[0] ÉLOGE de la CALVITIE. [1] Dion Bouche d’Or a composé un ouvrage intitulé "Éloge de la Chevelure". Il a traité son sujet avec tant de bonheur qu’un chauve, à la lecture de ce livre, ne peut s’empêcher de rougir. L’éloquence de l’écrivain ajoute une nouvelle force aux sentiments qui nous sont naturels; car la nature a mis en nous tous le désir d’être beaux; et la chevelure qu’elle fait croître sur notre tête dès nos plus jeunes années contribue singulièrement à la beauté. Pour moi, quand mon front malheureusement a commencé à se dégarnir, j’ai ressenti une vive tristesse; puis, le mal continuant toujours, avec des progrès assez lents d’abord, ensuite plus rapides, mes cheveux tombaient les uns après les autres. En considérant les ravages faits sur ma tête par l’ennemi, je me trouvais traité plus rudement que les Athéniens ne l’avaient été par Archidamus, lorsqu’il alla couper tous les arbres jusqu’au bourg d’Acharnes. Bientôt je me vis semblable à l’un de ces rustiques Eubéens qui n’ont de cheveux que sur le derrière de la tête, comme nous les montre le poète qui les conduit devant Troie. Dans mon chagrin quel dieu, quel démon n’ai-je pas accusé? L’idée me venait d’écrire un éloge d’Épicure. Ce n’est pas que je partage l’opinion qu’il se fait des dieux; mais j’avais, moi aussi, de bonnes raisons pour les attaquer; car je me disais: Où donc est la Providence qui doit nous traiter tous selon nos mérites? Quel crime ai-je commis pour être un objet affreux aux yeux des femmes? Aux yeux des femmes du voisinage, passe encore; car personne n’abuse moins que moi des plaisirs; et je pourrais le disputer à Bellérophon lui-même pour la chasteté. Mais les mères elles-mêmes, mais les sœurs sont sensibles, dit-on, à la beauté de leurs fils et de leurs frères: témoin Parysatis, qui prit en aversion le roi Artaxerxès à cause du beau Cyrus. [2] C’est ainsi que je me plaignais des dieux, et mon infortune me paraissait insupportable. Peu à peu cependant, l’habitude et la raison m’aidant à supporter ma tristesse, je commençais à me consoler, et je prenais mon mal en patience. Mais voici que Dion a ravivé mes regrets ; il excite le chagrin qui revient m’assaillir. Contre deux adversaires, dit le proverbe, que ferait Hercule lui-même? Quand les Molionides fondirent ensemble sur lui, il ne put leur résister; mais il soutint la lutte avec succès contre l’hydre, tant que ce ne fut qu’un duel entre elle et lui: lorsque l’écrevisse vint au secours de l’hydre, il n’aurait pu espérer la victoire, s’il n’avait appelé Iolas à son aide. Moi de même, quand je me vois Dion sur les bras, je me trouve bien empêché; car je n’ai pas un neveu, un Iolas sur qui compter. Aussi perdant courage, et impuissant à me faire une raison, je ne sais plus que composer des élégies pour déplorer la perte de ma chevelure. — Mais quoi! dira-t-on, tu te prétends le plus brave des chauves, si vaillant que tu ne t’inquiètes pas de ton infortune; et même, dans un festin, quand les convives s’amusent aux dépens les uns des autres, tu es le premier à rire de ta calvitie, tu as presque l’air d’en être fier. Eh bien! supporte, sans t’émouvoir, le discours de Dion; amarre, comme on dit, solidement ton cœur, à l’exemple d’Ulysse, quand il resta insensible aux injurieuses railleries des femmes; ne te laisse pas troubler par ce livre... Tu ne le pourrais pas? Allons donc! tu le pourras. Écoute cette lecture. — Inutile d’ouvrir le livre, je vais te le réciter moi-même; il est assez court, mais quel charme! quelle grâce! Il se grave dans la mémoire; impossible de l’oublier, quand même je le voudrais. [3] « Me levant dès l’aurore, après avoir, selon mon habitude, salué les dieux, je m’occupais de ma chevelure; depuis longtemps je l’avais négligée, trop peu soigneux de ma personne: aussi ne formait-elle qu’une touffe rude et emmêlée, comme la laine qui pend aux jambes des brebis; que dis-je ? plus emmêlée encore, puisque les cheveux ont plus de ténuité que la laine. Elle était donc inculte, en désordre; je ne pouvais essayer de la peigner sans l’arracher en partie ou la tirer violemment. Aussi je me disais qu’ils ont bien raison ceux qui, pour être beaux, attachent beaucoup de prix à leur chevelure, et en ont le plus grand soin, portant dans leurs cheveux mêmes une plume avec laquelle ils se peignent chaque fois qu’ils en ont le loisir. Bien plus, quand ils s’étendent sur la terre, ils prennent garde que leur tête ne touche pas le sol ; pour éviter ce contact, ils se font un oreiller d’un morceau de bois; ils aiment mieux conserver leur chevelure nette et propre que de dormir à l’aise. C’est que la chevelure nous donne un air superbe et martial, tandis que le sommeil, si agréable qu’il soit, nous ôte l’activité et la vigilance. Les Lacédémoniens le savaient bien, lorsqu’avant ce grand et terrible combat où, seuls des Grecs, ils allaient, au nombre de trois cents, soutenir le choc de toute l’armée du roi de Perse, ils s’asseyaient pour arranger leur chevelure. Homère aussi nous montre quelle est l’excellence des cheveux: s’il veut signaler quelque perfection, rarement il parle des yeux; ce n’est pas en cela qu’il fait consister surtout la beauté. De tous les héros, Agamemnon est le seul dont il vante les yeux; encore c’est quand il dépeint sa personne tout entière: il appelle les Grecs les guerriers aux yeux vifs, et il en dit autant d’Agamemnon; c’est un mérite commun à tous les Grecs. Mais la chevelure, voilà ce qu’Homère admire surtout. Voyez d’abord ce qu’il dit d’Achille: "Minerve --- le prit par les cheveux". Ailleurs le blond Ménélas est ainsi appelé à cause de sa chevelure. La chevelure d’Hector n’est pas non plus oubliée: "--- Sa noire chevelure Traîne dans la poussière ---" Quand Euphorbe, le plus beau des Troyens, succombe, qu’est-ce que le poète déplore? "Le sang, dit-il, Souille ces beaux cheveux, pareils à ceux des Grâces, Ces tresses, qu’un réseau d’or et d’argent retient". Et lorsqu’il veut nous montrer Ulysse embelli par Minerve, il dit que "--- de cheveux noirs elle a couvert sa tête. Et ailleurs, encore à propos d’Ulysse: "En boucles sur son cou flotte sa chevelure, Pareille à l’hyacinthe ---". Il semble, d’après Homère, que la chevelure est un ornement qui sied aux hommes mieux qu’aux femmes : du moins quand il veut faire admirer la beauté d’une femme, rarement il parle de ses cheveux; même pour les déesses il cherche un autre sujet d’éloges. Vénus a l’éclat de l’or, Junon a de grands yeux, Thétis des pieds d’argent. Mais s’agit-il de Jupiter, c’est surtout sa longue chevelure qui le rend majestueux; nous le voyons "Secouant ses cheveux parfumés d’ambroisie". [4] Ainsi parle Dion. Pour moi, qui ne suis pas un mauvais devin, je savais bien qu’il rendrait Thrasymaque honteux. Tel n’est pas cependant le sentiment que j’ai éprouvé. Tout d’abord j’ai été accablé par cette éloquence; mais aujourd’hui je pense que, si Dion est un maître dans l’art de bien dire, le sujet qu’il traite est des plus minces; pour trouver là-dessus quelque chose à dire, il lui faut toute sa merveilleuse facilité; mais combien il aurait été plus admirable s’il avait plutôt entrepris l’éloge d’une tête chauve comme la mienne! Lui qui a su développer avec tant de bonheur une matière aussi ingrate, qu’aurait-il