[0,0] A CLÉMENT VII, SOUVERAIN PONTIFE, ACTIUS SINCERUS. 1 O vous qui êtes le père et le pasteur des hommes, vous à qui seul appartient le droit de fermer et d'ouvrir les portes du ciel, si quelque inexactitude s'est glissée dans mes vers, que votre plume, justement sévère, efface mes erreurs. C'est à votre autorité, vénérable Pontife, que je soumets cet ouvrage. Comment peut-on, sans vous, ne pas s'égarer ? Médecin secourable, pour cicatriser mes plaies, il n'est que votre main puissante et votre baume divin ; car je ne vois que vous, seul dans l'univers, qui puissiez, par votre art salutaire, tempérer l'excès du mal. Il est rare l'honneur d'avoir pour protecteur un souverain : il est plus rare encore celui d'avoir un souverain pour lecteur. [1,0] L'ENFANTEMENT DE LA VIERGE. LIVRE PREMIER. 1 L'enfant d'une Vierge, le fils et l'égal de l'Eternel, descendu à travers l'espace des airs, pour enlever aux malheureux mortels la tache antique de leur origine et leur rouvrir la route longtemps fermée du fortuné séjour, tel est le sujet de mes premiers chants, tel le premier ouvrage que vont élever mes efforts. O vous, habitants des cieux, qui, dès le commencement, l'avez appris, déroulez, si le récit n'est pas un crime, déroulez à mes yeux la cause et les suites de ce grand événement ! Vous aussi, protectrices des poètes, Muses, souriez à mes désirs : j'invoque ici vos sources, vos grottes, vos bois sourcilleux. C'est du ciel que vous tirez votre origine : aussi vous aimez la virginité et savez apprécier l'innocence. Soit que la gloire du céleste palais, soit que l'honneur de cette Vierge vous intéresse, montrez-moi un chemin qui m'élève au-dessus de la nue, et venez m'ouvrir les portes du vaste Olympe. Elle est grande sans doute, mais elle est juste, la faveur que je demande. Déesses d'Aonie, vous en connaissez l'objet; car vous avez pu contempler la crèche de l'Enfant, les choeurs des Anges; et j'aime à croire que l'étoile étincelante sur la voûte éthérée et les monarques de l'Orient n'ont pas échappé à vos regards. (19) Et toi, la ressource des humains, l'espoir des immortels, mère divine, qu'accompagnent et pressent d'un cercle triomphal la céleste milice et ses nombreux bataillons, ses chars et ses enseignes, ses trompettes et ses clairons guerriers; si nous plaçons sur le marbre de tes temples une offrande de fleurs, si nous élevons à ta gloire des autels durables taillés dans ce roc, d'où la brillante Mergilline élève sa tête dans les airs, domine les flots écumants, et présente son front à l'oeil du pilote encore éloigné; si, fidèles à l'usage, nous te consacrons des hymnes et des fêtes, des cérémonies et de pompeuses réunions, lorsque chaque année ramène la joyeuse époque de tes couches fortunées,Vierge sainte, viens instruire ton poète, tracer sa route, diriger ses travaux, et sourire à une entreprise qui glace son audace. (33) Des célestes hauteurs, le Seigneur avait vu l'enfer engloutir par essaims les âmes des mortels, Tisiphone bouleverser par ses efforts le fond même de l'abîme, pousser aux forfaits la rage de ses soeurs, et l'homme en vain tirer du ciel son origine, en vain former son esprit aux leçons de l'expérience : telle était, sur la race humaine, la contagieuse influence d'une faute mortelle! Alors, enflammé d'un amour éternel, Dieu se dit à lui-même : « Le crime n'aura-t-il pas enfin un terme? et la plus reculée postérité sera-t-elle victime de la désobéissance du premier pécheur ? C'est pour une vie immortelle, c'est presque l'égal des habitants du ciel que j'avais créé l'homme; et, aujourd'hui, il succomberait aux horreurs de la mort, il gémirait dans l'empire de la tristesse