essor : car, avant son apparition même, sa lumière agit déjà, et sans avoir encore frappé l'air à l'aide de ses rayons, elle le sollicite et le provoque par une lueur avant-courrière du jour. Mais quand le soleil lui-même s'avance, il porte en haut une partie de ces émanations, tandis que l'autre se dissout par la chaleur. Voilà pourquoi, le soleil une fois levé, on ne sent plus de vent. Tout ce que les corpuscules ont de force tombe en présence du soleil ; vers le milieu du jour, quelle que soit l'intensité de leurs efforts, ils se ralentissent, et jamais ne se prolongent au delà de midi. Du reste, leur force et leur durée dépendent des causes plus ou moins puissantes qui les engendrent. [5,9] IX. Pourquoi les vents de cette espèce redoublent-ils de force en été et au printemps ? car, le reste de l'année, ils sont légers, et ne fraîchissent pas au point d'enfler la voile. C'est que le printemps est une saison humide, et que de l'abondance des eaux, de la nature des lieux que baignent et arrosent beaucoup de liquides intérieurs, résultent de plus fortes évaporations. Mais pourquoi les mêmes vents se prolongent-ils jusqu'en été ? C'est qu'après le coucher du soleil la chaleur du soir subsiste encore et se soutient une grande partie de la nuit : or, elle excite la sortie de toutes les émanations terrestres spontanées, et les attire fortement; mais bientôt elle n'a plus la force suffisante pour consumer les corpuscules ainsi attirés. Ainsi, la durée des émanations et des exhalaisons terrestres est plus longue que dans les temps ordinaires : or, le soleil, à son lever, produit du vent non seulement par sa chaleur, mais encore par la percussion. En effet, la lumière, qui, comme je l'ai dit, devance le soleil, frappe, mais n'échauffe pas l'atmosphère. Ainsi frappé, l'air s'écoule latéralement. Je ne saurais pourtant accorder que la lumière soit sans chaleur, puisque c'est la chaleur qui la produit. Peut-être la chaleur est-elle moins grande qu'elle ne le paraît; mais elle n'en produit pas moins son effet, en raréfiant et dilatant les corpuscules condensés. Les lieux mêmes que la nature jalouse a comme enfermés et privés de l'accès du soleil, sont du moins échauffés par une lumière louche et sombre, et sentent moins de froid le jour que la nuit : or, le propre de la chaleur est de chasser devant elle tous les brouillards. Le soleil en fait autant ; d'où quelques physiciens se sont figuré que le vent souffle du côté où parait le soleil. Erreur évidente cependant, puisque le vent porte les vaisseaux de tous côtés, et qu'on navigue à pleines voiles vers l'orient; ce qui ne pourrait arriver, si le vent venait du côté du soleil. [5,10] X. Les vents étésiens, dont on veut tirer un argument, ne prouvent guère ce qu'on avance. Exposons, cependant, cette opinion, avant de dire ce qui la rend suspecte à mes yeux. Les vents étésiens, dit-on, ne soufflent pas l'hiver; ce qui vient de la brièveté des jours, trop courts alors pour que le soleil, avant son coucher, ait le temps de vaincre le froid: voilà pourquoi les neiges s'amoncellent et se durcissent. Ces vents ne commencent à souffler que l'été, lorsque les jours grandissent et que les rayons du soleil tombent plus perpendiculaires sur l'horizon. Il est donc présumable que les neiges, frappées alors d'une chaleur plus pénétrante, exhalent plus d'humidité, et que la terre, débarrassée de cette enveloppe, respire avec plus de liberté. Il s'exhale donc de la partie nord plus de corpuscules, qui refluent dans les régions basses et chaudes. De là l'essor des vents étésiens, qui commencent au solstice, et qui ne soufflent que jusqu'au lever de la Canicule, parce qu'alors une grande partie des émanations septentrionales a été refoulée vers nous; au lieu que, quand le soleil, changeant de