[3,0] CONTRE L’AVARICE - LIVRE TROISIÈME. [3,1] Dans les deux livres précédents, j'ai parlé comme en particulier, ô Eglise de Dieu, ma souveraine, aux deux portions de vos fils, les uns qui aiment le monde, les autres qui professent la vertu. Mais dans celui-ci, pourvu que Dieu me soit en aide, j'ai dessein de parler aux uns et aux autres, selon que l'exigera l'ordre, ou le sujet, m'adressant tantôt à une seule partie de vos enfants, tantôt à toutes deux sans distinction. Il me reste à désirer que les uns et les autres, après avoir reconnu dans le cours de la lecture ce qui peut les concerner, reçoivent avec amour de Dieu ce que je viens d'écrire par amour pour lui. Comme j'ai dit jusques à présent que la miséricorde et l'aumône sont les vertus spéciales de tous les Chrétiens; comme j'ai prouvé, ce me semble, par des témoignages nombreux et concluants que là se trouvent et les principaux mérites des saints, et les plus puissants remèdes pour les pécheurs, je ne pense pas qu'on puisse rien attendre de plus; car, quelqu'un réclame-t-il d'autres preuves encore, permis à lui de consulter les livres de Dieu, si pleins de graves enseignements que le langage des lettres sacrées est presque uniforme sur ce point. Il me reste aussi quelques mots à dire contre les prétextes irréligieux que certaines personnes ont coutume d'alléguer, et qui ne sont que de misérables et funestes excuses. Le Sauveur parlant dans l'Évangile, assure que Dieu ne prête aux hommes les richesses et les trésors, que pour les retirer ensuite avec usure ; il dit à un débiteur avare : Serviteur méchant et paresseux, vous saviez que je moissonne où je n'ai point semé et que je recueille où je n’ai rien répandu; — Vous deviez donc confier mon argent aux changeurs, et à mon retour, j’aurais retiré ce qui est à moi, avec usure.— Otez-lui donc le talent qu'il a, et donnez-le à celui qui a les dix talents. Un peu après : Jetez le serviteur inutile dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ces paroles, il est vrai, peuvent se rapporter à un autre sujet, cependant elles se prêtent merveilleusement à celui que nous traitons ici. Si les pauvres et les nécessiteux sont regardés à bon droit comme les banquiers du Sauveur, puisque l'argent qu'on leur donne va se multipliant, sans doute on rend à Dieu avec usure, tout ce qu'on dispense aux indigents. C'est pourquoi, dans un autre endroit, le Seigneur ordonne lui-même aux riches de distribuer les biens de ce monde, et de se faire des bourses qui ne vieillissent pas. Le vase d'élection, Paul, instruit des volontés de son maître, enseigne que les hommes ne reçoivent des biens que pour s'enrichir en bonnes œuvres. Et voilà pourquoi, moi aussi, le plus petit et le plus indigne des serviteurs de Dieu, je dis que le premier et le plus salutaire devoir de religion pour le Chrétien riche, c'est d'employer, dès cette vie, les biens de ce monde pour le nom et pour la gloire de Dieu, et le second, de tout distribuer, au moins à la mort, si la crainte, les infirmités, ou des exigences quelconques ont empêché de le faire plus tôt. [3,2] Vous allez dire peut-être : j'ai des fils. Nous avons déjà répondu à cette objection, dans les principaux endroits de cet ouvrage, par des preuves solides, je pense, et nombreuses; il suffirait, du reste, des seules paroles du Seigneur ; Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi. Je pourrais y ajouter ce que dit un prophète, que les pères ne seront pas jugés pour les enfants, ni les enfants pour les pères, mais que chacun sera justifié par ses bonnes œuvres, ou condamné par ses iniquités. Ainsi, quelques richesses qu'un père amasse pour ses fils, il ne lui servira de rien, au jour du jugement, d'avoir laissé un riche héritier. Accordons toutefois qu'il est permis aux pères de léguer des biens à leurs enfants, si ces héritiers sent gens de bien et hommes vertueux. Accordons encore que cela est excusable, ces héritiers fussent-ils vicieux et corrompus. Il semble que ce soit pour les parents une sorte d'excuse de pouvoir dire : La tendresse paternelle l’a emporté, la force du sang nous a contraints, la nature nous a entraînés sous ses lois comme par la main de l'amour; nous savions ce que demandait la justice de Dieu, ce qu'exigeait la sainte vérité, mais nous avons subi, nous l'avouons, le joug d'une amitié incarnée en nous, et nos mains se sont laissé prendre captives aux liens de l'affection ; le sang a triomphé de la foi, et les droits du cœur l'ont emporté sur les devoirs de la religion. Vous pouvez bien alléguer quelques prétextes, mais toutefois sans utilité ; c'est une ombre d'excuse qui ne justifie pas, qui donne au coupable l'air d'un suppliant, mais qui ne l'absout pas de sa faute. Je n'ai garde de promettre à aucun homme un refuge assuré en quoi que ce soit, s'il a aimé quelque chose plus que Dieu; car, tel qu'il est écrit, la cause du jugement, sera que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière. Or, c'est une vérité constante que tous les objets que l'homme aura préférés à l'amour divin, seront pour lui comme autant de ténèbres. Voilà donc ce qu'il en est. Encore une fois, accordons que les pères sont excusables d'user envers leurs enfants d'une fausse condescendance. Que dire de ceux qui, n'ayant pas d'enfants, ne s'inquiètent néanmoins ni de leur salut ni du remède à leurs péchés; qui, ne laissant pas d'héritiers de leur sang, vont chercher les premiers venus pour les doter de leurs propres biens, c'est-à-dire pour leur donner je ne sais quelle ombre de parenté, pour s'en faire, pareils chimériques, comme des fils adoptifs, et les mettre à la place de ces enfants qu'ils n'ont pas, avec des droits imaginaires de succession? Hommes coupables et malheureux, ils ne sont point enchaînés par les liens de la nature, et ils se préparent volontairement de funestes liens, pour enchaîner leur âme! Ils ne trouvent point dans leur famille les dangers de l'amour paternel, et ils vont les chercher au dehors! Ils sont exempts de périls, et ils se précipitent néanmoins comme dans une mort volontaire! On ne sait quels sentiments doivent inspirer d'aussi fatales erreurs ; on ne sait s'il faut les blâmer ou les plaindre. Car l'erreur mérite qu'on la plaigne; l'impiété, qu'on la déteste. Le malheur provoque les larmes ; l'infidélité provoque le courroux. D'un côté, il faut pleurer sur la folie humaine ; de l'autre, il faut gémir par amour pour Dieu, de ce qu'il peut se trouver un homme qui, après avoir fourni l'étroite carrière de cette vie, suspendu sur les bords de l'éternité, près de paraître au tribunal de Dieu, songe à tout autre chose qu'à sa fin, à tout autre chose qu'à sa destinée, à tout autre chose qu'à son danger, et qui, négligeant ses dernières espérances et son âme qu'il devait secourir du moins à cette heure suprême, de tous ses empressements, de tous ses efforts, de tous ses biens, de toute sa substance, n'a pas d'autres soucis, pas d'autres pensées, que de laissera ses héritiers le moyen de dévorer splendidement son patrimoine. [3,3] O le plus malheureux de tous les hommes, pourquoi cette sollicitude, pourquoi cette agitation, pourquoi vos soins et votre temps donnés à des choses périssables? Craignez-vous par hasard, qu'il ne se trouve personne, après votre mort, pour dévorer ce que vous aurez laissé? Je ne veux pas de cette crainte, je ne veux pas de cette appréhension. Plût à Dieu que votre salut fût aussi facile que le sera le dépérissement de toutes vos richesses! O infidélité! ô perversité! C'est un axiome vulgaire, qu'on se veut plus de bien à soi-même qu'à un autre; mais n'est-ce pas quelque chose de prodigieux, qu'un homme consulte les intérêts d'autrui et s'oublie lui seul? Voilà que vous allez paraître, malheureux, au sacré tribunal, à ce jugement terrible et redoutable, où l'âme errante et inquiète ne peut trouver de consolation que dans une bonne conscience, dans une vie innocente, et, ce qui est bien voisin d'une bonne vie, dans la miséricorde ; où l'homme coupable n'a d'autre appui qu'une âme libérale, une pénitence fructueuse et en quelque sorte, les mains puissantes d'une riche aumône; où enfin vous trouverez, suivant là diversité des mérites, ou un grand bien, ou un souverain mal, ou des récompenses immortelles, ou un tourment sans fin. Et vous songez à enrichir