fait s’il était tombé sur un sujet digne de son éloquence? Il avait une belle chevelure et du talent, et il a fait montre de ce talent à propos de sa chevelure. Avec quelle adresse il se met en scène dans cet ouvrage! Ne cherchez pas quel est l’homme dont il parle, si soigneux de sa chevelure, et qui l’arrange avec une plume: c’est lui-même; et cette plume, c’est sans doute celle dont il s’est servi pour écrire son discours. Pour moi, je suis chauve; j’ai quelque habitude de la parole; la cause que je défends vaut mieux que celle de Dion : malgré la supériorité oratoire de mon adversaire, pourquoi hésiterais-je à entrer en lutte avec lui, à faire l’essai de mes forces et de mon sujet? Peut-être ferai-je rougir à leur tour les gens chevelus. Je vais donc tenter l’entreprise ; mais je ne chercherai point l’un de ces exordes vifs et brillants dont les rhéteurs arment, en quelque sorte, leurs plaidoiries, comme un navire de son éperon; je n’irai pas non plus, comme a fait Dion, imiter les joueurs de cithare qui préludent par quelques accords harmonieux. Écoutez ce début: « Me levant dès l’aurore, après avoir, selon mon habitude, salué les dieux, je m’occupai de ma chevelure; depuis longtemps je l’avais négligée, trop peu soigneux de ma personne. » Cette négligence, il en décrit les fâcheux effets; puis il montre combien, avec un peu de soin, on ajoute aux agréments extérieurs. Voilà de ces contrastes où excellent les maîtres dans l’art de la parole; ils mettent sous nos yeux des objets tour à tour séduisants ou repoussants. Pour moi, je ne saisis pas les choses plus mal qu’un autre; je ne me pique pas cependant d’éloquence ; j’ai passé surtout ma vie à cultiver des arbres et à dresser des chiens pour chasser les bêtes fauves; mes doigts se sont usés à manier la bêche et l’épieu plutôt que la plume. Ma plume à moi n’est pas celle avec laquelle on écrit, mais celle que l’on met à sa flèche : aussi ne vous étonnez pas si mes mains portent la trace d’un rude exercice. Je resterai campagnard; je ne m’amuserai point à faire des préambules aux périodes arrondies: il convient mieux à mes habitudes rustiques d’exprimer tout simplement mes pensées nues; je ferai parler les choses elles-mêmes : seulement, au lieu d’exposer brièvement ma thèse, je veux traiter le sujet à fond; je passerai, comme on dit, du mode dorien au mode phrygien. Evertuons-nous à chercher des preuves : je vais les trouver sans peine, je l’espère. [5] Je prétends donc établir qu’un chauve n’a pas du tout à rougir. Qu’importe en effet qu’il ait la tête nue, s’il a l’intelligence velue, comme ce descendant d’Éaque qu’a chanté le poète? Il faisait si peu de cas de ses cheveux qu’il les sacrifiait pour un mort. Morts eux-mêmes sont les cheveux; car les poils ont beau pousser sur les êtres vivants, ils sont privés de vie. Plus un animal en est recouvert, moins il a d’intelligence. L’homme, qui jouit d’une vie plus élevée, est presque entièrement exempt de ce fardeau qui croit avec nous; mais il concevrait trop de vanité s’il n’avait rien de commun avec les espèces inférieures : voilà pourquoi il a du poil sur quelques parties du corps. Que l’on n’en ait pas du tout, et l’on est au-dessus des autres hommes comme l’homme est au-dessus de la bête. De tous les êtres qui vivent sur la terre l’homme est celui qui a le plus d’intelligence et le moins de poil; mais tout le monde convient que de tous les animaux le plus stupide c’est le mouton: or voyez comme est fournie, comme est épaisse sa toison. Il semble donc bien que poil et raison ne s’accordent point; nulle part on ne les trouve réunis. Si je consulte l’expérience des chasseurs, car je me plais avec eux et j’aime leur art, les chiens les plus sagaces sont ceux qui ont les oreilles et le ventre ras ; ceux qui ont le plus de poil s’emportent follement; il vaut mieux ne pas les employer à la chasse. Quand le sage Platon nous dit que des deux chevaux attachés au char de l’âme celui qui est mauvais a les oreilles sourdes et velues, tient-il donc en si haute estime la chevelure? Mais qu’avons-nous besoin du témoignage de Platon? N’est-il pas clair que l’on est sourd si les poils envahissent l’organe de l’ouïe, comme on serait aveugle s’ils envahissaient celui de la vue? Des yeux velus, voilà qui serait monstrueux. Il est arrivé quelquefois que les paupières se garnissaient d’une seconde rangée de cils, dont le contact est pour l’œil un grave danger; on finirait par le perdre si l’art ne parvenait à extirper ces cils. La nature ne permet pas que ce qu’il y a de plus noble soit associé à ce qu’il y a de plus vil : or ce que l’être animé a de plus noble, ce sont les organes des sens et certaines parties essentielles du corps auxquelles il doit surtout sa qualité d’être animé. L’âme distribue ses pouvoirs entre ces agents: comme le sens de la vue est le premier de tous, il est aussi celui qui est le plus exempt de poils. Il suit de là que si, chez l’individu, les parties les plus distinguées sont les plus lisses, dans le genre humain l’excellence doit être le partage de ceux qui sont chauves. Cette vérité, que j’exprimais tout à l’heure, est évidente, si l’on considère notre espèce, exempte de la stupidité des bêtes aussi bien que de leur poil épais. Si parmi les animaux l’homme tient le premier rang, parmi les hommes celui qui aura l’heureuse fortune de perdre ses cheveux, le chauve, est ce qu’il y a de plus vénérable ici-bas. [6] Regardez ces personnages dont les bustes décorent les murs du Musée, les Diogène, les Socrate, et tous les sages de tous les temps: on dirait une assemblée de chauves. Et qu’on ne vienne pas, pour me contredire, citer Apollonius ou tout autre enchanteur habile dans l’art de la magie. Sans être réellement chevelus, ils savent, par de fausses apparences, tromper les yeux du vulgaire; car le magicien n’est pas un sage, mais un faiseur de prestiges; il n’y a point de véritable science dans le pouvoir qu’il possède. Aussi les législateurs tenaient les sages en grand honneur, tandis qu’ils établissaient de sévères châtiments pour les magiciens. Apollonius aurait donc été vraiment chevelu qu’on ne pourrait en rien conclure. Tel qu’il est cependant il me plaît, et j’aimerais de l’inscrire sur la liste des chauves. La proposition que j’ai avancée peut se retourner, et nous dirons justement: « Tous les sages sont chauves », et « Ceux qui ne sont pas chauves ne sont pas sages ». Il en est ainsi même parmi les divinités. Voyez les mystères de Bacchus : tous ceux qui font partie du chœur sont couverts d’un poil épais, naturel ou emprunté; car la peau de faon est l’insigne particulier des adorateurs de Bacchus; quelques-uns même se font une sorte de chevelure avec des branches de pin. Tous ils s’agitent, ils s’ébattent, avec des bonds désordonnés, comme des gens vaincus par l’ivresse, ou du moins par cette sorte d’ivresse que comportent les fêtes sacrées : toujours est-il qu’ils semblent égarés, hors d’eux-mêmes. Quant à Silène, il reste tranquillement assis, vêtu de cuir; on reconnaît en lui le précepteur de Bacchus : en sa qualité de chauve il doit demeurer sage et raisonnable au milieu de tous ces insensés. Ce n’est pas un médiocre honneur d’avoir été choisi par Jupiter, de préférence à tous les