[4,0] LIVRE QUATRIÈME - PRÉFACE. Vous aimez donc, s'il faut en croire vos lettres, sage Lucilius, et la Sicile et le loisir que vous laisse votre emploi de gouverneur. Vous les aimerez toujours, si vous voulez vous tenir dans les limites de cette charge, si vous songez que vous êtes le représentant du prince, et non le prince lui-même. Cette conduite sera la vôtre, je n'en doute pas. Je sais combien vous êtes étranger à l'ambition ; je connais votre amour pour le repos et les lettres. Que ceux-là regrettent le tourbillon du monde et des hommes, qui ne peuvent se supporter eux-mêmes. Vous savez vivre avec vous en bonne intelligence : peu de gens ont ce bonheur. C'est tout simple : nous sommes pour nous-mêmes des maîtres impérieux et incommodes. Tantôt amoureux, tantôt ennuyés de nous ; tour à tour l'esprit enflé d'un déplorable orgueil, ou tendu par la cupidité ; nous laissant amollir par la volupté, ou consumer par l'inquiétude; pour comble de malheur, nous ne sommes jamais seuls avec nous–mêmes. Comment la discorde ne régnerait-elle pas sans cesse dans l'asile commun de tant de vices? Continuez, Lucilius, de vivre comme vous avez vécu. Éloignez-vous de la foule autant que possible ; ne prêtez pas le flanc aux flatteurs, habiles dans l'art de circonvenir les grands ; malgré toutes vos précautions, vous ne sauriez leur résister. Croyez-moi, vous laisser flatter, c'est vous livrer vous-même. Tel est l'attrait naturel de la flatterie; même lorsqu'on la rejette, elle plaît. Souvent repoussée, elle finit par être admise, et met en ligne de compte ces refus nombreux, cette persévérance, que les outrages mêmes n'ont pu dompter. Rien de moins croyable que ce que je vais ajouter, et rien de plus vrai cependant : l'endroit qu'attaque le flatteur est toujours le plus faible, et c'est peut-être parce qu'il est le plus faible qu'il est attaqué. Pour vous former un plan de conduite, songez donc que jamais vous ne parviendrez à être vraiment invulnérable. Après toutes les précautions possibles, vous serez blessé à travers la cuirasse. L'un déguisera l'adulation et l'emploiera sobrement : l'autre vous flattera ouvertement, en face, affectant la grossièreté, la franchise, pour cacher l'artifice. Plancus, le roi de cet art avant Vitellius, disait qu'il ne faut ni mystère ni dissimulation dans la flatterie : Peine perdue, disait-il, que la flatterie, si elle passe inaperçue. Heureux le flatteur que l'on prend en flagrant délit, plus heureux celui qu'on réprimande, qu'on force à rougir ! Songez que votre place attirera autour de vous bien des Plancus : défendre la louange n'est qu'un remède impuissant pour un si grand mal. Crispus Passiénus, l'homme le plus subtil en toutes choses que j'aie connu, notamment dans l'appréciation des vices et des remèdes qu'il y faut apporter, disait: On pousse la porte devant la flatterie, mais on ne la ferme pas; elle est pour nous comme une maîtresse qu'on aime lorsqu'elle ouvre la porte; qu'on adore, si elle la force. Demetrius, habile philosophe, disait, je m'en souviens, à un fils d'affranchi puissant : "Le jour où la bonne conscience me pèserait, j'arriverais aisément à la richesse. Je ne vous ferai point mystère des moyens à employer. J'enseignerais à ceux qui ont besoin d'amasser, comment ils peuvent, sans s'exposer aux risques de la mer, aux hasards des achats et des ventes, à l'incertitude des récoltes, aux chances encore plus hasardeuses du barreau, aller à la fortune non pas seulement avec aisance, mais par la route du plaisir, et dépouiller les gens, qui encore les remercieront. Votre taille est celle d'un Thrace qui se bat avec un compatriote : je jurerai que vous êtes plus grand que Fidus Annaeus et qu'Apollonius le Lutteur; je dirai que vous êtes le plus généreux des hommes; et je dirai vrai : tout ce que vous avez laissé aux autres, n'êtes-vous pas censé l'avoir donné?" Oui, Lucilius, plus la flatterie est claire, impudente, incapable de rougir pour son compte et prompte à faire rougir les autres, plus elle est sûre de la victoire. Nous en sommes venus à ce point de folie, qu'un adulateur sans exagération passe pour un envieux. Je vous disais souvent que Gaillon, mon frère, lui qu'on aime encore trop peu, quand on l'aime autant qu'on peut aimer, ne connaissait pas les autres vices, et avait celui-là en horreur. Vous l'avez attaqué de tous côtés; vous vous êtes d'abord extasié sur son génie, le plus beau génie du siècle, né pour le ciel et non pour le vulgaire : cet éloge l'a fait reculer. Vous avez voulu louer sa frugalité, la modération qu'il garde au milieu des richesses, sans paraître en jouir, ni les condamner; il vous a coupé la parole Alors vous vous êtes rejeté sur cette douceur, cette affabilité sans art, qui attire tous les coeurs sur son passage, qui oblige gratuitement jusqu'aux premiers venus; car jamais homme n'a su plaire à un seul autant qu'il plaît à tous; et tout cela avec tant de naturel et de laisser-aller, que rien, chez lui, ne sent l'étude ni l'affectation. Il n'est personne qui ne se laisse louer d'une vertu publiquement reconnue : eh bien, là encore il se montra si ferme contre vos éloges, que vous vous écriâtes : J'ai donc enfin trouvé un homme impénétrable à des séductions auxquelles chacun ouvre son coeur. Vous lui avouâtes que vous admiriez d'autant plus sa prudence et sa persévérance à éviter un mal inévitable, que vous aviez espéré le trouver accessible à un éloge qui, bien qu'agréable, ne blessait pas la vérité. Il sentit alors, plus que jamais, le besoin de la résistance : car c'est toujours à l'aide du vrai que le mensonge attaque la vérité. Cependant, ne soyez pas mécontent de vous, comme si vous aviez mal joué votre rôle, ou qu'il