je ne sais quels héritiers, vous portez la sollicitude sur la fortune de vos amis et de vos proches, vous cherchez en vous-même quel est celui qui doit avoir la plus grande part à votre patrimoine, quel est celui à qui vous léguerez des meubles si divers et si brillants, quel est celui dont les coffres s'empliront de votre abondance, quel est celui à qui vous laisserez le plus grand nombre d'esclaves! Malheureux! vous vous occupez d'assurer une existence heureuse à d'autres après vous, et vous ne voyez pas combien vous mourez mal. Dites-moi, je vous prie, ô malheureux, ô infidèle, pendant que vous jetez votre patrimoine à tant d'héritiers, que vous les enrichissez de vos biens, êtes-vous donc assez ennemi de vous seul pour ne pas vous faire aussi une place parmi des étrangers? Voilà que, au sortir de la vie, l'appareil du sacré tribunal vous attend, les anges réprouvés, ministres terribles des éternels tourments vous attendent aussi, et vous méditez les plaisirs que doivent goûter après vous, de profanes héritiers, vous combinez dans votre esprit ce qui doit faire les délices des autres, inquiet que vous êtes de savoir si votre successeur dînera bien avec vos richesses, s'il aura de quoi remplir son ventre, s'il aura de quoi saturer et gonfler ses entrailles jusques à la nausée? Malheureux! qu'avez-vous à faire de ces bagatelles, de ces rêveries, de cette erreur insensée, de cette vanité pernicieuse? Vous sera-ce d'un grand secours, au milieu des supplices, que celui qui mange prodigalement vos trésors, sorte de table bien repu, exhalant les vapeurs du festin, ou que celui qui a reçu vos richesses à dévorer, vomisse bien, après un repas indigeste? [3,4] Je pourrai plus tard, si le sujet et l'occasion le demandent, ajouter quelques mots à ce que je viens de dire. En attendant, j'avertis et je conjure d'une manière spéciale qui que ce soit, de ne point préférer au salut de son âme la personne même la plus chère. Car, il n'y a pas d'injustice à ce que tout chrétien entasse moins de trésors en ce monde, même pour ses héritiers légitimes, s'il se prépare, à lui, pour l'éternité de nombreuses ressources. Ce n'est pas un aussi grand malheur pour les enfants de manquer ici-bas de quelque chose, que pour les parents de manquer de tout dans la vie future ; c'est bien peu que la pauvreté présente, en comparaison d'une éternelle indigence. Comme dans le siècle à venir ce n'est pas la pauvreté seulement, mais aussi la mort et les peines qui sont à craindre, c'est un moins grand malheur, certes, pour les héritiers, de perdre ici-bas quelque chose de leur patrimoine, que pour les testateurs de se voir enlevés dans l'autre vie des moyens de salut. Et ceux auxquels un héritage vient à échoir, doivent particulièrement désirer que les personnes qui le leur donnent, ne périssent pas, s'ils conservent encore pour elles un reste d'affection. N'éprouvent-ils pas ce désir, ils sont indignes qu'on leur laisse quelque chose ; car, c'est avec justice qu'un sage testateur ne lègue pas à un héritier impie, ce que celui-ci ne mérite point. Le premier devoir de la prudence est donc de commettre ses intérêts à soi, et de tout consacrer au salut de son âme; du reste il est quelquefois non seulement des enfants, qui doivent naturellement recevoir davantage, mais encore des proches d'un mérite ou d'une position telle, que la justice et la religion ordonnent de les gratiner, de les favoriser: leur laisser quelque chose, c'est un acte de piété ; ne leur rien laisser, c'est un acte d'irréligion. Je suppose que ce sont des parents dans le malheur, des frères vertueux, des épouses saintes, et, pour étendre encore plus loin cette obligation de piété, des proches dans le besoin, des alliés dans le dénuement, en un mot, toutes sorte d'amis pauvres, ou du moins, ce qui est au-dessus de tout, dévoués au Seigneur car, ce qu'il y a de grand et d'excellent, c'est de faire avec des sentiments de religion, ce que l'on fait déjà par devoir de piété. Heureux l'homme qui aime les siens dans l'esprit du divin amour, dont l'amitié est un culte envers le Christ, qui, dans les liens de la nature, envisage Dieu père de toutes choses, et qui, transformant en sacrifices les douces fonctions de l'amour, se prépare un gain immortel et des fruits de bonheur, de sorte que, en donnant à ses proches, il prête à usure au Seigneur, et que, exerçant envers les siens une libéralité temporelle, il se procure, à lui, une éternelle récompense! Mais aujourd'hui, par une conduite bien différente et bien impie, les personnes à qui on laisse le moins, sont celles mêmes à qui l’on doit le plus par respect pour Dieu ; les personnes que la piété regarde le moins, sont celles mêmes que la religion recommande le plus. Enfin, si les pères offrent à Dieu quelques-uns de leurs enfants, ce sont ceux-là mêmes qu'ils mettent au dernier rang dans leur affection ; ils les jugent indignes d'hériter, parce qu'ils les ont trouvés dignes d'être consacrés au Seigneur, et dès lors, la seule chose qui rabaisse les enfants aux yeux de leurs pères, c'est qu'ils sont devenus précieux à Dieu. Par où l'on peut voir combien le Seigneur est vil aux yeux des hommes, puisque les parents le méprisent assez pour dédaigner ceux de leurs fils précisément qui ont commencé à lui appartenir. [3,5] Ils apportent une raison merveilleuse, ceux qui font cela, pour justifier leur conduite; ils vous disent: Qu'est-il besoin de laisser à des fils qui sont dans l'état religieux une égale part d'héritage? Rien donc de plus juste, rien de plus convenable que de les réduire à la mendicité, parce qu'ils sont entrés en religion. Ce n'est pas qu'ils doivent gémir sous le poids de la mendicité, pour avoir renoncé aux biens de la terre, eux qui possèdent le ciel en espérance et qui bientôt le posséderont en réalité; car leur Dieu les régit, les protège, et avec la perspective des biens éternels, leur donne encore ce qui peut suffire ici bas. Mais toutefois, à ne considérer que l'inhumanité des parents, ils sont dans l'indigence, puisqu'on ne prend aucun soin pour les en garantir. Certes, s'il est quelques-uns de ces enfants que l'on ne chasse pas tout à fait de la maison, et auxquels on n'interdit pas, comme à des proscrits, l'eau et le feu, quand on leur laisse peu de chose ou tout au plus l'usufruit, ils descendent pourtant si bas au-dessous de leurs frères que, même sans être réduits aux rigueurs de la pauvreté, ils peuvent toutefois, ce semble, en comparaison de leurs frères, passer pour indigents. Vous dites : Qu'est-il besoin pour des religieux de recevoir une portion de patrimoine égale à celle de leurs frères? Je réponds : C'est afin qu'ils remplissent leurs devoirs de religion, afin que l'Eglise s'enrichisse avec les biens des religieux, afin qu'ils donnent, qu'ils fassent des largesses, afin que tous ceux qui n'ont pas reçoivent de leur abondance; puis, si telle est leur foi, leur perfection, afin qu'ils aient pour ne plus avoir bientôt, plus heureux de se dépouiller après avoir possédé. Pourquoi, je le demande, parents inhumains, leur imposer la nécessité de l'indigence la plus indigne. Reposez-vous d'un tel soin sur la religion à laquelle vous avez confié vos enfants. On a bien plus de mérite à se faire pauvre soi-même. Si vous désirez tant les voir dans la misère, laissez ce soin à leur piété. Qu'il leur soit libre, nous vous le demandons, de se faire pauvres de plein gré; ils doivent embrasser la pauvreté, mais non pas y être contraints. Et s'ils y sont contraints, qu'ils la supportent par piété; mais qu'elle ne leur devienne pas une sorte de tourment infligé par condamnation. Pourquoi les jeter en dehors des droits du sang et de la nature? Et moi aussi, je veux les voir pauvres, mais je veux toutefois que leur pauvreté ait son prix et que, par un bel échange, ils passent de la richesse à l'indigence, afin de mériter la richesse par le choix de la pauvreté. Au reste pourquoi m'efforcé-je de vous ramener à l'humanité et à la tendresse par les plus pressants devoirs de la raison, lorsque ce motif seul vous en détourne; et que les parents deviennent cruels par les choses mêmes qui devraient les adoucir? Car, tandis qu'il vous faudrait laisser à vos fils religieux une plus grande partie de votre patrimoine, afin que, par eux du moins il parvînt à Dieu