direction, est plus perpendiculaire sur nos têtes, il attire à lui une partie de l'atmosphère et repousse l'autre. C'est ainsi que l'haleine des vents étésiens tempère l'été, et nous protége contre la chaleur des mois les plus brûlants de l'année. [5,11] XI. Disons maintenant, comme je l'ai promis, pourquoi ces vents ne rendent ni meilleure, ni plus plausible la cause de mes adversaires. Nous voyons que le vent est excité par les premiers rayons de l'aurore, et que le contact immédiat du soleil le fait baisser : or, en mer, on donne aux étésiens le nom de dormeurs et de paresseux, parce que, comme le dit Gallion, ils ne se lèvent pas matin, et qu'ils ne commencent à s'élever que quand les vents même les plus opiniâtres se sont abattus; ce qui n'aurait pas lieu, si le soleil les absorbait comme les autres. Ajoutez que, s'ils avaient pour cause la longueur du jour et sa durée, ils devraient souffler avant le solstice, temps où les jours sont le plus longs et où toutes les neiges sont fondues; car, au mois de juillet, la terre entière est découverte, ou du moins il est peu d'endroits qui soient encore cachés sous la neige. [5,12] XII. Certains vents se forment de nuages qui crèvent et se dissolvent en s'abaissant: les Grecs les nomment g-Eknephias. Voici, je crois, comment ils se produisent. L'évaporation terrestre jette dans les airs nombre de corpuscules hétérogènes et de dimensions différentes, les uns secs, les autres humides: quand tous sont réunis en un même ensemble, l'effervescence de tant de matières incompatibles détermine probablement des creux dans les nuages qu'elles forment, et laisse entre eux des intervalles cylindriques, étroits comme le tuyau d'une flûte. Dans ces vides est renfermé un air subtil, qui aspire à s'étendre dans un espace plus large, pour peu que le frottement d'un passage trop resserré l'ait échauffé et ait augmenté son volume; alors il déchire ce qui l'environne et s'échappe avec force. Vent impétueux et violent, à cause de la hauteur dont il descend et de la gêne qu'il a éprouvée dans son passage, il fond avec rapidité sur la terre, parce qu'il n'est pas libre et à l'aise, mais resserré et obligé de s'ouvrir de force une route. D'ordinaire, cette fureur dure peu; comme il a brisé les nuages qui lui servaient de prison, son arrivée tumultueuse a quelquefois pour cortége le tonnerre et la foudre. Les vents de cette espèce sont plus violents, et durent plus longtemps lorsqu'ils se sont emparés de vent secondaires, produits de la même manière, et qu'ils ont réuni en un seul effort général leur impétuosité particulière. Tels les torrents, qui, tant qu'ils courent isolés, n'arrivent qu'à une grandeur médiocre, et qui égalent en volume les plus grands fleuves, s'ils sont grossis par la jonction de torrents tributaires. On peut croire qu'il en est de même des ouragans : tant qu'ils soufflent seuls, ils durent peu; mais quand ils réunissent leurs forces, et que l'air, sorti de diverses parties de l'atmosphère, s'est aggloméré en un tourbillon unique, ils gagnent en puissance et en durée. [5,13] Xlll. Un nuage qui se dissout produit donc du vent. Or, il se dissout de plusieurs manières: quelquefois le globe nébuleux est crevé par les efforts d'un air enfermé qui aspire à se mettre en liberté ; ailleurs les nues se dissolvent soit par la chaleur du soleil, soit par celle que développent en elles le choc et le frottement de leurs énormes masses. C'est ici le lieu d'examiner, si vous le voulez, comment se forment les tourbillons. Tant qu'un fleuve coule sans obstacle, son cours est uniforme et en droite ligne. Rencontre-t–il un rocher qui s'avance du rivage dans son lit, il rétrograde, replie circulairement ses eaux, qui tournent et s'absorbent d'elles-mêmes sans trouver d'issue, de manière à former un