et des ténèbres; et je le souffrirais ! non : que, plutôt, il soit rappelé au céleste séjour. Cette loi, le soin de ma gloire et l'ouvrage sublime de mes mains me l'imposent. Les places abandonnées, les trônes déserts dans les cieux, qu'à l'instant il se prépare à les remplir. [1,50] C'est de là que, pour prix de sa haine jalouse, une légion a roulé précipitée au travers de l'espace effrayé. Si la femme a produit de si grands malheurs, et porté sur la terre les larmes et la mort, qu'une femme aujourd'hui les répare, et, qu'instrument de bonheur, elle arrête ce long cours de disgrâces. » (55) A ces mots, il appelle un messager rapide, qui, beau des étoiles de sa robe, des charmes de sa figure, de l'éclat de ses ailes, doit porter à la chaste mortelle les ordres suprêmes. « Toi, lui dit-il, mon ministre fidèle et le héros de mes arméés, toi qu'appellent de grands événements près d'éclore, il faut partir, et former pour l'éternité une alliance nouvelle. Écoute à présent mes paroles, et grave-les dans ton souvenir. Entre les cités de la Phénicie et le vaste cours du Jourdain, il est une contrée; la Judée est son nom. Elle doit sa célébrité à mon culte, sa puissance à ses armes et ses lois. Là, issue d'illustres dieux, fille des prophètes et des rois, une Vierge, amie de la chasteté, malgré l'éclat d'un hymen assorti, conserve encore pour moi, et conservera pendant le cours des siècles (étrange attachement!) un coeur pur, une vertu sans taches; pleine de respect pour la vieillesse de son époux, elle vit sous un humble toit, dans une étroite enceinte, celle qui mérite un trône dans le ciel, une place brillante dans l'assemblée des immortels, une demeure dans notre céleste palais. Parmi toutes les vierges, elle a, seule, fixé mon choix, et, depuis ce temps, occupe le fond de ma pensée. Je la destine à concevoir, dans ses chastes entrailles, un Dieu, la sainteté même, et produire, sans le concours d'un époux, un divin rejeton. Voici le moment : dirige ton vol à travers la nue; une fois arrivé, rends mes paroles à ses pudiques oreilles; et, pour hâter ses délais, emplis son âme de l'amour de la gloire; car mon dessein est arrêté : je veux arracher la race humaine aux ténèbres de l'enfer, et la garantir d'éternels malheurs. » (82) L'Ange, à ces mots, appelle les zéphyrs, prend son vol à travers l'espace, fend la nue, nage au sein des airs, et, penché vers la terre, meut à peine ses ailes légères. Ainsi que du haut des cieux, à la vue des rives délicieuses du Méandre, ou de la surface paisible du Caystre, un cygne, au plumage d'argent, s'élance d'un vol précipité vers les ondes : lui-même, il se croit immobile et sans plumes, jusqu'au moment où, vainqueur des distances, il jouit enfin de ces eaux désirées; ainsi l'immortel sillonne et les airs et les nuages. (91) Mais à peine il s'arrête sur les palmiers qui couvrent les terres de l'Idumée : il aperçoit la Vierge. De sublimes pensées occupent son esprit : l'usage met dans ses mains les antiques oracles des Sibylles, sur ses lèvres les accords que les interprètes de la Divinité, les prophètes, avaient tirés de leur coeur pur, et que devait réaliser l'âge de leurs neveux. Elle, c'est la sécurité dans l'âme et la joie sur le front, qu'elle attend son Créateur. Le temps viendra où, descendu des hauteurs étoilées, l'Esprit divin fécondera les chastes entrailles d'une mère Vierge : [1,100] elle le sait. Quel respect pour les arrêts du ciel respire sur son pudique visage! Marie, ses beaux yeux baissés, soupire, et, du Dieu qui va naître, elle adore la mère, elle vante son bonheur, elle ne la croit pas née sous l'empire des lois humaines. Marie n'a pas même le