quelque chose de vos richesses, vous, au contraire, vous ne leur laissez rien, de crainte qu'ils n'aient de quoi léguer à Dieu. La belle raison, la singulière prudence dont vous usez pour méconnaître vos fils, afin que, à leur tour, ils ne puissent s'avouer enfants de Dieu! C'est magnifiquement reconnaître ses bienfaits sacrés, que d'empêcher par tous les moyens, que les vôtres ne lui rendent quelque honneur, quand vous tenez tout de sa munificence. Pourquoi, je le demande, agir avec tant d'ingratitude, avec tant d'impiété? Nous n'exigeons pas que vous donniez au Seigneur ce qui est à vous ; rendez-lui quelque chose du sien. Pourquoi en agir avec tant d'avarice, avec tant d'impiété? Ce que vous refusez ne vous appartient pas. Regardez-vous comme un acte d'iniquité de faire une égale répartition entre vos fils séculiers et vos fils religieux? Voulez-vous donc être cause qu'ils se repentent d'avoir embrassé une condition, qui les avilit à vos yeux? Le Seigneur, plein de clémence et de bonté, conservera en eux les sentiments de leur profession. Mais avec cela, vous faites tout ce qui dépend de vous pour les rendre sectateurs du monde, en leur préférant vos fils séculiers. Car, n'est-ce pas interdire l'état religieux, que de vouer au mépris ceux qui y sont engagés? [3,6] On objectera peut-être que nous sommes injustes, d'accuser également tous les pères, puisqu'ils ne sont pas tous coupables de la même iniquité envers leurs fils. Il est des pareils, dira quelqu'un, il en est un grand nombre qui font une égale part à leurs enfants; toute la différence qu'ils mettent entre eux, c'est que dans ce partage, ils ne donnent aux religieux que la jouissance, tandis qu'ils laissent aux autres la propriété. Or, c'est là ce qu'il y a de pire et de plus injuste. En effet, quelqu'un donne-t-il peu à ses fils en leur laissant la propriété, il est plus excusable que s'il donnait la jouissance du tout en réservant la propriété à d'autres. On pourrait en quelque sorte supporter cette clause, s'il s'agissait de faire un legs à des amis, à des alliés, à des proches ; mais dépouiller ses enfants de la propriété, c'est ne leur rien laisser. Toutefois la coupable cruauté des pères a trouvé le moyen d'exclure entièrement Dieu de leur patrimoine, en privant de toute propriété des fils religieux. On leur abandonne l'usufruit pour qu'ils aient de quoi vivre; on leur ôte la propriété, pour qu'ils n'aient rien à léguer au Seigneur. O criminelle invention d'un esprit irréligieux! On a trouvé le secret de pourvoir aux besoins de ses enfants, par une plus grande impiété envers Dieu. Par-là, des fils voués à un saint état, ayant la jouissance de leurs biens sans en avoir la propriété, vivent comme s'ils étaient riches, et meurent dans un entier dénuement; ainsi, un testateur infidèle peut sortir de ce monde en toute sécurité, bien assuré que rien de ce qui est à lui ne doit aller à Dieu. J'ai dit plus haut que par l'usufruit les enfants semblent jouir d'une ombre d'opulence, mais il n'en est rien ; car, si l'usufruit paraît leur dire qu’ils ont quelque chose, la conscience toutefois leur dit le contraire. On ne peut, en effet, se croire riche, quand on sait que l’on a rien. [3,7] Que faites-vous misérable infidélité des parents, erreur sacrilège, pour ainsi dire, et païenne? Pouvez-vous bien haïr Dieu jusqu'à n'aimer pas vos fils, par cela seul qu'ils lui appartiennent? Il est des hommes plus généreux envers leurs affranchis, que vous ne l'êtes envers vos enfants. Car, c'est un usage quotidien, que des esclaves, sinon irréprochables, tout au moins exempts de vices, reçoivent de leurs maîtres la liberté romaine, et avec elle la propriété de leur pécule et droit de tester ; ainsi, de leur vivant ils peuvent livrer leurs biens à qui bon leur semble, et, à leur mort, les transmettre par donation. Et non seulement cela; mais encore ce qu'ils avaient acquis pendant leur servitude, on ne les empêche pas de l'emporter de la maison de leurs maîtres. Quelquefois même ceux-ci poussent la libéralité jusques à se départir de leurs droits en faveur de leurs affranchis. Combien, ô pères infidèles, combien ces maîtres en agissent mieux avec leurs esclaves que vous avec vos enfants! Ce qu'ils donnent, eux, ils le donnent pour toujours ; vous, pour un temps ; ils accordent à leurs affranchis le droit de tester, vous l’ôtez à vos enfants ; enfin ils rendent leurs esclaves à la liberté, vous semblent réduire vos enfants en servitude. Car, n'est-ce pas réduire quelqu'un en servitude, que de lui ôter les droits des personnes libres? Vous faites donc comme ceux qui n'étant pas contents de leurs esclaves les jugent indignes du droit de citoyen Romain, et les soumettent au joug de la liberté latine ; à la vérité, ils les laissent vivre avec le titre d'affranchis, mais ils ne veulent pas qu'ils aient quelque chose en mourant. Car, mettre un obstacle à leurs dernières volontés, c'est les empêcher de donner à leur mort ce qu'ils eurent pendant leur vie. Vous donc, vous faites de vos fils religieux comme autant d'affranchis latins ; ils vivent en personnes libres, et meurent en esclaves ; enchaînés, pour ainsi dire, au droit de leurs frères par le lien de la liberté latine, tout en paraissant pouvoir disposer de leurs actions pendant leur vie, ils meurent néanmoins comme relevant de leurs frères. Quel si grand crime y a-t-il donc, je vous prie, dans le titre de religieux, pour que vous ne mettiez point au rang de vos ennuis ceux qui le portent, par cela, seul qu'ils ont commencé d'être enfants de Dieu? En quoi leur zèle vous semble-t-il si condamnable, que vous croyiez devoir les regarder comme d'autant plus méchants qu'ils cherchent à se rendre meilleurs? [3,8] Vous allez répondre que telles ne sont point vos intentions. C'est comme si vous disiez que l'on fait de mauvaises choses dans de bonnes vues, et que l'on commet un crime d'impiété par esprit de religion. Que vous sert, parents inhumains, de protester que vous déshonorez dans un sage motif vos enfants religieux? Le fait même parle contre vous, le fait vous condamne. C'est peu encore de vos assertions dénuées de preuves, vos actes témoignent contre vous-mêmes. Vous estimez donc que c'est une chose indigne de comparer à vos fils esclaves du monde d'autres enfants saints, et agréables à Dieu. Cela est vrai, et vous penseriez sagement si toutefois vous raisonniez juste et d'une manière différente, c'est-à-dire s'il ne vous semblait pas qu'on peut mettre en parallèle de bons fils avec des fils médians, les pécheurs avec les saints; si vous accordiez plus de bienfaits et d'honneurs à ceux qui l'emportent devant Dieu par leur conduite et leurs vertus. Et, qu'y a-t-il de plus raisonnable, de plus juste que d'être honoré davantage, quand on est meilleur? Ceux qui sont jugés les plus dignes ne doivent-ils pas aussi recevoir la récompense la plus grande? Ceux qui sont les premiers dans le saint Evangile, ne doivent-ils pas l'être aussi dans les testaments des hommes? Alors au moins la piété des parents s'accorderait avec la volonté du Christ, et ceux qui auraient été préférés par le choix du Seigneur le seraient aussi par les égards de leurs parents. Mais, loin d'en agir d'après ces principes, on se conduit d'une manière toute différente; car, on préfère ceux qui sont purs à ceux qui sont souillés, ceux qui sont impies à ceux qui sont fidèles; on préfère les ténèbres à la lumière, on préfère la terre au ciel, on préfère le monde à Dieu, et de tels parents s'imaginent, après un si injuste partage, pouvoir échapper au jugement de Dieu, quand ils foulent aux pieds son culte et ses grandeurs, par l'indigne partialité de leur jugement. [3,9] Les parents vont répondre peut-être qu'ils ne font point cela par mépris pour Dieu, mais fondés sur de sages motifs et sur la raison. A qui, dira-t-on, des religieux qui n'ont point d'enfants, peuvent-ils laisser leur patrimoine? A qui! je vais vous le dire. Et je ne vous indiquerai, comme je l'ai fait plus haut, ni les pauvres de Dieu, ni des étrangers, ni des inconnus, pour ne point sembler dur et inhumain. Je vous désignerai des hommes qui vous sont chers, et que vous avez raison, vous, chef d'une nombreuse famille, de préférer à vos enfants. C'est de vous, parents infidèles, de vous que nous parlons. Peut-il se trouver