eût soupçonné en tout ceci une comédie ou un piége; il n'a pas découvert votre ruse, il l'a déjouée : formez-vous donc sur ce modèle. Si quelque flatteur arrive, dites-lui : «Mon ami, ces louanges banales, qui passent d'un magistrat à l'autre avec les licteurs, ne peux-tu les garder pour quelqu'un qui te rende la pareille et qui t'écoute? Je ne veux ni duper ni être dupe : j'aimerais vos louanges, si vos louanges ne s'adressaient souvent aux méchants.» Mais qu'est-il besoin de descendre dans cette arène et d'en venir à la lutte? Tenez plutôt ces flatteurs à distance. Si vous désirez des éloges, pourquoi en avoir l'obligation à d'autres? faites vous-même votre panégyrique: dites : «Je me suis livré aux lettres, quoique la pauvreté me conseillât de suivre une autre carrière, et d'appliquer mes facultés à des travaux dont le prix ne se fait pas attendre. Je me suis livré à la poésie qui n'a rien à offrir, et aux salutaires méditations de la philosophie. J'ai fait voir que la vertu appartient à toutes les âmes, et m'élevant au-dessus de ma naissance, mesurant ma grandeur sur mon courage, et non sur ma fortune, j'ai marché l'égal des puissants de la terre. Ami fidèle de Gétulicus, je ne l'ai point trahi pour Caligula ; Messala et Narcisse, longtemps ennemis de Rome, avant de l'être l'un de l'autre, n'ont pas ébranlé ma résolution ; j'ai risqué ma tête pour garder ma foi. Nulle menace ne m'a arraché un mot qui dût froisser ma conscience. J'ai tout craint pour mes amis ; je n'ai craint pour moi que de les avoir trop peu aimés. Jamais je n'ai versé des pleurs de femme; jamais je n'ai tendu des mains suppliantes; jamais je n'ai rien fait dont l'homme de bien, dont l'homme de coeur puisse rougir. Supérieur au péril, prêt à m'élancer où il était le plus menaçant, j'ai rendu grâces à la fortune d'avoir voulu éprouver jusqu'à quel point j'estimais la fidélité : une telle vertu me devait coûter cher ; aussi n'ai-je pas tenu longtemps la balance, les poids des deux bassins étaient inégaux : j'ai bientôt su qui devait être sacrifié de l'amitié ou de moi; enfin, le rapide désespoir ne m'a pas entraîné à la résolution extrême qui m'aurait arraché à la fureur des tyrans. Je voyais autour de Caligula des tortures, des feux ardents; je savais que, sous un tel prince, on en était réduit à regarder la mort comme une grâce. Je ne me suis pas jeté sur la pointe du glaive ; je ne me suis point élancé, bouche béante, dans la mer : j'ai voulu montrer que, pour l'amitié, je pouvais souffrir plus que la mort.» Rappelez-vous encore cet incorruptible désintéressement, cette indépendance, qui, dans un siècle où on lutte de cupidité, ne tendit jamais la main à l'or; ajoutez cette frugalité, cette modestie de langage, cette bonté envers les inférieurs, ce respect pour les supérieurs. Demandez-vous ensuite si ces louanges sont vraies ou fausses : si elles sont vraies, vous les avez reçues devant un précieux témoin ; si elles sont fausses, vous avez été joué, mais sans témoin. Maintenant, peut-être moi-même ai-je l'air de vouloir on vous flatter, ou vous éprouver : croyez-en ce que vous voudrez, et commencez par moi à vous méfier de tout le monde. Méditez ce vers de Virgile : "Non, non, la bonne foi n'existe nulle part"; ou ces vers d'Ovide : "Sur la terre tremblante La cruelle Erinys étend sa main sanglante : Le monde aux noirs forfaits s'est voué par serment", ou enfin ce passage de Ménandre (car qui n'a senti son génie s'échauffer à la vue de cette horrible conspiration du genre humain en faveur du vice ?) : «Tous les hommes, oui tous, sont méchants.» Ainsi s'écrie le poète avec une verve rustique : il n'épargne ni vieillards, ni enfants, ni femmes, ni hommes : il ajoute que les crimes ne sont plus personnels, ou bornés à un petit nombre, mais que tous les commettent, et que c'est en masse qu'on ourdit le crime. Il faut donc fuir, et rentrer en soi-même, ou plutôt s'exiler de soi-même : tel est le service que je veux vous rendre, quoique la mer nous sépare; vous ignorez la route du vrai bien, je vous y guiderai par la main : pour vous empêcher de sentir la solitude, je converserai d'ici avec vous. Nous serons ensemble par la partie la plus noble de nous-mêmes; nous nous donnerons mutuellement des avis, de ces avis que ne suggère pas le visage de celui qui les reçoit; je vous emmènerai loin de votre province, pour que vous ne puissiez vous enorgueillir en disant, sur la foi de l'histoire : Elle obéit donc à mes lois, cette province qui a soutenu le choc et causé la ruine des armées de cieux cités puissantes, qui a été le noble prix disputé par Carthage et par Rome; qui a vu réunies dans le même lieu les forces de quatre chefs romains, c'est-à-dire de tout l'empire; qui a élevé la fortune de Pompée, fatigué celle de César, fait passer ailleurs celle de Lépide, et changé celle de tous les partis; qui a été témoin de cet imposant spectacle, bien fait pour enseigner au genre humain combien est rapide le passage de l'élévation à l'abaissement, et par quelle variété de moyens la fortune sait détruire l'édifice de la grandeur. La Sicile a vu, au même instant, Pompée et Lépide, du faîte de la puissance, précipités dans l'abîme par une catastrophe différente, et réduits à fuir, le premier, l'armée d'un rival, le second, sa propre armée. [4,1] I. Ainsi, pour vous arracher entièrement à vous-même, malgré les merveilles que la Sicile possède en elle et autour d'elle, je passerai sous silence toutes les questions relatives à votre province, et je tournerai vos pensées d'un autre côté. Je veux traiter avec vous un sujet dont j'ai différé de parler dans le livre précédent : pourquoi le Nil déborde-t-il en été? Des philosophes ont soutenu que le