soupçon de sa gloire. Tout â coup le jeune messager, descendu des plages éthérées, découvre son visage éclatant, et, par sa démarche et son vêtement, révélant un immortel, il déploie l'étendue de ses ailes, remplit cette demeure d'un parfum inconnu, et, le premier, lui tient ce langage : (109) «Lumière qu'attendaient nos regards, astre depuis longtemps connu du ciel, des vierges la plus pure, je te salue ! De quelles faveurs, de quels trésors t'a comblée le Seigneur ! Ton coeur renferme tout ce que l'intelligence suprême produit de justice et d'innocence, ce qu'apporte avec elle la sagesse divine quand elle quitte le ciel pour la terre, ce que la grâce répand, à grands flots, dans l'âme des mortels. Le Dieu qui dirige la marche immuable des astres, t'a consacrée par un arrêt irrévocable à ses desseins; et sa demeure est fixée pour jamais dans ton âme. Aussi devenue un objet d'hommages pour les choeurs amis de la pudeur, seule, dans les vastes régions du ciel, tu seras l'objet des éloges des immortels. Quel bonheur tu assureras à la terre! et quel appui tu prêteras aux voeux des humains!" (123) Marie, à ce langage, s'étonne et tremble : ses yeux se baissent, la pâleur s'étend sur tous ses membres. Telle, occupée, les pieds nus, à recueillir des coquillages sur les bords de l'étroite Mycone ou sur les roches de Sériphe, paraît une jeune vierge, la gloire et la joie de sa mère : voit-elle un vaisseau, garni de ses voiles, diriger sa course vers le prochain rivage; éperdue, elle craint également de reprendre ses vêtemens et, d'une marche peu sûre, de rejoindre ses compagnes; silencieuse, tremblante, elle reste immobile et l'oeil morne; le vaisseau, chargé des productions de l'Arabie et des trésors de l'Egypte fortunée, ne porte pas la guerre aux mortels : il promène, sans menace, sur les mers son brillant appareil. (135) Alors le ministre ailé du radieux séjour, dont le langage a la douceur du miel, et qui épanche de ses lèvres les flots d'une divine ambroisie capable de calmer les tempêtes et de soustraire la mer au courroux des aquilons : « Bannis, dit-il, amie du ciel, bannis la crainte. Tu vas produire un Dieu adoré des immortels, et donner â la terre un bonheur long-temps attendu, une paix qui égalera la durée des siècles. Parti du séjour étoilé, et porté d'une aile rapide à travers l'espace, telle est l'annonce, tel le présage que je t'apporte. Je n'ai pas appris à tendre des piéges et dresser des embûches : l'imposture est exilée de nos bords. Un jour, Vierge fortunée, tu verras de tes yeux le fruit de tes entrailles, ton heureux nourrisson étonner l'univers de l'éclat de sa grandeur, effacer ses aïeux, et, par un long empire, éterniser son sceptre héréditaire. [1,150] Tu le verras appeler les nations au pied de son trône, et, de tous côtés, étendre ses lois sur de vastes cités. Inaltérable aux coups du temps, ce trône sera sans fin : que dis-je? la religion, dans l'âme des justes, croîtra toujours plus belle, le sang cessera de couler dans les temples : ce ne sont plus des monstres, c'est un Dieu qu'apaiseront désormais des autels pacifiques. » (155) Il dit : la Vierge, l'esprit calmé, l'âme raffermie, balance un moment, et, la sérénité sur le front, répond en peu de mots : « Quoi ! tu m'annonces et la fécondité de mon sein et la naissance d'un fils! crois-tu que, d'un homme, je puisse souffrir l'approche? Au sortir des entrailles maternelles, une éternelle virginité fut pour moi un voeu inviolable et sacré; rien, non, rien ne me fera renoncer à la pureté que je chéris et rompre mes serments. » "Hé bien, reprend le céleste messager, c'est par la voie même de l'ouïe, quelque peine que tu