quelque chose qui vous touche de plus près, qui vous soit plus cher que vous-mêmes? C'est votre âme, votre salut, votre espérance que nous recommandons à chacun de vous. Et vous vantez votre tendresse paternelle, parce que vous aimez vos enfants? Rien de plus dur, rien de plus inhumain, rien d'aussi féroce, rien d'aussi insensible que vous, puisqu'on ne peut obtenir que vous vous aimiez vous-mêmes. L'homme donnera pour son âme, dit le démon dans les saintes Ecritures, peau pour peau, et tout ce qu'il possède. Or, le démon ne nie pas, lui, que rien ne doit être plus cher aux hommes que leurs âmes, et, même en s'efforçant de détruire en eux l'affection pour ces âmes, il ne laisse pas d'avouer qu'elles doivent leur être précieuses. Quelle fureur de faire si peu de cas de ces âmes, auxquelles le démon attache le plus grand prix? Quelle fureur de faire si peu de cas de ces âmes, quand le démon vous dit qu'elles doivent vous être chères, lui qui s'efforce de les avilir à vos yeux? Et par-là, quiconque néglige son âme se place dans sa pensée moins haut qu'il ne l'est dans l'estime du diable. Puisqu'il en est ainsi, voyez donc, vous qui prétendez que des religieux n'ont personne à qui laisser leur patrimoine, voyez donc si, au jugement même du démon, ils peuvent manquer d'héritiers, ceux qui en trouvent en eux-mêmes. [3,10] C'est bien assez, je pense, pour le sujet dont il s'agit maintenant, de ce que nous avons avance déjà; c'est-à-dire, que vous devez préférer à tous vos biens, à toutes vos affections, votre vie, votre espérance et votre salut. Vous désirez peut-être que cela vous soit démontré, non seulement par la force des preuves, mais encore par l'autorité des exemples? Je pourrais dire sans doute, que les préceptes de Dieu sont bien au dessus de tous les exemples, eux qui ne cessent de crier chaque jour dans l'univers : N’amassez pas des trésors sur la terre, — mais amassez des trésors dans le ciel. Et ailleurs : L'homme recueillera ce qu'il aura semé. Certes, ces paroles s'appliquent également aux gens du monde et aux hommes de Dieu, à ceux qui ont des enfants et à ceux qui n'en ont pas; car, si tous désirent posséder la vie éternelle, assurément tous doivent mettre le même soin à la mériter, puisqu'elle est l'objet de leurs vœux, à eux tous. Il n'importe guère pour l'autorité des divines paroles, que les hommes les accomplissent ou ne les accomplissent pas; car il est constant que leur vertu dérive de la personne du maître et non de l'obéissance des serviteurs; nous ne pouvons ni ajouter ni retrancher à des choses qui gardent toujours une gloire égale, parce qu'elles ont Dieu pour auteur. Si néanmoins la faiblesse humaine veut s'appuyer d'exemples, pour accomplir plus facilement ce qu'elle sait bien que d'autres accomplirent avant elle, nous l'avons démontré dans le premier livre, les choses que pratiquent encore aujourd'hui quelques imitateurs du Christ ont été pratiquées aussi, non point superficiellement, mais largement; non point par un petit nombre de fidèles, mais par des peuples entiers, non point par les hommes d'un âge reculé, mais par ceux de nos jours en quelque sorte. Que disent, en effet, les actes des Apôtres dont les faits sont nouveaux encore, et placés pour ainsi dire sous nos yeux? Tous ceux qui croyaient avaient toutes choses en commun. Et encore : Une grande grâce était en tous. — Et nul n'était pauvre parmi eux; car, tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient et apportaient le prix de ce qui était vendu. — Et ils le déposaient aux pieds des Apôtres. Et ailleurs : Nul ne considérait comme à lui rien de ce qu’il possédait. Et ce n'est pas d'un petit nombre de croyants que parle l’Ecriture, de peur que l'autorité des paroles saintes ne perde quelque chose de sa force, si l'on allait s'imaginer que peu de personnes ont donné d'aussi louables exemples. Il est aisé, en effet, de juger quelle était alors dans l'église principale la multitude des fidèles, puisque, en deux jours, au dire des livres saints, huit mille hommes embrassèrent l'Evangile; on peut estimer par là quelle vaste foule de tout genre vint ensuite grossir le nombre des disciples du Christ, puisque deux jours suffirent pour donner tant d'hommes à la foi, sans compter les enfants et les femmes. Or, le peuple chrétien étant déjà dès cette époque et si nombreux et si parfait, je vous le demande, parents, vous à qui je parle, parmi ces milliers de croyants, doués d'une aussi grande perfection de foi, tous avaient-ils des enfants ou bien n'en avaient-ils pas? Aucune de ces deux choses ne me paraît vraisemblable. Car, il n'est pas d'église qui ne présente cette diversité. Ceux donc des Chrétiens qui n'ont pas d'enfants peuvent apprendre comment ils doivent disposer de leurs richesses lorsqu'ils voient de quelle sorte en ont disposé les Chrétiens d'alors qui n'avaient pas d'enfants. Ceux au contraire qui en ont, peuvent apprendre ce qu'ils doivent faire, lorsqu'ils voient que les pères d'alors préféraient les enfants de Dieu à leurs propres enfants. Tout âge, toute condition trouve donc ici un modèle à imiter. Quiconque participe à la même foi, est dans la nécessité de participer aussi à cet exemple saint. Si les fidèles d'alors donnaient tous leurs biens pour Dieu, et se déshéritaient eux-mêmes de leur vivant, apprenez donc, je vous prie, à vous constituer, tout au moins vous-mêmes, héritiers de vos biens, à l'heure de la mort. Voilà, comme je l'ai dit, voilà, parents infidèles, ce qu'il vous convient de méditer pour vous avec un soin, avec une attention spéciale. Il vous faut, croyez-moi, même au milieu de vos enfants, ne point oublier votre salut ni vos âmes. Vos enfants, sans doute, vous sont bien chers et bien précieux; mais, croyez-moi, nul ne vous touche de plus près, nul ne vous est aussi étroitement allié que vous-mêmes. Aimez vos enfants, je ne m'y oppose pas, aimez vos enfants, mais toutefois en second après vous; chérissez-les de manière à ne point sembler vous haïr. Car, c'est aimer en fou et en insensé, que de songer aux autres en s'oubliant soi-même. Le fils, dit l'Ecriture sainte, ne portera point l''iniquité du père, le père ne portera point l’iniquité du Fils. Et l'Apôtre : Chacun paiera son propre fardeau. [3,11] Ainsi donc, les biens laissés aux enfants, ne garantissent pas les parents de la mendicité; au contraire, les richesses léguées sans mesure aux enfants, deviennent pour les pères une cause d'éternelle indigence, et dès lors, rien de plus funeste aux parents que des fils trop aimés. Car, pendant que ceux-ci regorgent de biens, ceux-là pâtissent dans l'éternité. Et quand même il se trouverait un fils assez tendre pour vouloir partager avec son père les trésors qu'il en a hérités, dans la vue d'apporter quelques adoucissements au supplice paternel, ses efforts deviendraient superflus. Car, la piété filiale ne pourra jamais rendre au père une fois mort, ce que l'indévotion et l'infidélité de ce dernier lui auront refusé. Donc, suivant l'Apôtre, que chacun songe à ses propres affaires, car chacun aussi portera son fardeau. Les flammes qui dévorent de malheureux défunts ne sont point adoucies par les biens d'un héritier. Ce riche de l'Évangile qui se revêtait de pourpre et de lin, avait été riche assurément dans le siècle, et avait enrichi ses héritiers à sa mort. Toutefois il ne lui importait guère que ses frères nageassent dans l'or et l'opulence, lorsqu'il ne pouvait obtenir, lui, une goutte d'eau pour se rafraîchir. Eux, ils étaient dans l'abondance, lui, dans la disette; eux, dans la joie, lui, dans les douleurs; eux, dans le bien-être, lui, dans les tourments; ils vivaient peut-être toujours dans les plaisirs, lui toujours gémissait dans la flamme. O triste et fatale destinée! Avec ses biens, il avait préparé aux autres la béatitude, à lui, l'affliction ; aux autres, les jouissances, à lui, les larmes; aux autres, une courte volupté, à lui, des feux éternels. Où étaient alors ses parents, ses proches, ses enfants, s'il en avait eu, ses frères dont il gardait souvenance, et qu'il avait si tendrement aimés qu'il ne pouvait les oublier, au milieu même des supplices? A quoi lui servaient-ils, quels secours en pouvait-il attendre? Il souffrait, le malheureux, et pendant que d'autres dévoraient ses richesses, lui, tout