[4,0] Livre Quatrième. [4,1] On s'éloigne donc de cette prérogative du nom chrétien, dont nous avons parlé, et l'on pense qu'étant plus religieux que les autres peuples, nous devons être plus heureux aussi. Nous l'avons déjà dit, la foi d'un chrétien, c'est croire fidèlement au Christ ; et croire fidèlement au Christ, c'est observer ses commandements, d'où il devient manifeste qu'on n'a pas la foi quand on est infidèle, et qu'on ne croit pas au Christ, quand on foule aux pieds ses commandements. Et toujours il faut en revenir là, que ne point pratiquer les obligations du christianisme, c'est, en quelque façon, n'être pas chrétien. Car le nom, sans les actes qu'il impose, n'est plus rien. Car, comme l'a dit quelqu'un dans ses écrits, une principauté sans un mérite supérieur, qu'est-ce autre chose qu'un titre honorifique sans application ? Une dignité dans un homme sans talent, qu'est-ce autre chose qu'une pierre précieuse jetée dans la boue ? Pour appliquer ces paroles à notre sujet, un nom saint sans vertus, qu'est-ce autre chose qu'une pierre précieuse jetée dans la boue ? La parole sacrée l'atteste aussi dans les livres divins quand elle dit : La beauté à une femme sans pudeur est comme un collier d’or au cou de l’animal immonde. Le titre de chrétien est pour nous comme un ornement précieux ; si nous en faisons mauvais usage, nous ressemblons à des animaux immondes affublés d'une parure d'or. Enfin, si vous voulez vous convaincre encore plus que les titres ne sont rien sans les choses, considérez combien de peuples ont vu s'éteindre leurs noms, dès qu'ils ont dégénéré de leur ancienne vertu. Les douze tribus d'Israël ayant été choisies de Dieu reçurent deux noms saints, elles furent appelées Le peuple de Dieu, et Israël. Nous lisons : Ecoute, mon peuple, et je parlerai ; Israël, je te rendrai témoignage. Les Juifs avaient donc autrefois ces deux titres ; aujourd'hui ils n'ont ni l'un ni l'autre. Car, elle ne doit plus être appelée peuple de Dieu, la nation qui, depuis longtemps, a abandonné son culte ; ni voyant Dieu, puisqu'elle a renié le fils de Dieu, selon qu'il est écrit : Israël m'a méconnu ; mon peuple ne m'a pas compris. C'est aussi pour cela que le Seigneur parlant du peuple Juif au prophète, s'exprime en ces termes : Nomme-le non aimé. Puis, aux Juifs eux-mêmes : Vous n'êtes plus mon peuple, et je ne serai plus votre Dieu. La raison qui lui fait dire cela, il l'indique ailleurs d'une manière évidente : Ils ont abandonné la source des eaux vives, le Seigneur. Et encore : Ils ont rejeté la parole du Seigneur, et ils n’ont plus aucune sagesse. Je crains bien que ce reproche ne nous convienne mieux à nous aujourd'hui, qu'il ne convenait alors aux Juifs, parce que nous n'obtempérons pas aux paroles du Seigneur ; notre désobéissance prouve assez que nous sommes sans sagesse. A moins, par hasard, que nous ne prétendions qu'il y a de la sagesse à mépriser Dieu, et que c'est le comble de la prudence, de dédaigner les commandements du Christ. On pourrait croire, sans doute, que nous sommes dans cette opinion. Nous poursuivons tous le mal avec tant d'accord, que nous semblons pêcher par une sorte de conspiration publique. Qu'elle est donc la raison pour laquelle nous nous trompons nous-mêmes, follement persuadés que notre titre de Chrétien peut nous être de quelque secours au milieu de nos désordres, puisque l'esprit saint assure que la foi sans les bonnes œuvres est inutile au chrétien ? Et certes, avoir là foi, c'est quelque chose de plus que de porter le nom seulement. Le nom est une dénomination extérieure ; mais la foi est un acte de l'esprit. Et l'Apôtre cependant nous certifie que cette même foi sans les bonnes œuvres, est une foi stérile : la foi qui n'a pas les œuvres, c'est une foi morte. Et encore : Comme le corps est mort lorsqu'il est sans âme, ainsi la foi est morte lorsqu'elle est sans œuvres. Il ajoute à cela des paroles bien plus fortes pour confondre ceux qui se flattent d'une vaine présomption de foi. [4,2] Quelqu'un pourra donc dire : Vous avez la foi, et moi, j’ai les œuvres ; montrez-moi votre foi sans les œuvres, et moi je vous montrerai ma foi par mes œuvres. Il indique par là que les actions vertueuses servent, pour ainsi dire, de témoignage à la foi chrétienne ; un chrétien, s'il ne fait de bonnes œuvres, ne saurait prouver qu'il a la foi ; et dès lors qu'il ne peut en donner aucune preuve, on doit la regarder comme n’existant pas ; car il montre aussitôt par les paroles suivantes combien cette foi lui semble nulle, quand il dit au Chrétien : Vous croyez qu’il y a un Dieu, vous faites bien ; mais les démons croient et ils tremblent. Examinons ce que l'apôtre a voulu dire en cet endroit ; ne nous irritons point contre les divins témoignages, mais montrons-nous-y dociles ; ne les affaiblissons pas par nos contradictions ; mais cherchons à en tirer profit. Vous croyez qu’il y a un Dieu, vous faites bien ; mais les démons croient et ils tremblent. Est-ce que l'Apôtre s'est trompé en comparant la foi d’un chrétien à celle d'un démon ? Non certes. Mais voulant prouver ce que nous avons dit plus haut, que le chrétien ne doit rien attendre d'une foi orgueilleuse, séparée des bonnes œuvres, il nous assure que les démons croient a Dieu ; et comme ils n'en demeurent pas moins dans leur perversité, il nous fait entendre par-là que certains hommes croient, en quelque sorte, à la manière des démons, puisque en se flattant de croire à Dieu ils ne s'éloignent pas du vice. Il ajoute pour confondre et condamner le pécheur, que les démons non seulement croient à Dieu, mais encore qu'ils craignent et tremblent. C'est comme s'il disait : Pourquoi vous flatter, ô hommes qui que vous soyez, d'une foi qui est nulle sans la crainte et l'obéissance ? Les démons ont quelque chose de plus. Vous n'avez qu'une chose, ils en ont deux. Vous avez la foi sans avoir la crainte ; ils ont, eux, et la foi et la crainte. Pourquoi donc vous étonner si nous sommes frappés ? Pourquoi vous étonner si nous sommes châtiés, si nous devenons la proie de nos ennemis, si nous sommes plus faibles que le reste des hommes ? Ces misères, ces infirmités, ces renversements de fortune, ces captivités, ces rudes esclavages : tout cela témoigne d'un mauvais serviteur et d'un bon maître. Comment d'un mauvais serviteur ? Parce que je souffre du moins en partie ce que je mérite. Comment d'un bon maître ? Parce qu'il nous fait voir ce que nous méritons, sans nous l'infliger toutefois. Car il aime mieux, par un châtiment plein de clémence et de bonté, nous corriger que de nous faire périr. Quant à ce qui concerne nos fautes, nous sommes dignes des supplices éternels ; mais lui, donnant plus à la miséricorde qu'à la sévérité, il aime mieux nous réformer par une réprimande toute de clémence et de ménagement, que de nous perdre par une punition juste et toute de rigueur. Qu'il ne soit pas agréable pour nous d'être frappés, c'est ce dont je suis bien convaincu. Pourquoi nous étonner si Dieu nous châtie dans nos péchés, lorsque nous-mêmes nous châtions nos esclaves dans leurs fautes ? Nous sommes des juges iniques ; nous, hommes méprisables, nous ne voulons point être flagellés de Dieu, et nous flagellons nos égaux. Je ne suis plus étonné de cette partialité. La nature, la malice, tout en nous tient de l'esclave. Nous voulons faillir, et nous ne voulons point être frappés. Nos mœurs sont celles de nos esclaves ; tous, nous voulons pécher avec impunité. Si je mens, j'en appelle à tout le monde. Je défie qu'il y ait un homme, si criminel qu'il soit, qui s'avoue digne d'être puni. Il est aisé de connaître par là notre injustice et notre perversité ; toujours sévères pour les autres, toujours indulgents pour nous ; austères pour autrui relâchés pour nous mêmes. Les mêmes fautes, nous les punissons dans les autres, nous les absolvons en nous. Quelle insolence ! quelle insupportable prévention ! Nous ne voulons point reconnaître nos fautes, et nous voulons juger les autres. Quoi de plus inique, quoi de plus dépravé que nous ? Le même crime, nous croyons qu’on doit nous le passer, et nous le punissons, sévèrement dans les autres. Ce n'est donc pas sans cause que l’Apôtre nous crie : C’est pourquoi, ô homme, qui que vous soyez, qui condamnez les autres, vous êtes inexcusable, puisque vous faites les mêmes choses que ce que vous condamnez, vous-mêmes. [4,3] Mais, dit un riche, notre