aies à le croire, qu'il descendra dans tes entrailles, et les remplira de germes producteurs, cet esprit descendu de la voûte qu'embellissent le soleil et les astres. Toi, à la vue de ton sein qui, vierge encore, déjà s'accroît, tu resteras tremblante, étonnée; enfin, tes alarmes évanouies, tu goûteras le bonheur inattendu d'avoir conservé la pureté; et, pour affermir ta foi à mes paroles, bannir tes craintes, dissiper tes incertitudes, arrête les yeux sur la faveur que vient d'obtenir du ciel, dans une vieillesse avancée, une femme que t'unit le sang de ses aïeux. Une stérilité, prolongée jusque sous le poids des années, avait rendu son coeur étranger à l'espérance : aujourd'hui son sein renferme un gage de fécondité, et gémit depuis six mois sous ce précieux fardeau. Tant il n'est rien que ne puisse surmonter la céleste puissance! » (177) A ces mots, la Vierge, les yeux levés vers les astres et les palais dorés qu'habitent les immortels, la Vierge souscrit enfin; et, de son coeur, tire ces paroles : « O Foi, tu triomphes ! qu'avec toi triomphe aussi l'obéissance! me voici : respectueuse et docile, je courbe la tête, Dieu tout-puissant, et crois à ce consolant mystère. Esprits célestes, l'imposture vous est étrangère : je reconnais à ses cheveux, ainsi qu'à son front, à ses mains, ainsi qu'à son langage, un nourrisson ailé du ciel, ami de la vérité. » (185) Elle dit : tout à coup sa demeure lui paraît éclairée d'une lumière nouvelle : une clarté soudaine en a rempli l'enceinte. Marie, qui ne peut soutenir l'ardeur des rayons et la vivacité de la flamme, sent croître son effroi. Son sein (ce langage peut étonner, mais ne renferme rien d'inconnu) sans violence et sans outrage à la pudeur, son sein, par une mystérieuse parole, conçoit et s'enfle : une vertu émanée des cieux, au milieu des éclairs, vertu toute-puissante, vertu partout répandue, Dieu, oui, Dieu lui-même est descendu : il s'insinue dans tous ses membres et se mêle à ses entrailles. Un mouvement soudain les agite : la nature se tait et tremble : on la dirait éperdue. Dans le trouble que produit cet événement surhumain, elle s'efforce d'en rechercher les causes et découvrir le mystère : mais bientôt elle éprouve une force supérieure, une volonté plus puissante. La terre est ébranlée, le tonnerre, sur un ciel serein, gronde : augure favorable ! c'est l'arbitre suprême, [1,200] c'est le Père qui proclame l'arrivée de son Fils. Il veut qu'ils la connaissent, tous les peuples qu'enserre, dans un cercle immense, l'humide ceinture des mers irritées. Pendant que le ciel et la terre retentissent de ce fracas, l'Ange, les ailes également déployées, hâte son essor au milieu de l'effroi général, et vogue déjà dans l'océan des airs, quand la Vierge le voit, au sein des nues, agiter tour à tour les épaules, fendre l'immense empire des vents, étaler les nuances variées de son plumage, et monter à la céleste voûte. Elle le suit des yeux, et lui adresse ces accents : "Ministre ailé du Seigneur, et l'ornement du ciel, toi qui pénètres d'impénétrables secrets, et laisses sous tes pas les nuages et les autans ! soit que les astres bienfaisants dans leurs espaces fortunés, et les planètes roulantes dans leurs orbites, attendent ton retour; soit que le palais de crystal et la plage transparente te rappellent dans leur brillante enceinte; soit qu'un séjour élevé te rapproche du maître du tonnerre et de cette région où se découvre la cime enflammée du ciel, et que la charité t'embrase et te repaisse de ses pures ardeurs ; va, je t'en conjure, et sois, de mon amour pour la virginité, le témoin et le défenseur. » (221) A ces mots, Marie s'arrête, puis détourne