brûlant, demandait une goutte d'eau, sans pouvoir l'obtenir. Et puis, ce qui devait rendre le refus plus douloureux, il demandait qu'elle lui fût accordée par celui qu'il avait autrefois méprisé, par celui qu'il avait vu pourrir dans la sanie et la corruption, par celui dont il avait fui la puanteur et l'aspect dégoûtant, par l'homme qui avait repu les chiens des ulcères de ses membres ; par celui dont le corps rongé, sillonné jusque dans ses profondeurs, était tout grouillant de vers. O triste et fatale destinée! Le pauvre achète la béatitude au prix de la mendicité ; le riche achète les supplices au prix de l'opulence. Le pauvre qui n'a rien, achète les richesses éternelles au prix de son dénuement Ah! combien plus facilement, avec ses immenses possessions, le riche eût pu acquérir les trésors d'en haut, lut qui s'agitait dans les tourments et criait au milieu des supplices : Mon Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare, afin qu'il trempe l’extrémité de son doigt dans l'eau, pour rafraîchir ma langue, parce que je suis tourmenté dans les flammes. Il n'avait point alors en horreur, ce riche, la main de Lazare pauvre autrefois, il n'en dédaignait point l'assistance. Il demandait que les doigts de Lazare fussent insérés dans sa bouche, et que les flammes cruelles qui la dévoraient fussent adoucies par le ministère de cette main jadis si fétide et si dégoûtante. Oh! combien les choses étaient changées! Il ambitionnait d'être touché par celui que naguère il avait dédaigné même de regarder. [3,12] Qu'ils réfléchissent donc à cela, les riches, eux qui refusent d'employer leurs biens à se garantir d'un si grand malheur. Il était riche celui dont nous parlons maintenant ; ils sont riches aussi, ceux à qui nous nous adressons. Ils ont le même nom ; qu'ils prennent garde de ne point avoir la même destinée. Car les enfants riches ne délivreront pas des parents coupables, et l'opulent héritier qui nage dans les délices n'éteindra point les flammes où brûle un malheureux testateur. Il est dur de laisser peu à ses fils et à ses proches. Il est bien plus dur encore de souffrir dans l'éternité. Car, le riche, je crois, au milieu de ses tortures, était moins réjoui par l'opulence de son héritier, qu'il n'était affligé par les supplices de son corps; moins réjoui devoir son héritier s'abandonner à la bonne chère, que tourmenté de se voir, lui, en proie à d'épouvantables souffrances ; moins délecté de voir son héritier regorger de délices et de voluptés, que tourmenté de se voir, lui, en des feux dévorants; moins délecté devoir son héritier nourrir de son trésor des parasites et des gloutons, que tourmenté de se voir, lui, la pâture des flammes. Et sans doute, s'il lui eût été proposé d'en finir avec ses malheurs et ses supplices, à condition que ses héritiers seraient sans biens, qu'il les eût volontiers dépouillés de toutes leurs richesses, pour se délivrer de tous ses maux! Qu'il eût volontiers offert ce qu'il avait possédé, pour échapper à ses tourments! Qu'il eût donné volontiers pour lui toutes ces vastes possessions, cet argent et cet or d'un jour, afin de mettre un terme à ses supplices, à ses tortures immortelles, afin d'éteindre ce long incendie, en y jetant, s'il était possible, la masse de ses richesses, afin d'amortir cas globes ondoyants de feu en opposant l’immensité de ses biens! En un mot, que n'eut-il pas fait volontiers pour se délivrer par ses trésors de ces maux interminables? Je dirai plus encore; qu'il eût volontiers abandonné toutes choses pour se faire, même au milieu des flammes, au moins une heure de repos! Car, si pour tempérer les flammes qui dévoraient sa bouche, il désirait du moins le doigt du pauvre trempé dans l'eau, comment n'eût-il pas volontiers acheté le repos à tout prix, lui qui sollicitait avec tant d'ardeur une seule goutte d'eau? Mais que lui revenait-il de ces vœux; que lui servait, dans son malheur, de vouloir alors tout offrir pour lui, quand il avait refusé, par une avarice coupable, de le faire auparavant? Que lui servait de vouloir donner tout ce qu'il avait perdu, après qu'il n'avait rien donné pour lui, quand il possédait tout? Car, elle est bien tardive, comme dit l'Esprit saint dans les écritures, elle est bien tardive la pénitence des morts. Comment? La mort ne garde pas votre souvenir, disent à Dieu le père les pages divines; et qui chantera vos louanges dans le sépulcre? Le Prophète déclare que le pécheur une fois mort ne peut plus confesser ses péchés, et qu'on ne saurait plus tard se souvenir de Dieu, quand on s'est oublié soi-même en cette vie. Toute espérance est enlevée à l'homme, toutes les portes de la vie lui sont fermées; et, lorsque la seule voie de salut pour le pécheur, c'est de répandre des prières devant Dieu et d'implorer sans cesse la divine miséricorde, un si fatal oubli s'empare de son âme, qu'il ne lui reste pas même le souvenir du Dieu qui devait faire son espoir. Qu'ils se pénètrent donc de cette pensée, ceux qui, désirant avoir après leur mort des enfants riches, ne se ressouviennent pas même à l'heure dernière des supplices futurs. Qu'ils se pénètrent de cette pensée, ceux qui, pour avoir en cette vie courte et caduque d'opulents héritiers, se condamnent, eux, à une éternelle mort. Avec une telle conduite, on consulte moins les intérêts de ses héritiers, qu'on ne se nuit à soi-même ; on les chérît moins qu'on ne se hait soi-même; car, un amour qui sert pour un peu de temps est moins salutaire, que n'est funeste une haine qui vous prépare des tourments pour l'éternité. Et voilà pourquoi notre Dieu, comme je l'ai dit déjà dans le premier livre, ordonne aux pères d'amasser pour leur fils la discipline et non point l'argent, de leur procurer les biens durables, et non pas des biens fragiles. C'est que les choses de cette nature et les œuvres saintes sont également utiles aux enfants et aux pères : aux enfants, par les avantages d'une sage éducation; aux pères, par les aumônes qui les sanctifient. Car, les enfants trouvent dans la bonne discipline le salut éternel, et par l'aumône, les pères échappent à la mort sans fin. [3,13] Mais à qui disons-nous cela, et pourquoi le disons-nous? Où pourrons-nous trouver des oreilles ouvertes et des yeux clairvoyants? Ils se sont presque tous égarés, comme il est écrit des impies, ils sont tous devenus inutiles; il n'en est pas qui fasse le bien, pas un seul. Un nouveau genre de folie s'est emparé des séculiers comme aussi de quelques personnes consacrées à. Dieu. Car, ainsi que nous l'avons remarqué, ce n'est pas seulement à ses fils ou à ses petits fils, la tendresse naturelle du moins rendrait cela supportable, mais encore à ses parents et à ses proches venant, comme on dit, de ligne directe, de ligne oblique et transversale, ou plutôt d'une ligne ennemie et contraire, que l'on abandonne ses biens, c'est-à-dire le prix de sa rédemption, suivant qu'il est écrit : Il n’a rien offert à Dieu qui le réconcilie avec lui, et qui soit le prix de la rédemption de son âme. Et un peu après : L'imprudent et le fou périront également, ils laisseront leurs richesses à des étrangers; — Et leurs sépulcres seront leur demeure à jamais. Ce n'est pas ici le lieu de marquer la différence qui se trouve entre le fou et l'imprudent ; il importe peu d'ailleurs de donner une distinction précise entre des hommes dont la ruine est la même. Le prophète a dit que l'imprudent et le fou périront également, cela suffit pour notre sujet; voyons maintenant ce qui est la cause et le comble de leur ruine. Ils laisseront, ajoute-t-il, leurs richesses à des étrangers. Il a raison; car, est-il rien d'aussi insensé, d'aussi dépravé que de ne point employer ses richesses à son bonheur propre, lorsque Dieu nous assure qu'il ne sert à rien de gagner l'univers et de perdre son âme. Et qu’est-ce que l’homme donnera, dit l’Evangéliste, en échange pour son âme? Si donc les hommes doivent mépriser le monde entier pour ne pas perdre leurs âmes ; s'il faut préférer son salut à tous les intérêts de la terre, quelle infidélité, quelle folie n'est-ce pas de condamner son âme, pour enrichir un étranger, d'autant plus qu'il gagne peu, celui qui reçoit l'usage des choses temporelles, et qu'il essuie des dommages incalculables, celui qui perd le fruit d'une éternité bienheureuse! C'est pour