tourbillon. De même le vent, tant qu'il ne rencontre point d'obstacles, pousse ses efforts en avant. Rejeté en arrière par quelque cap, ou resserré, par la convergence de deux montagnes, dans un canal incliné et étroit, il se roule sur lui-même à plusieurs reprises et forme un tourbillon semblable à ceux des fleuves que nous avons décrits. Les tourbillons ne sont donc qu'un vent mû circulairement, tournant sans cesse autour du même centre, et rendu plus violent par son tournoiement. Quand la circonvolution a plus de force et de durée qu'à l'ordinaire, elle produit une inflammation, et forme ce que les Grecs nomment g-prehstehra ou tourbillon incendiaire. Il produit tous les effets des vents qui s'élancent du sein des nuages, emportent les agrès des vaisseaux, et soulèvent les navires mêmes dans les airs. Certains vents en engendrent d'autres, qui diffèrent d'eux, et qu'ils poussent dans l'air selon des directions tout autres que celles qu'ils affectent eux-mêmes. J'ajouterai une remarque qui se présente à moi. De même que la goutte d'eau près de tomber et déjà inclinée ne tombe néanmoins que quand plusieurs., s'adjoignant à elle, augmentent sa force, la renforcent d'un poids qui enfin la détache et la précipite ; de même, tant que l'air n'est agité que d'un mouvement léger dans plusieurs de ses parties, il n'y a pas de vent: le vent ne commence qu'à l'instant où tous ces mouvements partiels se confondent en une seule action. Le souffle et le vent ne diffèrent que du plus au moins. Le vent est un souffle considérable; le souffle proprement dit, un léger écoulement d'air. [5,14] XIV. Reprenons ce que j'ai dit primitivement. Il y a des vents qui sortent des cavernes et des retraites intérieures du globe. La terre, en effet, n'est pas parfaitement solide de sa superficie au centre. De nombreuses cavités traversent le globe "suspendu sur de sombres abîmes". Quelques-uns de ces abîmes sont vides et sans eau. Quoique la lumière en soit exclue et ne nous y fasse pas voir les variations de l'air, j'ose dire que leur obscurité donne asile à des nuages, à des brouillards. Ceux qui se forment au-dessus de la terre n'existent pas parce qu'on les voit; on les voit parce qu'ils existent. Les nues souterraines ne doivent donc pas être niées, pour être invisibles. Sachez que, dans ces asiles sombres, coulent aussi des fleuves semblables aux nôtres : les uns, paisibles et lents, les autres roulant avec fracas entre des précipices. Nierez-vous que, sous terre aussi, ne se trouvent des lacs et d'immenses masses d'eau stagnante qui n'ont pas d'issue? Ceci admis, nécessairement l'air, dans ces cavités, se charge d'exhalaisons, qui, pesant sur les couches inférieures, donnent naissance au vent par cette pression même. Il est donc clair que les vents couvent obscurément dans le flanc des nuages souterrains, puis, quand ils ont acquis assez de force, en usent pour repousser l'obstacle qu'oppose le terrain, ou pour s'emparer d'un passage ouvert et s'élancer sur notre globe par ces voies caverneuses. Il est clair aussi que la terre contient des blocs de soufre et d'autres matières aussi combustibles. Quand le vent, en cherchant une issue, roule dans ces cavités, le frottement allume nécessairement la flamme. Bientôt l'incendie se propage : l'air même, celui qui naguère était stagnant, se dilate, s'agite, et cherche, avec un frémissement terrible et des efforts impétueux, à se faire jour; mais je décrirai plus exactement ces faits en parlant des tremblements de terre. [5,15] XV. Laissez-moi maintenant vous raconter une anecdote qu'Asclépiodote nous a transmise. Philippe, dit-il, fit descendre, un jour, nombre d'ouvriers dans une mine ancienne et qui avait été abandonnée. Il s'agissait de connaître la richesse et l'état de la mine, et si l'avarice des