dieux, pour accompagner et instruire son jeune fils. Il faut bien que Bacchus connaisse, avec les fumées du vin, les ardeurs d’une gaieté turbulente, et qu’il délire jusqu’à se mêler aux danses des bacchantes. Mais Silène est là pour modérer ses transports, l’arrêter dans ses écarts, et le maintenir docile aux volontés de son père. Est-ce assez clair? Et ne devons-nous pas en tirer cette conséquence que la sagesse exclut les cheveux, et que les cheveux excluent la sagesse? Voilà pourquoi le fils de Sophronisque, Socrate, d’ordinaire si modeste, et de tous les hommes le moins disposé à se vanter, se glorifiait volontiers de sa ressemblance avec Silène : il ne pouvait souhaiter rien de mieux, lui qui faisait de la tête le siège de l’intelligence. Des gens à l’esprit léger, qui souvent ne pénétraient pas le fond de la pensée de Socrate, ne pouvaient comprendre pourquoi il aimait à se comparer à Silène. Si la chevelure est abondante à l’époque de la jeunesse, quand la raison n’est pas encore venue, si elle tombe à l’approche de la vieillesse et disparaît avant les années qui apportent la sagesse et la prudence, n’est-ce pas la preuve que les cheveux sont d’une nature toute matérielle? — Mais on voit des vieillards chevelus. — Oui, sans doute, mais il y a des vieillards insensés, et tous les hommes n’atteignent pas à l’humaine perfection. Il faut bien le reconnaître, la chevelure et l’intelligence ne peuvent coexister; elles se repoussent l’une l’autre, comme le jour et la nuit. Cette opposition, si l’on veut en rechercher la cause, tient à une raison mystérieuse. Tout en disant ce qu’exige notre sujet, nous aurons soin de taire ce qui ne doit pas être révélé. [7] Les principes des choses sont simples; à mesure que l’on descend vers les êtres inférieurs, la nature prend des aspects variés; car rien ne varie plus que la matière, parce qu’elle est au bas de l’échelle. Quand le divin vient la toucher, elle ne l’admet pas aussitôt dans sa plénitude; elle ne reçoit que des images et des germes qu’elle garde et qu’elle entretient. Tantôt elle se soumet à l’action divine, tantôt elle se révolte contre elle et la repousse, sans lui laisser le temps de s’accomplir. Ces deux manières d’être sont possibles, et il n’y a point là, comme on pourrait le croire, de contradiction. Mais ces considérations nous entraîneraient trop loin; contentons-nous d’avoir indiqué ce qui se rapporte à notre sujet. Montrons par des exemples comment la nature modifie capricieusement des choses encore en voie de formation, et les respecte lorsqu’elles arrivent à leur maturité. Voyez les semences qui sont confiées à la terre : elles présentent, quoique dans une bien faible mesure, quelque chose de divin; leur fin dernière, c’est le fruit; mais avant qu’il soit produit, quelle variété de métamorphoses! Les racines, le chaume, la tunique, les barbes, les glumes, et après les glumes les glumelles, précèdent le fruit, qui reste caché tant qu’il n’est pas entièrement formé; mais dès qu’il paraît, c’en est fini de toutes les manifestations capricieuses de la matière. La parure est inutile à tout objet parfait; or le fruit est parfait, puisqu’à son tour il peut servir de germe. Tel est le sens que révèlent les fêtes qui se célèbrent à Éleusis en l’honneur de Cérès. L’intelligence est la plus divine de toutes les semences; elle vient d’en haut dans notre tête; elle y fructifie, comme le grain jeté dans le sillon produit le blé. Ici encore la nature procède à sa manière accoutumée: elle se met en frais pour orner la tête, elle la pare de cheveux, comme elle pare l’épi de barbes et de glumes, ou l’arbuste de fleurs qui paraissent avant les fruits. Mais pour que l’arbre porte ses fruits, il faut que les fleurs soient tombées. Aussi la sagesse ne réside vraiment que dans une tête mûrie par les années, quand le temps, comme un vanneur qui sépare le bon du mauvais, l’a délivrée de cette vaine superfluité où se complaît la matière. Alors on peut être sûr qu’elle est comme le fruit arrivé à sa perfection. Si vous voyez un front entièrement dénudé, regardez-le comme le domicile de l’intelligence; considérez cette tête comme le temple de la Divinité. On pourrait donc, en l’honneur de la tête, célébrer des mystères: appelons-les, à cause des profanes, des Anacalyptéries; mais les sages y verront plutôt des Épibatéries de l’intelligence. Celui qui vient d’entrer dans les rangs des chauves est comme un nouvel initié récemment admis aux Théophanies. De même que des grains de blé, des grenades et des noix pourrissent intérieurement sous l’enveloppe qui les recouvre, ainsi l’on voit des têtes en qui tout est mauvais; elles n’ont rien de divin, enveloppées qu’elles sont d’une matière morte. En Egypte, nous le savons, les ministres de la religion ne laissaient pas croître même leurs sourcils; ils se donnaient ainsi un air étrange; mais ils agissaient avec beaucoup de sens, en leur qualité de sages et d’Egyptiens. Car les choses qui sont éternelles, et dont la vie est l’essence même, ne peuvent avoir d’affinité avec des parties inanimées. Se faire raser par la main de l’homme, c’est entrer déjà dans la voie de la sainteté; mais être naturellement chauve, c’est se rapprocher vraiment de Dieu; car la Divinité sans doute est chauve aussi. Puisse-t-elle ne pas s’offenser de mon langage! Du moins je ne vais parler d’elle qu’avec un religieux respect. [8] Lorsque la Divinité s’enveloppe de mystère, comment pourrait-on pénétrer ce qu’elle ne veut pas révéler? En elle rien ne frappe nos regards, excepté ces sphères parfaites, le soleil, la lune, et tous les astres fixes ou errants. S’ils diffèrent entre eux de grandeur, ils sont tous de même forme. Or quoi de plus lisse que la sphère? quoi de plus divin? Il y a un mot bien connu : c’est que l’âme veut imiter Dieu. J’entends par là ce troisième Dieu, cette âme du monde, âme dont le père est en même temps le créateur du monde physique; il l’a introduite dans le monde, et il a ainsi achevé cet univers composé de toutes les semences et de tous les corps, et il lui a donné celle de toutes les formes qui a le plus de capacité: car, à périmètre égal, plus une figure a d’angles, plus sa capacité s’accroît. Parmi les surfaces planes le cercle l’emporte sur tous les polygones, comme la sphère l’emporte parmi les solides. C’est ce que savent tous ceux qui s’occupent de la géométrie et de la mesure des corps. Ainsi l’âme universelle anime cet univers sphérique; et toutes les parcelles qui s’en détachent veulent, comme l’âme universelle elle-même, gouverner des corps, animer des mondes : voilà pourquoi elles cherchent des habitations particulières. La nature réclamait donc différentes sphères. Là-haut les étoiles, ici-bas les têtes, ont été formées pour servir de demeures aux âmes : ce sont dans le monde de petits mondes; car il fallait bien que l’univers fût un être vivant, composé d’êtres vivants. Les âmes les moins distinguées s’accommodent sans peine de ces têtes chevelues, bien peu semblables à une sphère; les plus nobles au contraire trouvent un séjour digne d’elles, les unes dans les astres, les autres dans des têtes chauves. Bien que la nature ne puisse produire ici-bas rien de parfait, elle veut cependant que la partie la plus élevée de notre personne, celle