[6] CHAPITRE VI. Du château de Meûn. Il ne s'illustra pas moins en prêtant le secours de ses armes à l'église d'Orléans. Léon, noble homme du château de Meûn, et vassal de l'évêque d'Orléans, avait enlevé à cette église la plus grande partie dudit château et la suzeraineté d'un autre; Louis, à la tête d'une forte armée, le dompta et le contraignit à se renfermer dans ce même château avec beaucoup des siens. Le château pris, Léon s'efforça de se défendre dans une église voisine de sa demeure, et qu'il avait fortifiée. Mais le fort fut subjugué par un plus fort que lui; Léon se vit accablé d'une telle nuée de flèches et de traits enflammés qu'il ne put résister. Il ne fut pas seul victime de l'excommunication qu'il avait encourue depuis longtemps, car beaucoup d'autres, au nombre de près de soixante, se précipitèrent avec lui du haut de la tour que surmontait la flamme, et percés par le fer des lances dirigées contre eux et des flèches qu'on leur décochait, ils exhalèrent leur dernier soupir et rendirent douloureusement aux enfers leurs âmes criminelles. [7] CHAPITRE VII. Du château de Montaigu. Un très fort château du pays de Laon, appelé Montaigu, était tombé, par suite d'un certain mariage, en la possession de Thomas de Marle, homme perdu de crimes et non moins odieux à ses semblables qu'à Dieu. De toutes parts, ses compatriotes redoutaient et subissaient sa rage intolérable comme celle du loup le plus cruel, et accrue par l'audace que lui donnait son inexpugnable château; aussi celui même qui passait pour son père, Enguerrand de Boves, homme respectable et fort honoré, travaillait vivement, et plus que tout autre, à le chasser de son château à cause de sa féroce tyrannie. Ce même Enguerrand, Ebble de Roussi, et tous ceux qu'ils purent attirer dans leur parti, convinrent donc entre eux d'assiéger son château et lui-même pendant qu'il y était, de le tenir enfermé de tous côtés par une enceinte de pieux et de bouleaux, de le forcer, par les tourments d'une longue famine, à se rendre à discrétion, de détruire, s'il était possible, son château de fond en comble, et de le condamner de sa personne à une prison perpétuelle. Ce méchant homme, voyant ce qui se passait, commença par bien fortifier son château; puis, comme les palissades ne l'enfermaient pas encore complétement d'un côté à l'autre, il s'échappa furtivement, se rendit en toute hâte auprès du jeune héros, corrompit tous ceux qui l'entouraient par des présents et des promesses, et obtint promptement qu'il viendrait le secourir avec quelques troupes. En effet, Louis, que son âge et son caractère rendaient facile à se laisser toucher, rassembla une armée de sept cents hommes d'armes et marcha en diligence vers le pays où se faisait la guerre. Comme il approchait du château de Montaigu, ceux qui avaient investi cette place de toutes parts envoyèrent des députés au prince, comme à leur seigneur futur, pour le supplier de ne pas rejeter sur eux le blâme de toute cette affaire en les forçant de lever le siége du château, le conjurer de ne pas s'exposer à perdre les services de tant de braves gens pour un homme profondément scélérat, et lui protester avec franchise que ce serait un malheur bien plus funeste pour lui-même que pour eux si la tranquillité était assurée à ce pervers. Mais n'ayant pu réussir ni par douceur ni par menaces à le détourner de son projet, ils ne voulurent point en venir aux hostilités contre leur seigneur futur, et, fermement résolus de reprendre la guerre lorsqu'il quitterait le château assiégé, ils se retirèrent et souffrirent, bien à regret, qu'il fît tout ce qui lui plairait. Quant à lui, brisant et arrachant de sa main puissante toutes les fortifications qui resserraient de tous côtés le château de Montaigu, il le délivra, et, déjouant les plans chimériques des ennemis, il fournit abondamment la place d'armes