[5,0] DE LA PROVIDENCE - LIVRE CINQUIÈME. [5,1] I. Je sais ce que des hommes irréligieux et incapables de comprendre la vérité divine pourront alléguer contre les choses que nous venons d'établir. Si les fautes des Chrétiens infidèles sont si grandes, dira-t-on, qu'ils pèchent plus en violant les préceptes du Seigneur, eux qui les connaissent, que les nations païennes, elles qui les ignorent, l'ignorance aurait donc été pour les premiers plus salutaire que l'instruction, et c'est pour eux un désavantage d'avoir connu la vérité. On peut leur répondre : ce n'est pas la vérité qui perd les Chrétiens, ce sont leurs vices ; ce n'est pas la loi qui leur est nuisible, ce sont leurs mœurs. Enfin, donnez des mœurs bonnes, et les enseignements de la loi sont en notre faveur. Otez les vices, et la loi devient utile. Car nous savons, dit l'Apôtre, que la loi est bonne, si on en use selon l’esprit de la loi même. Usez donc de la loi selon l'esprit de la loi, et vous vous la rendrez profitable. Car nous savons, dit saint Paul, que la loi est bonne, si on en use selon l’esprit de la loi même ; nous savons que la loi n'est point établie pour le juste. Et ainsi, commencez à être juste, et vous serez libre de la loi, car elle ne peut plaider contre les mœurs, lorsqu'elle en est déjà la règle. Nous savons, dit l'Apôtre, que la loi est bonne, si on en use selon l’esprit de la loi même. — Nous savons que la loi n'est point établie pour le juste, mais pour les injustes, les rebelles, les scélérats, les pécheurs et les impies, — Et pour tout ce qui est opposé à la saine doctrine. Ce n'est donc pas la loi qui vous est contraire, ô homme, c'est vous qui la combattez ; en vous donnant de sages préceptes, la loi ne va point contre vous ; mais vous, en vivant mal, vous vous déclarez contre elle. Bien plus, elle est pour vous, vous êtes contre elle. Car elle veille à vos intérêts en vous prescrivant de saintes maximes ; vous allez contre elle, en faisant de mauvaises choses ; et non seulement contre elle, mais encore contre vous-même. Car, dès lors que vous allez contre elle, vous allez contre vous-même, puisqu'en elle repose et votre salut et votre vie. Ainsi, en abandonnant la loi divine, vous renoncez à votre propre salut. Nous nous plaignons donc de la loi divine comme se plaint d'un habile médecin le malade impatient qui, par sa faute, fait empirer le mal et accuse ensuite l'inhabilité de l'art. Comme si les ordonnances pouvaient guérir une maladie, quand le malade ne les observe pas ; comme si le régime prescrit par le médecin pouvait rétablir une personne, quand elle refuse de s'y soumettre. Que servent à l'estomac les choses amères, si les douceurs succèdent aussitôt ? Que fait à un frénétique le silence de ceux qui l'entourent, s’il se tue lui-même à force de cris ? A quoi bon l'antidote, si l'on prend ensuite du poison ? La loi est pour nous comme un antidote ; mais nos vices sont un poison, l'antidote de la loi ne peut nous sauver, lorsque le poison de nos désordres vient nous donner la mort. Mais c'en est assez sur un sujet que nous avons déjà traité plus haut ; si l'occasion le demande, nous pourrons plus tard, avec l'aide de Dieu, ajouter quelque chose. [5,2] II. En attendant, comme nous avons distingué deux genres ou deux sectes de barbares, les païens et les hérétiques, et que nous avons, je pense, assez parlé des premiers, venons-en maintenant à ce qui concerne les hérétiques, suivant que le sujet l'exige En effet, quelqu'un pourra me dire : bien que la loi divine n'ordonne pas aux païens de pratiquer des commandements qu'ils ignorent, elle l'ordonne du moins aux hérétiques qui en ont la connaissance. Ils lisent les mêmes livres que nous, ils ont les mêmes prophètes de Dieu, les mêmes Apôtres, les mêmes Évangélistes ; et ainsi, en négligeant la loi, ils sont aussi coupables et même plus coupables que nous, puisque avec les mêmes écrits que les orthodoxes, ils commettent des fautes bien plus grandes que les nôtres. Voyons donc ces deux points. Ils lisent, dites-vous, les choses que nous lisons. Comment les mêmes choses, lorsque autrefois des auteurs impies les ont dénaturées par des interpolations sacrilèges, lorsqu'elles ont été altérées par une tradition mensongère ? Ce ne sont donc plus les mêmes principes, car on ne peut qualifier ainsi des choses viciées dans quelqu'une de leurs parties. Ce qui a perdu sa plénitude n'a plus son intégrité, et ce qui est privé de la vertu des sacrements ne conserve plus son état primitif. Seuls, nous avons donc les saintes écritures pleines, intactes, entières, nous qui les puisons à leur source, ou qui, du moins, par le ministère d'une transmission fidèle, les recueillons puisées à la source la plus pure. Nous seuls, nous lisons bien. Et plût à Dieu que la sainteté de notre vie répondît à la vérité de notre doctrine ! Mais je crains fort que nous ne lisions mal, ce que nous ne pratiquons pas bien ; c'est un moindre crime de ne pas lire des choses saintes, que de violer ce qu'on a lu. Car, pour les autres peuples, ou ils n'ont pas la loi de Dieu, ou ils l'ont débile et mutilée ; or, comme nous l'avons dit, ce qu'ils ont de cette manière, ils ne l’ont pas. Quoique parmi les nations barbares il y ait des peuples qui semblent posséder l'Ecriture-Sainte, moins interpolée, moins tronquée, elle est cependant corrompue par la tradition de leurs anciens maîtres. Et dès lors, ils ont plutôt une tradition que l'Ecriture ; car ils ne conservent pas