qui regarde le ciel, soit faite à l’image du monde. Une tête chauve est comme une sphère céleste, et tout ce qui se dit à la louange de la sphère peut se dire aussi de la tête chauve. [9] Que Dion s’appuie maintenant de l’autorité d’Homère et de Phidias: le poète et le sculpteur donnent à Jupiter une chevelure longue et épaisse; il n’a qu’à la secouer pour faire trembler à son gré l’Olympe. Le Jupiter que nous voyons dans le ciel, nous savons tous quel il est. En existe-t-il un autre? Et s’il existe, a-t-il un corps? Je l’ignore. Admettons, si l’on veut, qu’il existe; dans tous les cas il est antérieur ou postérieur à celui qui frappe nos yeux; il en est donc ou le modèle ou l’image: toujours est-il qu’entre les deux Jupiter il doit y avoir autant de ressemblance que le permet la différence de leur nature. Or la poésie, la sculpture et tous les arts d’imitation se soucient peu du vrai; leur but est surtout de plaire à la foule, en flattant ses préjugés, aux dépens de la vérité. Les ignorants tiennent la chevelure en grande estime; le vulgaire attache beaucoup de prix aux choses extérieures, telles que des champs, des voitures, des maisons, des meubles, et tous ces faux biens qui n’appartiennent pas en propre à leur possesseur, et ne font point partie de lui-même, pas plus que les cheveux. On s’éloigne ainsi de la raison et de Dieu, et l’on obéit, non plus à la raison et à Dieu, mais à la nature et à la fortune: alors on ne recherche que ce qui est étranger à l’homme. Les insensés font consister le bonheur dans les dons de la fortune et de la nature. Si l’on écrit, si l’on parle pour le peuple, il faut se faire peuple par les préjugés, ne dire et ne penser que ce qui peut lui plaire. La foule joint l’entêtement à l’ignorance: ses opinions une fois faites, si absurdes qu’elles soient, elle les garde obstinément: vouloir changer les idées reçues, c’est se condamner à boire la cigüe. Comment, je vous le demande, Homère aurait-il été traité par les Grecs, s’il s’était permis de dire la vérité sur Jupiter, au lieu de nous faire de lui ce portrait terrible qui épouvante les enfants? [10] Une nouvelle preuve de la sagesse des Egyptiens, c’est que chez eux les prophètes ne permettent pas aux ouvriers de faire des images des dieux; car ces grossiers artisans risqueraient de donner une idée peu convenable de la divinité. On sculpte dans le vestibule des temples des becs d’éperviers et d’ibis. Les prêtres trompent ainsi le vulgaire crédule; et dans le sanctuaire, où seuls ils pénètrent, ils cachent les images qu’ils ont faites eux-mêmes, et qu’ils vénèrent avec force cérémonies: ce sont des sphères renfermées dans des coffrets. Ces divinités, si on les laissait voir au peuple, n’exciteraient que sa colère et sa risée; il les trouverait trop simples, car il lui faut de l’extraordinaire: il est peuple, c’est tout dire. Aussi sur toutes les statues place-t-on des becs d’ibis. Esculape est le seul dieu qu’il ne soit pas interdit de représenter; mais on le montre plus chauve qu’un pilon. — A Epidaure, dira-t-on, il est chevelu. — C’est que les Grecs s’inquiètent assez peu de la vérité, comme le leur reproche l’historien. En Egypte chaque jour on voit Esculape; on peut le consulter dans tous les lieux, à toutes les heures, sans attendre son bon plaisir. En effet on assure que les Egyptiens possèdent des secrets merveilleux pour évoquer les dieux; ils savent, avec quelques paroles mystérieuses, faire venir à leur gré ceux des êtres divins que leur nature rend accessibles aux influences magiques: ils peuvent donc, bien mieux que les Grecs, nous apprendre quelle est la vraie figure des dieux. Du reste il suffit, comme je l’ai dit un peu plus haut, de regarder le soleil et les astres, sans se perdre dans de longues recherches. S’il apparaît un astre chevelu, ce n’est pas un astre véritable. La région des astres, c’est le ciel, qui se meut d’un mouvement circulaire, et dans lequel aucun changement ne se produit. Mais dans les espaces sublunaires, sur les confins du monde où s’exerce la génération, naissent ces torches qui ne sont des astres que de nom; voisines des corps célestes, elles se meuvent aussi bien que ces corps; mais comme elles sont d’une nature tout autre, elles se meuvent à l’aventure. Il en est qui, parties de l’Autel, viennent jusqu’à l’équateur; elles pousseront même leur course jusqu’au pôle boréal, à moins qu’elles ne périssent en route. Vous pourrez en voir d’immenses: aujourd’hui peut-être elles égalent en longueur le zodiaque; dans trois jours elles seront réduites des deux tiers; dans dix jours il n’en survivra plus que la trentième partie; elles disparaissent et s’éteignent ainsi peu à peu, sans qu’il en reste rien. Non, je ne puis me décider à les appeler des astres. Si vous voulez à toute force leur donner ce nom, convenez au moins que la chevelure est quelque chose de bien fatal, puisqu’il n’en faut pas plus pour perdre même les astres. Ajoutez que l’apparition des comètes est un funeste présage, et que les aruspices et les devins s’efforcent d’en conjurer les effets par des sacrifices. Elles sont les avant-coureurs de prochaines révolutions: peuples réduits en servitude, villes détruites, rois égorgés, voilà les effrayantes catastrophes qu’elles annoncent. "Jamais homme n’a vu depuis les premiers âges Un astre disparaître ---" Ce qui disparaît n’est donc pas un astre; il n’y a d’astres que les globes célestes. Puissé-je, ainsi que tous ceux qui me sont chers, avoir, grâce à la calvitie, quelque ressemblance avec les dieux ! Car personne ne se rapproche autant qu’un chauve de la Divinité; c’est de lui surtout que l’on peut dire qu’il est comme l’image et la représentation des dieux, et qu’en le voyant on se fait une idée de leur beauté. Cet hommage, qui est dû aux chauves, ne leur est point refusé; car souvent vous les entendez honorer du nom de petites lunes. [11] Mais j’allais négliger un point essentiel : les chauves non seulement s’appellent lunes, mais ils passent par les mêmes phases que la lune. Cet astre qui m’est si cher ne laisse voir d’abord qu’un étroit croissant; puis il se montre à moitié, et, continuant de croître, il finit par apparaître dans son plein. Si l’on est entièrement heureux, je veux dire si l’on est une pleine lune, on a presque le droit de s’appeler soleil : en effet on ne subit plus alors de nouvelles phases; on reste avec une sphère parfaite, qui lutte d’éclat avec celles du ciel. Souvenez-vous d’Ulysse : il est raillé par les prétendants, ces jeunes efféminés à la longue chevelure, qui vont périr tout à l’heure, tués tous, et ils sont plus d’un cent, par un seul chauve. Comme il prépare les lampes pour les allumer, on l’invite à ne pas se donner tant de peine, car sa tête suffit pour éclairer le palais tout entier. Or posséder et produire la lumière, n’est-ce pas une qualité vraiment divine, et qui atteste, non pas seulement notre ressemblance, mais notre parenté avec les dieux? Si la tête est si reluisante, c’est qu’elle est tout à fait lisse, et elle n’est lisse que par la complète absence de cheveux. S’éloigner du mal, c’est se rapprocher du bien. La vie, comme nous le disions tout à l’heure, est en opposition avec la mort; mais la vie, et la lumière, et toutes les choses de