conduite n'est point celle de nos esclaves. Parmi eux, il en est qui dérobent, qui s’enfuient ; il en est qui sont asservis à leur ventre et à la bonne chère. À la vérité, ce sont là les vices des esclaves ; mais des vices plus nombreux et plus grands déshonorent les maîtres ; non pas tous, sans doute, car il en faut excepter quelques-uns, mais assez peu. Je ne les nommerai pas dans la crainte de paraître vouloir moins louer les uns en les nommant, que montrer les autres au grand jour en ne les nommant point. Et d'abord, les esclaves, s'ils dérobent, sont forcés peut-être à le faire par indigence ; car, bien que vous leur donniez le salaire accoutumé, vous satisfaites plutôt à l'usage qu'à leur nécessité, et vous suivez la taxe, en ne contentant pas leur besoin. Et, ainsi la pauvreté rend la faute moins criminelle, parce qu'il est excusable de voler, celui qui y semble porté malgré lui. Car les livres ecclésiastiques semblent en quelque sorte excuser les fautes des malheureux, quand ils disent : Ce n’est pas toujours un grand crime de voler, car on ne dérobe souvent que pour rassasier sa faim. On dérobe pour rassasier sa faim ; n'accusons donc pas si facilement ceux que la parole divine excuse. Ce que nous disons des larcins, il faut le dire aussi de la fuite des esclaves, et à bien plus juste titre encore ; car ce n'est pas la misère seulement, mais encore la crainte des supplices qui les y force. Ils redoutent les intendants, ils redoutent les inspecteurs, ils redoutent les hommes d'affaires ; et, parmi tous ces surveillants impitoyables, ils ne sont les serviteurs de personne, moins que de leurs maîtres. Tout le monde les frappe, tout le monde les foule aux pieds. Qu'ajouter de plus ? Un grand nombre d'esclaves cherchent un asile auprès de leurs maîtres par la crainte de leurs compagnons de servitude. Ainsi, leur fuite, nous devons l'imputer moins à eux qui fuient, qu'à ceux qui les réduisent à cette nécessité. Ils souffrent violence, les infortunés : Ils voudraient, servir, et on les contraint de fuir, ils ne voudraient point abandonner la maison de leurs maîtres, et la cruauté de leurs compagnons de servitude ne leur permet point d'y demeurer. On les accuse aussi de mensonge ; mais ne serait-ce pas l'atrocité du supplice présent à leurs regards qui les y poussent ? Car ils mentent, pour se soustraire aux tortures. Qu'y a-t-il d'étonnant si un esclave, tremblant de crainte, aime beaucoup mieux mentir que de se laisser déchirer de coups ? On les accuse encore de gourmandise et de gloutonnerie. Et qu’y a-t-il là de nouveau ? On est bien plus avide de se rassasier, lorsqu'on a souvent enduré la faim. Ce n'est pas le pain qui leur manque, je le crois, mais ils manquent du moins de ce qui flatte le goût. — aussi faut-il leur pardonner, s'ils désirent avec trop d'ardeur ce dont ils furent toujours privés. Mais vous, noble, mais vous, riche, qui regorgez de biens, qui devez d'autant plus honorer Dieu par des œuvres saintes qu'il vous comble sans cesse de ses bienfaits, voyons si votre conduite est, je ne dis pas sainte, mais du moins innocente. Et parmi les riches, à part un petit nombre, comme je l’ai déjà dit, quel est celui qui n'est pas souillé de tous les crimes ? J'en excepte peu ; plût au ciel qu'il me tût permis d'en excepter davantage, de tous les excepter ! L'innocence du grand nombre serait le salut de tous. Je ne parle de personne en particulier, je ne m'adresse qu'à ceux qui reconnaissent en eux-mêmes les vices que je signale. Si quelqu'un ne sent pas ces reproches dans sa conscience, mes paroles ne peuvent l'outrager. Au contraire, trouve-t-il au fond du cœur qu'il est coupable, c'est au langage de sa conscience qu'il doit s'en prendre, et non pas au mien. Et d'abord, pour en revenir aux vices des esclaves, s'ils sont fugitifs, ne l'êtes-vous pas aussi, vous, riches et nobles ? Car ils fuient la maison de leur maître, tous ceux qui abandonnent la loi du Seigneur. Qu'avez-vous. donc, riches, à blâmer dans votre esclave ? Vous faites ce qu'il fait. Il fuit son maître, vous fuyez le vôtre. Mais ce qui vous rend plus coupable que lui, c'est que peut-être il fuit un mauvais maître, et que vous, vous en fuyez un bon. Vous condamnez aussi la gourmandise dans votre esclave. Chez lui, elle est rare, à cause de ses besoins ; chez vous, elle est quotidienne à cause de votre abondance. Vous voyez donc que la répréhension de l'Apôtre s'adresse à vous principalement ; je dis plus, à vous seuls, parce qu'en jugeant les autres, vous vous condamnez vous même ; car vous faites les mêmes choses que vous condamnez. Ajoutons encore que vos excès sont bien plus grands, bien plus coupables. Vous punissez une intempérance assez peu fréquente, et chaque jour vous vous gorgez de vivres. Le larcin aussi, comme vous le dites, est un vice familier aux esclaves. Et vous, riches, vous commettez un vol, quand vous désobéissez à Dieu. Car c'est faire un larcin que de transgresser un ordre. [4,4] Mais pourquoi arrêter à des détails minutieux ; et parler comme en allégorie, lorsque des crimes notoires viennent révéler non seulement les larcins, mais encore les brigandages des riches ? Car, quel est le pauvre qui, voisin d'un riche, n'est pas ou inquiété par lui, ou entièrement dépouillé ? Dans les envahissements des grands, les hommes sans appui perdent à-la-fois et leurs biens et leur liberté. Ce n'est donc pas sans raison que les pages sacrées s'expriment ainsi, en parlant des uns et des autres : L’onagre est la proie du lion dans le désert, ainsi les pauvres sont la proie des riches. Et cette tyrannie ne pèse pas sur les pauvres seulement, elle se fait sentir à l’universalité presque du genre humain. Car, l’élévation des grands, qu’est-ce autre chose que la proscription des cités ; et le gouvernement de certaines personnes que je ne nommerai point, qu'est-ce autre chose qu'un brigandage ? Il n'est pas de plus grand fléau pour le pauvre que le pouvoir. Quelques hommes achètent les honneurs pour les payer ensuite par la ruine de tous. Quoi de plus révoltant ? quoi de plus inique. ? Les malheureux donnent le prix des dignités qu'ils n'ont point achetées. Etrangers à ce négoce, ils n'y participent que de leur argent. Pour l'illustration de quelques personnes le monde est renversé. La gloire d'un seul est la ruine de l'univers. Au reste, les Espagnes le savent ; elles à qui l’on n’a laissé que le nom. L'Afrique le sait ; elle qui fut. Les Gaules le savent, elles qui ont été dévastées non par tous, car elles conservent encore en quelques endroits un léger souffle de vie parce qu’elles furent nourries plus d'une fois par l'intégrité de quelques gouverneurs, après avoir été dépouillées par la rapacité des autres. [4,5] Mais nous nous sommes trop écartés, emportés par la douleur. Pour en revenir donc à notre sujet, quels sont les vices des esclaves dont les nobles ne se souillent eux-mêmes ? à moins, par hasard, qu'ils ne regardent comme permis à eux ce qu'ils punissent dans leurs serviteurs. Ces envahissements des nobles, un esclave ne peut pas même y aspirer. Je me trompe ; quelques esclaves anoblis se sont livrés aux mêmes crimes et à de plus grands encore. Ces excès toutefois ne doivent pas être imputés aux esclaves en général, parce qu'il s'en est trouvé que leur condition a élevés à la fortune. Les homicides aussi sont rares chez les esclaves, par la crainte et la terreur de la mort ; chez les riches, ils sont continuels, par l'espoir et l'assurance de l'impunité. A moins peut-être que ce ne soit une injustice de notre part de regarder comme coupable la conduite des riches, parce qu'ils se persuadent que le meurtre de leurs serviteurs est un droit et non point un crime. Il y a plus, ils abusent aussi du même privilège en se livrant à de honteuses turpitudes. Où est le riche qui garde les serments du mariage, qui ne se laisse point emporter par la fureur de la passion, qui ne fait point de sa maison un foyer de débauche, et qui ne suit point la folie de son cœur, vers quelque objet que l'entraîne l'ardeur de ses infâmes désirs ? selon ces paroles des saintes Ecritures : Ils sont devenus comme des chevaux qui courent après les cavales. Ne prouve-t-il pas qu'on parle de lui, l'homme qui veut assouvir sa brutalité sur tout ce que ses regards convoitent ? Car, parler des concubines semblerait peut être une injustice ; en comparaison des vices que nous avons