ce qu'enseigne la vérité de la loi, mais ce que leur inculqua la perversité d'une coupable tradition. En effet, des hommes barbares, étrangers à la science romaine, je dis encore aux connaissances les plus ordinaires, qui ne savent autre chose que ce qu'ils apprennent de leurs docteurs, ces hommes pratiquent ce qu'ils entendent ; et, comme dans leur ignorance de toute littérature, de tout savoir, ils connaissent les mystères de la loi divine par les enseignements bien plus que par la lecture, il est nécessaire qu'ils possèdent la doctrine de leurs maîtres plutôt que la loi véritable. Aussi, la tradition de ces faux interprètes et des doctrines invétérées sont pour eux comme la loi, parce qu'ils ne savent que ce qu'on leur enseigne. Ils sont donc hérétiques, mais ils ne le savent pas. Enfin, chez nous ils sont hérétiques, chez eux ils ne le sont pas. Car ils sont tellement convaincus de leur orthodoxie, qu'ils nous flétrissent nous-mêmes du titre infamant d'hérétique. Ce qu'ils sont pour nous, nous le sommes donc pour eux. Nous sommes persuadés qu'ils font injure à la génération divine, en supposant le Fils inférieur au Père ; ils pensent que nous outrageons le Père, en les croyant tous deux égaux en toutes choses. La vérité est parmi nous, mais ils croient l'avoir aussi chez eux. Le vrai culte est chez nous, mais ils regardent leur croyance comme le culte légitime de la divinité. Ils ignorent les devoirs de la vie chrétienne, mais c'est en cela qu'ils font consister le premier devoir de la religion. Ils sont impies, mais ils pensent pratiquer ainsi la piété véritable. Ils se trompent donc, mais c'est de bonne foi, non par haine, mais par amour pour Dieu, certains qu'ils sont d'honorer et d'admirer le Seigneur. Bien qu'ils n'aient pas la foi pure, ils s'imaginent pourtant posséder en cela le parfait amour de Dieu. Quelle punition ils doivent subir au jour du jugement pour ces opinions fausses et erronées, nul ne peut le savoir que le juge. En attendant, Dieu, je crois, les prend en patience, parce qu'il voit que si leur croyance n'est pas droite, ils errent seulement par affection pour ce qui leur semble la vérité ; il sait bien qu'ils font le mal sans le connaître, et que les Chrétiens négligent ce qu'ils croient ; que les premiers pèchent par la faute de leurs docteurs, les seconds par leur propre malice ; ceux-là, par ignorance, ceux-ci avec connaissance de cause ; que les premiers pratiquent ce qu'ils croient bon, et les Chrétiens, ce qu'ils savent être mauvais. Et c'est par un jugement équitable que la patience de Dieu les supporte, pendant qu'elle nous châtie avec rigueur ; car on peut jusqu'à un certain point excuser l'ignorance, mais le mépris ne mérite point de pardon. Il est écrit : Le serviteur qui ne connaît pas la volonté de son maître, et ne l’exécute point, recevra peu de coups. — Mais celui qui la connaît et ne l’exécute point, en recevra davantage. [5,3] III. Ne soyons donc pas étonnés du grand nombre de malheurs qui nous frappent ; ce n'est point par ignorance, mais par esprit de révolte, que nous péchons. Car sachant les choses bonnes, nous n'agissons pas bien, et connaissant la distinction du bien et du mal, nous suivons le vice ; nous lisons la loi, et nous en foulons aux pieds les préceptes ; nous ne semblons connaître les décisions des commandements sacrés que pour pécher plus grièvement par la violation des défenses. Nous prétendons honorer Dieu, et nous obéissons au démon. Et après cela, nous voulons que le ciel nous accorde des faveurs, tandis que nous accumulons crime sur crime ; nous désirons que Dieu fasse notre volonté, tandis que nous ne voulons pas faire la sienne. Nous agissons comme supérieurs à Dieu. Nous voulons qu'il soit soumis sans cesse à notre volonté, tandis que sans cesse nous résistons tous à la sienne. Mais il est juste, quoique nous ne le soyons pas. Car il châtie ceux qu'il croit devoir châtier, et supporte ceux qu'il croit devoir supporter. En cela, il ne se propose qu'une seule fin ; par le châtiment, il veut réprimer dans les orthodoxes leur penchant au crime, et par sa patience amener enfin les hérétiques à la pleine connaissance de la vraie foi, ne jugeant pas sans doute indignes de la foi catholique ceux dont il voit la conduite l'emporter sur celle des orthodoxes. [5,4] IV. Ceux dont je parle ici, ce sont les Vandales ou les Goths. Car, pour les Romains hérétiques dont la multitude est innombrable, je n'en dis rien ; je ne veux les comparer ni aux Romains orthodoxes, ni aux Barbares, parce qu'ils sont inférieurs aux premiers par leur infidélité, et qu'ils surpassent les Barbares par la honteuse dissolution de leurs mœurs. Mais cela, bien loin de nous servir, ne fait, au contraire, que nous charger encore plus, tout chargés que nous sommes déjà, parce qu'ils sont Romains ceux dont nous accusons la conduite. D'où l'on peut comprendre quel châtiment mérite la république romaine, quand, parmi les Romains, les uns offensent Dieu par leur vie, les autres par leur infidélité et leur vie tout ensemble. Ajoutons encore que l'hérésie des Barbares naquit autrefois de la perversité des docteurs romains, et que c'est notre crime à nous, si les peuples barbares sont tombés dans l'erreur. Or, quant à ce qui concerne les mœurs des Goths et des Vandales, en quoi peut-on nous préférer ou même nous comparer à eux ? Et d'abord, pour parler de l'affection et de la charité mutuelle, (vertu que le Seigneur place au premier rang, et que