Danube était de la même nature que le Nil, parce que sa source est également inconnue, et que ses eaux sont plus abondantes l'été que l'hiver. On a reconnu la fausseté de ces deux preuves; car on sait que la source du Danube est en Germanie; que sa crue commence en été, mais dans le temps où le Nil n'a pas encore quitté son lit, pendant les premières chaleurs, quand le soleil, plus ardent à la fin du printemps, fait fondre les neiges, qui ont disparu totalement avant que le Nil commence à grossir. Pendant le reste de l'été, le fleuve revient à ses proportions d'hiver et tombe même au-dessous. [4,2] II. Le Nil, au contraire, croît au milieu de l'été, avant la Canicule, jusqu'au delà de l'équinoxe. Ce fleuve, le plus noble de ceux que la nature étale aux yeux du genre humain, elle a voulu qu'il inondât l'Égypte à l'époque où le sol brûlé par la chaleur s'imprègne plus profondément de ses eaux et en absorbe assez pour suffire à la sécheresse du reste de l'année : car, dans la partie de l'Égypte voisine de l'Éthiopie, les pluies sont nulles ou rares, et ne profitent point à un sol qui n'est point habitué à recevoir les eaux du ciel. Le Nil, vous le savez, est l'unique espérance de l'Égypte. L'année est abondante ou stérile, en raison du plus ou moins d'abondance de ses eaux. Jamais le laboureur ne tourne l'oeil vers le ciel; mais pourquoi ne parlerais-je comme vous un plus doux langage, en disant avec Ovide, votre poète favori : «La plante, en abaissant sa tète, ne demande pas de pluies à Jupiter.» Si l'on savait où il commence à croître, on découvrirait aussi les causes de sa crue ; mais il a traversé d'immenses déserts, formé de vastes marais, arrosé le territoire de vingt nations, avant de réunir autour de Philé ses eaux errantes et vagabondes. Philé, île âpre et escarpée de toutes parts, est formée par deux larges bras qui l'entourent avant de se réunir, et qui prennent, après leur réunion, le nom de Nil. Le fleuve, en cet endroit, plus large que rapide, enveloppe Philé tout entière, après avoir baigné l'Éthiopie et les sables que l'on traverse pour aller trafiquer sur la mer des Indes. Plus bas, il rencontre les Cataractes, spectacle sublime et magnifique; là on voit le Nil se gonfler, et redoubler de force pour franchir des rocs escarpés, et taillés à pic en quelques endroits. Brisé par la résistance de ces masses énormes, resserré dans une gorge étroite, vainqueur ou vaincu, il bat les rochers de ses eaux, qu'il soulève et roule aussi impétueuses que naguère elles étaient tranquilles; et, se précipitant à travers ce passage difficile, il s'élance, tout différent de lui-même, trouble et chargé de limon ; une fois engagé dans ces gorges rocailleuses, il écume et prend une couleur nouvelle, non celle qu'il doit à la nature, mais celle que le lieu lui impose. Enfin pourtant, les obstacles sont vaincus : abandonné par le sol, il tombe d'une hauteur immense avec un bruit effroyable, qui retentit dans toutes les contrées d'alentour. Une colonie fondée en ces lieux sauvages, assourdie par ce continuel fracas qu'elle ne pouvait supporter, fut forcée de chercher un séjour plus calme. Aux merveilles du fleuve il faut joindre l'audace incroyable des habitants. Deux bateliers montent une petite barque : 1'un rame, l'autre vide l'eau. Après avoir longtemps été le jouet de la vague en délire et du flot qui pousse et repousse la nacelle, ils gagnent un canal étroit par lequel ils évitent les gorges des rochers; puis, se laissant tomber avec le fleuve tout entier, ils gouvernent la barque dans sa chute, au grand effroi des spectateurs, qui les voient tomber, la tête en avant, et qui déjà les pleurent comme engloutis et écrasés sous ces énormes masses d'eau, quand tout à coup on les aperçoit naviguant bien loin du lieu de leur course, comme si une machine puissante les eût jetés à cette distance. Loin de les engloutir, l'onde les a transportés au lieu où le fleuve est calme et uni. Le premier accroissement du Nil se fait sentir autour de l'île de Philé, dont je viens de parler. A peu de distance de cette île, est un rocher, qui divise le fleuve et que les Grecs nomment g-abaton (l'inaccessible); les prêtres seuls ont droit d'y monter : c'est là que la crue commence à devenir sensible. A une distance considérable, s'élèvent deux écueils, que les indigènes nomment veines du Nil; ils épanchent des eaux abondantes, mais qui ne le sont pas assez cependant pour couvrir l'Egypte. Ce sont des bouches où, lors du sacrifice annuel, les prêtres jettent l'offrande publique, et les gouverneurs des présents en or. C'est là que le fleuve, dont les forces sont sensiblement plus considérables, commence à rouler dans un lit profond et large, mais resserré latéralement par des montagnes qui l'empêchent de déborder. Aux environs de Memphis, il devient libre, et se l'épand dans les campagnes, divisé en rivières diverses par des canaux construits de main d'homme, et qui dispensent à chaque riverain la quantité d'eau qui lui est nécessaire : c'est ainsi qu'il court se répandre sur toute l'Egypte. D'abord disséminé, il ne forme bientôt plus qu'une vaste nappe semblable à une mer bourbeuse et stagnante; mais l'immensité de la plaine sur laquelle il s'étend à droite et à gauche, et qui comprend toute l'Égypte, diminue sa violence et sa rapidité. Plus le fleuve s'élève, plus on a l'espoir d'une belle récolte : jamais ce calcul ne trompe l'agriculteur, tant la proportion est exacte entre la hauteur du fleuve et la fertilité qu'il communique. En effet, sur cette terre sablonneuse et dévorée par la soif, il jette de l'eau et de l'humus; les ondes troublées laissent, partout où le sol desséché s'entr'ouvre, un dépôt gras, dont il imprègne