générations précédentes avait laissé de quoi glaner aux races futures. Les ouvriers descendent avec de nombreux flambeaux pour plusieurs jours. Enfin, fatigués par une longue route, ils ne découvrent que des fleuves immenses, de vastes amas d'ondes immobiles, semblables aux nôtres, mais que ne gênait point la compression de la voûte supérieure, et qui s'étendaient à l'aise en ces lieux inconnus. Tous tremblaient! J'ai lu ce récit avec délices. Il m'a appris que les vices de notre siècle ne datent pas d'hier, et sont un legs de nos ancêtres; j'y ai vu que ce n'est pas de nos jours seulement que l'avarice a commencé à fouiller le sein de la terre et des rocs pour en arracher des trésors mal cachés au fond même des ténèbres. Nos ancêtres mêmes, ces héros dont nous chantons les louanges, dont nous gémissons d'avoir dégénéré, dociles à d'avides espérances, ont, dans leur ardeur de s'enrichir, coupé les montagnes, et, sous une voûte chancelante, ont penché sur l'or leur tête avide. Avant Philippe de Macédoine, des rois avaient cherché des trésors dans les plus profondes retraites, et, renonçant à l'air libre, s'enfonçaient dans les abîmes, où il n'est plus de différence entre le jour et la nuit, et où on laisse la lumière derrière soi. Dans quel espoir? quelle impérieuse nécessité a courbé si bas l'homme, fait pour regarder les cieux? Qu'est-ce qui a pu l'enfouir et le plonger dans les entrailles mêmes de la terre pour en exhumer l'or, dont la recherche n'est pas moins dangereuse que la possession? C'est pour le trouver que l'homme a creusé ces longues galeries, qu'il a rampé autour d'une proie fangeuse et précaire, qu'il a oublié le soleil, oublié cette belle nature dont il s'exilait. Nul cadavre ne sent la terre peser sur lui autant que ces victimes de l'avarice, placées par elle sons un poids énorme de terre minérale, privées du ciel, ensevelies dans le gouffre qui recèle ce poison fatal. Des hommes ont osé descendre dans des lieux où tout épouvante : l'aspect insolite de la nature, l'attitude de la terre suspendue sur leurs têtes, des vents sifflant au loin dans le vide, des sources effrayantes, des eaux courantes où nul ne vient puiser; nuit sombre et perpétuelle, ils ont bravé tout cela, et ils craignent encore les enfers ! [5,16] XVI. Mais pour revenir à notre objet, on distingue quatre vents : ce sont les vents de l'est, de l'ouest, du sud et du nord. Les autres, auxquels on donne différents noms, se rattachent à ces vents principaux : "Eurus s'est retiré vers l'aurore, vers les régions des Nabathéens, la Perse et les montagnes exposées aux rayons du matin. Vesper occupe les bords échauffés par le soleil couchant et voisins de Zéphyre. Le fougueux Borée s'est emparé de la Scythie et du Septentrion. La région opposée est continuellement mouillée par les nuages qu'amasse le pluvieux Auster." Ou, pour les énumérer en moins de mots, réunissons-les en une seule tempête : "A la fois s'élancent l'Eurus, le Notas et l'Africus orageux," sans oublier l'Aquilon, qui ne figure pas ici dans la lutte. D'autres comptent douze vents. En effet, ils subdivisent chacune des quatre parties du ciel en trois autres, et adjoignent ainsi à chaque vent principal deux vents latéraux. C'est dans cet ordre que les range Varron, savant exact; et il a raison : car les levers et les couchers du soleil n'ont pas toujours lieu au même point. Son lever ou son coucher à l'équinoxe (rappelons-nous qu'il y en a deux) n'est pas le même que celui du solstice d'hiver ou du solstice d'été. Du couchant équinoxial souffle le Subsolanus des Romains, l'Aphéliotès des Grecs. De l'orient d'hiver souffle l'Eurus, Vulturne chez les Latins. Tel est le nom employé par Tite-Live dans la description de cette bataille funeste aux Romains, où Annibal eut l'art de mettre tout