non seulement il nous recommande dans toutes les saintes Ecritures, mais qu'il nous enseigne encore lui-même, lorsqu'il dit : On connaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres. Presque tous les Barbares, ceux du moins qui appartiennent à une même nation et à un même prince, s'aiment réciproquement, presque tous les Romains se font une guerre mutuelle. Où est le citoyen qui ne porte pas envie au citoyen ? Où est celui qui témoigne à son voisin une charité sans réserve ? Rapproché par les lieux, on est éloigné par l'affection ; uni par la demeure, on est désuni par le cœur. Et plût au ciel, quoique ce soit un mal affreux, que la haine régnât seulement parmi les citoyens et les voisins ! Ce qu'il y a de plus grave encore, c'est que les proches ne gardent pas même entre eux les droits de la parenté. Car, où est celui qui agit en parent à l'égard de ses parents ? Où est celui qui paie à la charité ce qu'il reconnaît devoir au titre ? Où est celui qui est sincèrement ce dont il porte le nom ? Où est celui qui joint la parenté du cœur à celle du sang, qui ne brûle point d'un zèle sombre et malveillant, dont l'esprit n'est point agité par la jalousie, pour qui la prospérité d'autrui n'est point un supplice ? Où est celui qui ne regarde point comme un malheur le bonheur des autres ? Où est celui qui est assez content de sa félicité, pour vouloir aussi que son voisin soit heureux ? Au milieu de tant de crimes, voilà quelque chose d'inouï et d'inexprimable. C'est peu pour un homme d'être heureux lui-même, si les autres ne sont malheureux. Et maintenant ce vice dont nous allons parler, comme il est atroce, comme il dérive de ce désordre impie que nous avons signalé, comme il est étranger} aux Barbares, comme il est familier aux Romains ! On se proscrit les uns les autres par d'accablantes exactions. Que dis-je ? les uns les autres ; la chose deviendrait supportable si chacun souffrait ce qu'il aurait fait souffrir. Ce qu'il y a de plus criant, c'est que le plus grand nombre se voit proscrit par quelques hommes qui regardent l'exaction publique comme une proie particulière à eux, qui font un commerce privé sous le titre de la dette fiscale. Et ce ne sont pas les grands seulement, mais encore de vils subalternes ; ce ne sont pas tes juges seulement, mais encore leurs délégués. Car où sont, je ne dis pas les villes, mais les municipes et les bourgs, qui n'aient pas autant de tyrans que de receveurs publics ? Au reste, ils s'applaudissent peut-être de ce nom de tyran, parce qu'il paraît puissant et honoré. C'est le propre de presque tous les voleurs, de se féliciter, de s'enorgueillir, s'ils passent pour être plus inhumains qu'ils ne le sont en effet. Quel est donc le lieu, comme je le disais, où les principaux citoyens ne dévorent pas les entrailles des veuves et des pupilles, et même de presque tous les saints ? Car ces derniers sont traités comme les veuves et les pupilles, ou parce qu'ils ne veulent pas se défendre, fidèles à l'esprit de leur profession, ou parce qu'ils ne le peuvent pas, à cause de leur faiblesse et de leur innocence. Personne donc n'est en sûreté ; excepté les grands, nul n'est à l'abri de ces dévastations et de ce brigandage universel, si ce n'est peut-être ceux qui ressemblent aux voleurs eux-mêmes ; bien plus, la chose en est venue à cet excès de désordre, qu'à moins d'être méchant, on ne peut espérer de sécurité. [5,5] V. Mais sans doute, au milieu de tant d’injustes, persécuteurs, il est peut-être des hommes qui défendent les gens de bien contre cette déprédation, qui, suivant l'Ecriture, arrachent l'indigent et le pauvre de la main du pécheur. — Il n'en est pas un qui fasse le bien, presque pas un seul. Le prophète dit : presque pas un seul, parce que les bons sont si rares, que le nombre en semblerait presque réduit à un seul. Car, où est celui qui prête secours aux opprimés et aux souffrants, lorsque les prêtres même du Seigneur n'osent pas résister à la violence des persécuteurs ? Plusieurs d'entre eux gardent le silence, ou semblent le garder même quand ils parlent, et la plupart, non par manque de fermeté, mais, comme ils le croient, par sagesse et par raison. Ils ne veulent pas publier la vérité, parce que les oreilles des méchants ne peuvent la supporter ; parce que les hommes, non contents de la fuir, ont encore pour elle de la haine et de l'exécration ; parce que non seulement ils ne la respectent et ne la craignent pas après l'avoir entendue, mais qu'ils la dédaignent dans leur opiniâtreté rebelle et orgueilleuse. Et voilà pourquoi se taisent ceux qui peuvent parler, tandis qu'ils usent parfois de ménagement envers les méchants eux-mêmes, et n'osent mettre au grand jour la force et l'évidence de la vérité, de crainte de les rendre pires, encore par trop de zèle et de chaleur. Cependant les pauvres sont dépouillés, les veuves gémissent, les orphelins sont opprimés, au point que la plupart d'entre eux, issus d'honnêtes familles et façonnés par une heureuse éducation, se réfugient chez les ennemis peur ne point être victimes de ces persécutions publiques ; ils vont chercher sans doute parmi les Barbares l'humanité des Romains, parce qu'ils ne peuvent plus supporter parmi les Romains l'inhumanité des Barbares, quoiqu'ils diffèrent des peuples chez lesquels ils se retirent ; quoiqu'ils n'aient rien, de leurs manières et de leur langage, et en quelque sorte aussi, de l'odeur fétide des corps et des vêtements barbares, ils aiment