les localités les plus arides : de là, deux causes d'abondance, l'irrigation et l'engrais. Aussi, tous les lieux inaccessibles aux flots sont stériles et sans culture; cependant une crue trop forte est nuisible. Fleuve véritablement merveilleux, tandis que d'autres rivières délaient et creusent les entrailles du sol, le Nil, bien plus considérable, est si loin d'arracher ou d'entraîner la moindre parcelle, qu'au contraire il apporte des forces nouvelles au terrain. Cette heureuse propriété qu'il donne au sable, sur lequel il dépose un limon fécondant, est le moindre de ses bienfaits : l'Égypte lui doit non-seulement la fertilité de ses terres, mais ses terres mêmes. C'est un spectacle magnifique que celui du Nil répandu dans l'Égypte. Les plaines sont cachées, les vallées ont disparu, les villes seules paraissent au-dessus comme des îles. Il n'y a de communication sur la terre même qu'en bateau, et moins l'Égyptien aperçoit la terre d'Égypte, plus sa joie est grande. Lors même que le Nil roule dans ses limites ordinaires, il se rend à la mer par sept embouchures; chaque bouche est une mer : je ne parle pas de bras moins connus qui se jettent à droite et à gauche.Au reste, il nourrit des animaux aussi gros et aussi redoutables que ceux de la mer. Ce seul fait suffit pour indiquer sa grandeur; car, pour entretenir ces animaux énormes, il faut et une pâture suffisante, et de vastes espaces où ils puissent se mouvoir. Balbillus, Romain vertueux, illustre dans toutes les branches de la littérature, dit avoir vu, pendant sa préfecture d'Égypte, à la bouche Héracléotique du Nil, la plus large des sept, un combat en règle de dauphins arrivés de la mer et de crocodiles venus du fleuve à leur rencontre. Les crocodiles furent vaincus par ces ennemis pacifiques, dont la morsure est innocente. Les crocodiles ont la partie supérieure du corps couverte d'une cuirasse impénétrable même pour les dents des plus robustes animaux ; mais la partie inférieure est molle et tendre. Les dauphins plongeaient sous l'eau, et, à l'aide des épines qui hérissent leur dos, blessaient leurs adversaires, et leur fendaient le ventre, en s'avançant en sens contraire. Quand plusieurs eurent été ainsi déchirés, les autres s'enfuirent comme après une défaite. Rien de plus audacieux que le crocodile devant un fuyard ; rien de plus timide devant celui qui le brave. Les Tentyrites parviennent à le vaincre, non par leur constitution physique ou par une propriété de leur race, mais par le mépris et l'audace. Ils le poursuivent, et, dans sa fuite, ils lui passent un lacet au cou, et le tirent à eux; mais ceux qui ont manqué de présence d'esprit dans l'attaque périssent pour la plupart. Selon Théophraste, le Nil jadis roulait une eau salée comme celle de la mer. On sait qu'il resta deux ans sans déborder; c'étaient la dixième et la onzième année du règne de Cléopâtre. Cette irrégularité indiquait, dit-on, la chute de deux souverains : en effet, Antoine et Cléopâtre perdirent bientôt leur puissance. Callimaque prétend qu'à une époque antérieure, le Nil fut neuf ans sans sortir de son lit. Maintenant abordons la question des causes qui élèvent en été les eaux du Nil; nous commencerons par celles qu'on a alléguées le plus anciennement. Selon Anaxagore, les neiges des montagnes éthiopiennes se fondent à cette époque et vont grossir le Nil; telle a été l'opinion de toute l'antiquité. Eschyle, Sophocle, Euripide énoncent le même fait; mais vingt preuves réfutent cette idée. D'abord l'Éthiopie est un pays excessivement chaud, témoin le teint noir et brûlé de ses habitants, témoin aussi les Troglodytes cherchant leur demeure sous la terre. Les rochers y sont comme embrasés par le soleil, non seulement à midi, mais encore au déclin du jour. La poussière, ardente, se refuse à porter le pied de l'homme ; l'argent se plombe ; les soudures des statues se détachent ; toutes les dorures ou argentures disparaissent. L'Auster, qui souffle de ces parages, est le plus chaud des vents. Les animaux qui se cachent pendant l'hiver ne disparaissent là en aucun temps ; même en hiver, les serpents se montrent en plein air et à la surface de la terre. A Alexandrie, déjà placée si loin de ces climats brûlants, il ne tombe jamais de neige; un peu plus haut, on manque de pluie: comment se ferait-il donc qu'un pays en proie à une telle chaleur eût des neiges qui durassent tout l'été? S'y trouvât-il même des montagnes pour les recevoir, elles n'en recevraient jamais plus que les Alpes, les montagnes de la Thrace et le Caucase. Or, les fleuves qu'épanchent ces montagnes grossissent au commencement de l'été et au printemps, mais bientôt baissent au-dessous du niveau d'hiver. En effet, l'influence des pluies du printemps commence la fonte des neiges, et les premières chaleurs en font disparaître les restes. Ni le Rhin, ni le Rhône, ni le Danube, ni le Caïstre ne sont sujets à cet inconvénient, ni ne grossissent l'été : cependant d'énormes amas de neiges encombrent les cimes septentrionales. Le Phase et le Borysthène devraient aussi s'accroître l'été, si les neiges pouvaient grossir les fleuves à cette époque. Enfin, si telle était la cause qui soulève le Nil, dès le commencernent de l'été il coulerait à pleins bords; car alors la neige est en masses énormes et encore entières, et c'est la couche la moins dure qui fond : or, le Nil, pendant quatre mois consécutifs, ne présente que des crues uniformes. Selon Thalès, le phénomène a pour cause les vents Étésiens, qui s'opposent au cours du Nil et font rebrousser ses eaux en sens inverse du mouvement qui le porte vers la mer. Refoulés sur eux-mêmes, les flots refluent sans pour cela grossir ; mais l'issue leur étant fermée, ils