la vue et, d'un oeil inquiet, parcourt toutes les montagnes. C'est Elisabeth, c'est le fruit de ses entrailles qui la remplissent de mille pensées : c'est la fécondité tardive de son sein qu'elle admire. Cependant, la Renommée descend chez les habitants des Limbes, et remplit de bruits réels cette souterraine demeure : il arrive ce jour, objet de leurs désirs, qui doit les arracher à l'horreur du Tartare, dissiper les ténèbres, dépeupler l'Achéron, et, pour jamais, étouffer les sinistres clameurs et les épouvantables hurlements du chien à trois têtes. Le monstre! inaccessible au sommeil, il veille à la porte de son antre; puis, quand la faim le presse, il tire de son triple gosier, pendant l'épaisseur de la nuit, d'horribles sons, et menace, de la dent, les ombres qui s'approchent. (234) Alors ces pieux héros, ces âmes vertueuses se livrent à l'allégresse et tendent à la fois vers le ciel leurs mains suppliantes : alors ce vieillard qu'ont immortalisé sa fronde, sa harpe et son sceptre, errait dans ces lieux sombres, et, les cheveux ceints d'un diadème, il cueillait des fleurs décolorées sur ce gazon où le Léthé promène sans bruit ses ondes, sous ces arbres stériles où des oiseaux muets passent les jours dans un éternel silence. Tout à coup son âme s'enflamme; une soudaine extase, un feu céleste la remplit : ses yeux s'égarent; et, plein du Dieu qui respira jadis, il dévoile les destins qu'enfantera l'avenir : (245) « Parais enfin, toi qui, fidèle à la volonté de ton Père, dois rompre nos chaînes et subir des peines si cruelles, toi à qui est réservée la dépouille de cet empire trop longtemps enrichi des débris nombreux de notre frêle humanité ! Parais, divin Enfant, parais à la lumière. [1,250] Jadis, qu'une céleste ardeur, insinuée dans monâme, m'embrasait de ses feux, j'annonçai d'une bouche véridique ta naissance à la terre, te portai de religieux hommages, et forçai la renommée de répandre tes lois dans l'immensité de l'univers. Vois la paix bienfaisante te sourire : vois aussi des monarques inspirés du ciel et guidés par un flambeau céleste, accourir vers toi d'une contrée lointaine. Je vous salue, pieux étrangers ! fortunés mortels, je vous salue ! c'est sous les auspices des astres qu'arrachés à l'Ethiopie, votre empire, vous apportez ici des présents. Reçois, Enfant divin, reçois ces offrandes; et toi, mère vertueuse, relève ton courage. Déjà, d'un rivage éloigné, des plaines odoriférantes de l'Arabie, les peuples et les rois te viennent visiter. (262) Mais que prétend ce prêtre? une robe de pourpre couvre son corps : l'âge a blanchi sa tête et lui imprime la majesté. Avec quel respect il présente l'Enfant aux saints autels ! La joie sur le visage, il contemple le ciel et s'écrie crie qu'au moment de fermer la paupière, il bénira le destin : un bonheur qu'ont attendu les siècles, la paix longtemps promise à l'univers, le salut du monde désormais assuré, objet cher à ses voeux, ce jour lui permet de le voir, ce jour dont l'espoir a prolongé sa vieillesse et retardé son trépas ! Mais que vois-je ? des enfants immolés, des pavés empreints des traces d'un massacre, des ruisseaux de sang tout à coup répandus. A mes oreilles parviennent des vagissemens plaintifs : Dieu! quel crime d'égorger des enfants à peine arrivés à la vie! Que fais-tu, barbare? ils sont innocents; et celui que tu veux pour victime échappera à ton fer et trompera ta fureur. Quittez, ô mères ! il en est temps encore, quittez cette terre inhumaine et cachez dans votre sein vos enfants menacés. Il approche, le voici, l'ennemi. Hâte tes pas, fille des rois, et transporte dans les champs de l'Egypte le fruit de tes