signalés, c'est une sorte de chasteté de se borner à quelques femmes, et de mettre un frein à sa débauche en s'arrêtant à un certain nombre d'épouses. J'ai dit d'épouses, car on en est venu à ce degré d'impudence, que la plupart donnent ce nom à de viles esclaves. Et plût à Dieu que les regardant comme des femmes légitimes, ils s'en tinssent à elles seules ! Ce qu'il y a de plus hideux et de plus révoltant, c'est de voir des hommes, après un mariage honorable, aller chercher de nouvelles épouses dans une condition servile, flétrissant ainsi là gloire d'une sainte union par la bassesse d'une indigne alliance, ne rougissant point de devenir les époux de leurs servantes, avilissant la hauteur d'un illustre mariage dans la couche obscène d'une esclave, bien dignes assurément de la condition de celles dont ils ne dédaignent pas les embrassements. [4,6] Je ne doute pas que la plupart de ces hommes qui sont nobles, ou qui veulent le paraître, ne reçoivent mes paroles avec un orgueilleux dédain, quand je retrace ces désordres, quand je peins certains esclaves moins criminels que les maîtres. Comme je ne parle pas de tous, mais seulement de ceux qui sont coupables, l'on ne doit pas s'irriter, si l'on se reconnaît innocent ; car on donnerait lieu de croire par là qu'on appartient à cette classe d'hommes vicieux. Au contraire, les nobles qui ont ces désordres en horreur, doivent s'élever contre ceux qui déshonorent la noblesse par des actions infamantes ; car, bien que des hommes de ce genre pèsent déjà par leur vie sur tout le peuple chrétien, leurs turpitudes néanmoins deviennent plus spécialement l'opprobre de ceux qui les comptent dans leurs rangs. J'ai donc avancé que certains nobles sont pires que leurs esclaves. Je l'ai avancé, mais on ne me croira point, si je n'en apporte des preuves. Voilà que presque tous les esclaves sont exempts de ce vice honteux. Et en effet, quel est celui d'entre eux qui entretient une foule de concubines, qui se dégrade et s'avilit au milieu de nombreuses courtisanes, et qui, dans ses cyniques et immondes passions, regarde comme ses femmes toutes celles qu'il peut soumettre à sa brutalité ? Mais on va répondre à cela que les esclaves n'ont pas la facilité de tomber dans ces dérèglements, qu'ils le feraient sans doute s'ils le pouvaient. — Je le crois, mais ce que je ne vois pas arriver, je ne puis le prendre comme un fait. Quelque mauvais que soient leurs esprits, quelque vicieux que soient leurs penchants, toujours est-il qu'on ne punit personne pour un crime qu'il n'a pas commis. Que les esclaves soient vicieux et détestables, on le sait trop bien. Mais les grands et les nobles sont plus détestables encore, si, dans une condition élevée, ils se montrent pires que leurs serviteurs. Aussi faut-il nécessairement en venir à cette conclusion, que les esclaves ne doivent point, sans doute, être absous de leurs fautes, mais que la plupart des riches, comparés à eux, sont bien plus condamnables. Et qui pourrait dignement raconter les forfaits et les brigandages de nos jours ? Lorsque la République Romaine, déjà morte, ou du moins exhalant un dernier souffle, expire dans ces restes malheureux en qui elle semble vivre encore, étranglée par des impôts oppressifs comme sous un bras assassin, il se rencontre cependant des riches qui font peser leurs tributs sur les pauvres ; c'est-à-dire, qu'il se rencontre des riches dont les tributs écrasent les pauvres. Et ce que je dis d'un certain nombre, je crains bien qu'on ne puisse le dire de tous, avec plus de vérité. Car il en est si peu, si toutefois il en est, qui soient à l'abri de cette accusation, qu'au lieu de là restreindre à la plupart des riches, comme nous l'avons fait, on devrait l'étendre à tous. Ces remèdes apportés, naguère aux maux de quelques villes, qu'ont-ils produit autre chose, sinon d'exempter tous les riches, et d'accumuler les impôts sur les pauvres ; d'ôter à ceux-là les anciens tributs, d'en ajouter de nouveaux à ceux-ci ; d'enrichir les premiers par la diminution des moindres charges, d'écraser les seconds par l'augmentation des plus fortes ; d'engraisser les uns, en adoucissant ce qu'ils supportaient sans peine, d'épuiser les autres, en aggravant ce qu'ils ne pouvaient plus supporter. Et ainsi, ce remède inutile n'a fait que grandir les riches, et tuer les pauvres ; devenant pour les uns le plus coupable soulagement, pour les autres le poison le plus funeste. Par là nous voyons la scélératesse des riches qui font périr les pauvres avec leurs remèdes, et le malheur des pauvres qui trouvent la mort dans ce qui devrait être un remède pour tous. [4,7] Et puis, quelle piété ! quelle sainteté ! Si quelque grand veut se convertir a Dieu, le voilà tout aussitôt déchu de sa noblesse. Et, parmi le peuple chrétien, quel honneur pour le Christ, puisque sa religion engendre l'opprobre ! Car si quelqu'un s'efforce de devenir meilleur, les hommes pervers le méprisent, le foulent aux pieds ; et ainsi, c'est pour tout le monde une sorte de nécessité de rester dans la vie pour ne pas se dégrader. L'Apôtre a donc bien raison de s'écrier : Tout le monde est sous l’empire du mal. Et c'est vrai. Car on peut dire que tout le monde est sous l'empire du mal, puisque les gens de bien ne peuvent y trouver place. Il est si plein d'iniquités, que ceux qui l'habitent sont livrés au crime, ou que les gens de bien sont en butte à toutes les persécutions. Ainsi, comme nous l'avons dit, si quelque homme distingué s'attache à la vertu, il perd aussitôt la considération publique. Car changer de vêtement, c'est se dégrader de sa dignité. Etiez-vous élevé, vous devenez méprisable. Etiez-vous dans l'éclat, vous tombez dans l'avilissement. Etiez-vous entouré d'honneurs, vous êtes accablé d'outrages. Et après cela, des hommes mondains et infidèles s'étonneraient de ressentir le poids de la colère divine, lorsqu'ils persécutent Dieu dans tous ses saints ! Tout est perverti, tout est renversé ; si l'on est homme de bien, l'on est méprisé comme le serait le méchant ; si l'on est méchant, l'on est honoré comme le serait l'homme de bien. Il n'y a donc rien d'étonnant si nous souffrons chaque jour davantage, a mesure que nous devenons plus pervers. Les hommes, chaque jour, commettent de nouveaux crimes, sans abandonner les anciens. De nouveaux désordres s'élèvent, les anciens restent toujours. [4,8] Qu'avons-nous donc à prétexter ? Quelque rudes, quelque poignantes que soient nos souffrances, elles sont au dessous de ce que nous méritons. Pourquoi nous plaindre de ce que Dieu en agit si durement envers nous ? Nous en agissons bien plus durement envers lui. Nous l'aigrissons par nos impuretés, et, malgré lui, nous l'entraînons à nous punir. Et quoiqu'il entre dans l'essence et la majesté de Dieu d'être inaccessible à tout ressentiment de colère, nos péchés cependant l'irritent si fort, que nous armons nous-mêmes son courroux. Nous faisons, pour ainsi dire, violence à sa bonté, et nous détruisons, en quelque sorte, sa miséricorde. Disposé qu'il est à nous pardonner toujours, il se voit forcé par notre conduite à se venger de nos crimes. Semblables à ceux qui assiégeant des villes fortes, qui cherchant à prendre et à renverser de formidables citadelles, les attaquent avec toute espèce d'armes, toute espèce de machines ; pour vaincre la miséricorde de Dieu, nous employons comme des armes nos crimes monstrueux, nos forfaits de tout genre. Et nous croyons le ciel injuste à notre égard, quand c'est nous-mêmes qui le sommes envers Dieu ! Une faute, dans des chrétiens, c'est un outrage à la divinité. Car lorsque nous faisons ce que Dieu nous défend, nous foulons aux pieds ses ordres, et par conséquent c'est être impie que d'accuser, dans nos calamités, la sévérité divine. C'est nous-mêmes que nous devrions accuser. Quand nous faisons ce qui sera la cause de nos châtiments, nous devenons les auteurs de nos propres souffrances. Pourquoi se plaindre alors de la rigueur des peines ? Chacun de nous se punit lui-même. De là vient que le Prophète nous dit : Vous allumez le feu, vous attisez les flammes. Marchez à la lueur de votre feu et des flammes que vous avez excitées. Tous les hommes se précipitent dans la peine éternelle, en suivant les degrés que l'Ecriture vient de tracer. D'abord ils allument le feu, puis ils l'attisent ; enfin ils marchent a là lueur des flammes qu'ils ont préparées. Quand donc