et de vivres. Les grands, qui, par amour et par respect pour lui, s'étaient retirés, reconnaissant qu'il n'avait eu pour eux aucun égard, s'emportèrent en plaintes violentes, et menacèrent avec serment de ne plus lui obéir davantage. Lors donc qu'il le virent se retirer, ils levèrent leur camp, firent mettre leurs soldats en ordre de bataille, et le suivirent comme pour le combattre. Ce qui seul empêcha qu'on n'en vînt mutuellement aux mains, c'est qu'un torrent qui séparait les armées des deux partis, et ne leur offrait qu'un passage long et difficile, ne leur permit pas de se combattre. Les deux troupes se menaçant réciproquement de leurs javelots, restèrent donc en présence ce jour-là et le lendemain. Alors arriva tout à coup du camp ennemi dans celui des Français un certain bouffon, brave chevalier, qui leur annonça qu'aussitôt que les autres trouveraient un moyen de traverser le torrent, ils viendraient très certainement leur livrer bataille pour venger par la lance et le glaive l'injure faite à leur liberté; quant à lui, ajouta-t-il, on l'avait renvoyé à son maître naturel combattre pour sa cause et sous son drapeau. A peine ce discours est-il répandu dans les tentes du camp, que les chevaliers, croyant plus digne d'eux d'attaquer l'ennemi que de se tenir sur la défensive, trépignent de fureur, revêtent des cuirasses et des casques d'une éclatante beauté, s'excitent dans leur propre ardeur, et brûlent de franchir le torrent s'il sont assez heureux pour découvrir un gué. Voyant cela, les hommes les plus considérables de l'autre parti, Enguerrand de Boves, Ebble de Roussi, le comte André, Hugues-le-Blanc de La Ferté, Robert de Chépy et d'autres sages et discrets personnages, pleins d'admiration pour l'audace de leur seigneur futur, préférèrent prudemment rentrer sous son obéissance, vinrent trouver le jeune guerrier d'une manière pacifique, et, lui tendant la main droite en signe d'amitié, ils l'embrassèrent et s'engagèrent, eux et les leurs, à continuer de le servir. Comme la ruine des impies est toujours écrite dans les décrets de la volonté divine, Thomas perdit quelque temps après, par un divorce, et le château et les avantages de son mariage, qui se trouvait souillé de la tache d'une union incestueuse avec une proche parente de son sang. [8] CHAPITRE VIII. Du château de Montlhéry. C'Était par ces preuves de valeur, et d'autres encore, que le seigneur futur de la France s'élevait dans l'opinion, et s'efforçait avec une courageuse constance, toutes les fois qu'il s'en offrait quelque occasion favorable, de pourvoir avec sagacité à l'administralion du royaume et de la chose publique, de dompter les rebelles, et de prendre ou de soumettre par tous les moyens possibles les châteaux signalés comme oppresseurs. Ainsi, par exemple, Guide Truxel, fils de Milon de Montlhéry, homme remuant et troublant le royaume, revint chez lui de l'expédition du Saint-Sépulcre, brisé par la fatigue d'une route longue et pénible, et par le chagrin de peines de tout genre; comme par crainte de Corbaran, il s'était sauvé d'Antioche en descendant le long d'un mur, et avait déserté l'armée de Dieu assiégée dans cette ville, il se voyait abandonné de tout le monde. Craignant donc que sa fille seul enfant qu'il eût, ne fût privée de son héritage, il céda aux desirs et aux conseils du roi Philippe et de son fils Louis, qui tous deux convoitaient vivement son château, maria sa fille à Philippe, l'un des fils que le roi avait eus de cette comtesse d'Angers dont on a parlé plus haut; et le seigneur Louis, frère aîné de Philippe, pour s'attacher son jeune frère par les liens de l'amitié la plus ferme, lui assura, à l'occasion de ce mariage, et à la prière du roi son père, le château de Mantes. Le château de Montlhéry étant ainsi tombé, à cette occasion, au pouvoir de ces princes, ils s'en réjouirent comme si on leur