cela qu'on ajoute dans le psaume : Leurs sépulcres seront leur demeure à jamais. Qu'il est donc malheureux le triste sort de ces hommes qui, réservés pour ainsi dire à des sépulcres éternels, subissent en quelque façon dans leurs âmes la même destinée qu'ils éprouvent dans leurs corps après le trépas ; encore, serait-elle moins déplorable, si elle était la même, ou si, comme les animaux privés de raison, ils n'avaient le sentiment ni de la félicité, ni du malheur. Ce qu'il y a d'amer et de cruel, c'est que ces hommes et les animaux périssent de la même manière, sans avoir le même sort: ceux-ci sont éternellement privés de sentiment, ceux-là livrés à de poignantes douleurs; les hommes pécheurs rendent en se perdant leur condition semblable à celle des bêtes, mais toutefois le supplice qu'ils endurent établit une différence. Qu'ils méditent donc ce que je viens de dire, ou plutôt ce que Dieu leur dit, ceux qui ne veillent point à leurs intérêts avant la mort, n'y songent point à l'heure dernière, et oublient entièrement leurs âmes. Ils ne regardent pas quels sont les hommes dont ils se constituent les patrons, pourvu que leurs propres avantages soient mis en dehors. Car, à l'approche de la mort, quelques-unes des personnes que nous désignons, manquent-elles d'enfants, dans une coupable sollicitude, elles cherchent à qui donner le nom de parents ou d'alliés, et à défaut de titres véritables, elles vont inventer des liens chimériques et des titres imaginaires. Et alors, il n'importe guère, comme je l'ai dit, quels sont les hommes dont on se souvient, pourvu qu'on s'oublie soi-même; il n'importe guère quels sont ceux que l'on traite d'amis, pourvu que l'on haïsse son âme; il n'importe guère quels sont ceux qu'on enrichit, pourvu qu'on se condamne à une éternelle indigence. [3,14] O malheur! ô folie! en quoi, je vous prie, ces infortunés ont-ils donc mérité si mal d'eux-mêmes, poux se persécuter sans relâche, pendant qu'ils servent les plaisirs des autres? On voit des hommes qui, par une déplorable vanité, cherchent à se donner des parents nobles ; on voit des généalogies inconnues qui reposent sur des titres ridicules, des affinités nouvelles et puissantes fondées sur des preuves risibles et mensongères. On entend dire d'un parent adoptif et improvisé : Je fais un tel mon héritier, parce qu'il est mon parent. Il n'est pas jusqu'à des veuves, jusqu'à des vierges d'une profession sainte, qui ne disent : Je constitue un tel mon héritier, parce qu’il est mon proche. Ainsi des personnes que, dans tout le cours de la vie, on avait tenues pour étrangères, on se hâte à l'heure dernière de les ériger en parents; et, d'inconnues qu'elles furent toujours aux vivants, elles se trouvent unies aux morts par d'intimes liens. Car on introduit tout à coup dans son testament, ceux qu'on n'introduisit jamais dans son amitié; ce sont principalement, comme je l'ai dit, des riches, des nobles, des gens de distinction, qui, sans leur Crédit, n'eussent peut-être jamais été regardés comme des proches. Ridicule ambition d'un malheureux testateur qui abandonne un bien réel pour se parer d'une alliance chimérique, qui achète au prix de son héritage un nom d'héritier, qui prodigue tout son patrimoine, afin que celui qu'il porte pour héritier ne désavoue pas cette parenté prétendue, et que lui, testateur malencontreux, après s'être fait dans sa vanité folle et misérable, un héritier de distinction, d'obscur qu'il fut toujours pendant sa vie, paraisse jeter un certain éclat en mourant. O aveuglement! o folie! Quelle étude vous mettez, infortunés que vous êtes, à vous rendre malheureux dans l'éternité! Avec combien moins de peine, moins d'empressement, vous pourriez vous procurer la béatitude sans fin! Je ne trouve point d'autre cause de cet égarement que votre incrédulité et votre manque de foi, c'est-à-dire cette persuasion qui vous fait croire que Dieu ne jugera point les hommes, ou qu'ils ne ressusciteront point. Est-il quelqu'un, s'il était sûr de ressusciter et d'être jugé de Dieu, d'après ses œuvres bonnes ou mauvaises, qui ne travaillât point à fonder son espérance et sa béatitude en méritant les biens éternels par de bonnes œuvres, ou à dissiper ses craintes et ses dangers en évitant les maux éternels réservés à des œuvres mauvaises? [3,15] Il semblera peut-être que c'est un contraste bien singulier avec le nom qu'il porte, si l'on dit d'un Chrétien qu'il ne croit pas aux choses futures. A-t-il foi aux paroles de Dieu, pourquoi donc n'appréhende-t-il pas ses menaces? Rejette-t-il les paroles divines, il rejette aussi les promesses de Dieu. Car, il prouve bien qu'il rejette les promesses de Dieu, celui qui n'agit point de manière à mériter ses récompenses. Dans la vie humaine, si quelqu'un sait qu'il doit être jugé par le pouvoir civil et cité au tribunal des hommes, il cherche des avocats, il recourt à des patrons, il brigue la faveur et l'appui des officiers, tout cela, dans la crainte du jugement qu'il va subir, et dont il ne peut néanmoins assurer le succès, tant il achète à grand prix l'espoir de la réussite, dans l'impossibilité où il se trouve d'acheter la réussite elle-même. Dites-moi, vous, qui que vous soyez, qui prétendez avoir foi au jugement de Dieu, si vous aviez comme cet homme la certitude que vous serez jugés, et jugés par Dieu, n'achèteriez-vous pas à tout prix l'espérance et votre salut? Mais vous ne croyez pas, certes, non, vous ne croyez pas; quand bien même vous voulez prouver par vos paroles que vous avez la foi, vous ne croyez pas. Vous confessez Dieu, par votre langage, comme dit l'Apôtre, maïs vous le renoncez par vos actions. Enfin, pour vous prouver votre infidélité par vous-même, dites-moi, je vous prie, qui que vous soyez, vous qui laissez votre bien à un riche parent, à un allié, à un étranger même, si par hasard les proches vous manquent, pourquoi ne pas vous départir de ce bien, tandis que vous êtes en pleine santé? Pourquoi ne point le livrer à vos héritiers, pendant que vous êtes encore plein de force et de vigueur? Mais non ; dans votre testament, conçu en des termes d'une rare prévoyance, vous avez soin d'écrire avec sollicitude : Lorsque je serai sorti de ce monde, alors, qu'un tel qui m'est bien cher, soit mon héritier. Dites-moi, je vous prie, cet homme qui vous est si cher, comme vous le prétendez, et qui vous est si étroitement lié, pourquoi ne lui donnez-vous rien du vôtre, pourquoi ne lui abandonnez-vous rien du vôtre, tant que vous pensez pouvoir encore vivre, mais seulement quand vous êtes en face de la mort? Eh! que dis-je en face de la mort? Vous prenez même vos mesures pour qu'il n'ait rien du vôtre tant que vous respirez, tant qu'il vous reste un souffle de vie; s'il doit avoir quelque chose, c'est quand vous serez mort, mort tout à fait. Ce serait merveille que vous lui permissiez de posséder, sitôt votre trépas, et avant que vous soyez enlevé de chez vous, caché dans, la tombe. Car en disant : Lorsque je serai sorti de ce monde, vous semblez exiger cette clause. C'est bien, en effet, sortir de ce monde, que cesser d'être avec son corps en présence des choses de ce monde. Dites-moi donc, pourquoi tant de précautions dans votre testament, pourquoi tant de sollicitude et de prudence? Sans doute, parce qu'il vous semble que votre bien vous est nécessaire tant que vous vivez; parce que vous ne voulez point vous dépouiller de vos richesses, et que vous regardez comme une souveraine injustice qu'un autre, vous encore vivant, vous plein de santé, s'élève sur votre fortune, pendant que vous seriez consumé par l'indigence. Vous avez raison, et je ne prétends pas que votre conduite soit déplacée; j'approuve tout ce que vous dites dans ce sens. Je désire cependant que vous puissiez me satisfaire sur un point. D'où vient, si l'usage de vos richesses vous semble si nécessaire, d'où vient que vous regardez comme inutiles après la mort les fruits et les revenus de votre fortune? Vous répondrez sans doute: Un défunt n'a plus besoin de rien, je ne dois rien non plus me réserver pour ce temps-là; une fois mort, une fois livré à l'insensibilité de la tombe, je ne puis être ni charmé de la possession de mes biens, ni tourmenté de la perte de mon patrimoine. -— Voilà qui est évident. Donc, en mourant, si vous léguez vos trésors à un