allument-ils d'abord pour eux les feux éternels ? — Lorsqu'ils commencent à pécher ? — Et quand est-ce qu'ils l'attisent ? — Lorsqu'ils entassent crimes sur crimes. — Mais quand est-ce qu'ils entreront dans ces feux éternels ? — Lorsqu'ils auront atteint le terme irrémédiable de tous ces forfaits, par l’énormité de leurs fautes toujours croissantes, ainsi que le Sauveur le déclare aux princes du peuple juif : Remplissez donc la mesure de vos pères, — Serpents, race de vipères. Ils n'étaient pas loin de la plénitude des crimes, ces hommes auxquels le Seigneur lui-même disait de combler la mesure de leurs péchés. Et cela, sans doute afin que, n'étant déjà plus dignes de salut, ils remplissent le nombre de leurs iniquités, pour périr ensuite. Ainsi, l'ancienne loi racontant que l'iniquité des Amorrhéens était montée au dernier degré, fait parler eu ces termes les anges au saint homme Loth : Tous ceux qui sont à toi, fais-les sortir de cette ville. — Car nous détruirons ce lieu, parce que leur cri s'est élevé devant le Seigneur, qui nous a envoyés pour les perdre. Il y avait longtemps, certes, que ce peuple infâme travaillait à allumer le feu par lequel il allait périr. Et voilà pourquoi, ses iniquités une fois portées à l’excès, il fut consumé par les flammes qu'avaient allumées ses propres crimes. Il avait si mal mérité de Dieu, que la géhenne du jugement futur, il l'éprouva même dès cette vie. [4,9] Mais il n'est personne, dira-t-on, qui soit digne d'une telle fin, parce que personne aussi n'a égalé les impudicités des Sodomites. Cela pourrait bien être vrai. Mais ignorons-nous que le Sauveur lui-même regarde comme pires encore ceux qui méprisent son Evangile ? Enfin, il dit à Capharnaüm : Si les miracles qui ont été faits en toi avaient été faits autrefois en Sodome, peut-être aurait elle subsisté jusqu'à ce jour. — Cependant, je te le dis, au dernier Jour, la terre de Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi. S'il trouve les Sodomites moins condamnables que les contempteurs des Evangiles, nous qui méprisons les Evangiles en plusieurs points, nous avons grand sujet d'appréhender quelque chose de pire ; d'autant plus que nous ne voulons pas nous contenter des crimes communs et familiers. Pour la plupart, c'est peu des vices ordinaires, c'est peu des procès, des calomnies, des rapines, c'est peu de l'ivresse, c'est peu des festins dissolus, c'est peu des fourberies, c'est peu des parjures, c'est peu des adultères, c'est peu des homicides, c'est peu enfin des crimes de ce genre qui, tout éloignés qu'ils sont, par leur noirceur, de la dignité humaine, n'attaquent toutefois que des hommes ; c'est peu de tout cela, si, dans une fureur insensée, on n'élève encore contre Dieu des mains blasphématrices. Il est écrit des impies : Ils opposent leur bouche au ciel, et leur langue parcourt la terre. — Et ils ont dit : Dieu nous verra-t-il ? le très Haut en a-t-il connaissance ? Et encore : Le Seigneur ne nous verra pas ; le Dieu de Jacob n'en aura pas connaissance. On peut très bien rapporter, à ces hommes les paroles du Prophète : L'insensé a dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu. Car, affirmer que Dieu ne regarde rien, c'est presque lui refuser l'être, en lui étant la Providence ; prétendre qu'il ne voit rien, c'est presque dire qu'il n'existe pas. Et quoiqu'il n'y ait aucun crime qui subsiste avec la raison, parce qu'il n'en est point qui puisse sympathiser avec elle, l'on ne saurait trouver cependant, je pense, rien de plus déraisonnable, rien de plus insensé que ce blasphème. N'est-ce pas une espèce de fureur, quand on admet que Dieu a créé toutes choses, de nier qu'il les gouverne ; et quand on avoue qu'il les a faites, de prétendre qu'il néglige son ouvrage ? Comme s'il ne se fût proposé d'autre but en formant le monde, que de l'abandonner ensuite ! Le soin qu'il prend des créatures me semble si grand, au contraire, que je veux prouver qu'il s'occupait d'elles même avant de leur donner l'être. C'est ce que prouve évidemment le fait seul de la création. Car il n'eût rien créé, s'il n'y avait songé d'abord avant de se mettre à l'œuvre. Dans tout le genre humain, il n'est personne qui soit assez stupide pour entreprendre et achever un ouvrage dans la vue de le négliger ensuite. Celui qui cultive son champ, ne le cultive que pour le conserver après l'avoir fertilisé. Celui qui plante une vigne, ne la plante que pour la conserver toujours. Celui qui se forme un troupeau, ne le forme que pour l'accroître par ses soins. Celui qui bâtit une maison, ou qui jette des fondements, bien qu'il n'y ait point encore une habitation prête, n'embrasse pourtant les travaux qu'il se propose d'exécuter ensuite que dans l'espoir de se préparer une demeure future. Et pourquoi parler de l'homme seulement, puisque les plus petits animaux n'agissent que dans la sollicitude de l'avenir ? Les fourmis qui cachent dans leurs retraites souterraines toute espèce de provisions, ne les recueillent et ne les mettent en dépôt, que par cet amour de la vie qui les leur fait conserver. Lorsque les abeilles posent les fondements de leurs ruches, ou lorsqu'elles recueillent leurs petits sur les fleurs, par quel motif vont elles sucer le thym, si ce n'est par le désir et l'ambition de produire du miel ? Et pourquoi parcourent-elles certaines fleurs, si ce n'est par amour d'une postérité future ? Quoi ! Dieu a donné aux plus petits animaux cette affection de leurs propres ouvrages, et il se dépouillerait seul de l'amour de ses créatures, lui dont la bonté a mis en nous cet amour des bonnes choses ! Car il est la source et l'origine de tout ; et parce que c'est en lui, comme il est écrit, que nous avons la vie, le mouvement et l’être, c'est de lui que nous tenons aussi cette propension qui nous fait chérir nos enfants. Tout l'univers et tout le genre humain sont les enfants du Créateur ; et voilà pourquoi l'affection qu'il fait naître en nos cœurs pour tout ce qui nous est cher, doit nous faire sentir combien il aime, lui aussi, la grande famille humaine. Car, de même que les perfections invisibles de Dieu deviennent visibles par la connaissance que ses ouvrages nous en donnent, ainsi a-t-il voulu nous faire comprendre son amour envers nous, par celui qu'il nous a donné pour les nôtres. Et comme, au langage de l'Ecriture, toute paternité découle de lui dans le ciel et sur la terre, il veut que nous reconnaissions en lui l'affection d'un père. Et que dis-je, d'un père ? il est quelque chose de plus. C'est ce que prouvent ces paroles du Sauveur, dans l'Evangile : Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique pour le sauver. L'Apôtre ne dit-il pas aussi : Si Dieu na pas épargné son propre fils et s’il l’a livré à la mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point, après nous l’avoir donné ? [4,10] C'est donc là ce que j'ai dit, que Dieu nous aime plus qu'un père n'aime son fils. Car il est bien évident que Dieu nous chérit au-delà d'une affection paternelle, lui qui n'a pas épargné pour nous son propre fils. Et quoi de plus ? J'ajouterai : Un fils innocent, un fils unique, un fils Dieu. Et que peut-on dire encore ? Il ne l'a point épargné pour nous, c'est-à-dire pour des méchants, pour des impies, pour des hommes souillés d'iniquités. Qui pourrait apprécier cet amour de Dieu envers nous, si l'on ne savait que sa justice est si grande qu'il ne saurait rien faire d'injuste ? Car, à en juger par la raison humaine, un homme ferait une chose injuste, s'il livrait à la mort un bon fils pour de médians serviteurs. Mais, la bonté de Dieu est d'autant plus inappréciable, sa puissance est d'autant plus étonnante, que la grandeur de sa justice ne saurait être comprise de l'homme, et qu'à en juger par la faiblesse humaine, elle semblerait renfermer presque une sorte d'injustice. Et voilà pourquoi l'Apôtre, voulant nous faire connaître jusqu'à un certain point l'immensité de la divine miséricorde, s'exprime ainsi : En effet, pourquoi lorsque nous étions encore, dans les langueurs du péché Jésus-Christ est-il mort dans le temps marqué, pour des impies comme nous ? — Car à peine quelqu’un voudrait-il mourir pour un juste. Et certes, ce passage nous montre seul, toute la bonté de Dieu. Car, si personne ne donne sa vie, pas même pour la plus haute vertu, le Christ, en mourant pour nos iniquités, a montré toute la grandeur de ses bienfaits. Mais la