eût arraché une paille de l'œil, ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. Nous avons en effet entendu le père de Louis dire à son fils: «Allons, enfant Louis, sois attentif à bien conserver cette tour d'où sont parties des vexations qui m'ont presque fait vieillir, ainsi que des ruses et des fraudes criminelles qui ne m'ont jamais permis d'obtenir une bonne paix et un repos assuré.» En effet, les maîtres de ce château, par leur infidélité, rendaient les fidèles infidèles, et les infidèles très infidèles; ils savaient de loin comme de près réunir ces hommes perfides, et faisaient si bien qu'il ne se passait rien de mal dans le royaume qu'avec leur assentiment et leur concours. Comme d'ailleurs le territoire de Paris était entouré du côté du fleuve de la Seine par Corbeil, à moitié chemin de Montlhéry, et à droite par Châteaufort, il en résultait un tel embarras et un tel désordre dans les communications entre les habitants de Paris et ceux d'Orléans, qu'à moins de faire route en grande troupe, ceux-ci ne pouvaient aller chez ceux-là, ni ceux-là chez ceux-ci, que sous le bon plaisir de ces perfides. Mais le mariage dont on a parlé fit tomber cette barrière et rendit l'accès facile entre les deux villes. Gui comte de Rochefort, homme habile et vieux guerrier, oncle paternel du susdit Gui de Truxel, étant revenu de Jérusalem couvert de gloire et chargé de richesses, s'attacha pour lors de cœur au roi Philippe. Comme par suite d'une familiarité ancienne, et pour d'autres raisons encore, ce comte avait été sénéchal de ce prince, Philippe et son fils, le seigneur Louis, firent du sénéchal le chef de l'administration de l'État, afin de s'assurer pour l'avenir la possession tranquille du château de Montlhéry, nommé ci-dessus, et d'obtenir paix et services du comté limitrophe de leurs domaines, savoir, celui de Rochefort et de Châteaufort, ainsi que d'autres châteaux voisins; ce qui jusqu'alors n'avait pas eu lieu. La mutuelle intimité du sénéchal et des princes s'accrut à ce point que le fils, le seigneur Louis, consentit à recevoir solennellement en mariage la fille de ce même Gui, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile. Mais cette jeune personne qu'il avait acceptée pour fiancée, il ne l'eut point pour épouse; car, avant que cette union se consommât, l'empêchement pour cause de parenté fut opposé au mariage, et le fit rompre après quelques années. Cette amitié subsista si bien pendant trois ans, que le père et le fils avaient en Gui une confiance sans bornes, et que ce comte, ainsi que son fils, Hugues de Crécy, s'employèrent de toutes leurs forces pour la défense et l'honneur du royaume. Mais il n'est que trop vrai: "Quo semel est imbuta recens seruabit odorem Testa diu". {Horace, Épîtres, I, 2, 69-70} Les hommes de Montlhéry, jaloux de se montrer fidèles à leur habituelle perfidie, machinèrent une trahison par le moyen des frères Garlande, qui alors avaient encouru l'inimitié du roi et de son fils; le vicomte Milon de Troyes, frère cadet de Gui de Truxel, se présenta donc devant Montlhéry avec la vicomtesse sa mère, et une nombreuse troupe de soldats. Accueilli dans le château avec toute l'ardeur du parjure, il rappela à plusieurs reprises, et en pleurant, les bienfaits de son père, remit sous les yeux de ces hommes leur naturelle et généreuse activité, loua hautement leur admirable fidélité, leur rendit des actions de grâces pour son rappel, se jeta à leurs genoux, et les supplia humblement de bien achever ce qu'ils avaient si bien commencé. Touchés de le voir si tristement prosterné devant eux, ces traîtres courent aux armes, volent vers la tour, attaquent ceux qui la défendent, et combattent si vivement avec le glaive, la lance, la flamme, l'épieu et les pierres, que dans plusieurs endroits ils font brèche au rempart extérieur de la tour, et blessent