à la fois notre armée vis-à-vis du soleil levant et du Vulturne, et nous vainquit à la faveur de ce même vent et de l'éclat des rayons qui éblouissaient les yeux de ses adversaires. Varron emploie aussi ce mot de Vulturne; mais maintenant celui d'Eurus a acquis droit de cité, et ne doit plus être regardé comme étranger. L'orient solstitial nous envoie le Caecias des Grecs pour lequel nous n'avons point de mot spécial. De l'occident équinoxial part le Favonius romain, dit aussi Zéphyre, même par les hommes qui n'entendent pas la langue grecque. L'occident solsticial enfante le Corus, nommé par quelques-uns Argeste. Je ne crois pas à cette identité, car le Corus est impétueux et n'a qu'une seule direction; tandis que l'Argeste est plus doux, et se fait sentir à ceux qui vont, comme à ceux qui reviennent. L'occident d'hiver nous envoie l'Africus, vent furieux et rapide, dit Lips par les Grecs. Dans le flanc septentrional du monde, du tiers le plus élevé, souffle l'Aquilon; du tiers qu'occupe le milieu, le Septentrion; enfin, du tiers le plus bas, le Thrascias, qui n'a point de nom chez nous. Au midi, nous trouvons l'Euronotus, le Notus, en latin Auster; et enfin le Libonotus, aussi sans nom parmi nous. [5,17] XVII. J'admets ces douze vents, non qu'il y en ait partout autant (car il y a des pays où l'inclinaison du terrain ne le permet pas), mais parce que jamais il n'y en a davantage. C'est ainsi que nous comptons six cas : tous les noms ont-ils six cas? Non; mais aucun n'en compte plus de six. Ceux qui ont reconnu douze vents se sont fondés sur la division analogue du ciel. En effet, le ciel est partagé en cinq zones, dont le centre passe par l'axe du monde. Ces zones sont la septentrionale, la solstitiale, l'équinoxiale, la brumale et la zone opposée à la septentrionale. A celle-ci s'en joint une sixième, qui sépare la région supérieure du monde de la région inférieure. Car, vous le savez, une moitié du monde est au-dessus de notre tête, et l'autre sous nos pieds. Or, cette ligne, qui passe entre la portion visible et la portion invisible, se nomme, en grec, horizon, en latin, "finitor" ou "finiens". Joignons à ce cercle le méridien qui coupe l'horizon à angles droits. De ces cercles quelques-uns courent transversalement et coupent les autres, puisqu'ils les rencontrent. On conçoit que, nécessairement, les divisions se comptent d'après les coupures de ces cercles. Or, l'horizon ou cercle finiteur, en coupant, comme il a été dit, les cinq cercles ci-dessus, donne lieu à dix portions, dont cinq à l'ouest et cinq à l'est. Le méridien, qui coupe aussi l'horizon, fournit deux divisions de plus. L'atmosphère se trouve donc divisée en douze régions; de là douze vents. Quelques-uns sont particuliers à certaines localités, dont ils ne s'écartent point ou ne s'écartent que peu. Ceux-là ne viennent point des parties latérales du monde. L'Atabule est redouté en Apulie, l'Iapyx en Calabre, le Sciron à Athènes, le Catégis en Pamphylie, le Circius dans les Gaules. Ce dernier renverse souvent les édifices; cependant les Gaulois lui rendent grâces et lui attribuent la salubrité de leur pays. Il est sûr du moins qu'Auguste, pendant son séjour dans les Gaules, fit voeu de lui élever un temple, ce qu'il exécuta. Je ne finirais pas, s'il fallait donner la liste de tous les vents; car it n'est presque aucun pays qui ne voie quelque vent naître et mourir dans son territoire ou aux environs. [5,18] XVIII. Parmi tant d'autres ouvrages de la Providence, celui-ci mérite bien l'admiration de l'observateur; car ce n'est pas dans un but unique qu'elle a formé les vents et qu'elle les a distribués sur les divers points du globe : d'abord ils arrachent l'air à son inertie, et, par l'agitation perpétuelle qu'ils lui communiquent, ils le rendent respirable