s'arrêtent, et bientôt ils s'ouvrent partout où ils peuvent le passage qui leur est refusé. Euthymène de Marseille en parle comme témoin : «J'ai navigué, dit-il, sur la mer Atlantique. Le Nil roule des eaux plus abondantes, tant que durent les vents Étésiens; car alors ils refoulent la mer sur le fleuve. Dès qu'ils se sont abattus et que la mer est devenue calme, le Nil, qui peut redescendre vers celle-ci, diminue. Au reste, les eaux de cette mer sont douces et contiennent des animaux semblables à ceux du Nil." Dans cette hypothèse, qui donne les vents Étésiens pour cause des crues du Nil, qu'on me dise pourquoi ces crues précèdent les vents, persistent quand les vents ne sont plus, enfin n'augmentent plus d'intensité et de violence, et ne diminuent pas selon la violence et l'impétuosité du vent même ; c'est pourtant ce qui devrait arriver, si les vents déterminaient la hausse des eaux. De plus, les vents Étésiens battent directement la côte égyptienne : pourquoi donc le Nil descend-il contre le souffle de ces vents, tandis qu'il devrait couler dans la même direction, s'il leur devait ses débordements? Enfn, pourquoi, au lieu d'être diaphanes et azurés, ces flots, qu'on fait venir de la mer, sont-ils chargés de limon ? Ajoutez qu'une foule de témoignages réfutent Euthymène. On pouvait mentir, quand les plages étrangères étaient inconnues : c'était alors le temps des fables; mais aujourd'hui mille vaisseaux marchands côtoient la mer extérieure; personne ne dit que le Nil ait des flots d'azur; personne ne donne à la mer une saveur douce, que la nature refuse à ses eaux : car le soleil en pompe sans cesse la partie la plus douce et la plus légère; ensuite pourquoi le Nil ne croitrait-il point pendant l'hiver? la mer alors peut être battue par les vents, par des vents plus violents que les Étésiens, qui sont modérés. Enfin, si le mouvement venait de l'Atlantique, l'Égypte entière serait inondée tout d'un coup : or, l'inondation est graduelle. Oenopide de Chio dit que, pendant l'hiver, la chaleur se concentre sous terre. Telle est, dit-il, la cause qui rend les cavernes plus chaudes, l'eau des puits plus tiède; cette chaleur interne dessèche les veines des fleuves : or, dans les autres pays, les pluies de l'hiver compensent cette diminution. Le Nil, qu'aucune pluie ne vient grossir, diminue l'hiver, et grossit pendant l'été, époque à laquelle la terre redevient froide à l'intérieur et les sources fraîches. Si cette cause était véritable, tous les fleuves devraient grossir, et tous les puits hausser pendant l'été; de plus, la chaleur n'augmente pas, l'hiver, dans l'intérieur de la terre. L'eau, les puits, les cavernes semblent chauds, parce qu'ils ne reçoivent pas l'influence de l'air froid extérieur; ils n'acquièrent point de la chaleur; seulement ils refusent entrée au froid. La même cause les rend frais pendant l'été : l'air échauffé du dehors n'arrive point en ces lieux isolés et fermés. Voici comment raisonne Diogène d'Apollonie : «Le soleil pompe l'humidité; la terre, desséchée, supplée à ce qu'elle a perdu par les eaux de la mer ou des fleuves : or, il ne peut se faire qu'une terre soit sèche et l'autre humide; car toutes sont criblées de pores, et par conséquent perméables : les terrains secs sont donc abreuvés par les terrains humides. Sans cet emprunt, il y a longtemps que la terre serait desséchée. Revenons au soleil, qui pompe les eaux : c'est surtout dans les lieux les plus au sud, que l'absorption est forte : la terre, desséchée, attire alors à elle plus d'humidité. De même que l'huile des lampes se porte toujours du côté de la flamme, de même l'eau coule vers le lieu où la sollicite la sécheresse d'une terre brûlante. D'où vient cette eau? Des parties septentrionales du globe, où règne un hiver éternel, où l'eau abonde constamment. Voilà pourquoi le Pont-Euxin coule sans cesse avec rapidité dans la mer inférieure, non, comme les autres mers, par un flux et un reflux perpétuels, mais par un écoulement rapide et toujours dirigé dans le même sens. Sans ce commerce continuel qui supplée à ce qui manque d'un côté et enlève de l'autre le superflu, le globe entier serait désolé ou par la sécheresse ou par l'inondation.» Dis-nous, Diogène, pourquoi, puisque la mer et tous les fleuves communiquent ensemble, les fleuves ne croissent pas partout pendant l'été. Le soleil agit plus vivement sur l'Égypte; le Nil doit avoir un accroissement plus considérable; mais, dans les autres pays, les rivières doivent grossir jusqu'à un certain point. D'autre part, pourquoi se trouve-t-il des terres tout à fait dépourvues d'eau, si toutes attirent à elles celle des autres régions, et cela avec d'autant plus de force, que leur chaleur est plus vive? Enfin, pourquoi les eaux du Nil sont-elles douces, si elles viennent de la mer? car on sait qu'il n'en est point de plus douces au goût. [4,3] III. Si je vous disais que la grêle se forme dans l'atmosphère, de même que la glace parmi nous, par la congélation d'une nuée entière, ce serait par trop de hardiesse. Regardez-moi donc comme un témoin de seconde classe, tel que ceux qui n'ont pas vu par eux-mêmes, mais qui déposent sur la foi d'un ouï-dire, ou comme un de ces historiens qui, après avoir entassé des mensonges à leur gré, ajoutent, comme ne garantissant point le fait : S'il faut en croire les auteurs. Si donc vous refusez de me croire, je vous donnerai Posidonius pour garant aussi bien de ce que j'ai dit, que de ce qui me reste à dire. Posidonius vous affirmera, comme s'il l'avait vu de ses propres yeux, que la grêle est formée d'une nuée aqueuse, déjà même convertie en eau. Vous pouvez, sans maître, deviner la cause de sa rondeur, en observant que toute goutte