mortellement beaucoup de ses défenseurs. Dans cette tour s'étaient renfermées l'épouse de Gui le sénéchal dont il a été parlé, et sa fille fiancée au seigneur Louis. La nouvelle de ce qui se passait ayant frappé les oreilles dudit Gui, en homme d'un grand courage, il part sur-le-champ et s'approche audacieusement du château avec autant de chevaliers qu'il en peut réunir; mais, pour que de tous les points on puisse venir le joindre promptement, il envoie partout les messagers les plus capables de faire diligence. Ceux qui assiégeaient la tour, sans avoir pu réussir encore à s'en emparer, voyant Gui de dessus la hauteur, et craignant comme la mort l'arrivée du seigneur Louis, s'éloignèrent de la place, hésitant s'ils demeureraient ou prendraient la fuite. Mais Gui, non moins avisé que vaillant, attira sagement les frères Garlande hors de leur camp, leur assura, sous la foi du serment, la paix et leur grâce au nom du roi et du seigneur Louis, et de cette manière les fit renoncer, eux et leurs complices, à l'entreprise qu'ils avaient commencée; par suite de leur défection, Milon lui-même se vit sans ressource. Son complot ainsi avorté, il prit rapidement la fuite, tout en pleurant et se lamentant. Au premier bruit de ce qui se passait, le seigneur Louis marcha en toute hâte vers le château. Ayant appris où en étaient vraiment les choses, il se réjouit de n'avoir éprouvé aucune perte, mais s'affligea de ne plus trouver aucun rebelle qu'il pût faire attacher à la potence. Cependant il observa religieusement, envers ceux qui étaient restés sur les lieux, la paix que Gui leur avait donnée sous la foi du serment; mais, de peur que dans la suite ils ne tramassent quelque chose de semblable, il détruisit toutes les fortifications du château, à l'exception de la tour. [9] CHAPITRE IX. De Boémond, prince d'Antioche. Vers ce temps, l'illustre Boémond, prince d'Antioche, auquel, après un siége vigoureux, la forteresse de cette ville s'était spécialement rendue, à cause de sa bravoure, débarqua dans les États de la Gaule. Une chose qui ne pouvait avoir eu lieu sans intervention de la main de Dieu, le fit proclamer homme fameux et distingué par dessus tous les autres, parmi les Chrétiens qui combattaient en Orient, et même parmi les Sarrasins. En effet, pendant qu'avec son père Robert Guiscard il assiégeait le château de Durazzo, au-delà de la mer, ni les richesses de Thessalonique, ni les trésors de Constantinople, ni les forces mêmes de la Grèce entière, n'avaient pu les faire renoncer à cette entreprise. Tout à coup des légats du seigneur pape Alexandre, envoyés pour réclamer leur secours, et les adjurer, au nom de l'amour de Dieu et de l'obligation que leur imposait leur propre serment, passent la mer après eux, viennent les trouver, les supplient pieusement d'arracher des mains de l'empereur l'Église romaine, et le seigneur pape enfermé dans le château Saint-Ange, et leur annoncent, sous serment, que s'ils ne se hâtent de venir, l'église, la ville, et bien plus encore, le seigneur pape lui-même, périront sans aucun doute. Les deux princes, hésitant sur le parti qu'ils prendront, ou d'abandonner, sans espoir de jamais la reprendre, une expédition si importante et si coûteuse, ou de servir et même d'empêcher de périr le seigneur pape, Rome et son église, et se voyant avec peine réduits à cette alternative, s'arrêtent enfin à ce qu'il y avait de mieux, et conviennent de faire la dernière chose sans renoncer à la première. Boémond demeure donc chargé de ce siége; et son père repasse la mer, revient dans la Pouille, rassemble de tous les points de la Sicile, de la Pouille, de la Calabre et de la Campanie, des armes et des hommes, et s'avance vers Rome avec autant de promptitude que d'audace. Pendant qu'il harcelait cette ville, l'empereur de Constantinople, informé de son éloignement, réunit une armée de