autre, c'est que vous ne pouvez plus vous-même en retirer après le trépas aucune utilité. Mais quoi! le vase d'élection, l'Apôtre Paul, ne nous dit-il pas, ne crie-t-il pas : L'homme ne recueillera après la mort que ce qu'il aura semé dans cette vie. — Celui qui sème peu, moissonnera peu; et celui qui sème avec abondance, moissonnera aussi avec abondance. Il veut évidemment faire entendre par là que ceux qui sèment avec parcimonie, ne peuvent recueillir avec largesse. Car, lorsqu'il dit : Celui qui sème peu, moissonnera peu et celui qui sème avec abondance, moissonnera aussi avec abondance, il est clair qu'il fait dépendre l'abondance de la libéralité seulement ; il nous montre que les semeurs avares recueilleront la mendicité; les semeurs généreux, la richesse. [3,16] Maïs peut-être ces témoignages vous sembleront à vous, homme infidèle, manquer de force ou d'évidence. Le Seigneur n'enseigne-t-il pas manifestement dans l'Évangile que le Chrétien ne perd jamais le salaire de ses bonnes œuvres : Quiconque donnera à boire à l’un de ces plus petits, un seul verre d'eau froide comme disciple, en vérité je vous dis, il ne perdra point sa récompense. Que peut-il y avoir de plus évident? Au siècle futur, les choses mêmes qui n'ont point de prix ici-bas, trouveront un rémunérateur, et Dieu élève si haut la gloire de le servir que la foi donnera, dans l'autre vie du mérite à ce qui n'était rien dans celle-ci. Afin pourtant que quelques hommes ne pussent entretenir le vain espoir d'acheter beaucoup en donnant peu, quoique riches, le Sauveur dit avec dessein qu'un verre d'eau froide recevra sa récompense, et par là, nous déclare manifestement non point qu'on recevra beaucoup pour avoir peu donné, mais seulement que nulle action faite avec foi ne périra. Vous avez donc la certitude indubitable d'une rétribution à venir, vous avez un garant qui vous assure le prix de vos bonnes œuvres ; sa parole, sa miséricorde et sa bonté sont si grandes qu'il paie non seulement ce qu'il a promis comme une dette, mais qu'il vous apprend encore à le rendre votre débiteur. Car, en nous disant qu'il récompensera jusqu'à un verre d'eau froide, il veut à la fois payer ce qu'il a reçu et indiquer les choses qui auront leur salaire. Clément et miséricordieux, jaloux de favoriser l'empressement du pauvre aussi bien que la libéralité du riche, il enseigne comment on peut encore prêter à Dieu, lors même que l'on manquerait de tout. [3,17] Il vous semblera peut-être, homme riche, que ceci est l'œuvre du pauvre, et ne concorde point assez avec votre opulence, qu'il vous faut à vous une promesse plus spéciale des récompenses divines. Mais vous avez d'abord ces paroles que Dieu, dans l'Évangile, adresse au riche : Allez, vendez tout ce que vous possédez et vous aurez un trésor dans le ciel. Vient ensuite le précepte qui interdit généralement les richesses : N'amassez pas des trésors sur la terre, mais amassez des trésors dans le ciel. Puis enfin, l'invitation que fait le Christ à tous les possesseurs de biens terrestres, de donner leur superflu dans l'espoir d'une récompense infinie, lorsqu'il dit que quiconque aura consacré à des œuvres de miséricorde ou sa maison ou son champ ou toute autre chose, par amour pour lui et dans la vue de l'honorer, recevra le centuple au siècle à venir et possédera la vie éternelle. Le Seigneur pouvait-il rien faire de plus, que de promettre à ceux qui croient en lui, à ceux qui lui prêtent largement, et le centuple et la vie éternelle? Il y a ici quelque chose de mieux encore que le centuple; car, ce que vous recevrez au centuple, vous le posséderez éternellement. Ce ne sera donc point alors une possession frêle et caduque, semblable aux richesses de ce monde, et fugitive comme l'ombre qui passe, ou le songe qui s'évanouit. Tout ce qui aura été donné de Dieu, sera immortel; tout ce qu'on aura reçu de loi, subsistera sans fin ; et alors, comme je l'ai dit, recevoir ainsi, c'est recevoir plus que le centuple, car la possession éternelle surpasse de beaucoup le prix de la récompense. [3,18] Puisqu'il en est ainsi, et que celui qui prête à Dieu doit infailliblement recevoir de si grands biens en retour, comment pouvez-vous penser que des richesses données à Dieu vous soient inutiles après la mort, des richesses dont le Seigneur vous promet l'usage et vous garantit la prodigieuse augmentation? Refuseriez-vous par hasard d'aussi magnifiques présents? Mais ce refus est incompatible avec la raison. Car il n'est aucun homme qui, pouvant être heureux, préfère se savoir misérable; il n'est aucun homme qui, pouvant se procurer les délices d'un souverain bien, se détermine à souffrir les tourments d'un souverain mal ; il n'en est aucun, aucun sans doute, vous non plus vous ne pensez point ainsi, à moins qu'il n'y ait en vous une sorte de nature monstrueuse et si peu en harmonie avec celle du reste des hommes, que seul vous vous refusiez à être heureux, que seul vous renonciez au bonheur, que seul vous soyez épris des supplices. Si ce n'est pas là votre caractère, d'où vient que, près de mourir et à votre heure suprême, vous ne cherchez point par une offrande généreuse, par un sacrifice empressé de toutes vos richesses, à mériter de Dieu, s'il est possible, une opulence éternelle et une béatitude sans fin? Est-ce trop demander? que ne travaillez-vous tout au moins à mériter de ne point être toujours malheureux, de ne point être précipité dans les ténèbres extérieures, de ne point être dévoré par les flammes éternellement ardentes? Puisqu'il en est ainsi, d'où vient, comme je l'ai dit, que vous ne cherchez pas en toute manière à vous garantir du malheur, ou à tous procurer la félicité? D'où vient que vous n'agissez pas de la sorte? D'où vient que vous n'achetez pas les biens éternels? D'où vient que vous ne redoutez pas les maux futurs? La cause de cette indifférence, il ne faut la voir, comme je l'ai avancé déjà, que dans la fausse persuasion où vous êtes que Dieu ne vous jugera pas, que vous ne ressusciterez point. Car autrement, n'éviteriez-vous pas la redoutable sentence du jugement à venir et les supplices immortels? Mais vous ne croyez pas, non certes, vous ne croyez pas, malgré vos paroles et votre profession. Car vos paroles et votre profession annoncent la foi, mais votre vie et votre mort publient votre incrédulité. Si je me trompe, confondez-moi; je veux être confondu. Je ne demande point que vous me prouviez votre foi par les actes de votre vie passée, je me contente du seul témoignage que me fournissent vos derniers instants. Voilà, voilà que vous allez mourir, que vous allez quitter la maison de votre corps, ne sachant où vous serez porté, où vous serez entraîné, à quels supplices, à quelles tortures vous serez condamné ; la seule ressource qui vous reste à cette heure dernière, la seule espérance que vous ayez d'échapper aux feux éternels, c'est le don que vous ferez de vos biens à Dieu, car vous n'avez rien désormais à lui offrir. Et cependant, oublieux de vous-même, oublieux de votre salut, vous songez à de nouveaux légataires, vous vous inquiétez pour enrichir un héritier. Et après cela, vous prétendez avoir foi au jugement de Dieu, vous qui, au moment d'être jugé, ne pensez pas même à vos propres intérêts, sur votre lit de mort! Et vous prétendez vous occuper en quelque chose du salut de votre âme, vous qui en prenez si peu de soin, vous qui regardez si peu quelle est la personne que vous serrez, pourvu que vous vous nuisiez à vous-même. Et vous prétendez croire au juge futur, vous qui ne dédaignez, qui ne méprisez personne autant que lui! Car, telle est la force de votre dédain, tel est le degré de votre mépris, que vous allez jusqu'à négliger votre propre avantage pour fouler aux pieds ses ordres. Réfutez-moi, confondez-moi, si je mens. Voilà qu'il vous crie, à vous moribond, le juge qui doit vous juger, de n'aimer, dans la dernière disposition de vos biens, personne plus que vous, d'employer vos richesses, à votre heure dernière, bien plus dans votre intérêt que dans celui des autres, de regarder votre âme comme votre plus proche parent, et votre meilleur ami. Car, dit le Sauveur, que sert à un homme de gagner l’univers entier et de perdre son âme? Et qu’est-ce que l’homme donnera en échange pour son âme? Ce qui revient à dire : Que te servira, ô