mieux pourtant se plier à cette dissemblance de mœurs que de souffrir parmi les Romains l'injustice et la cruauté. Ils émigrent donc ou chez les Goths ou chez les Bagaudes, ou chez les autres Barbares qui dominent partout, et ils n'ont point à se repentir de cet exil car ils aiment mieux vivre libres sous une apparence d'esclavage, que d'être esclaves sous une apparence de liberté. Ainsi, le titre de citoyen romain, autrefois si estimé et si chèrement acheté, maintenant on le répudie, on le fuit ; on le regarde non seulement comme vil et abject, mais encore comme abominable. Et quel témoignage plus manifeste de l'iniquité romaine, que de voir un grand nombre de citoyens d'une naissance honorable, d'une noblesse distinguée, et qui devaient trouver dans le nom romain une gloire, une splendeur éclatante, forcés par la cruelle injustice de leurs persécuteurs de renoncer au titre de Romain ? Et de là vient que ceux-là même qui ne se réfugient pas chez les Barbares, sont contraints cependant d'être Barbares eux aussi ; témoin la plus grande partie des Espagnes et des Gaules, témoin tous ces peuples de l'empire que notre injustice a déshérités du titre de Romains. [5,6] VI. Je parle maintenant des Bagaudes, qui, dépouillés, opprimés, assassinés par des juges iniques et sanguinaires, avec le droit des immunités romaines ont perdu aussi l'éclat du nom romain. Et on leur fait un crime de leurs disgrâces, nous leur reprochons un nom qui rappelle leur malheur, un nom que nous leur avons fait nous-mêmes ! Et nous appelons rebelles, nous appelons scélérats, des hommes que nous avons réduits à la nécessité du crime ! En effet, comment sont-ils devenus Bagaudes si ce n'est par nos injustices, si ce n'est par la tyrannie des juges, si ce n'est par les proscriptions et les rapines de ces hommes qui ont détourné à leur profit et à leur émolument les exactions publiques, et qui se sont fait une proie des taxes tributaires ; qui, semblables à des animaux féroces, n'ont pas conduit ceux dont la garde leur était confiée, mais les ont dévorés ; qui, non contents de dépouiller leurs semblables, comme la plupart des voleurs, se repaissent encore de cruautés, et pour ainsi dire, de sang ? et ainsi les malheureux, oppressés, écrasés par le brigandage des juges, ils sont devenus semblables à des Barbares, parce qu'on ne leur permettait pas d'être Romains. Ils se sont fait ce qu'ils n'étaient pas, parce qu'on ne leur permettait pas d'être ce qu'ils avaient été, et ils ont été forcés de défendre au moins leur vie, croyant que c'en était fait de leur liberté. Et aujourd'hui que se passe-t-il autre chose ? Ceux qui ne sont pas encore Bagaudes, ne les contraint-on pas de le devenir ? Car, à considérer la violence et les outrages dont on use envers eux, ils se voient forcés d'ambitionner cet état ; leur faiblesse seule les empêche d'y parvenir. Ils sont donc comme des captifs sous le joug oppresseur des ennemis. C'est par nécessité plutôt que par leurs propres vœux qu'ils endurent le supplice. Leur cœur désire la liberté, mais ils supportent une accablante servitude. [5,7] VII. Voilà comment on en agit avec presque tous les faibles. Une même chose les jette dans deux alternatives bien différentes. Une violence tyrannique les force d'aspirer à la liberté ; mais la même violence ne leur permet pas d'exécuter ce qu'elle leur fait ambitionner. Peut-être alléguera-t-on que les hommes qui forment ces désirs, ne souhaiteraient rien tant que de ne point être réduits à les former. C'est un souverain malheur, ce qu'ils veulent ; car ils seraient bien plus heureux de n'être point forcés à de pareils souhaits. Mais quelle autre chose peuvent-ils vouloir, les infortunés, eux qui sont toujours les victimes des exactions publiques, qui sont toujours menacés d'une triste et infatigable proscription, eux qui désertent leurs maisons pour ne point y être tourmentés, et qui se condamnent à l'exil, pour échapper aux supplices ? Les ennemis leur sont moins redoutables que les exacteurs. Leur conduite le prouve assez. Ils fuient vers nos ennemis, afin de se soustraire à la violence des exactions. Et ce qu'elles ont de cruel et d'inhumain serait toutefois moins grave et moins amer, si tous les supportaient également et en commun. Ce qu'il y a de plus indigne et de plus criminel, c'est que les faibles portent les charges des forts. Le fardeau de ces misérables excède leurs facultés, et c'est la seule cause qui les met dans l'impossibilité de le soutenir. Ils se voient en butte à deux choses bien opposées entre elles, l'envie et la pauvreté : à l'envie, quand ils payent ; à l'indigence, par la difficulté de satisfaire. A considérer ce qu'ils donnent, vous les croiriez dans l'abondance ; à considérer ce qu'ils possèdent, vous trouverez qu'ils sont dans le besoin. Qui pourrait concevoir une telle injustice ? Ils sont accablés d'impôts comme des riches, et pressés par l'indigence comme des mendiants. Je dirai plus encore. Les riches inventent parfois de nouveaux tributs, qui retombent sur les pauvres. Mais, allez-vous objecter : Les revenus des grands étant considérables et leurs impôts immenses, comment se peut-il faire qu'ils songent eux-mêmes à augmenter leurs charges ? Eh ! je ne dis pas qu'ils les augmentent, car s'ils les accroissent, ils savent bien qu'ils n'en supporteront pas le poids. Voici comment. On voit arriver souvent, délégués par les puissances de l'empire, de nouveaux envoyés, de nouveaux porteurs de dépêches