entrailles ! Tel est l'ordre du moteur suprême de l'univers : le Tout-Puissant t'y promet un sûr asile, une retraite hospitalière. (283) Mais à peine tu verras ton fils joindre à deux fois six hivers deux fois six étés : à peine tu auras, mère inquiète, survécu à tant de disgrâces : alors, du fond de ton coeur, tu tireras de profonds soupirs et fatigueras de tes voeux continuels la brillante voûte des cieux. Car en vain tu appelleras ton fils dans les routes diverses, en vain tu l'attendras aux plaisirs que lui offrait la table : objet de tes infructueuses recherches, il ne reviendra réclamer ni tes doux baisers, ni le repos de la nuit. Trois jours consumés dans la douleur, trois nuits encore passées dans l'insomnie et les alarmes vous verront, ton époux et toi, portant de tous côtés les yeux, remplissant tout de cris plaintifs, en proie au plus sombre désespoir, verser des larmes amères. Mais la quatrième aurore, quand le soleil lèvera, du sein tremblant des eaux, son front vermeil, le présentera à vos regards, et, par sa présence, terminera vos recherches. Mère tendre, qu'ils seront doux alors tes pleurs et tes baisers ! quelles caresses tu lui prodigueras au milieu de la joie et des larmes, [1,300] quand, à ta vue enchantée, il se montrera assis dans le temple, devant l'autel de son Père, commandant par le charme de ses discours la sensibilité aux vieillards, l'admiration aux docteurs : brillantes prémices, preludes éclatants d'un génie divin et dune âme née pour les prodiges ! Mais pourquoi, coupable jeunesse, courir aux armes? Pourquoi présenter à mes yeux ces casques, ces glaives, ces bataillons étincelants? Pourquoi encore, dans le lointain, ces cohortes chargées de boucliers et de javelots, qui, dans l'obscurité de la nuit, lancent de fréquents éclairs? Une seule tête est-elle le but de tant de traits? O fureur, ô aveuglement, ô penchant funeste à de coupables haines ! Déjà les ennemis entourent d'un cercle immense, et couvrent les contours et le sommet de la montagne que tapisse l'olivier pacifique. Où suis-je ravi? Je les vois saisir l'innocent, et, les mains liées derrière le dos, l'entraîner. Naguère qu'il étonnait de mille merveilles de vastes cités et répandait les préceptes de son père, involontaires admirateurs, ils osaient, au milieu des applaudissements du peuple, le proclamer Roi, Dieu, Arbitre de la vie et Source du salut. (319) O crime ! est-ce un cruel supplice, est-ce la mort qu'ils lui préparent? Déjà ils s'arment de verges déchirantes, ils enlacent des branches hérissées d'épines, et vont, tourment inouï ! enfoncer dans sa tête cette couronne meurtrière. Les voyez-vous décharger tour â tour des coups de roseau et, d'une bouche barbare, multiplier les outrages ? D'un autre côté, j'aperçois, funestes efforts ! Arrachés de leurs racines profondes, des palmiers dont la tête frappait la nue. Là sera attaché la gloire et le flambeau du monde. Quel déplorable et sinistre spectacle pour la terre éperdue, quand, à l'instant de-sa morts il présentera à son Père céleste des bras meurtris, des cheveux souillés des horreurs du trépas, un visage et des yeux abattus, un front baigné de sang, sa poitrine ouverte par une large blessure ! (333) Mais sa mère, hélas ! elle a cessé de l'être : éperdue, délaissée, ce n'est plus qu'un fantôme, une ombre impuissante et lugubre. Au pied de la croix, le front incliné, les cheveux épars, immobile, elle pleure : des larmes amères arrosent sa poitrine; et, s'il m'est permis de raconter ce que me dévoile l'avenir, je dirai qu'à la vue des yeux mourants de son fils épuisé, elle accuse et le ciel et la terre de barbarie : elle-même, pour contempler ses