Grecs pour écraser Boémond, et mit tout en œuvre par terre et par mer, afin de secourir Durazzo; mais il arriva, par la volonté de Dieu, et ce fut vraiment un étonnant prodige, que le même jour où Guiscard le père en vint aux mains dans Rome avec l'empereur, Boémond combattit courageusement l'empereur de Constantinople, et que, chose admirable à dire, les deux princes triomphèrent au même moment des deux empereurs. Le dit Boémond vint donc dans les Gaules tâcher, par tous les moyens possibles, d'obtenir en mariage Constance, sœur de Louis, seigneur futur des Français, princesse d'un caractère aimable, d'une taille élégante, et d'une très belle figure. La force du royaume des Français et la valeur de Louis étaient tellement renommées, que les Sarrasins eux-mêmes tremblaient à la seule idée d'une telle union. Cette princesse était libre de tout engagement; elle en avait rompu dédaigneusement un premier avec Hugues, comte de Troyes, qui la recherchait en mariage, et elle souhaitait se remarier avec un époux dont elle n'eût pas à rougir. L'adroit prince d'Antioche fit si bien, à force de dons et de promesses, qu'il fut jugé tout-à-fait digne de s'unir solennellement à cette princesse, dans la ville de Chartres, en présence du roi, du seigneur Louis, de beaucoup d'archevêques, d'évêques, et de grands du royaume. A cette cérémonie assista aussi le seigneur Brunon, évêque de Segni, légat du siége apostolique de Rome, et chargé par le seigneur pape Pascal d'accompagner le seigneur Boémond, afin de solliciter et d'encourager les fidèles à partir pour le Saint-Sépulcre. Ce légat tint donc à Poitiers un nombreux et célèbre concile où j'assistai, revenant tout nouvellement des écoles. On y traita de diverses affaires synodales, et principalement de la nécessité que le zèle pour le voyage de Jérusalem ne se refroidît pas. Le légat et Boémond parvinrent à exciter beaucoup de gens à l'entreprendre; aussi ce même Boémond, ainsi que la princesse Constance, accompagnés dudit légat, d'une suite nombreuse et d'une armée considérable, retournèrent dans leur principauté, comblés de gloire et de félicité. Cette princesse Constance donna au seigneur Boémond deux fils, Jean et Boémond; mais Jean mourut dans la Pouille avant d'avoir atteint l'âge de chevalerie. Boémond, jeune homme distingué, habile chevalier, et qui fut fait prince d'Antioche, pressant un jour vivement les Sarrasins de ses armes, et ne tenant aucun compte de leurs efforts pour lui nuire, les poursuivit imprudemment, tomba dans une embuscade pour s'être laissé emporter par son ardeur plus qu'il ne convenait, fut décapité malheureusement avec une centaine de ses soldats, et perdit ainsi tout à la fois Antioche, la Pouille et la vie. L'année qui suivit le retour du susdit Boémond dans sa patrie, le souverain et universel pontife Pascal, de vénérable mémoire, vint dans le pays d'occident, suivi d'un grand nombre de très sages évêques et cardinaux, et d'une foule de nobles Romains, voulant consulter le roi des Français, son fils Louis, roi désigné, et l'Église française, sur certains embarras et récentes querelles dont le tourmentait et menaçait de le tourmenter davantage encore l'empereur Henri. Cet homme, dénué de toute affection pour l'auteur de ses jours, et de tout sentiment d'humanité, persécuteur cruel et spoliateur de son père, Henri avait poussé, disait-on, l'impiété jusqu'à le forcer, en le retenant dans une dure captivité, et en le livrant aux coups et aux injures de ses ennemis, de lui remettre les insignes de la royauté, c'est-à-dire la couronne, le sceptre, et la lance de Saint-Maurice, et de ne conserver rien qui lui appartînt en propre dans tout le royaume. Il fut donc convenu à Rome qu'en raison de la vénale perfidie des Romains, il y aurait plus de sûreté à discuter les objets dont on a parlé ci-dessus, et toutes les autres questions, en