d'eau affecte une forme sphérique : c'est ce que l'on voit sur les miroirs où l'haleine s'amasse en gouttes arrondies, sur les coupes mouillées et généralement sur toute surface unie. Les herbes, les feuilles d'arbres présentent encore sous forme de perles brillantes les gouttelettes qui s'y attachent. "Quoi de plus dur qu'un roc? quoi de plus mou que l'eau? cependant la goutte liquide creuse l'inébranlable rocher". Ou, comme a dit un autre poète : "L'eau qui tombe goutte à goutte creuse la pierre". Or, les cavités mêmes sont sphériques : il est donc évident que l'eau qui a fait cette cavité l'était aussi, et qu'elle s'est creusé une demeure analogue à sa forme et à sa figure. De plus, lors même que la grêle ne serait pas ronde, elle pourrait s'arrondir, pendant sa chute, par le frottement uniforme et circulaire de l'air épais dont elle traverse un si long espace. Il n'en est pas de même de la neige, bien moins solide et plus dilatée, parce qu'elle tombe de moins haut, et qu'elle se forme près de la terre : une distance si petite ne lui laisse pas le temps d'être émoussée par l'air. Pourquoi ne me permettrais-je pas ce que s'est permis Anaxogore, puisque c'est entre philosophes surtout que la liberté doit être égale? La grêle n'est qu'un glaçon suspendu, la neige une congélation flottante au milieu des frimas : car, comme nous l'avons dit, la différence qui sépare l'eau de la rosée, sépare aussi le frimas et le glaçon, la neige et la grêle. [4,4] IV. Le problème ainsi résolu, je pourrais en rester là, mais je veux vous faire bonne mesure; et, puisque j'ai commencé à vous ennuyer, j'épuiserai toutes les questions relatives à la matière que je traite. Or, on demande pourquoi l'hiver apporte de la neige sans grêle; pourquoi la grêle tombe au printemps, lorsque le froid a perdu de sa violence. Disposé à me laisser tromper pour votre instruction, avec quelle facilité adopterai-je la vérité, moi qui me prête à ces mensonges légers, qui peuvent, il est vrai, fermer la bouche, mais non pas ôter la vue! L'air est condensé en hiver, et dès lors il ne peut se changer en eau, mais en neige, comme se rapprochant plus de ce dernier état. Le printemps commencé, l'air se détend davantage; le ciel est plus doux, et les gouttes sont plus grosses. Ainsi lorsque, comme le dit notre Virgile, "Le printemps revient chargé de pluie", la transmutation de l'air est plus active ; car il se relâche et se résout en eau, la chaleur même l'y décide. Aussi les pluies sont-elles alors plus fortes et plus abondantes que continues; en hiver, elles sont plus lentes et plus menues, et quelquefois mêlées de neige. Nous appelons neigeux les jours où le froid est intense et le ciel sombre; lorsque l'Aquilon souffle et domine dans l'air, la pluie est fine et déliée : le vent du midi le remplace-t-il, les pluies sont plus fortes et les gouttes plus grosses. [4,5] V. Je n'ose citer ici une assertion de nos stoïciens, tant elle me semble faible, et je n'ose l'omettre : pourquoi ne pas, de temps à autre, tenter l'indulgence de son juge? Si l'on voulait peser toutes les idées, la balance à la main, le silence serait d'obligation; car quelle idée est sans adversaire? celles mêmes qui gagnent leur procès ont eu à plaider. Les stoïciens, dis-je, prétendent que toutes les glaces de la Scythie, du Pont et des plages septentrionales se fondent au printemps. Alors les fleuves gelés s'ouvrent, les montagnes couvertes de neige se résolvent en eau; mais de froides exhalaisons s'échappent des masses fondues et se mêlent à l'air printanier. Ils ajoutent, ce dont je n'ai pas encore fait et dont je ne songe point à faire l'expérience (et s'il vous prend fantaisie de vous assurer de la vérité, gardez-vous d'en faire l'épreuve sur vous-même), ils ajoutent, dis-je, qu'on a moins froid aux pieds en foulant la neige durcie et ferme depuis longtemps, qu'une neige amollie par le dégel. Si le fait est vrai, la fonte des neiges et des glaces qui se brisent doit porter dans les plages méridionales un froid capable de lier et de geler subitement les parcelles tièdes et liquides de l'atmosphère. Ainsi, ce froid soudain métamorphose en grêle ce qui devrait être de la pluie. [4,6] VI. Je ne puis m'empêcher de vous dévoiler tous les rêves de nos amis. N'affirment-ils pas qu'il est des hommes habiles dans l'observation des nuages, et capables, à force d'habitude, de prédire l'époque de la grêle, à la couleur des nuées, dont telle nuance a toujours été suivie de grêle? Un fait incroyable, c'est qu'à Cléone il existait, à cet effet, des préposés publics, nommés chalazophylaces, ou observateurs de la grêle. A peine avaient-ils donné le signal annonçant l'approche du fléau, chacun courait... aux manteaux, à la couverture, direz-vous? Eh non! au temple, où ils immolaient, l'un un agneau, l'autre un poulet; et dès que les nuages avaient goûté quelque peu de sang, ils se portaient ailleurs. Vous riez? Voici quelque chose de plus risible. Ceux qui n'avaient ni agneau ni poulet versaient leur sang sans que mort s'ensuivît. N'allez pas croire les nues cruelles ou insatiables: il suffisait de se piquer le doigt d'un stylet bien affilé; ce qui sortait de sang était une excellente libation, et la grêle épargnait tout aussi bien le champ de celui qui faisait cette humble offrande, que du riche qui l'avait conjurée par de plus éclatants sacrifices. [4,7] VII. On cherche la cause de ce phénomène. Les uns, en vrais sages, nient le fait : tout traité avec la grêle, toute offrande désarmant les tempêtes, leur paraît une fable, bien que les dieux mêmes se laissent toucher par des présents. Les autres soupçonnent que, dans le sang, est une vertu capable de repousser et de détruire la nue. Mais