même nature, sont placées, et à juste titre, au rang des biens. Si la calvitie et la lumière vont de compagnie, il faut croire aussi que la chevelure et l’obscurité s’associent tout naturellement : cette conséquence n’est pas seulement vraisemblable, elle est absolument certaine. Mais sortons un instant de la démonstration rigoureuse, pour présenter quelques considérations de nature à plaire. On s’accorde à considérer la chevelure comme une sorte de parasol naturel. Archiloque, cet admirable poète, lorsqu’il en fait l’éloge (et remarquez que c’est dans le portrait d’une courtisane), s’exprime ainsi "Ses cheveux ombragent son cou, ses épaules". Or l’ombre n’est pas autre chose que l’obscurité; les deux expressions s’emploient pour désigner l’absence de lumière. Si l’on veut aller plus au fond et se rendre un compte exact de la vérité, on reconnaît que l’ombre par excellence c’est la nuit qui vient quand la terre ne reçoit plus les rayons du soleil. Mais même pendant le jour les forêts épaisses sont privées de lumière, parce qu’elles sont trop ombreuses, trop chevelues. [12] La lumière est chose divine; aussi a-t-elle été consacrée aux dieux qui tiennent dans le ciel la place la plus brillante. Comme la santé est un bien, et le plus précieux de tous, ne voyons-nous pas beaucoup de gens recourir au rasoir et aux pâtes épilatoires pour se débarrasser de leurs cheveux? Ils espèrent que la calvitie va les préserver d’un grand nombre de maladies. Mais si l’ophtalmie, le rhume, les maux d’oreilles, et toutes les affections qui ont leur siège dans la tête, disparaissent quand nous sommes déchargés de cet incommode fardeau, n’est-ce pas déjà fort heureux? Que sera-ce donc si du même coup nous guérissons nos pieds ou nos intestins? Quand ces parties du corps sont malades, les médecins font appliquer ce qu’ils appellent des cercles; or les cercles ne sont au fond rien autre chose qu’un épilatoire avec lequel on enlève les cheveux plus sûrement qu’avec le fer même. Il est tout simple, en effet, que la tête, comme une citadelle élevée, commande à tout le reste du corps, et lui envoie la santé ou la maladie. Nous autres chauves nous devons donc nous porter, non pas comme le commun des hommes, mais bien mieux, j’ose le dire. Voilà ce que signifie cet Esculape sans cheveux, tel que nous le représentent les Egyptiens. Ces statues nous avertissent, elles nous donnent la plus efficace de toute les prescriptions médicales; elles semblent nous dire que si nous voulons jouir d’une bonne santé, il faut imiter l’inventeur, le dieu de la médecine. Un crâne, exposé aux rayons du soleil et à toutes les intempéries des saisons, se durcit: ne vous étonnez pas si ce n’est plus une substance osseuse, mais du fer; alors il peut braver toutes les maladies. C’est ainsi que les arbres qui poussent dans la plaine ou sur le bord des marécages fournissent, pour les lances, un bois moins solide que ceux qui croissent sur les montagnes: pourquoi? Interrogez Homère, il vous dira que l’arbre a plus de force quand il a grandi au milieu des vents. Gardez-vous de croire que c’est par hasard si le prudent Chiron, lorsqu’il a voulu couper du bois pour la lance de Pélée, n’a pas été dans les forêts de Tempé ou de quelque autre vallée du voisinage, où ne manquent point cependant les branches bien lisses et bien longues; il a mieux aimé aller sur le sommet du mont Pélion, où se déchaînent toutes les fureurs de la tempête. Là se trouvait un bois excellent, et la lance qui en fut faite a pu servir à plusieurs générations. Il existe autant de différence entre une tête chevelue et une tête chauve: elles ressemblent, la première à l’arbre du marécage qui reste à l’ombre, la seconde à l’arbre de la montagne en butte à tous les vents; voilà pourquoi l’une est aussi fragile que l’autre est solide. [13] Ce que je dis là peut se vérifier dans la plaine où les armées de Cambyse et de Psammitichus en vinrent aux mains, sur les confins de l’Arabie et de l’Egypte. Comme des deux côtés on estimait que cette journée devait être décisive, on se battit longtemps et avec acharnement; le carnage fut grand, si grand que les survivants ne purent enlever les cadavres pour leur donner la sépulture; tous les tués gisaient pêle-mêle sur la place où ils étaient tombés; on se contenta de séparer les morts des deux nations; et aujourd’hui on voit encore deux monceaux d’ossements, l’un d’Egyptiens, l’autre de Mèdes. Hérodote, en historien consciencieux, a été visiter ces restes, et voici la chose merveilleuse qu’il raconte : Les crânes des Mèdes sont, dit-il, si minces et si mous, qu’on peut les percer rien qu’en les frappant avec un petit caillou; ceux des Egyptiens au contraire sont épais, et si durs et si résistants, que pour les rompre il ne suffit même pas d’une grosse pierre, il faut une massue. Nous avons constaté nous-même le fait. L’explication que l’on en donne, c’est que les Mèdes portent des tiares en laine, tandis que les Egyptiens vivent nu-tête. —Vous trouverez peut-être qu’il est difficile d’aller s’assurer de la chose dans ces lointaines contrées, qu’il est mal d’ailleurs de frapper avec un caillou la tête d’un mort, et qu’il faut se défier d’Hérodote. Mais voyez, j’ai, ainsi que beaucoup de mes concitoyens, des esclaves scythes; ils portent, suivant la mode de leur pays, les cheveux flottants: on peut les assommer d’un coup de poing. Au théâtre, au contraire, on peut, tous les jours de fête, en retenant sa place, voir un homme qui donne au peuple un spectacle des plus curieux : chauve, grâce à l’art, et non pas à la nature, il va plusieurs fois par jour chez le barbier; il se présente devant la foule, pour lui faire voir la solidité d’un crâne qui ne redoute point les épreuves les plus redoutables : il repousse, le front baissé, le choc d’un bélier qui s’élance sur lui les cornes en avant; on verse de la poix bouillante, on brise des vases de Mégare sur sa tête: il paraît insensible; on le frappe, on le frappe encore; les spectateurs en ont le frisson : les corps les plus durs glissent sur son crâne sans lui faire plus de mal qu’une sandale de l’Attique. Tout on regardant cet homme je me félicitais de mon sort; car j’en pourrais faire autant que lui : seulement je n’ai pas la même intrépidité; mais c’est la misère qui le pousse à se montrer intrépide. Pour moi je n’ai pas et j’espère n’avoir jamais besoin de me livrer à de semblables exercices; mais enfin voilà pour les chauves une merveilleuse ressource, qui met le comble à tous leurs avantages. Si nous pouvons réaliser le vœu de Pindare, si notre patrimoine nous assure l’aisance, nous irons au théâtre, où, tranquillement assis, nous n’aurons qu’à écouter et à regarder; s’il faut contribuer aux dépenses publiques, si le peuple fait appel à notre générosité, nous userons largement de notre fortune. Mais si le sort nous devient contraire, si nous tombons dans la pauvreté (et puissent tous les nobles cœurs échapper à ce malheur!) du moins la plus cruelle des souffrances, la faim, sera épargnée à tous ceux qui peuvent faire ces tours de force : un peu de honte est bientôt passé; ils n’auront qu’à monter sur les planches pour attirer tout de suite le public à l’exhibition de leurs prouesses. [14] Prétendre, comme Dion, que la chevelure