qui sont recommandés à quelques personnes marquantes et deviennent la perte des peuples. On décerne à ces ambassadeurs de nouveaux présents, on décrète en même temps de nouvelles taxes ; les puissants décrètent, les pauvres payent. Ces riches courtisans décrètent ce qui doit perdre cette foule de malheureux. Ces premiers ne se ressentent en rien de ce qu'ils imposent. Mais, dites-vous, l'on ne peut se dispenser de faire une réception honorable et magnifique aux envoyés des grands. Eh bien ! vous, riches, soyez donc les premiers à contribuer, vous qui êtes les premiers à imposer ; soyez donc les premiers à marquer une libéralité réelle, vous qui êtes les premiers à prodiguer vos paroles flatteuses ; vous qui donnez du mien, donnez aussi du vôtre. N'est-il pas de la justice, que voulant seuls recueillir toutes les faveurs, vous portiez seuls aussi toutes les dépenses ? Mais pauvres, nous cédons à votre volonté ô riches ! Ce que vous demandez, vous, en petit nombre, payons-le nous tous. Quoi de plus juste ? quoi de plus humain ? Vos ordonnances nous accablent de nouvelles dettes. Faites au moins que ces dettes vous soient communes avec nous. Qu'y a-t-il de plus inique ou de plus indigne que de vous voir seuls exempts des redevances, vous qui les imposez à tous les autres ? Que les pauvres sont malheureux ! il leur faut payer tout ce que nous avons dit, et la raison pour laquelle ils y sont contrainte, ils l'ignorent entièrement. A qui laisse-t-on la liberté de discuter les motifs de ces impôts ? à qui permet-on d'examiner ce qu'il doit. Mais tous ces mystères paraissent au grand jour, lorsque des riches s'irritent les uns contre les autres, lorsque quelques-uns d'entre eux s'indignent de ce que sans leur conseil et leur participation, on a décrété de nouvelles taxes. Alors vous leur entendez dire : O forfait indigne ! Deux ou trois hommes arrêtent ce qui va faire la ruine de plusieurs ; un petit nombre de puissants décrète ce que devront payer une foule de malheureux. Car, chaque riche croirait son honneur compromis, si l'on décidait quelque chose en son absence ; mais il n'est pas assez juste pour s'élever contre les choses iniques qu'on pourrait proposer devant lui. Enfin, ce qu'ils avaient repris dans les autres, on les voit, eux-mêmes le statuer ensuite, ou par vengeance des mépris passés, ou par présomption de leur pouvoir. Et ainsi, les pauvres sont jetés, en quelque sorte, au milieu de la mer, entre deux orages qui s'entrechoquent. Ils sont couverts par les flots qui viennent tantôt d'une part, tantôt d'une autre. [5,8] VIII. Peut-être que des hommes iniques sous ce rapport, se montrent justes et modérés dans des circonstances différentes, et rachètent un acte d'injustice par un acte de probité. Comme ils accablent les pauvres sous le poids de nouvelles taxes, peut-être aussi les secourent ; ils les soutiennent par de nouveaux remèdes ; si ! les faibles sont écrasés par de nouveaux tributs, ils sont relevés aussi par de nouveaux soulagements ! — Que dis-je ? l'injustice est partout égale. Car, les pauvres sont les premiers qu'on surcharge et les derniers dont on allège le fardeau. Si quelquefois, comme il est arrivé naguère, dans le dénuement des cités, les puissances souveraines ont jugé à propos de diminuer en quelque chose les tributs, les riches aussitôt se partagent seuls ces remèdes qui étaient donnés pour tous. Qui se souvient alors des pauvres ? qui appelle à la participation du bienfait les faibles et les indigents ? Celui qui toujours se trouve le premier à supporter les charges, le laisse-t-on prendre part aux soulagements, le dernier tout ; au moins ? Et qu'ajouter de plus ? Les pauvres ne sont regardés comme tributaires, que lorsqu'on leur impose des tributs exorbitants ; ils ne le sont pas du tout, lorsqu'il s'agit de profiter des diminutions. Et nous nous imaginons ne pas mériter les châtiments de la sévérité divine, quand nous traitons toujours les pauvres avec tant de rigueur ! et nous croyons, malgré nos continuelles injustices, que Dieu ne doit pas être juste à notre égard ! En quel lieu, chez quel peuple, voit-on régner ces désordres, si ce n'est parmi les Romains seulement ? Où trouver une injustice aussi criante que la nôtre ? Les Francs ignorent ce vice. Les Chuns sont exempts de ces crimes. Rien de cela chez les Vandales, rien de cela chez les Goths. Car, chez ces derniers, les Barbares se ressentent si peu de ces excès, que les Romains qui vivent parmi eux, en sont eux-mêmes à l'abri. Aussi le seul vœu que forment là tous les Romains, c'est de n'être jamais forcés à retomber sous la domination romaine ; là encore, tous, d'une voix unanime, ne demandent qu'à passer avec les barbares la vie qu'ils mènent. Et nous sommes étonnés de ne point avoir la supériorité sur les Goths, lorsque les Romains aiment mieux vivre chez ces peuples que parmi nous ! Voilà pourquoi nos frères, non seulement ne veulent pas les quitter pour revenir à nous, mais encore nous laissent pour se réfugier auprès d'eux. Et j'aurais lieu de m'étonner qu'ils, ne soient point imités par tous les pauvres et les indigents ; mais ceux-ci sont retenus par un seul motif, c'est qu'ils ne peuvent emporter dans l'exil leur modeste héritage, leurs simples habitations et leurs familles. La plupart d'entre eux n'abandonnent li leurs tentes et leurs champs, que pour se soustraire aux violences des exactions. Et qu'ils voudraient bien ne pas s'éloigner des choses qu'ils sont obligés