blessures, elle s'appelle cruelle. Alors éclatent ses douloureuses clameurs; et, d'une voix sanglotante, elle commence en ces termes; elle commence et couvre de baisers le bois insensible : (344) "Qui donc m'a sitôt, ô mon fils ! précipitée du faîte du bonheur dans cet abîme de misère imprévue? Mon fils, la vertu de ton père, le fruit de mes entrailles, comment s'est tout à coup déchaîné ce cruel orage ? Quel flot t'a arraché à ma tendresse ? Ce sang qui souille ton visage, quelle main l'a fait couler? Cet attentat sur les immortels, qui l'a commis? et de cette guerre contre le ciel, [1,350] quel est le sacrilége artisan? Hélas ! après une vie de fatigues et de disgrâces, sans appui, malheureuse, quel aujourd'hui je te vois ! Ainsi, ô toi, le charme unique de mon existence, toi, la paix de mon âme et son dernier espoir, ainsi tu m'es ravi ! ainsi tu m'abandonnes seule et demi-morte ! Quel excès de douleur ! Des soeurs t'ont imploré pour un frère, des mères pour leurs fils; moi, pour mon fils, mon Seigneur et mon Dieu, hélas ! qui pourrai-je implorer ? Quel secours réclamera mon coeur éperdu? A qui adresser mes plaintes? Bras cruels, arrachez-moi la vie ! Plutôt, si votre coeur connait encore la pitié, écrasez-moi du poids de vos armes et déchargez sur moi toute votre fureur ! (362) Oui, si tel est le prix de la race humaine, ô mon fils ! abrège les jours de ta mère, elle t'en conjure, et conduis-la sur tes pas au séjour de la mort : je te suivrai dans ces lieux inhospitaliers, que détestent les vivants : puissé-je te voir briser les portes 'd'airain! puissé-jé essuyer d'une main maternelle la sueur qui embellira le vainqueur de l'Enfer ! — A ces plaintes, sa douleur joindra d'autres plaintes encore. (369) A peine, au sortir des ondes orientales, le soleil découvrira ce crime, qu'il voudra faire rebrousser son char indigné : en vain il lutte, les rênes à la main : ce que pourront ses efforts, il couvrira d'une teinte rembrunie ses cheveux dorés, et montrera longtemps à la terre son front obscurci par la douleur c'est à la perte de son auteur et de son maître qu'il donnera des pleurs. La lune elle-même, effrayée de la tristesse empreinte au visage de son frère, et désolée d'un si cruel événement, la lune, un voile épais étendu sur son front, détournera les yeux et répandra des larmes impuissantes. Pour la terre, agitée d'un horrible fracas, elle tremblera, gémira et, des tombeaux entrouverts, vomira des fantômes. Ombres illustres, pourquoi cet empressement à les quitter? Cet avantage n'estpas commun à toutes les âmes : il en est peu qui obtiennent de revoir la lumière. Mais un jour viendra que la trompette guerrière remplira le ciel de lugubres mugissements, et que les corps, dans toute l'étendue de la terre, reparaîtront à la vie. (387) Aujourd'hui, c'est assez que ce monarque brise les portes de l'Enfer, ouvre le sombre repaire de son tyran, et qu'à l'aspect de la lumière, les Euménides, à la face hideuse, les serpents rejetés sur le dos, prennent la fuite : à peine le Phlégéton les recevra dans un bois embrasé, sur ses bords limoneux, et les cachera dans ses roseaux fumants. Alors, dans ce gouffre, descendront les monstrueux habitants de l'abîme : l'effroi glacera Briarée et ses frères, les cérastes et les centaures à double forme, les noires gorgones, les scylles et les sphynx, les chimères au visage enflammé, les hydres, les chiens et les redoutables harpyes : Pluton, lui-même, le col chargé de chaînes, Pluton sera traîné, haletant, à travers le Tartare : à ses côtés, les fleuves de l'infernal séjour, [1,400] les cornes brisées, déploreront son sort avec un plaintif murmure. Nous, le front