comment si peu de sang aurait–il assez de force pour s'élever si haut et pour agir sur les nuages? Combien il est plus commode de dire : Fable et mensonge ! Mais à Cléone, il y avait des peines contre ceux qui, étant chargés de prévoir les orages, laissaient par leur négligence la grêle battre les vignes, ou renverser les moissons. Et chez nous les Douze Tables ont prévu le cas où quelqu'un frapperait d'un charme les récoltes d'autrui. La grossière antiquité croyait que des paroles magiques pouvaient attirer ou chasser la pluie; effets si évidemment impossibles, qu'il n'est besoin, pour en voir la fausseté, d'entrer dans l'école d'aucun philosophe. [4,8] VIII. Je n'ajouterai plus qu'une chose, à laquelle il vous plaira d'adhérer et d'applaudir. On dit que la neige se forme dans la partie de l'atmosphère la plus voisine de la terre, attendu que cette partie est plus chaude, par trois raisons. D'abord, toutes les évaporations de la terre, contenant du chaud et du sec, sont d'autant plus brûlantes, qu'elles sont plus récemment échappées de son sein. Ensuite, les rayons du soleil, réfléchis par la terre, se replient sur eux-mêmes. Or, cette double action échauffe les lieux voisins de la terre, et ceux-ci sont plus chauds, puisqu'ils sentent deux fois les rayons. Une troisième raison, c'est que la partie supérieure de l'air est plus battue par les vents auxquels les couches inférieures sont moins exposées. [4,9] IX. Ajoutons à ceci l'explication de Démocrite : «Plus un corps, dit–il, est solide, plus il est prompt à s'emparer de la chaleur et apte à la conserver.» Qu'on expose au soleil des vases d'airain, de verre ou d'argent, le premier s'échauffera plus vite et restera chaud plus longtemps. Mais pourquoi? Ecoutons encore Démocrite : «Plus les corps sont durs, denses et compactes, moins leurs pores sont grands, moins ils reçoivent d'air. Par conséquent, de même que les étuves et les baignoires les plus petites sont plus promptes à s'échauffer, de même dans ces pores, que leur petitesse rend imperceptibles, la chaleur est plus tôt sensible, et cette même petitesse s'oppose à ce qu'ils laissent échapper ce dont ils se sont emparés». [4,10] X. Ce long préliminaire nous amène à la question. Plus l'air est voisin de la terre, plus il est dense. De même que, dans l'eau et dans tous les liquides, la lie se trouve au fond, de même, dans l'air, ce sont les parties les plus denses qui se précipitent en bas. Or, nous avons prouvé que toute matière plus compacte et plus dense garde plus fidèlement la chaleur dont elle s'est imprégnée : donc plus la couche d'air est haute et éloignée de cette terre fangeuse, plus elle est pure et sans mélange. Dès lors elle ne retient point les rayons solaires, qui y passent comme dans le vide, et par là même elle s'échauffe moins. [4,11] XI. Quelques personnes objectent que les cimes des montagnes doivent être plus chaudes; parce qu'elles sont plus voisines du soleil. Grave erreur! Est–ce donc que les Apennins, les Alpes et les autres chaînes renommées par leur élévation arrivent à une hauteur telle, qu'elles puissent se ressentir de la proximité du soleil? Oui, ces cimes sont hautes, relativement à nous; mais dès qu'on les compare à l'univers, leur petitesse devient évidente. Leur supériorité, leur infériorité, ne sont relatives qu'à elles-mêmes; mais nulle de ces éminences n'est assez considérable pour que la plus haute même soit un point dans l'ensemble. Sans cela, dirait-on que la terre est une sphère? La propriété d'une sphère est d'être à peu près uniformément ronde; ici cette rondeur est comme celle d'une balle à jouer, dont les fentes et les coutures n'altèrent point sensiblement la forme sphérique. De même que, dans cette balle, les inégalités n'empêchent pas la forme d'être généralement ronde, de même les hautes montagnes n'empêchent point la sphéricité de la terre : leur élévation disparaît quand on les compare au globe entier. Si l'on dit qu'une montagne plus élevée doit être plus tôt échauffée, parce qu'elle reçoit de plus près les rayons du soleil, il faudra dire aussi qu'un homme grand doit être plus tôt échauffé qu'un homme de petite taille, et que sa tête doit l'être plus tôt que ses pieds. Mais quand on s'est formé une juste idée de la grandeur du monde, quand on songe que la terre n'est qu'un point, on comprend que nulle éminence terrestre n'est assez voisine des corps célestes pour en sentir plus tôt l'action. Ces montagnes que nous voyons sur nos têtes, ces sommets encombrés de neiges éternelles, n'en sont pas moins au plus bas du monde. Si la cime du mont est plus voisine du ciel que la vallée ou la plaine, c'est comme un cheveu est plus gros qu'un cheveu, un arbre qu'un arbre, et une montagne qu'une autre montagne. Dans ce cas, on pourrait dire aussi qu'un arbre est plus voisin du ciel qu'un autre arbre; ce qui est faux : car les petits objets ne peuvent offrir de différence bien sensible, qu'autant qu'on les compare entre eux. Dès qu'on vient à les considérer auprès d'un corps immense, l'excès de l'un sur l'autre disparaît totalement, et quelle que soit leur différence respective, ce ne sont jamais que des atomes qui se surpassenten grandeur. [4,12] XII. Revenons à notre sujet. Les raisons que j'ai rapportées ont fait croire à la plupart des philosophes que la neige se forme dans la partie de l'atmosphère la plus voisine de nous, et que ses parties sont moins fortement liées, parce que le froid qui la condense est moins vif; en effet la couche d'air voisine de nous est trop froide pour permettre qu'il se forme en elle de l'eau ou de la pluie, et trop chaude pour laisser le nuage se durcir en grêle. Cette température moyenne ne donne à l'eau que la