et propre à entretenir la vie; ensuite, tantôt ils fournissent des pluies à la terre, ou bien ils répriment l'excès de ces mêmes pluies : tantôt ils condensent, tantôt ils séparent les nuages et répartissent les eaux pluviales sur toute la terre. L'Auster les apporte à l'Italie, l'Aquilon les refoule en Afrique: les vents Étésiens les empêchent de se fixer dans nos climats. Ces mêmes vents, à la même époque, inondent de pluies non interrompues l'Inde et l'Éthiopie. Dirai-je encore que les moissons seraient inutiles à l'homme, si l'haleine du vent ne venait séparer la paille du grain, et si, lorsque le blé est invisible sous la terre, elle ne lui donnait la force de dépouiller cette tunique que les laboureurs nomment follicule? N'est-ce pas aussi le vent qui a fait communiquer les nations, qui a réuni aux mêmes lieux des peuples séparés par d'énormes distances? Bienfait immense de la nature, si la démence de l'homme n'en faisait un moyen de marcher à sa ruine ! Ce que Tite-Live et d'autres encore ont dit de César, qu'on ne sait lequel eût mieux valu pour le monde qu'il eût ou n'eût pas existé, on peut l'appliquer aux vents; tant leur utilité, leur nécessité même est compensée par tout ce que les hommes, dans leur démence, savent en tirer pour leur ruine! Mais le bien ne cesse pas d'être un bien dans la nature, parce que l'on en mésuse. La Providence, l'ordonnateur du monde, Dieu, a fait les vents pour agiter l'air; il les a répandus de tous côtés, afin que rien ne dépérît faute de mouvement; et non pas en vue de ces flottes qui promènent sur une partie des mers des légions armées et font chercher à l'homme un ennemi sur l'Océan ou par delà l'Océan. Quelle fureur nous agite et nous enseigne cet art de nous détruire mutuellement? Nous volons à toutes voiles au-devant des batailles, et nous cherchons le péril qui mène à des périls nouveaux. Nous bravons la fortune incertaine, la fureur des irrésistibles tempêtes (car tout l'art de l'homme échoue contre elles) et une mort sans sépulture. La paix même vaudrait-elle qu'on la poursuivît par des voies si hasardeuses ? Maintenant échappés à tant d'écueils cachés, à tant de bas-fonds perfides, à tant de montagnes de vagues poussées précipitamment par les vents contre nos vaisseaux, à ces nuages sombres qui noircissent le jour, à ces nuits que se disputent l'ombre et la foudre, à ces tourbillons destructeurs des navires, quel fruit retirerons-nous de tant de travaux, de tant de craintes? Fatigués de tant de maux, quel port nous accueillera? La guerre, un rivage hérissé d'ennemis, des nations à massacrer et qui entraîneront une grande partie des vainqueurs dans leur ruine, d'antiques cités à livrer aux flammes. Pourquoi rassembler les peuples sous les drapeaux, lever des armées, les ranger en bataille au milieu des flots ? pourquoi troubler le repos des mers? La terre n'est donc pas assez vaste pour notre destruction? La fortune est trop indulgente pour nous; la nature nous a donné des corps trop robustes, une santé trop florissante. Le hasard ne nous décime pas assez durement: tous nous pouvons, à notre gré, fixer le nombre d'années que nous voulons vivre, et arriver doucement à la vieillesse. Courons donc à la mer, provoquons la lenteur du destin. Malheureux! que demandez-vous? La mort? elle est partout. Elle vous attaquera dans votre lit; mais au moins qu'elle vous attaque innocents. Elle vous surprendra dans votre demeure; mais qu'elle ne vous surprenne pas occupés de projets criminels. Quel autre nom que celui de frénésie donner à ce besoin de promener la destruction, de s'élancer furieux contre des inconnus, de dévaster tout ce qui se présente sans avoir d'outrage à venger, et, comme les bêtes féroces, de tuer sans haïr? Celles-ci, du moins, agissent ou pour se venger, ou pour