convient aux hommes aussi bien qu’aux femmes, n’est-ce pas aller contre la vérité et l’évidence? Comment admettre en effet que ce qui est une cause de faiblesse soit le partage de ceux qui sont forts ? La nature et la coutume donnent un démenti à Dion. L’habitude de porter les cheveux longs n’est pas générale pour les hommes; elle varie suivant les pays et les temps : c’est à partir seulement de la bataille de Thyrée que les Lacédémoniens laissèrent croître et que les Argiens coupèrent leurs cheveux. Presque tous les peuples, aujourd’hui comme autrefois, les ont courts; mais toujours et partout les femmes ont aimé à prendre soin de leur chevelure. On n’en voit point, on n’en a vu jamais aucune soumettre sa tête au rasoir, excepté peut-être à des époques de grandes et terribles calamités. Il est possible que cela soit arrivé quelquefois; mais, pour mon compte, ni de nos jours ni dans le passé je n’en connais d’exemple. La nature est d’accord avec la coutume; car nous n’avons jamais ouï parler de femmes qui fussent chauves; et ne dites pas qu’elles peuvent dissimuler leur calvitie sous le voile qui couvre leur tête: les coiffeuses savent bien voir ce qu’il y a sous ce voile. Quand les femmes perdent leurs cheveux, c’est un accident causé par la maladie; encore, avec un peu de soin, reviennent-elles bientôt à leur premier état. Mais pour les hommes, j’entends ceux qui sont vraiment dignes de ce nom, il serait difficile d’en citer un seul qui ne soit pas parvenu à la calvitie; car la calvitie est certainement le but auquel nous devons tendre; mais tous ne l’atteignent pas. Quand le jardinier passe en revue ses arbustes pour reconnaître ceux qui promettent un tronc droit et élancé, s’il en trouve quelques-uns qui soient faibles, il les étaie avec des échalas et des tuteurs: ainsi, puisque tous les hommes dont la nature est vraiment distinguée sont chauves comme je le suis, il faut, avec ceux qui ne le sont pas, employer le rasoir pour corriger et aider la nature. [15] Parlons des Lacédémoniens qui arrangèrent leurs cheveux avant le combat des Thermopyles, grand combat, comme l’appelle Dion, sans doute parce que les Lacédémoniens s’y préparèrent en se peignant. Mais c’était se battre sous de sinistres auspices: aussi pas un de ces guerriers ne survécut à cette journée. Si je dis cela, ce n’est point parce que les poils, comme je l’ai déjà établi, sont une partie morte chez les vivants, mais parce qu’ils croissent surtout sur les cadavres. Tout le monde sait ce qu’ont raconté les prêtres Egyptiens, qu’un mort avait été soigneusement rasé: l’année suivante on le retrouva avec une chevelure et une barbe épaisses. Dion n’a voulu se souvenir que des Grecs qui succombèrent si glorieusement; mais d’autres Grecs ont glorieusement vaincu; ils se sont pleinement vengés des barbares, et ils ont vengé le reste de la Grèce: il se garde bien de les citer. Je veux parler des Macédoniens et des Grecs qui tous, à l’exception des Lacédémoniens, suivirent Alexandre. Avant la bataille d’Arbelles (voilà ce que l’on peut appeler vraiment une grande bataille), sachant par expérience à quels dangers la barbe et les cheveux exposent les soldats, ils se rasèrent tous; puis, appelant à leur aide Dieu, la fortune et leur valeur, ils combattirent pour la conquête du monde. S’ils se décidèrent à se raser, en voici la raison, telle que nous la donne Ptolémée, fils de Lagus, écrivain bien informé, puisqu’il faisait partie de l’expédition, et véridique, puisqu’il était roi, lorsqu’il composa son histoire. [16] Un Macédonien à la chevelure longue et à la barbe épaisse était aux prises avec un Perse: le Perse, gardant toute sa présence d’esprit dans ce pressant danger, jette son bouclier et son javelot, armes inutiles pour combattre le Macédonien; il s’élance, arrive sur son adversaire, le saisit par la barbe et les cheveux; et le mettant ainsi dans l’impossibilité de résister, il l’entraîne comme un poisson, l’abat à ses pieds, et tirant son épée il l’immole. Tous les Perses, les uns après les autres, en font autant; ils abandonnent leurs boucliers; chacun prend un ennemi par les cheveux et le renverse, comme si le mot d’ordre avait été donné à toute l’armée de recourir à ce moyen assuré de vaincre les Macédoniens. Ainsi, parmi les soldats d’Alexandre, ceux-là seulement qui étaient chauves ne furent pas mis en déroute. Le roi fut contraint de reculer devant ces ennemis sans armes, lui que leurs armes n’auraient pu jamais arrêter. Peu s’en fallut qu’Alexandre n’eût à regagner la Cilicie, et ne devint la risée des Grecs, pour avoir été vaincu dans un combat où l’on se prenait aux cheveux. Mais comme les destins voulaient que l’empire des Achéménides tombât au pouvoir des Héraclides, en voyant comment tourne la bataille il donne l’ordre aux trompettes de sonner la retraite ; il ramène ses soldats en lieu sûr, et les fait passer par les mains des barbiers. Bien payés par le roi, ceux-ci eurent bientôt rasé tous les Macédoniens. Dès lors Darius et les Perses virent toutes leurs espérances déçues: ils ne savaient plus où saisir des adversaires qui leur étaient trop supérieurs; la fortune des armes devait leur être contraire. [17] La chevelure n’a donc rien de martial ni d’effrayant; tout au plus sera-t-elle un épouvantail pour les petits enfants. Ne voyons-nous pas les soldats, quand il faut intimider l’ennemi, se couvrir la tête d’un casque? Or le casque, comme son nom l’indique, n’est en réalité qu’un crâne d’airain. — Mais on y ajuste des crins de cheval. — Oui, sans doute, mais ceux qui ont eu à se servir d’un casque savent bien comment il est fait. Je dirai, pour ceux qui l’ignorent, que si l’on adapte une rangée de crins, c’est derrière, entre le métal et la laine qui le garnit intérieurement; mais sur la surface convexe du casque jamais on ne ferait tenir de cheveux: Vulcain lui-même y perdrait sa peine. Aussi ce qui ressemble le plus à une tête chauve, c’est un casque poli; et dans tout l’attirail guerrier il n’est rien qui inspire autant de terreur à l’ennemi. Quand Achille dit que les Troyens ont repris courage, est-ce parce qu’ils ne voient plus flotter la crinière de son casque? Pas du tout; mais que dit-il donc? "Ils n’aperçoivent plus le devant de mon casque, Brillant au loin". Reluisant et lisse, n’est-ce pas tout à fait comme une tête chauve? Et quoi de plus propre à effrayer? — Mais Achille était chevelu, s’il faut en croire Dion. — Oui, mais alors aussi, jeune encore, il était irascible; à cet âge son âme et son corps n’avaient pu acquérir toute leur vigueur. Il est tout simple que les cheveux foisonnent sur la tête des jeunes gens, comme les passions bouillonnent dans leur cœur. Quoi que l’on raconte d’Achille, on ne fera pas de la chevelure une des beautés du corps, pas plus que de la colère une des qualités de l’âme. J’accorde que le fils de Thétis était né pour réunir on lui toutes les vertus, et, je le crois du moins, s’il eût vécu, il aurait eu en partage la calvitie et la sagesse. Bien que jeune, il n’était pas étranger à la médecine et à la musique; et pour ses propres cheveux il en faisait si peu de cas, qu’il les coupait pour les déposer sur les tombeaux comme une pieuse offrande. Socrate aussi, à ce que raconte Aristoxène, était enclin