raison qui a fait agir le Seigneur, l’Apôtre nous l'apprend aussitôt dans les paroles suivantes : Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lors même que nous étions encore pécheurs, — Jésus-Christ est mort pour nous. Maintenant donc que nous sommes justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère de Dieu. Dieu fait donc éclater son amour, en cela qu'il meurt pour des impies. Car un bienfait a plus de prix, quand on l'accorde à des personnes indignes. De là vient que l'Apôtre a dit : Dieu fait éclater son amour envers nous. Et comment le fait-il éclater ? sans doute, en l'accordant à ceux qui ne le méritent pas. S'il eût accordé cette faveur à des hommes saints et bien méritants, il ne paraîtrait point avoir donné ce qu'il ne devait pas, mais plutôt avoir rendu ce qu'il devait. Que rendons-nous donc, ou du moins que devons-nous rendre pour ces insignes faveurs ? D'abord ce que le bienheureux Prophète reconnaissait devoir et promettait de rendre, quand il disait : Que rendrai-je au Seigneur, pour tous les biens dont il m'a comblé ? —Je recevrai le calice du salut, et j’invoquerai le nom du Seigneur. Le premier mouvement de cette reconnaissance est donc de donner vie pour vie, et de mourir tous pour celui qui lui-même est mort pour nous, quoique notre mort ait bien moins de prix que la sienne. Et ainsi, en recevant la mort, nous n'acquitterions pas entièrement notre dette. Cependant, parce que nous n'avons rien de plus à donner, nous semblons payer tout, en rendant tout ce que nous pouvons rendre. Voilà donc, comme je l'ai dit, le premier mouvement de cette reconnaissance. Le second, c'est de payer notre dette, au moins par notre amour, si nous ne le faisons par le sacrifice de notre vie. Car le Sauveur, comme dit l'Apôtre, a voulu faire éclater son amour aux yeux de tous, en donnant sa vie pour nous, afin de nous entraîner, par son exemple, à payer sa tendresse de réciprocité. Et de même que ces pierres merveilleuses, quand on les met en contact avec le fer, le tiennent suspendu, si dur qu'il puisse être, par un amour en quelque sorte vivant ; ainsi le Sauveur, c'est-à-dire, cette pierre souveraine et éclatante des célestes royaumes, en descendant du ciel pour se rapprocher de nous, malgré notre dureté, a voulu nous attirer à lui comme par les mains de son amour, afin sans doute que reconnaissant et ses dons et ses bienfaits nous comprissions ce qu'il convient de faire pour un si bon maître, lui qui a tant fait pour de si méchants serviteurs, afin que nous fussions livrés tous les jours à la mort à cause de lui, suivant les paroles de l'Apôtre, et que ni l'affliction, ni les angoisses, ni les persécutions, ni la faim, ni la nudité, ni le glaive ne pût jamais nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur. [4,11] Comme il est incontestable que nous devons à Dieu toutes ces choses, voyons maintenant ce que nous lui rendons, ou ce que nous lui donnons en échange de tout cela. Ce que nous lui rendons ! N'est-ce pas, comme nous l'avons dit plus haut, tout ce qu'il y a d'indécent, tout ce qu'il y a d'indigne, tout ce qui peut l'outrager ; des actions criminelles, des mœurs dépravées, de fréquentes ivresses, des festins dissolus, des mains ensanglantées, de honteuses débauches, des cupidités furibondes, tous ces crimes enfin, que l'imagination peut concevoir, mais que le discours ne peut rendre. Car, dit l'Apôtre, ce que ces personnes font en secret, la pudeur ne permet pas même de le nommer. Ce n'est pas tout, car ceci n'est point nouveau, mais des temps passés aussi bien que des temps présents. Chose plus grave et plus déplorable, aux péchés anciens, nous en ajoutons de nouveaux ; et, non seulement des péchés nouveaux, mais encore des crimes monstrueux, dignes des païens et qu'on n'avait point vus jusque-là dans les églises. Nous élevons contre le ciel des paroles audacieuses et d'outrageants blasphèmes ; nous prétendons que Dieu se met peu en peine des choses de la terre, qu'il n'écoute pas nos prières, qu'il néglige le monde, qu'il ne le gouverne pas, et par-là qu'il est sans miséricorde, inaccessible à nos vœux, inhumain, plein de rigueur et de dureté. Car, lorsqu'on l'accuse d'inattention, d'incurie et de négligence, que reste-t-il à faire, sinon de le taxer de rigueur, de dureté et d'inhumanité ? O aveugle impudence ! ô témérité sacrilège ? non contents de nous jeter dans des prévarications sans nombre, de nous rendra coupables de mille excès envers Dieu, nous devenons encore les censeurs de la Divinité. Et, je le demande, quel espoir peut-il rester à l'homme qui s'érige en accusateur de son propre juge ? [4,12] Si Dieu, disent les impies, regarde les choses humaines, s'il prend soin de ses créatures, s'il les aime, s'il les gouverne, pourquoi donc permet-il que nous soyons plus faibles et plus malheureux que tous les autres peuples ? pourquoi nous laisse-t-il vaincre par les barbares ? pourquoi nous laisse-t-il passer au pouvoir de nos ennemis ? Je réponds brièvement, comme je l'ai déjà fait : Dieu permet que nous souffrions tous ces maux, parce que nous avons mérité de les souffrir. Jetons les yeux sur les turpitudes, les crimes et les forfaits du peuple romain, et nous verrons si nous pouvons mériter protection, en vivant dans une si grande impureté. A ceux donc qui se servent de nos malheurs et de notre faiblesse comme d'un argument contre la Providence, je puis leur demander : Que méritons-nous ? car si Dieu permettait que des hommes, vivant au milieu de tant de vices et de tant de désordres, fussent puissants, florissants et heureux, l'on pourrait peut-être soupçonner qu'il ne voit point les crimes des Romains, quand il les laisse dans la prospérité, eux si méchants et si dépravés. Mais lorsqu'il rend faibles et misérables des hommes si vicieux et si corrompus, il est bien clair que Dieu nous voit et nous juge, parce que nous souffrons ce que nous avons mérité. Nous sommes loin, sans doute, de croire que nous méritions toutes ces calamités, et de là vient que nous sommes plus criminels, parce que nous ne reconnaissons pas ce que nous méritons. Ce qui accuse surtout l'homme coupable, c'est l'arrogante présomption qui veut usurper l'innocence. Parmi tous ceux qui ont à se reprocher les mêmes fautes, nul n'est plus condamnable que celui qui ne croit point l'être. Aussi, nous pouvons ajouter encore à nos autres péchés, celui de nous regarder comme innocents. Mais soit, dira quelque impie, et le plus grand ; du moins, on ne peut le contester, nous valons mieux que les barbares ; et par-là même il devient manifeste que Dieu ne regarde point les choses humaines, puisque nous sommes assujettis à de plus méchants que nous. Nous valons mieux que les barbares ! c'est ce que nous allons voir. Il est incontestable, au moins, que nous devons être meilleurs qu'eux. Et certes, c'est être pire que de n'être pas meilleur qu'un autre, quand on est obligé de l'être. Plus l'état est relevé, plus la faute est odieuse, plus la dignité est grande, plus aussi le crime est énorme ; le vol, sans doute, est une méchante action dans tout homme, mais un sénateur qui dérobe est bien plus condamnable assurément qu'une personne de basse condition. La fornication est défendue à tout le monde, mais elle est bien plus grave dans un clerc que dans un homme du peuple. Nous, de même, qui sommes appelés Chrétiens et Catholiques, si nous commettons quelque chose de semblable aux impuretés des barbares, nous péchons plus grièvement. Le crime est plus atroce, quand on professe un nom saint. Plus la prérogative est sublime, plus la faute est énorme. La religion que nous professons accuse elle-même nos écarts. L'impudicité est plus coupable en celui qui a promis d'être chaste. Il est plus honteux de s'enivrer pour celui qui porte la tempérance sur son front. Rien de plus hideux qu'un philosophe livré à des vices obscènes ; car, outre la difformité que les vices ont en eux, le nom de sage les fait remarquer encore plus. Et nous qui avons professé, dans tout le genre humain, la philosophie chrétienne, il faut nécessairement que nous soyons jugés et regardés comme plus corrompus que tous les autres peuples, parce que vivant dans une profession si haute, nous péchons au sein même de la religion. [4,13] Je sais que plusieurs ne peuvent supporter d'être mis au-dessous des barbares. Et qu'importe à notre cause, si cela nous paraît insupportable ? Au contraire, nous croire meilleurs que nous ne sommes, c'est faire tort à notre cause. Car si quelqu'un, dit l'Apôtre, s’imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu'il n'est rien. — Or, que chacun examine bien ses propres actions. Nous devons donc nous en rapporter à nos œuvres, et non à l'opinion ; à la raison, et non à la passion ; à la vérité, et non au penchant de la volonté. Mais puisqu'il est des personnes qui ne peuvent souffrir qu'on les rabaisse au dessous des barbares, ni même qu'on ne les élève pas de beaucoup au dessus d'eux, voyons donc comment nous sommes meilleurs, et de quels barbares il s'agit. Parmi les barbares, il en est de deux sortes : des hérétiques et des païens. Pour ce qui concerne la doctrine divine, nous avons sans doute tout l'avantage ; pour ce qui regarde la vie et les mœurs y je le dis avec une vive douleur, nous sommes loin de les valoir. Je ne prétends point cependant, comme je l'ai déjà dit, appliquer ces paroles à l'universalité du peuple romain. J'en excepte d'abord tous les religieux, puis, quelques personnes du siècle, qui ne leur cèdent en rien, ou si c'est trop, qui leur ressemblent par une certaine probité de vie. Quant aux autres, je les considère tous ou presque tous comme inférieurs aux barbares. Or, être inférieur, c'est être pire. Mais, puisqu'il est des personnes qui regardent comme déraisonnable et absurde d'être abaissés au dessous des barbares, ou même de n'être pas élevés de beaucoup au dessus d'eux, voyons donc, ainsi que je l'ai dit, comment nous sommes meilleurs, et de quels barbares il s'agit. Pour moi, si vous exceptez ce petit nombre de Romains dont je viens de parler, je prétends que les autres mènent tous, ou presque tous, une vie plus coupable et plus criminelle que les barbares. Vous vous irritez peut-être, vous qui lisez cela, et vous condamnez même ce que vous lisez. Je ne recule point devant votre censure. Condamnez-moi, si je mens ; condamnez-moi, si je manque de preuves ; condamnez-moi, si je ne montre pas que les saintes Ecritures ont établi ce que j'avance. Nous croyons valoir beaucoup mieux que tous les peuples de la terre, et moi-même qui affirme que les Romains leur sont inférieurs sous bien des rapports, je ne nie pas qu'ils ne leur soient supérieurs à certains égards. Comme je l'ai déjà dit, nous leur sommes inférieurs par notre vie et nos désordres ; nous leur sommes incomparablement supérieurs par la doctrine catholique. Mais il faut le remarquer, si notre doctrine est bonne, cela ne vient pas de nous ; et si nous vivons mal, c'est notre ouvrage. Et certes, il ne nous sert à rien que votre doctrine soit bonne, si votre vie, si votre conduite ne l'est pas. Une bonne doctrine, c'est un présent du Christ ; une vie mauvaise, c'est l'œuvre de notre malice. Ce n'est pas tout ; nous sommes bien plus coupables, si, professant une bonne doctrine, nous en sommes d'infidèles observateurs. Encore même, n'en sommes-nous pas les observateurs, si nous vivons mal, parce qu'un observateur infidèle ne peut être appelé observateur. Car ce n'est pas observer que de ne point observer saintement une chose sainte. Et ainsi, la loi que nous professons devient elle-même notre accusatrice. [4,14] Laissant donc de côté ces prérogatives de notre doctrine, ou qui nous sont tout-à-fait inutiles, ou qui sont même pour nous un juste sujet de condamnation, comparons notre vie, nos penchants, nos mœurs et nos vices avec ceux des barbares. Ils sont injustes, nous le sommes aussi ; ils sont avares, nous le sommes aussi ; ils sont perfides, nous le sommes aussi ; ils sont pleins de cupidité, nous le sommes aussi ; ils sont impudiques, nous le sommes aussi ; en un mot, ils sont livrés à toute sorte de désordres et d'impuretés, nous le sommes aussi. Quelqu'un pourra me répondre peut-être : Si nous égalons les barbares en dépravation, pourquoi aussi ne les égalons-nous pas en puissance ? Puisque de part et d'autre les vices et les dérèglements sont les mêmes, nous devrions être aussi puissants qu'eux, ou du moins ils devraient être aussi faibles que nous. Je l'avoue, et il s'ensuit que les plus faibles sont les plus coupables. Quelle en est la preuve ? C'est que Dieu fait tout avec justice, comme nous l'avons montré plus haut. Car si les yeux de l'Eternel sont en tous lieux, observant les bons et les médians, si Dieu, au dire de l'Apôtre, condamne selon sa vérité tous les méchants, nous, qui ne cessons de nous livrer au désordre, c'est donc par un jugement équitable de Dieu que nous portons la peine de notre malice. Mais, direz-vous, les barbares aussi s'abandonnent aux mêmes désordres, et pourtant ils sont moins malheureux que nous. — Il y a donc cette différence que, si les barbares commettent les mêmes crimes que nous, nous péchons pourtant plus grièvement. Car nos vices et ceux des barbares peuvent être égaux, mais nos offenses sont nécessairement plus graves. Tous les barbares, comme nous l'avons déjà dit, étant ou païens ou hérétique», je parlerai d'abord des païens dont les égarements sont antérieurs. La race des Saxons est cruelle, les Francs sont perfides, les Gépides inhumains, les Huns impudiques, enfin, dans la conduite de toutes ces nations barbares, domine un vice particulier ; mais, leurs défauts ont-ils le même degré de malice que les nôtres ? L'impudicité des Huns est-elle aussi criminelle que la nôtre ? La perfidie des Francs est-elle aussi blâmable que la nôtre ? L'intempérance des Alains est-elle aussi répréhensible que celle des Chrétiens ? La rapacité des Albanais est-elle aussi condamnable que celle des Chrétiens ? Si le Hun ou le Gépide use de fourberie, qu'y a-t-il là d'étonnant, lui qui ignore tout-à-fait que la fourberie est un crime ? Si le Franc se parjure, que fait-il de si étrange, lui qui regarde le parjure comme un discours ordinaire, et non comme un crime ? Et quelle merveille, si des barbares sont dans cette opinion, lorsque la majeure partie du nom romain pense de même, elle qui sait bien qu'elle pèche ? Car, pour ne pas parler des autres classes d'hommes, attachons-nous à considérer les négociants et ces vendeurs d’étoffes précieuses dont la foule inonde presque toutes nos cités. A quoi passent-ils leur vie, si ce n'est à méditer de nouvelles ruses, à inventer des mensonges ? Ne regardent-ils pas comme perdues toutes les paroles qui ne peuvent leur rapporter aucun gain ? La gloire de Dieu qui défend le serment a tant d'empire sur eux, qu'ils regardent le parjure comme le seul moyen de réussir en toutes choses ! Qu'y a-t-il donc d'étonnant, si les barbares usent de fourberie, eux qui ne savent pas que la fourberie est un crime ? Leur conduite n'est point un mépris des préceptes célestes, puisqu'ils ne les connaissent pas. Car, il n'agit pas contre la loi, celui qui l'ignore. Voilà donc ce qui constitue spécialement notre péché, nous lisons la loi divine et nous violons les saintes ordonnances. Nous prétendons connaître Dieu, et nous foulons aux pieds ses préceptes et ses commandements. Et ainsi, lorsque nous méprisons celui que nous nous vantons d'honorer, ce qui nous paraît un culte n'est qu'un outrage fait à Dieu. [4,15] Enfin, pour ne rien dire des autres péchés, parmi les hommes du siècle, si l'on en excepte un petit nombre, quel est celui qui n'a pas toujours à la bouche le nom du Christ, afin d'appuyer ses parjures ? De là vient que cette espèce de serment est devenu vulgaire, soit dans la noblesse, soit dans le peuple : Par le Christ, je fais cela ; Par le Christ, j'en agis de la sorte ; Par le Christ, je ne dirai rien autre chose ; Par le Christ, je ne ferai rien autre chose. Et quoi de plus ? la chose en est venue là, que le nom du Christ ne semble plus être un serment, mais un mot ordinaire, comme déjà nous l'avons dit des barbares païens. La plupart estiment si peu ce nom sacré, que jamais ils ne songent moins à faire une chose, que lorsqu'ils jurent par le Christ de l'exécuter. Et quoiqu'il soit écrit : Tu ne prendras point le nom du Seigneur ton Dieu en vain, le respect pour le Christ est porté si haut que, parmi toutes les vanités du siècle, rien ne semble plus vain que le nom du Christ. Ce ne sont point seulement des choses oiseuses et frivoles, mais encore des crimes qu'on jure par le nom du Christ, de mettre à exécution. Telle est la formule ordinaire : Par le Christ, je lui enlèverai son bien ; Par le Christ, je le frapperai ; Par