assouvir leur faim ; mais nous, prodigues du sang d'autrui et du nôtre, nous fatiguons la mer, nous y lançons des navires, nous confions notre vie aux vagues, nous implorons des vents favorables, et ces vents favorables sont ceux qui nous mènent au carnage. Race corrompue, jusqu'où ne nous a pas entraînés notre fureur ! Le continent que nous habitons est un théàtre trop petit pour notre rage. Ainsi cet extravagant roi de Perse envahit la Grèce, que son armée inonde, mais qu'elle ne peut vaincre. Ainsi Alexandre, qui a franchi la Bactriane et les Indes, veut connaître ce qui existe par delà la grande mer, et s'indigne que le monde ait pour lui des limites. Ainsi l'avarice fera de Crassus la victime des Parthes. Insensible aux imprécations du tribun qui le rappelle, bravant la mer et les tempêtes, riant des foudres prophétiques qui brillent vers l'Euphrate, et de la résistance des dieux, Crassus, à travers le courroux des hommes et des dieux, s'avance vers le pays de l'or. C'est donc à juste titre que l'on dira: Oui, la nature eût mieux traité l'homme, si elle eût empêché les vents de souffler, coupé court à tant de voyages insensés, et fait une loi à tous de rester dans leur patrie. Au moins ne se porterait-on malheur qu'à soi et aux siens. Aujourd'hui, ce n'est pas assez de souffrir des maux domestiques, il faut encore subir les maux que cause l'étranger. Il n'est plus de terre si lointaine, qu'elle ne puisse envoyer quelque part les maux qu'elle éprouve. Qui peut me dire si maintenant le chef de quelque grand peuple inconnu,`enflé des faveurs de la fortune, n'aspire pas à porter ses armes au delà de ses frontières, et n'équipe pas une flotte nombreuse dans un but inconnu? Qui peut me dire si tel ou tel vent ne va pas m'apporter la guerre? Interdire la mer à l'homme eût été un grand pas vers la paix du monde. Cependant, je le répète, ce n'est pas de Dieu, de l'auteur de notre être, qu'il faut nous plaindre, quand nous dénaturons ses bienfaits, quand nous usons de ses dons pour notre malheur. Il nous a donné les vents pour maintenir la température du ciel et de la terre, pour attirer ou supprimer les eaux, pour fournir des aliments aux plantes et aux arbres (car les arbres doivent surtout leur maturité à l'agitation des vents, qui font monter la sévie et l'empêchent de croupir dans les conduits inférieurs) ; il nous a donné les vents pour connaître les endroits situés au delà des mers (car l'homme fût resté animal ignorant et dépourvu d'expérience, s'il eût été renfermé dans les limites du sol natal) ; il nous a donné les vents pour rendre communs à toutes les contrées du globe tous les avantages que possède chacune d'elles, et non pour transporter des légions, de la cavalerie, des armes fatales aux nations. Si nous évaluons les bienfaits par l'abus que nous en faisons, tout nous est funeste. A qui la vue, le langage, sont-ils avantageux? pour qui la vie n'est-elle pas un tourment? 1l n'est rien d'utile qui ne puisse, par nos crimes, être transformé en instrument de malheur. Les vents sont donc, de la part de la nature, un élément de bonheur pour l'homme; l'homme n'a voulu en user que pour sa perte. Tous nous mènent à quelque action funeste. Tous les hommes n'ont pas les mêmes motifs pour s'embarquer; mais aucun n'en a de justes : ce sont différents appâts qui les attirent au delà des mers; mais c'est toujours dans l'intérêt de quelque vice qu'ils s'embarquent. Que Platon, dont nous citerons, en finissant, le témoignage, a raison de dire : L'homme achète des riens au prix de la vie! Pour vous, Lucilius, si vous appréciez la folie des hommes, c'est-à-dire notre folie, puisque tous nous sommes emportés au milieu du même tourbillon, vous rirez en voyant les hommes mettre en jeu la vie pour acquérir les commodités de la vie.