malheureux, de posséder tout le monde ou de le laisser à tes proches, si tu risques ton salut, si tu perds ton âme? La perte de l'âme entraîne tout avec elle, et l’on ne saurait plus rien posséder, une fois que l'on a joué son avenir. Qu'est-ce que l’homme, suivant l'Écriture, donnera en échange pour son âme? N'est-ce pas dire : Ne regardez, ô homme, ni à l'argent, ni aux richesses; n'hésitez pas, du moins en mourant, à offrir pour votre salut ; tout ce que vous pouvez donner de vos biens et de vos possessions. Tout ce que vous sacrifierez pour vous n'a guère d'importance; tout ce que vous offrirez pour vous n'a guère de prix; votre âme est incomparablement plus précieuse. Ainsi donc, ne balancez pas à tout livrer pour vous, car si vous venez à vous perdre, vous perdez tout en vous ; si au contraire vous vous sauvez, vous posséderez tout avec vous et dans vous. [3,19] Et lorsque, à votre mort, le Seigneur vous crie tout cela, ô homme, vous endurcissez votre cœur, vous bouchez vos oreilles, et, contant de manifester votre foi par de simples discours, vous vous imaginez que les paroles peuvent remplacer les actions; vous croyez que votre foi est assez fortement appuyée, si, tout en méprisant Dieu par vos œuvres, vous sembler l'honorer par des paroles mensongères. Mon fils, dit la sainte Ecriture, as-tu quelque chose, commence par te faire du bien, et offre à Dieu de dignes offrandes. Et ailleurs : Aie pitié de ton âme. Voyez comme notre Maître est bon envers vous! voyez comme il est plein de miséricorde, le Seigneur notre Dieu, lui qui nous prie d'avoir pitié de nous-mêmes! Aie pitié dit-il, de ton âme. N'est-ce pas dire : prends pitié, toi aussi, d'une âme dont les intérêts émeuvent mes entrailles; prends, prends enfin pitié d'une âme qui éveille toujours ma compatissance ; prends au moins pitié de ton âme, lorsque tu me vois prendre pitié de celle d'autrui. Et après cela, malheureux que vous êtes, quand Dieu en agit avec vous de la sorte, vous ne l’écoutez pas? Il vous demande de prendre pitié de vous, et vous ne voulez pas le faire? Il plaide lui-même votre cause auprès de vous, et il n'y trouve pas d'accès? Il daigne vous prier pour vous-même, et il ne peut rien obtenir? Et comment, ô malheureux que vous êtes, écoutera-t-il plus tard vos supplications à son tribunal, lorsque vous refusez d'entendre les prières qu'il vous adresse pour vous? [3,20] Mais il est une grande raison apparemment qui vous empêche d'écouter Dieu! Dans votre maladie, vos amis et vos proches vous entourent, d'opulentes matrones sont là, des gens de distinction vous environnent, une foule nombreuse aux vêtements soyeux et dorés se presse à vos côtés et assiège votre lit de mort. O quel grand fruit pour l'éternité de dispenser ses propres biens à des pauvres de cette nature! Certes, il est bien juste et bien raisonnable d'ôter à votre âme, pour laisser à de pareils indigents! — Mais c'est que la compassion vous brise, c'est que vous êtes vaincu par l'affection de vos proches tous en pleurs? Il y a bien là de quoi. Vous voyez alors des hommes vêtus d'une manière riche et éclatante, s'inquiéter pour vous, pleurer sur vous, le visage triste, en habit de fêtes étalant des figures composées au deuil, achetant votre héritage par une hypocrite sollicitude. Qui ne serait ému d'une telle affection, qui ne serait ému d'une telle douleur? En face d'un pareil spectacle, comment ne pas s'oublier soi-même? Vous voyez des larmes grimacées, des soupirs simulés, une anxiété feinte, qui ne souhaite pas votre convalescence, mais attend que vous mouriez. Vous voyez tournés sur vous tous les regards, qui semblent accuser la lenteur de votre agonie. Malheureux, infortuné, puisqu'un si grand nombre de proches désirent et appellent votre trépas! Je n'ignore point toutefois, et je sais bien que leurs vœux restent sans effet auprès du Seigneur. Car, j'aurais droit de m’étonner assurément que vous viviez encore, lorsque tant de monde voudrait vous voir mourir. Et c'est pour de telles gens que vous abandonnez votre âme! et vous prétendez avoir foi au jugement de Dieu, lorsque vous ne méprisez ses ordonnances que pour laisser votre patrimoine à des êtres de cette espèce! Il a répandu ses biens sur le pauvre, dit le Prophète, de celui qui croit à Dieu ; Sa justice subsistera dans tous les siècles. Et le Sauveur lui-même ne dit-il pas à tous les riches : Vendez ce que vous avez, et donnez-en l’aumône. Et ailleurs : Vendez ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres. Est-ce qu'il dit : donnez à vos parents, donnez à vos alliés. Non! certes, mais : donnez aux pauvres, aux indigents. Est-ce qu'il dit : donnez à un proche opulent ; donnez à un homme puissant et considéré? Non, certes, mais donnez au pauvre, à l'indigent, au nécessiteux. Et c'est à bon droit. Car, lorsque vous aurez dispensé vos biens à vos proches dans l'opulence, votre justice subsistera-t-elle à jamais? lorsque vous aurez accru leurs richesses de vos richesses, pourrez-vous avoir un trésor dans le ciel? Malheur, dit le Prophète, malheur à ceux qui appellent doux ce qui est amer et amer ce qui est doux. Le Seigneur vous défend même de louer de tels hommes, et vous ne craignez pas de les enrichir? Il ne veut pas qu'on leur donne des louanges, et vous leur prodiguez vos trésors? Il vous défend d'exalter leur vie par des éloges feints, et vous ajoutez à leur opulence? Mais peut-être que vous redoutez l'aspect de ces proches qui vous environnent, que vous appréhendez de blesser tous ces témoins qui assiègent votre lit. Ne les craignez pas, dit le Seigneur par le prophète, ne redoutez pas leur visage, car cette race me provoque sans cesse. Vous aussi soyez donc ferme et intrépide ; ne redoutez pas leurs visages, ne vous laissez pas fléchir à leurs obséquiosités. Méprisez ces hommes, qui convoitent votre succession, qui se partagent déjà vos biens, qui aiment votre patrimoine plus que votre personne, qui vont jusqu'à vous détester par avidité pour vos richesses. Car, lorsque, dans leur impatience, ils ont soif de ce que vous possédez, ils vous haïssent ; votre présence ici-bas les gène et les contrarie ; ils regardent comme un obstacle, comme une entrave à leur cupidité que vous viviez encore. Méprisez donc de telles gens, et n'en tenez pas de compte. Que leurs caresses ne vous émeuvent pas ; c'est pour vous un poison. Ne vous prenez point à leurs cajoleries ; elles sont pour vous des glaives meurtriers plus cruels, certes, que le fer et les glaives ennemis. Les glaives, tout le monde les voit ; les adulateurs, une fatale imprévoyance vous empêche de les discerner. Les glaives, comme ils sévissent ouvertement, l’on s'en détourne ; les adulateurs, parce qu'ils tendent des pièges secrets, vous surprennent, vous tuent et deviennent d'autant plus dangereux, d'autant plus terribles dans cette nouvelle manière de nuire, que personne absolument ne veut être blessé par le fer, tandis que plusieurs se laissent tuer volontiers par les adulations. Séduction inouïe! fatal et inconcevable enchantement! Celui que les glaives atteignent, se débat à la fois sous la crainte et la douleur; celui que les adulateurs font mourir, se prend d'une funeste joie. Fuyez donc cette peste, fuyez ces flagorneries insidieuses, fuyez ces obséquiosités qui vous nuisent, fuyez ces empressements qui vous trompent; voilà les offices qui vous égorgent, qui vous entraînent dans la mort. Fuyez donc de pareilles flatteries, de telles assiduités. Ces hommes-là, ce sont vos persécuteurs et vos bourreaux ; ils vous courtisent dans le présent, mais vous immolent dans l'avenir. Ils se donnent en quelque sorte la main, complotent ensemble, et s'efforcent de vous pousser, de vous précipiter aux feux éternels de l'enfer. Ainsi donc, ne les craignez pas, ne les redoutez pas, relevez vos esprits, et armez-vous de la force d'une sainte autorité. Car, s'ils apportent tant de soins à votre perte, pourquoi ne mettriez pas, vous, plus de courage à défendre votre vie? Affermissez-vous donc, et songez à vous avec une âme constante et généreuse? Il est bien à plaindre bien mal avisé celui qui, pour les autres, consent à se rendre malheureux, plutôt que de travailler à sa propre félicité, et qui pour les gorger de passagères délices, va se donner en pâture aux flammes éternelles.