ceint d'un laurier virginal, nous éleverons dans les vastes plaines du ciel nos drapeaux triomphale et nous accompagnerons notre chef de ces accents joyeux : Gloire au guerrier, gloire au vainqueur qui soumet l'empire souterrain et les mânes, l'Érèbe, les puissances aériennes et la mort à ses lois! Assis sur le timon elevé, il laissera flotter les rênes sur son char léger, et guidera d'un regard serein ses coursiers ailés, coursiers étrangers à ceux dont la corne arme les pieds, à ceux qui, dans la crèche, paissent des plantes vulgaires. Le premier qui, sur son col vigoureux, porte le joug d'ivoire, c'est le gardien d'un troupeau superbe, le taureau embelli d'étoiles de pourpre : sur son front s'élèvent des cornes d'or; des soies d'or hérissent son fanon; et sous ses pieds rayonnent, astres nouveaux, des diamants partagés. Son air est farouche : mais le ciel n'en a pas de plus digne d'ouvrir avec ses cornes la saison pluvieuse, et d'éveiller les astres par de plus sonores mugissements. (419) A ses côtés paraît le roi même des animaux, la terreur des forêts, le lion. Le courage siége sur son front : une longue crinière tapisse ses flancs : sur sa poitrine règne une imposante majesté. Ce ne sont plus les combats, le carnage et le sang qu'il respire : sa gueule est armée de dents pacifiques; et, dans le calme de ses traits, sourit une douce clémence. Sa destinée est de parcourir les airs et de monter vers la céleste voûte. A leur suite vient le roi du ciel : un plumage épais embellit son corps, une aigrette sacrée surmonte sa tête : sur son front brille un diadème d'or : à l'aide de ses ailes étendues, il se lance, ainsi qu'un immense météore, par-delà le séjour des humains, les montagnes, les oiseaux, et monte, audacieux, vers la nue opposée à son essor. Le dernier, dont la tête partage la fatigue, est un jeune homme : des ailes s'attachent à son dos : de l'épaule gauche descend vers la poussière un manteau d'or, semé de perles orientales. Représentés sur un tissu de pourpre, cent rois, race antique et prémices de la nation sainte, l'émaillent de leur nombreux essaim. L'oeil reconnoit des traits réels : il croit voir de vraies montagnes, de véritables fleuves; c'est Babylone qui brille à l'extrémité du tissu. (440) Tel, porté dans l'espace étoilé, et ramenant son char tapissé des dépouilles du pâle séjour, il parviendra à ce sentier où la voie Lactée ouvre et conduit au palais lumineux du ciel. C'est là que, d'un oeil étonné, nous verrons dans une cité, des murs formés d'or, l'or élevé en palais, des toits de diamants, des chemins semés d'étoiles, des fleuves de cristal et des monts sourcilleux. Cest là, s'il nous est donné d'habiter le sanctuaire du maître du tonnerre, ou d'autres demeures, et le séjour des esprits subalternes, c'est là que nous pourrons compter les astres, [1,450] contempler sous nos pieds le soleil à son aurore, aussi bien qu'à son coucher, couler de longs jours, et transmettre aux siècles futurs nos noms immortels. » A peine il a parlé : les patriarches accueillent par de nombreux applaudissements le chantre interprète de la destinée : ils l'enlèvent du rivage et le portent avec de joyeux transports, élevé sur leurs épaules, en d'inaccessibles espaces. Les gouffres de l'Érèbe ont tremblé : avec eux a tremblé le sombre palais de Pluton. Du fond de son coeur, Mégère tire de profonds soupirs et jette sur ses farouches compagnes de farouches regards. Alors, avec d'horribles hurlements, Pluton cache sous lui sa queue tremblante et, de ses cris, épouvante les ombres criminelles. Dans ses antres agités, le noir Cocyte se trouble, et le mobile rocher s'arrête dans la main de Sisyphe.