à la colère; et dans ses emportements il ne respectait plus aucune bienséance. Mais Socrate alors n’était pas encore chauve; il n’avait que vingt cinq ans lorsque Parménide et Zénon vinrent à Athènes, comme nous le dit Platon, pour assister aux Panathénées. Si plus tard on avait parlé de Socrate comme d’un homme difficile à vivre et soigneux de sa chevelure, on aurait excité le rire de tous ceux qui le connaissaient : n’était-il pas en effet devenu le plus chauve et le plus doux de tous ceux qui s’étaient jamais occupés de philosophie? N’allez donc pas juger sévèrement le héros à cause de sa chevelure; car dans ce temps-là ce n’était encore qu’un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence. Rien absolument ne nous permet de supposer qu’Achille aurait conservé ses cheveux jusque dans la vieillesse. Moi, j’affirme qu’il ne les aurait pas conservés; j’ai, pour le prouver, son père et son aïeul, dont j’ai vu, oui, dont j’ai vu les images; j’ai sa divine origine : car reportez-vous à ce que j’ai dit plus haut de la figure des dieux. [18] Pourquoi vous emparez-vous, comme d’une bonne fortune, de cette parole d’Hermès? "Minerve, dit-il : --- le prit par les cheveux". Pourquoi ne donnez-vous qu’une partie du vers? Puisque vous n’avez pas voulu le reproduire tout entier, je vais moi-même, vous m’y forcez, compléter le texte. "Minerve venant Derrière le héros, le prit par les cheveux". Très bien, Dion. Ils ne sont pas inutiles les mots supprimés par VOUS, mais ils contredisent votre thèse. J’en conclus que même alors Achille, quoique jeune, était déjà chauve. La déesse vint derrière lui, dit le poète, et le saisit par la chevelure. Mais on a prise aussi sur moi par derrière; on avait prise sur Socrate lui-même, et sur n’importe quel Grec, si avancé qu’il fût en âge. Car il nous reste toujours quelques signes de notre nature périssable. Ce n’est ni aux hommes, ni aux démons, mais aux dieux seuls qu’il appartient de s’affranchir entièrement de toutes les misères inhérentes à l’être mortel. Minerve donc, se tenant "Derrière le héros, le prit par les cheveux". Si, pour le prendre par les cheveux, elle vint derrière lui, c’est que par devant elle n’aurait pu le saisir. [19] Qu’il y ait le moindre avantage à retirer de la chevelure, c’est ce que Dion n’a point montré. Si vraiment elle avait du bon, Dion l’aurait certainement découvert: sous sa plume, le plus mince mérite serait devenu considérable. Il va chercher bien loin les Lacédémoniens; mais cet exemple ne prouve rien, ou plutôt il prouve contre Dion. Puis, à bout de ressources, il s’attache à Homère; jusqu’à la fin de son livre il ne veut plus le lâcher. Mais il en prend fort à son aise avec le poète, sans scrupule, en vrai rhéteur : tantôt il fait d’un vers ce qu’on fait d’un article de loi, il en supprime une partie; tantôt il cite, comme de l’Iliade, des hémistiches qui ne sont pas dans l’Iliade. C’est ainsi qu’il calomnie Hector, ou plutôt Homère, en lui attribuant des vers qui calomnient Hector : disons mieux, il calomnie tout à la fois Hector et Homère. On sait en effet que le guerrier troyen ressemblait aux plus sages par la calvitie. Consultez l’historien qui connaissait si bien les héros, pour avoir combattu avec les uns contre les autres : c’est le témoignage qu’il rend à Hector. Si jamais vous allez à Troie, le premier Troyen venu vous conduira au temple d’Hector, où la statue du héros va tout de suite frapper vos yeux en le regardant on se dit qu’il a été représenté tel qu’il était lorsqu’il reprochait à Pâris sa beauté d’emprunt, sa chevelure trop soignée. Homère, suivant Dion, aurait dit d’Hector: "--- Sa noire chevelure Traîne dans la poussière ---". Mais faites-moi donc voir dans quel chant de l’Iliade se trouvent ces vers : personne, j’imagine, ne sera capable de les découvrir, pas même Ion, cet habile rhapsode. Peut-on admettre qu’Homère donne une longue chevelure au héros qu’il nous a montré comme s’indignant contre un personnage trop occupé de sa parure? C’est comme Philéas accusant Andocide de sacrilège, après avoir lui-même enlevé furtivement de l’Acropole le bouclier de Minerve. Ce que vous dites d’Hector est tout aussi vraisemblable. [20] Que Ménélas ait été blond, il ne s’ensuit pas du tout qu’il fût chevelu. D’ailleurs peut-on voir un éloge de la chevelure dans cette simple mention d’un fait? Les épithètes que nous trouvons dans Homère ne sont pas toutes louangeuses. Dion, cherchant partout des arguments, semble croire que parler de la chevelure et en parler avec estime c’est la même chose. Pour mieux convaincre le lecteur, quand il cite le poète, tantôt il ajoute, tantôt il retranche. S’il veut prouver que la chevelure sied aux hommes mieux qu’aux femmes: « Quand Homère, dit-il, célèbre les déesses, c’est Junon aux grands yeux, c’est Thétis aux pieds d’argent; mais chez Jupiter ce qu’il vante surtout, c’est la chevelure ». Dion n’avait sans doute qu’un exemplaire mutilé de l’Iliade, puisqu’il n’y trouvait pas beaucoup de beaux vers, tels que ceux-ci: "Apollon, qu’enfanta Latone aux beaux cheveux. Pallas aux beaux cheveux doit recevoir tes dons". Et quand Junon veut assoupir Jupiter, Homère nous la montre à sa toilette : elle va, tout à l’heure, ajouter à sa parure cette ceinture merveilleuse où sont renfermés des charmes qui captivent les âmes les plus sages. Après avoir répandu sur ses membres de suaves essences, " --- la déesse Peigne ses beaux cheveux, les parfums, et les tresse Tout brillants d’ambroisie." Une chevelure comme celle-ci mérite bien des éloges; elle en mérite surtout puisqu’elle va séduire Jupiter. Dion, nous pouvons le dire, a oublié de nombreux passages d’Homère; ou plutôt il se les rappelait parfaitement, mais il a feint de ne pas s’en souvenir. Pour moi, voici ce que je déclare, et je ne veux, pour plaider ma cause, rien dire qui soit contraire à ma pensée: je ne puis admettre que parmi les habitants du ciel il en est qui soient chevelus; dieux ou déesses, ils se ressemblent tous. Regardez les astres : Jupiter n’a pas plus de sphéricité que Vénus. La chevelure de Jupiter, c’est pour Dion l’argument décisif; mais quand Homère nous parle des dieux, il est l’esclave des préjugés plutôt que l’interprète fidèle de la vérité. Or l’un de ces préjugés, c’est que Jupiter remue le ciel en secouant sa tête couverte de cheveux épais. Voilà la fausse idée qui s’est accréditée dans le vulgaire et chez les statuaires. Supprimez Homère et les Lacédémoniens, que reste-t-il du discours de Dion? Mais laissons-lui les Lacédémoniens et Homère: toujours est-il que ne sachant rien, ni par lui-même, ni par les autres, sur la nature des cheveux, il ne nous apprend pas ce qu’ils sont au juste, ni quelle en est la valeur réelle ; il ne nous fait pas voir que ce soit vraiment un bien d’en posséder, un mal d’en être privé. Nous, au contraire, descendant au fond des choses, nous avons trouvé que la calvitie est un don inestimable, qui nous rapproche de la Divinité; qu’elle est la fin vers laquelle nous devons tendre; qu’une tête chauve est comme le temple où réside l’esprit céleste, principe de notre pensée. Nous avons énuméré tous les avantages qu’en retirent l’âme et le corps, dit en quoi ils consistent, comment ils se produisent; et nous n’avons