de quitter ! Comme ils les emporteraient volontiers avec eux, s'ils en avaient la possibilité ! Ne pouvant donc faire ce qu'ils préféreraient peut-être, ils font du moins ce dont ils ont la faculté. Ils se livrent aux grands pour en recevoir secours et protection ; ils se font esclaves, des riches, et passent en quelque sorte sous leur droit et leur domination. Et pourtant, je ne trouverais là rien de si grave, rien de si indigne ; bien plus, je les féliciterais de leur grandeur ces puissants auxquels les pauvres s'abandonnent, s'ils ne vendaient point ce patronage, s'ils se disaient défenseurs des faibles, par des motifs d'humanité, plutôt que d'intérêt. Ce qu'il y a de triste et d'amer, c'est qu'ils ne semblent vouloir protéger les pauvres que pour-les dépouiller, et ne défendre les malheureux que pour les rendre par-là plus misérables encore. Car, tous ceux qui paraissent trouver quelque appui dans les riches, leur livrent auparavant presque tous leurs biens ; et ainsi, pour que les pères obtiennent protection, les fils perdent leur héritage. La défense du père entraîne la ruine de l'enfant. Voilà quels sont les secours et les patronages des grands. Ils donnent tout à eux-mêmes, et rien à leurs clients ; car, on prête aux parents un appui d'un jour, à la seule condition que les enfants seront plus tard dépouillés de tout. Certains riches vendent donc, et vendent même à un prix exorbitant tous les services qu'ils accordent. J'ai dit qu'ils vendent ; plût à Dieu qu'ils vendissent suivant l’usage ordinaire et commun ! il resterait peut-être quelque chose aux acheteurs. C'est ici une nouvelle manière de vendre et d'acheter. Celui qui vend ne livre rien et reçoit tout ; celui qui achète ne reçoit rien et ; perd tout absolument. Presque tous les contrats ont cela de particulier que l'odieux semble être pour l'acheteur, l'intérêt que l'on porte à l'indigence, du côté du vendeur, parce que celui-là n'achète qu'afin d'augmenter ses biens, celui-ci ne vend qu'afin de les diminuer. Voici un genre inouï de négoce : ce sont les vendeurs qui voient s'accroître leurs richesses, il se revient aux acheteurs que la mendicité. Car, n'est-ce pas une chose insupportable, une chose monstrueuse qu'un cœur d'homme ne saurait endurer, qu'on pourrait à peine entendre : la plupart des pauvres et des malheureux, dépouillés de leur humble héritage, chassés de leurs champs modestes, après avoir tout perdu, ne laissent pas néanmoins d'être chargés d'impôts. Leurs possessions ont disparu, les taxes restent toujours. Ils n'ont plus de propriété, et ils sont accablés de tributs. Qui pourrait concevoir une pareille calamité ? Les envahisseurs se jettent sur leurs biens, et les malheureux sont forcés de payer pour ces envahisseurs. Après la mort du père, les fils ne recueillent pas leur légitime succession, et toutefois les mêmes charges les écrasent encore. Et, ainsi, le seul résultat de tant de crimes, c'est que des gens dépouillés par des usurpations privées, expirent accablés sous la tyrannie publique ; le pillage ne leur laisse rien, l'exaction leur enlève encore la vie. Parmi ces malheureux, ceux qui ont de la prudence, ou ceux à qui la nécessité en donne, se voyant chassés de leurs domiciles et de leurs héritages, soit par les envahissements des grands, soit par la dureté des exacteurs, dans l'impossibilité de subsister, demandent à cultiver les terres des riches, et en deviennent les fermiers. Et comme ces hommes que la terreur de l'ennemi contraint de se retirer dans des places fortes, comme ceux encore qui déchus d'une position brillante, courent, par désespoir, se réfugier en quelque asile ; de même les malheureux dont nous parlons, ne pouvant plus conserver ni leur demeure, ni la dignité de leur naissance, se soumettent au joug d'une dépendance humiliante ; réduits à la nécessité de se voir non seulement bannis de leurs biens, mais encore dégradés de leur rang, exilés à la fois de leurs possessions et d'eux-mêmes, perdant ainsi tout ce qui leur appartient, dépouillés de leurs propriétés, et privés du droit de leur liberté naturelle. [5,9] IX. Après tout, puisqu'une malheureuse nécessité en ordonne ainsi, ils pourraient en quelque manière souffrir les rigueurs de leur destinée, s'il n'y avait quelque chose de plus dur encore. Car à toutes ces infortunes viennent se joindre des maux plus graves, plus amers et plus cruels. On les accueille comme des étrangers, et leur séjour accoutumé dans ces lieux, les fait traiter en esclaves. Ainsi qu'on vit autrefois, dit-on, une magicienne puissante changer les hommes en bêtes, de même, tous ces fugitifs qui sont reçus dans les terres des riches, sont transformés comme par les enchantements de Circé. Des gens qu'on a reçus à titre d'hommes libres et étrangers, on s'en fait une sorte de propriété, on oublie leur naissance pour les rabaisser au rang d'esclaves. Et nous nous étonnons de devenir la proie des Barbares, nous qui traitons nos frères en captifs ! Rien donc de surprenant si l'on voit partout des champs ruinés, des villes détruites. Ce que vous ont enfin valu l'oppression, l'esclavage dont nous avons longtemps fatigué les autres, c'est de commencer nous-mêmes à devenir esclaves. Nous nous ressentons une fois, plus tard il est vrai, que nous ne le méritons, mais enfin nous nous ressentons des maux que nous avons faits, et, suivant la parole sacrée, nous mangeons le fruit de nos travaux, et d'après le jugement équitable de Dieu, nous payons