le Christ, je le tuerai. Il en résulte alors, qu'après avoir juré par le nom du Christ, l'on se fait un point de religion de commettre même des crimes. Mais je vais raconter ce qui m'est arrivé à moi-même. Il y a quelque temps, pour condescendre aux instances d'un homme pauvre, je suppliais un homme riche et puissant, et le conjurais de ne pas dépouiller ce malheureux, dans son indigence, du modeste héritage qui le faisait subsister, de ne point lui enlever ces dernières ressources dont il soutenait sa pauvreté. Le riche, qui dans sa soif ambitieuse avait convoité cette proie, et qui la dévorait déjà dans l'ardeur de l'espérance et de la cupidité, me lança des regards terribles, comme s'il eut pensé que je lui ravissais tout ce qu'il n'aurait pas enlevé lui-même à autrui, et me répondit qu'il lui était impossible de m'accorder ce que je lui demandais, me faisant comprendre qu'il agissait en vertu d'un précepte et d'un engagement sacré qu'il ne pouvait violer. Je l'interrogeai sur le motif de son refus, il me dit une chose très forte assurément et qui ne devait pas souffrir de contradiction. — J'ai juré par le Christ de dépouiller cet homme-là. Voyez donc si je puis ou si je dois me dispenser d'exécuter ce que j'ai promis d'accomplir, au nom même du Christ. — Moi alors, (que faire devant un prétexte si juste et si saint ?) ayant appris la raison d'un crime si religieux, je me retirai. [4,16] Je le demande ici à tous ceux dont l'esprit est sain : Qui pourrait croire jamais que l'audace de l'humaine cupidité en viendrait jusqu'à ce degré d'insulte envers Dieu, de soutenir qu'on fera pour le nom du Christ, les choses même qui l'outragent le plus ? O crime monstrueux et inconcevable ! De quoi n'est point capable la perversité du cœur ? On s'anime au brigandage par le nom du Christ, on le fait, en quelque sorte auteur de son crime ; tandis qu'il défend et punit le mal, c'est pour l'honorer, dit-on, qu'on accomplit les plus grands forfaits. Et nous osons nous plaindre de l'injustice de nos ennemis ! nous osons alléguer les parjures des barbares païens ! Combien ils sont moins coupables en se parjurant par les démons, que nous en nous parjurant par le Christ ! Combien c'est une chose moins criminelle de se jouer du nom de Jupiter, que de celui du Christ ! Là, c'est un homme mort, que celui par lequel on jure. Ici, c'est un Dieu vivant, que celui par lequel on se parjure. Là, il n'y a pas même un homme ; ici, il y a un Dieu souverain. Ici, comme le serment est redoutable, le parjure aussi doit être une faute grave. Là, comme il n'y a presque pas de serment, il n'y a pas non plus de parjure. Car celui par lequel on jure n'étant pas Dieu, il n'y a pas de parjure à violer son serment. Enfin, si vous voulez vous convaincre de la vérité de cela, écoutez le bienheureux apôtre Paul proclamant ce que nous disons nous-mêmes. C'est ainsi qu'il s'exprime : Nous savons que toutes les paroles de la loi s’adressent à ceux qui sont sous la loi. Et encore : Là où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication. Dans ces deux passages l'Apôtre distingue évidemment deux parties du genre humain ; ceux qui sont placés hors de la loi, et ceux qui vivent sous la loi. Or, quels sont ceux qui vivent sous la loi ? Quels peuvent-ils être si ce n'est les Chrétiens, comme l'Apôtre ? Il dit de lui-même : Je ne suis pas sans la loi de Dieu, ayant celle de Jésus-Christ. Quels sont donc ceux qui vivent sous la loi du Christ ? Quels peuvent-ils être, si ce n'est les païens, qui ne connaissent pas la loi du Seigneur ? Et c'est pour cela qu'il dit en parlant d'eux : Là où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication. Ces paroles montrent que les seuls Chrétiens sont prévaricateurs de la loi, lorsqu'ils pèchent, et que les païens qui ne la connaissent pas, pèchent, il est vrai, sans être cependant prévaricateurs. Car, nul ne peut être prévaricateur d'une loi qu'il ne connut jamais. Nous sommes donc les seuls prévaricateurs de la loi divine, nous qui lisons la loi et ne la pratiquons pas. Et par-là, notre science devient notre condamnation, puisque nous ne connaissons la loi que pour pécher encore plus grièvement ; car, les choses que nous lisons, que nous avons dans l'esprit, nous les foulons dédaigneusement aux pieds, emportés par la passion. C'est donc avec justice qu'on peut adresser à tout Chrétien le reproche de l'Apôtre : Vous qui vous glorifiez d'avoir la loi, vous déshonorez Dieu par la violation de la loi. Car vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations. Par cela même que les Chrétiens déshonorent le nom de Dieu, on peut comprendre l'énormité de leur crime. Il nous est prescrit de tout faire pour la gloire de Dieu ; nous, au contraire, nous cherchons à le déshonorer en tout. Notre Sauveur nous crie chaque jour : Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres, et au ils glorifient votre Père, qui est dans les deux ; et nous, nous vivons de manière à ce que les fils des hommes voient nos actions mauvaises, et blasphèment notre Père qui est dans les cieux. [4,17] Après cela, nous pouvons bien, sans doute, nous flatter de la noble prérogative du nom de Chrétien, nous qui agissons et vivons de telle sorte, que ce nom-là même semble devenir l'opprobre du Christ. Chez les Païens, au contraire, que voyons-nous de semblable ? Peut-on dire des Huns : Voilà comment ils sont, les hommes qui se disent Chrétiens ? Peut-on dire des Saxons ou des Francs : Voilà ce qu'ils font, les hommes qui se donnent pour être les adorateurs du Christ ? Blâme-t-on la loi sainte pour les mœurs féroces des Maures ? Les rites inhumains des Scythes ou des Gépides portent-ils à maudire et à blasphémer le nom du Sauveur ? Peut-on dire d'aucun de ces peuples : Où est la loi catholique objet de leur croyance ? Où sont les préceptes de piété et de chasteté qu'ils apprennent ? Ils lisent les Evangiles et ils sont impudiques. Ils entendent les Apôtres, et ils s'enivrent ; ils suivent le Christ, et ils dérobent ; ils mènent une vie mauvaise, et ils prétendent posséder une loi bonne ? Peut-on dire cela de quelqu'une de ces nations ? Non, certes. Car c'est de nous que l'on dit toutes ces choses. En nous, le Christ souffre l'opprobre ; en nous, la loi chrétienne souffre malédiction, car c'est de nous que l'on dit tout ce dont nous avons parlé : Voilà comment ils sont, les hommes qui adorent le Christ ? Ils trompent, lorsqu'ils se glorifient d'apprendre de bonnes choses, lorsqu'ils se vantent de suivre les maximes d'une loi sainte. S'ils apprenaient de bonnes choses, ils seraient bons. Telle secte, tels sectateurs. Ils sont sans doute ce qu'on les fait. Il paraît donc que leurs Prophètes enseignent l'impureté, que leurs Apôtres sanctionnent le crime, que leurs Evangiles prêchent ce qu'ils font. En un mot, les actions du Chrétien seraient saintes, si le Christ avait enseigné la sainteté. Par ceux qui l'honorent, on peut juger de celui qui est honoré. Comment serait-il un bon maître, celui dont nous voyons les disciples si méchants ? Car les Chrétiens viennent du Christ, ils l'écoutent, ils le lisent. Il est facile à tout le monde de connaître sa doctrine. Voyez ce que font les Chrétiens, et vous saurez ce que le Christ enseigne. Enfin, rien ne prouve mieux l'opinion perverse et coupable des païens touchant les sacrifices du Seigneur, que les sanglantes recherches de ces persécuteurs féroces qui ne voyaient dans les sacrifices chrétiens que des impuretés et des abominations. Ils croyaient même que notre religion tirait son origine de deux grands crimes, d'abord l'homicide, puis, ce qui est plus grave encore, l'inceste. Et non seulement l'homicide et l'inceste, mais ce qui est plus impie encore, l'inceste et l'homicide à la fois : l'inceste, en la personne des mères que la nature a rendues sacrées ; l'homicide, en la personne de petits enfants innocents, qu'ils croyaient non seulement immolés, mais ce qui est bien plus abominable encore, dévorés même par les Chrétiens. Et tout cela, pour apaiser Dieu, comme s'il était un forfait qui pût l'offenser davantage ; pour expier leurs crimes, comme si ce dernier n'était pas le plus grand de tous ; pour faire agréer leur sacrifice, comme s'il était quelque chose que le Seigneur ait plus en abomination ; pour mériter la vie éternelle, comme s'il valait la peine d'y parvenir par des forfaits aussi atroces, quand bien même