rien avancé qui ne fût soutenu par d’évidentes raisons. Mais la chevelure, nous l’avons reconnu, a des effets tout contraires: avec elle viennent l’irréflexion, la grossièreté, et toutes les misères qui nous éloignent de la Divinité. Les poils sont, pour l’animal, comme ces barbes et ces pellicules que la nature capricieuse fait croître sur la plante encore imparfaite. [21] Il n’est pas inutile, je crois, de rechercher quelles sont les habitudes propres à chacune des deux espèces d’hommes dont nous avons fait l’éloge, Dion et moi. C’est parmi ceux qui prennent grand soin de leur chevelure que se trouvent les adultères. Homère fait de ce Pâris, si épris de ses belles boucles, un séducteur; il n’entretient si bien sa chevelure que pour entraîner les femmes à leur perte: ce n’est qu’un adultère. Adultères sont certainement tous ceux à qui l’on peut reprocher ce culte de leur personne. Voilà la race la plus dangereuse, celle qui fait le plus de mal dans la cité. Nous allons au combat, nous bravons tous les dangers pour préserver du déshonneur nos filles et nos femmes; et l’un de ces jeunes élégants va peut-être nous les ravir, et les emmener dans de lointaines contrées, à travers les mers; ou, s’il ne les entraîne pas au loin, il les débauchera dans un coin à la faveur des ténèbres. Quand une épouse est enlevée par l’ennemi, l’époux peut lui garder encore son affection; mais si elle est adultère, il ne reste pour elle aucune place dans le cœur de son mari : alors ce n’est plus à moitié seulement que la femme est perdue pour l’homme. Pour punir ces séducteurs les lois établissent des bourreaux, et les jardiniers sèment ces raves d’Attique qui servent au supplice du coupable, dès qu’il est pris en faute. N’est-ce pas cette race infâme qui a causé la perte d’un grand nombre de familles, et même de cités tout entières? C’est un adultère qui a mis aux prises l’Europe et l’Asie, et qui a poussé les Grecs à traverser les mers pour renverser l’empire de Priam. Plus infâme encore est une autre espèce d’hommes, comme ceux qui ont déshonoré la mémoire d’Alexandre, ces Clisthène, ces Timarque, et tous ces débauchés prostituant leur jeunesse par amour de l’argent, ou, à défaut d’argent, par l’espoir d’obtenir quelque faveur, ou tout simplement pour la satisfaction de leurs ignobles instincts. Tous les efféminés arrangent avec soin leurs cheveux. Voyez ceux qui font ouvertement métier d’attirer les passants: ils pensent les séduire, en essayant de ressembler ainsi aux femmes. Quant à ceux qui cachent leur dépravation en protestant tout haut de leur pureté, dussent-ils ne trahir par aucun autre indice leur participation au culte de Cotys, il suffit de les voir, amoureux de leur chevelure, la parfumer et la disposer en boucles, pour avoir le droit d’affirmer qu’ils sont initiés aux mystères de la déesse de Chios et aux fêtes ithyphalliques. Phérécyde se couvrant la tête d’un pan de sa robe, et montrant son doigt, disait: « Ma peau fait voir quelle est ma maladie. » De même nous reconnaîtrons à leur chevelure les jeunes gens qu’animent d’impures passions. [22] Qui peut contester la sagesse des proverbes? Aristote les considère comme des débris de la philosophie des temps anciens, perdue dans les révolutions qu’a traversées l’humanité : leur piquante concision les a sauvés du naufrage. Aux proverbes et aux idées qu’ils expriment s’attache donc la même autorité qu’à l’antique philosophie d’où ils nous sont venus, et dont ils gardent la noble empreinte; car dans ces âges reculés on saisissait la vérité bien mieux qu’aujourd’hui. Ecoutez donc ce proverbe, et voyez quel en est le sens: "Porteurs de cheveux longs sont tous …" Complétez le vers vous-même, car pour moi je n’ose l’achever, tant le mot et la chose qu’il veut dire me répugnent... Vous l’avez complété? Eh bien ! que vous en semble? A la bonne heure, voilà la vérité qui se révèle; l’oracle a parlé. Elle est assez claire par elle-même cette vérité; mais si elle avait besoin de confirmation, combien de bouches redisent encore aujourd’hui ce vers, et combien l’ont redit dans le passé! Ce qui assure aux proverbes leur perpétuité, c’est que l’occasion de les appliquer s’offre souvent, et ils se représentent ainsi à la mémoire. Nos observations journalières viennent à l’appui du proverbe, et le proverbe justifie nos observations. [23] Quoi qu’il en soit, toujours est-il que Dion a consacré à l’éloge de la chevelure un discours vraiment remarquable. Mais est-il donc besoin d’un Platon pour réfuter cette rhétorique qui ne séduit que par de fausses apparences ? Croyez-vous que ceux qui font métier de teindre les cheveux ne verront pas leur art bien mieux prisé, quand un Grec aura célébré, en plein théâtre, de si rares mérites? Tous les efflanqués voués au culte de Cybèle, tous ceux qui regardent d’un œil de convoitise la femme de leur voisin, doivent être, j’imagine, très reconnaissants à Dion de ce discours qu’il verse, pour ainsi dire, sur leur tête comme une odorante essence. On ambitionne toujours ce qu’on entend publiquement vanter, surtout si le panégyriste est un orateur renommé. La conséquence de ce discours, c’est qu’on verra dans la cité plus de débauchés. Mais ceux que la calvitie place dans les rangs opposés, quels sont-ils? Nos héros à nous ne sont plus les adultères; mais cherchez dans les enceintes sacrées les prêtres, les devins, les ministres des dieux; dans les écoles les maîtres et les précepteurs de la jeunesse; dans les camps les capitaines et les chefs expérimentés; allez partout: tous ceux que la voix publique proclame les plus sages, voilà les nôtres. Il devait être chauve comme nous ce chantre qu’Agamemnon en partant avait laissé pour veiller sur Clytemnestre; car il n’aurait jamais voulu confier à un chevelu la garde d’une femme dont la famille n’était déjà que trop décriée. Les peintres aussi ne déposent-ils pas en notre faveur? Quand ils n’ont pas à reproduire un modèle donné, et qu’ils sont libres de choisir les traits qui leur paraissent le mieux convenir au caractère des personnages, ils croient, en représentant un impudique débauché avec de longs cheveux, satisfaire aux conditions de la ressemblance; au contraire, s’ils ont à peindre un philosophe ou un ministre des autels, ils vont nous montrer sur leur toile un chauve, au front grave: car la calvitie c’est la marque de la vraie sagesse. [24] J’ai rendu service aux philosophes, aux prêtres, aux gens de bien, en composant ce discours où j’ai parlé de la Divinité avec le respect qu’elle mérite, et rappelé aux hommes d’utiles vérités. Si cet écrit, livré au public, obtient du succès; si je puis, en faisant rougir ceux qui entretiennent avec tant de soin leur chevelure, les décider à la raser pour se donner un air plus modeste et plus sage; si je les amène à envier le bonheur de ceux qui peuvent se passer du rasoir, il ne faudra pas m’en faire un mérite: le choix du sujet aura soutenu ma faiblesse, et seul il m’aura permis de combattre avec quelque avantage un éloquent écrivain. Si je ne persuade personne, on me reprochera justement de n’avoir pu, même avec les ressources de la vérité, triompher de Dion qui n’a pour lui que son talent oratoire. Puisse l’étude que j’ai faite de son livre tourner au profit du public !