ce que nous devons. Nous avons été sans pitié pour les exilés, voilà que nous sommes exilés nous-mêmes. Nous avons trompé de malheureux voyageurs, voilà que nous errons nous-mêmes et que nous sommes trompés. Nous nous sommes servis des tristes conjonctures des temps pour ruiner des hommes d'une naissance libre, voilà que nous commençons nous-mêmes, bien tard il est vrai, à vivre sur un sol étranger, et nous avons les mêmes perfidies à redouter. Oh ! combien il est déplorable l'aveuglement des esprits pervers ! nous ressentons l'effet des jugements de Dieu, et nous les méconnaissons encore. Et quelques-uns des saints s'étonneront que notre exemple ne serve pas à l'amendement des autres hommes qui n'ont rien souffert de pareil, lorsque les châtiments de nos iniquités ne nous rendent pas meilleurs, nous qui sommes frappés de Dieu ! O insupportable orgueil ! Plusieurs endurent la peine de leurs péchés, et personne ne daigne en comprendre la cause. Le principe de cet orgueil est facile à saisir ; bien que nous souffrions quelque chose, nous ne souffrons pas néanmoins tout ce que nous méritons. Car, telle est la miséricorde de Dieu, que s'il veut nous envoyer quelques maux en expiation de nos fautes, il ne permet pas cependant que nous éprouvions toutes les rigueurs de sa justice. Lorsqu'il châtie les méchants, il n'égale pas le supplice à la prévarication ; il aime mieux que nous reconnaissions nos péchés, que de nous en faire porter la peine, afin de nous montrer par des châtiments paternels et salutaires, tout ce que nous méritons de souffrir, sans toutefois nous envoyer ce que nous méritons, suivant ces paroles du bienheureux Apôtre : Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence ? — Et cependant par votre dureté et par l'impénitence de votre cœur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère. Et en effet, nous agissons comme dit l'Apôtre. Dieu nous appelle à la pénitence, et nous nous amassons des trésors de colère. Dieu nous offre le pardon, et, tous les jours, nous accumulons les offenses. Nous faisons violence à Dieu par nos iniquités, nous-mêmes nous armons contre nous sa colère. Nous le forçons malgré lui à tirer vengeance de l'énormité de nos crimes. Peu s'en faut que nous ne l'empêchions de pardonner. Aucune apparence d'injustice ne peut se manifester en lui, et nous agissons de telle sorte qu'il semblerait injuste en laissant impunie la grandeur de nos forfaits. [5,10] X. Mais un homme qui fut pécheur autrefois ne l'est peut-être plus ? Y a-t-il quelques bornes dans les crimes ? et ne voit-on pas les hommes sortir de la vie avant d'avoir abandonné le vice ? Car, où est l'homme qui ne meurt pas dans ses iniquités et qui n'est pas enseveli avec ses forfaits et dans ses forfaits ! On peut donc avec justice leur appliquer ces paroles du prophète : Leur sépulture sera leur demeure de siècle en siècle. — Ils se sont comparés aux animaux sans raison, et leur sont devenus semblables. Et plût à Dieu encore qu'ils leurs fussent semblables ! Mieux vaudrait avoir dévié avec l'imprudence de la brute. Ce qu'il y a de pire et de plus criminel, c'est qu'on ne pêche point par ignorance de Dieu, mais par mépris. Ces désordres, les trouve-t-on chez les laics seulement, ne les voit-on pas aussi chez certains clercs ? Les trouve-t-on seulement chez les séculiers ; ne les voit-on pas aussi chez plusieurs religieux, asservis aux vices du monde, sous des apparences de religion ; qui, après l'infamie et la turpitude de leurs crimes passés, se parant d'un titre de sainteté, différents d'eux-mêmes par la profession plutôt que par la conduite, ont changé de nom sans changer de vie ; qui, faisant consister tout le culte divin dans l'habit plutôt que dans les actes, ont déposé leur vêtement sans dépouiller l'esprit du siècle ? De là vient qu'ils se croient moins criminels ; ils passent pour avoir fait une sorte de pénitence, et ils gardent toujours leurs anciennes mœurs et même leur habit. Car, en toutes choses, ils vivent de telle manière qu'ils semblent moins avoir fait auparavant pénitence de leurs crimes, que se repentir ensuite de leur pénitence elle-même ; moins regretter d'avoir vécu mal, que d'avoir ensuite promis de bien vivre. Ils savent que je dis vrai, ils me rendent témoignage dans leur conscience, et entre autres, ces religieux surtout qui ambitionnent de nouveaux honneurs et qui, après avoir reçu le nom de Pénitents, achètent de hautes dignités qu'ils ne possédaient point auparavant. Ils ont voulu non seulement être séculiers, mais plus encore, peu satisfaits de ce qu'ils étaient avant, s'ils ne s'élevaient ensuite plus haut. Comment ne dirait-on pas que de tels hommes se repentent d'avoir fait pénitence ? Ne peut-on pas dire aussi qu'ils regrettent d'avoir songé à leur conversion et à Dieu, ceux qui, s'abstenant de leurs propres épouses, ne s'abstiennent pas du bien d’autrui qu'ils envahissent, et qui, professant la continence dm corps, se précipitent dans l'incontinence de l'esprit ? Nouveau genre, assurément, de conversion : On ne fait pas les choses permises, et l'on commet les choses défendues. On s'interdît l'usage du mariage, et l’on ne s'interdit point les rapines. Que fais-tu, folle persuasion ? Dieu condamne le péché, mais non pas le mariage. Vos actions ne s'accordent pas avec vos maximes. Vous ne devez point être amis des crimes, vous qui vous donnez pour sectateurs des vertus. Ce que vous faites est déplacé. Ce n'est pas là une