demi-consistance d'où résulte la neige. [4,13] XIII. Mais, direz-vous, pourquoi ces recherches pénibles pour des frivolités qui ne rendent l'homme ni plus instruit ni plus vertueux ? Vous nous expliquez comment se forme la neige, il vaudrait mieux nous dire pourquoi l'on ne doit point acheter de neige. Vous voulez donc que je fasse le procès au luxe, procès qui revient tous les jours et sans résultat? Plaidons toutefois; dussions-nous être vaincus, ce ne sera du moins qu'après avoir vigoureusement combattu et résisté. Mais quoi! l'observation de la nature ne conduit-elle pas au but même dont il est question? Demander comment se forme la neige, dire qu'elle est de la même nature que les gelées blanches, qu'il y a en elle plus d'air que d'eau, n'est-ce pas reprocher aux amis du luxe la honte d'acheter de l'eau, et même moins que de l'eau? Mieux vaut, croyez-moi, examiner comment se forme la neige, que comment on la conserve; puisque, non contents de transvaser dans des amphores des vins centenaires, de les classer d'après leur âge et leur saveur, nous avons inventé l'art de condenser la neige, de la faire triompher de l'été, de la préserver des chaleurs au fond des glacières. Qu'avons-nous gagné à cet artifice? de transformer en marchandise l'eau qui jadis ne coûtait rien. On a regret de n'acheter ni l'air ni soleil. Quel malheur que les hommes de plaisir et les riches respirent naturellement et sans frais! Quel dommage que la nature ait produit quelque bien dont la jouissance soit commune à tous les hommes! Ce liquide qu'elle a fait couler et courir à portée de tout le monde, dont elle a voulu que tous pussent s'abreuver, dont l'homme, les bêtes féroces, les oiseaux, les animaux les moins industrieux sont libéralement et richement pourvus, le luxe, ingénieux à ses dépens, en a fait une chose vénale : tant il est vrai qu'on n'aime que ce qui coûte cher ! En cela seulement le riche était encore l'égal du pauvre et restait au niveau de la foule. Enfin, un homme à qui pesait sa richesse imagine de rendre l'eau elle-même un objet de luxe. Mais comment en sommes-nous vernis à ce point, de ne trouver nulle eau fluide assez fraîche? Le voici. Tant que l'estomac, sain et vigoureux, prend une nourriture saine, tant qu'il cherche à se remplir et non à se surcharger, il se contente de boissons naturelles; mais quand des indigestions journalières lui font sentir non la chaleur de la saison, mais la sienne propre; quand une ivresse continue s'est fixée dans les viscères et s'est tournée en une bile qui dévore les entrailles, on recherche nécessairement un moyen de chasser cette ardeur, que l'eau redouble encore, et qui s'accroît par les remèdes mêmes. Voilà pourquoi l'on boit de la neige, non seulement pendant l'été, mais au coeur même de l'hiver. Or, quelle est la cause de ce goût bizarre, sinon la funeste disposition des viscères, l'altération que le luxe a portée dans les intestins, auxquels, par une suite de repas incessants, il ne donne point de relâche, et qu'il gonfle à outrance par une foule de mets variés dont le poids l'accable et l'épuise? Bientôt cette continuelle intempérance force l'estomac à repousser ce qu'il digérait d'abord, et sa soif de rafraîchissements toujours nouveaux s'en allume davantage. On a beau protéger la salle du festin par des voiles et des pierres spéculaires ; on a beau triompher de l'hiver à force de feu, l'estomac, affaibli, languissant, brûlé, demande quelque chose qui le réveille. Nous arrosons d'eau froide l'homme évanoui et insensible, pour le rappeler au sentiment de lui-même ; de même des entrailles engourdies par de longs excès restent insensibles, si un froid violent, qui les brûle, ne vient les ranimer. C'est pour cela que, peu contents de boire la neige, ils recherchent la glace, comme plus consistante et concentrant mieux le froid, et la détrempent dans l'eau à plusieurs reprises; encore ne prennent-ils pas la surface des blocs glacés : pour avoir un froid, plus intense, plus rebelle à la chaleur, ils creusent jusqu'au fond. Aussi, l'eau n'a-t-elle pas un prix unique; l'eau a ses vendeurs et (chose honteuse!) des taux qui varient. Les Lacédémoniens chassèrent les parfumeurs et voulurent qu'ils quittassent au plus vite leur territoire, parce qu'ils perdaient l'huile; qu'eussent-ils donc fait à l'aspect de ces magasins, de ces dépôts de neige, de ces bêtes de somme employées à porter cette eau, dont la teinte et la saveur se dénaturent dans la paille qui les couvre? Grands dieux! il est si facile d'apaiser la soif naturelle! Mais que peut sentir encore un palais émoussé et endurci par des aliments qui le brûlent? Rien n'est assez frais à son gré ; rien non plus n'est assez chaud. Les champignons brûlants, plongés rapidement dans leur sauce, sont aussitôt engloutis fumants encore, pour être refroidis à l'instant par des boissons à la neige. Vous verrez les hommes les plus maigres, enveloppés du palliolum et du capuchon, pâles et maladifs, non seulement boire, mais manger la neige et la jeter par morceaux dans leur coupe, de peur que le liquide ne tiédisse entre chaque rasade. Est-ce là ce qui s'appelle soif ? Non, c'est une fièvre, et d'autant plus forte que ni le pouls ni la chaleur de la peau ne la trahissent. C'est le coeur qui est en feu : funeste effet d'une mollesse incurable, qui, à force de délicatesse et de langueur, nous endurcit jusqu'à nous rendre la souffrance facile. Ne voyez-vous pas que tout perd sa force par l'habitude? Cette neige où l'on nage et dont l'estomac s'est fait esclave, par suite d'un continuel usage, ne fait plus aujourd'hui que tenir lieu d'eau. Cherchez quelque chose de plus froid ; car le froid auquel vous êtes habitué n'est plus rien.