ils pourraient y conduire ! [4,18] Par-là, nous pouvons comprendre quelle idée les infidèles se formaient des Chrétiens qui honoraient Dieu par de tels sacrifices, ou quelle opinion injurieuse ils avaient de ce même Dieu qui avait enseigné ces mystères. Et pourquoi cela ? pourquoi ! Si ce n'est à cause de ces hommes qui portent le titre de Chrétiens, et qui ne le sont pas ; qui, par leurs crimes et leurs turpitudes, déshonorent le nom de la religion ; qui, suivant l'Ecriture, font profession de connaître Dieu, mais le renoncent par leurs actions, étant abominables et rebelles, et incapables de toute bonne œuvre ; qui font blasphémer, comme dit encore l'Ecriture, contre la voie de la vérité et qui exposent le nom saint du Seigneur Dieu aux malédictions outrageantes des hommes sacrilèges. Or, ce qu'il y a de grave et de spécial dans le crime de ceux qui livrent aux blasphèmes des nations le nom de la divinité, c'est ce que nous apprenons par l'exemple du bienheureux David. Le suffrage de ses justices antérieures lui avait valu d'échapper, par un seul aveu, à la peine éternelle que méritaient ses offenses ; et cependant, malgré la pénitence qui plaidait pour lui, il ne put obtenir le pardon de son scandale. Car, après que David eut confessé sa faute, le prophète Nathan lui dit : Le Seigneur a transféré ton péché ; tu ne mourras pas ; mais il ajoute aussitôt : Cependant, parce que tu as fait blasphémer les ennemis du Seigneur, le fils qui t'est né mourra de mort. Qu'arriva-t-il ensuite ? David dépose le diadème, il rejette l'or et les pierres précieuses, il dépouille la pourpre, il écarte tout ornement de splendeur royale, et, loin de tout cet appareil, lorsque solitaire, gémissant, dans la retraite, couvert d'un sac informe, baigné de pleurs, défiguré sous la cendre, il demandait la vie de son enfant par la voix éloquente de tant de lamentations, qu'il cherchait à émouvoir le Dieu plein de tendresse par de si ardentes prières, ses vives obsécrations ne purent néanmoins le faire exaucer ; et pourtant, ce qui est d'an merveilleux secours dans les supplications, il espérait obtenir la faveur qu'il réclamait ainsi de Dieu. D'où l’on peut conclure qu'il n'est point de plus grand crime que de donner aux nations infidèles l'occasion de blasphémer. Car, commettre une faute grave sans qu'il en résulte de scandale pour autrui, c'est ne damner que soi. Mais celui qui fait blasphémer les autres, précipite bien des âmes avec lui dans la mort éternelle, et il sera nécessairement responsable de tous ceux qu'il aura entraînés au crime. Et ce n'est pas tout ; quiconque pèche sans faire blasphémer les autres par son péché, n'est chargé que du crime qu'il a commis, car il ne livre pas le nom saint de Dieu aux malédictions sacrilèges des blasphémateurs. Mais celui qui fait blasphémer les autres, outrepasse les bornes des crimes ordinaires, parce qu'il outrage Dieu d'une manière inconcevable en donnant lieu à de nombreux sarcasmes. [4,19] Ce péché, comme je l'ai déjà dit, est particulier aux Chrétiens, puisqu'ils sont les seuls par qui Dieu est blasphémé, eux qui apprennent des choses bonnes et qui en font de mauvaises ; qui, suivant le langage de l'Ecriture, confessent Dieu de bouche, et le renoncent par leurs actions ; qui, au dire de l'Apôtre, se conforment à la loi, connaissent sa volonté, et savent discerner ce qui est le meilleur ; qui possèdent, dans la loi, la règle de la science et de la vérité ; qui prêchent qu'il ne faut pas dérober, et qui dérobent ; qui lisent qu'il ne faut point commettre d'adultère, et qui commettent des adultères ; qui se glorifient d'avoir la loi, et qui déshonorent Dieu par la violation de la loi. Et voilà pourquoi les Chrétiens sont d'autant plus condamnables qu'ils devraient être meilleurs. Car leur conduite ne confirme point leur doctrine, et leurs mœurs démentent leur profession. Cette malice mérite une condamnation bien plus sévère, qui trouve son accusateur dans un titre honorable ; un nom saint devient un crime dans un impie. De là vient que, dans l'Apocalypse, le Sauveur dit à un homme tiède : Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud ! — Mais parce que tu es tiède, je te vomirai de ma bouche. Le Seigneur ordonne à tout chrétien d'être fervent en esprit et en foi, car c'est ainsi qu'il est écrit : Soyez fervents en esprit, c'est le Seigneur que vous servez. L'ardeur de la foi religieuse se manifeste donc dans cette ferveur de l'esprit. Celui qui a le plus de cette ardeur, se montre fervent et fidèle ; celui qui n'en a pas du tout, se fait connaître comme un homme froid et infidèle. Mais celui qui flotte entre la froideur et la ferveur, est un homme tiède et abominable aux yeux du Seigneur. C'est pour cela qu'on lui adresse ces paroles : Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud ; mais parce que tu es tiède je te vomirai de ma bouche. Ce qui revient à dire : Plût à Dieu que tu eusses la chaleur et la foi des bons Chrétiens, ou du moins la froideur et l'ignorance des païens ; car alors une foi brûlante pourrait t'unir à Dieu, ou du moins, l'ignorance de la loi t'excuserait en quelque sorte pour le présent. Maintenant, parce que tu as connu le Christ, et que tu le négliges après l'avoir connu, toi qui as été admis, pour ainsi dire, dans le sein de Dieu par le mérite de ta foi, tu en seras rejeté à cause de ta tiédeur. Le bienheureux apôtre Pierre expose clairement cette vérité, lorsqu'il parle ainsi des hommes tièdes et vicieux, c'est-à-dire, des Chrétiens qui vivent mal : Il eût mieux valu pour eux qu'ils n'eussent point connu la vérité, que de retourner en arrière après l'avoir connue, et d'abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée. —Mais il leur est arrivé ce que dit un proverbe très véritable : Le chien est retourné à ce qu'il avait vomi ; et, le pourceau lavé s'est roulé de nouveau dans la boue. Voulez-vous vous convaincre qu'il est ici question de ceux qui, sous le nom de Chrétiens, vivent dans les infamies et les impuretés du siècle, écoutez ces autres paroles du même Apôtre : Si ceux qui, par la connaissance de Jésus-Christ notre Seigneur et notre Sauveur, s'étaient retirés de la corruption du monde, se laissent vaincre en s'y engageant de nouveau, leur dernier état devient pire que le premier. C'est ce que dit encore de la même manière le bienheureux apôtre Paul : Ce n’est pas que la circoncision ne soit utile, si vous accomplissez la loi ; mais si vous la violez, tout circoncis que vous êtes, vous devenez incirconcis. Il nous apprend lui-même que par la circoncision l'on doit entendre le christianisme. Car, dit-il c'est nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui servons Dieu en esprit, sans nous confier à la chair. Par-là nous voyons qu'il compare aux païens les mauvais Chrétiens ; il ne compare pas seulement, il met presque les derniers au-dessous des premiers, lorsqu'il dit : Si donc un homme incirconcis garde les ordonnances de la loi, n'est-il pas vrai que tout incirconcis qu'il est, il sera considéré comme circoncis ? — Et celui qui étant naturellement incirconcis accomplit la loi, vous condamnera, vous qui avez la lettre de la loi et la circoncision êtes transgresseurs de la loi. D'où l'on peut conclure comme je l'ai déjà dit, que nous sommes beaucoup plus coupables, nous qui possédons la loi divine et la méprisons, que ceux qui ne la possédèrent ni ne la connurent jamais. Car, on ne saurait mépriser ce qu'on ne connaît point. Je n'aurais point connu la convoitise, dit l'Apôtre, si la loi n’avait dit : Vous ne convoiterez point. L'on ne transgresse point une loi qu'on n'a pas ; parce que, suivant l'Ecriture, là ou il n’y a point de loi, il n'y a point non plus de prévarication. Ainsi donc, si l'on ne peut transgresser une loi qu'on n'a pas, on ne saurait transgresser non plus des préceptes qu'on ignore ; car, personne ne méprise ce qu'il ne connaît pas. Nous sommes donc tout à la fois et contempteurs et prévaricateurs, et par-là bien au-dessous des païens. Ils ne connaissent point les commandements de Dieu, nous les connaissons ; ils n'ont point sa loi, nous la possédons ; s'ils ne suivent pas les divins préceptes, c'est qu'ils ne les ont point entendus, et nous, après les avoir lus, nous les foulons aux pieds. Et ainsi, chez eux c'est ignorance ; chez nous c'est prévarication, car il est bien moins criminel d'ignorer la loi que de la mépriser.