conversion, c'est un éloignement. Puisque depuis longtemps, comme on le dit, vous avez renoncé aux droits même d'un légitime mariage, cessez enfin de vous livrer au crime. Et sans doute, il serait juste que vous vous éloignassiez de tous les vices, mais du moins, si cela vous paraît dur et impossible peut-être, quittez les plus grands et les plus monstrueux. Je le veux : qui que vous soyez, que vos voisins ne puissent demeurer près de vous. Je le veux : que les pauvres ne puissent y habiter. Je le veux : devenez le persécuteur d'un grand nombre d'indigents, l'oppresseur des malheureux. Je le veux : devenez le fléau de tout le monde, pourvu que ce soit des étrangers ; mais enfin, je vous prie, épargnez du moins les vôtres, et si ce n'est tous les vôtres, parce que cela peut-être vous semble onéreux et pénible, épargnez toutefois ceux qui vous ont préféré non seulement à leurs alliés ou à leurs proches, mais encore à leurs amis les plus dévoués, à leurs affections les plus chères. Et que parlé-je d'affection et d'enfants ? Ils vous ont préféré même à leur vie et à leurs espérances ; bien à tort sans doute, et il reconnaît son erreur celui qui en a agi de la sorte. Maïs que vous importe à vous ? c'est pour vous qu'il s'est trompé. Vous lui devez d'autant plus qu'il a péché par excès d'amitié. L'affection qu'il vous porte l'a rendu aveugle, sans doute elle lui attire de toute part des censures et des réprimandes ; mais néanmoins vous lui êtes devenu d'autant plus redevable, qu'il s'est fait blâmer de tout le monde par amour pour vous. [5,11] XI. Que voit-on de semblable chez les Goths barbares ? Où est celui qui porte préjudice à son ami ? Où est celui qui persécute ceux dont il est aimé ? Où est celui qui tombe sous le poignard de son ami ? Vous, vous persécutez ceux qui vous aiment ; vous coupez les mains qui vous offrent des présents ; vous ôtez la vie à vos proches qui vous chérissent ; et vous ne craignez pas, vous ne trembler pas ! Que feriez-vous donc, si vous n'eussiez senti le jugement présent de Dieu par les maux qui vous ont affligé naguère ? Aux anciens crimes, vous en joignez, vous en ajoutez de nouveaux. Considérez quelles peines attendent vos grands crimes, puisque les moindres même sont punis par le ministère des démons. Soyez donc enfin satisfait, je vous prie, des brigandages exercés contre vos amis et vos voisins ; qu'il vous suffise d'avoir opprimé le pauvre, qu'il vous suffise d'avoir dépouillé le mendiant. Presque personne ne peut être auprès de vous sans crainte, presque personne ne peut être en sûreté. Il est plus facile de résister à des torrents qui se précipitent du sommet des Alpes, ou à un incendie que les vents propagent au loin. Ce n'est point ainsi que les infortunés navigateurs sont engloutis en quelque sorte, par la voracité de Charybde, ou dévorés, comme on le dit, par les chiens de Scylla. Vous chassez vos voisins de leurs modestes possessions, vos proches de leurs habitations, et de leurs biens. Est-ce donc, suivant qu'il est écrit, que vous voulez habiter seul au milieu de la terre ? C'est l'unique chose que vous ne pourrez jamais obtenir. Etendez-vous tant qu'il vous plaira, envahissez tant qu'il vous plaira, vous trouverez toujours des voisins. Considérez, je vous prie, les hommes que vous êtes forcé de regarder vous-même avec honneur. Considérez, ces hommes que vous êtes forcé de regarder-vous-même avec admiration. Ils sont plus élevés que les autres en dignité, ils se font leurs égaux par l'affabilité de leurs manières ; ils sont plus grands en puissance, et ils se rendent petits par leur humilité. Vous savez sans doute, vous à qui je m'adresse maintenant, de quelle personne je veux parler ; et vous devez reconnaître en même temps, vous dont je censure ici la conduite, quelle personne nous honorons de ces éloges. Et plût à Dieu qu’ils fussent nombreux ceux qui méritent de pareilles louanges ! leur généreuse vertu deviendrait salutaire à tout le monde. Mais soit, n'ambitionnez pas les éloges ; pourquoi, je vous prie, vouloir vous rendre digne de blâme ? pourquoi êtes-vous si ami de l'injustice ? pourquoi ne trouvez-vous rien de plus agréable que l'avarice, rien de plus cher que la rapacité ? Pourquoi regardez-vous la perversité comme si précieuse, la rapine comme si excellente ? Apprenez d'un païen le véritable bonheur. Il faut, dit-il, que vous soyez défendu par l'amitié et la bienveillance, plutôt que par les armes. Ce qui vous égare, ce sont vos opinions erronées, c'est la dépravation d'un esprit aveugle et gâté. Voulez-vous avoir la réputation d'honnête homme, voulez-vous être puissant, voulez-vous être grand, vous devez surpasser les autres en probité et non point en malice. J'ai lu quelque part cette maxime : Nul homme n’est méchant, s'il n’est insensé ; car s'il était sage, il préférerait être bon. Et vous, donc, si toutefois vous pouvez revenir encore à la saine raison, dépouillez la perversité, si vous voulez avoir la sagesse ; car si vous souhaitez être sage ou sensé, il faut vous dépouiller vous-même et vous renouveler entièrement. Ainsi donc, reniez-vous vous-même, pour ne point être renié par le Christ ; répudiez-vous pour ne point être répudié par le Christ ; perdez-vous vous-même, pour ne point périr. Car quiconque, dit le Sauveur, aura perdu son âme pour l’amour de moi, la retrouvera. Aimez donc cette perte salutaire, pour acquérir le vrai salut ; car, Dieu ne vous délivrera jamais, si vous ne vous condamnez vous-même.