France où l'on prendrait l'avis du roi, du fils du roi et de l’Église française, que dans la ville de Rome. Le pape vint en conséquence à Cluny, et de Cluny à la Charité, où il réunit une assemblée d'archevêques, d'évêques et de religieux, et où il fit la dédicace d'un illustre monastère. Dans cette ville accoururent les plus nobles d'entre les grands du royaume: de ce nombre fut le sénéchal du roi, le noble comte de Rochefort, chargé d'aller au devant du seigneur pape et de le servir en tout ce qu'il entendrait dans toute l'étendue du royaume, comme le père spirituel des Chrétiens. Je fus aussi présent à la consécration de ce monastère là, me présentant bravement devant le seigneur pape, j'attaquai par d'évidentes raisons le seigneur évêque de Paris, Galon, qui tourmentait d'une foule de querelles l'église du bienheureux Denis, et j'obtins contre lui un jugement canonique. Après que, la tiare sur la tête, comme c'est la coutume romaine, le pape eut chanté, dans l'église de Saint-Martin de Tours, le Laetare Hierusalem, il se rendit avec une pieuse bonté au vénérable monastère du bienheureux Denis, qu'il regardait comme la demeure propre du bienheureux Pierre; accueilli dans ce couvent avec pompe, et comme un souverain pontife a droit de l'être, il laissa à la postérité cet exemple unique, mémorable et tout nouveau pour les Romains, non seulement de ne convoiter, comme on le craignait beaucoup, ni l'or, ni l'argent, ni les pierres précieuses du monastère, mais même de ne pas daigner y jeter les yeux. Prosterné avec une grande humilité devant les reliques des Saints, il offrait au ciel les larmes d'une sincère componction, et se présentait lui-même, et du fond de son cœur, en holocauste au Seigneur et à ses Saints; puis, demandant avec supplications, qu'on lui donnât, pour le protéger auprès de Dieu, quelques petits morceaux de vêtemens teints du sang du bienheureux Denis, il disait: «Qu'il ne vous déplaise pas de nous rendre un peu des vêtemens de ce saint à nous, qui, sans en murmurer, avons destiné cet illustre personnage à l'apostolat de la Gaule.» Le roi Philippe et le seigneur Louis son fils vinrent avec empressement et plaisir au-devant du pontife dans ce monastère, et, par amour de Dieu, humilièrent à ses pieds la majesté royale, comme les rois ont coutume de le faire en se prosternant, et en abaissant leurs diadêmes devant le tombeau du pécheur Pierre. Le pape, relevant ces princes de sa main, les fit tenir debout en sa présence comme de très pieux enfants des apôtres. Ce sage pontife, agissant avec sagesse, conféra ensuite familièrement avec eux de l'état de l'Église, et se les conciliant par de douces paroles, les supplia de prêter leurs secours au bienheureux Pierre, et à son vicaire, de soutenir l'Église de leur main puissante, et comme ce fut toujours la coutume des rois des Français leurs prédécesseurs, tels que Charles-le-Grand et autres, de résister courageusement aux tyrans, aux ennemis de l'Église, et surtout à l'empereur Henri. Les princes lui donnèrent leur main droite en signe d'amitié, de secours et d'union dans le même dessein, et chargèrent des archevêques, des évêques, et Adam, abbé de SaintDenis, que j'accompagnai, de se hâter d'aller avec lui trouver, à Châlons-sur-Marne, les envoyés de l'empereur. Le pape, ayant séjourné quelque temps dans cette ville, ainsi qu'il avait été convenu, les députés de l'empereur Henri, hommes sans humilité, durs et rebelles, qui s'étaient logés au monastère de Saint-Mesmin, y laissèrent le chancelier Albert, à la bouche et au cœur duquel l'empereur obéissait aveuglément, et se rendirent au lieu préparé pour l'assemblée, avec une nombreuse escorte, un grand faste, et tous richement vêtus. Ces envoyés étaient, l'archevêque de Trèves, l'évêque d'Halberstadt, celui de Munster, plusieurs comtes, et le duc Guelfe, qui faisait porter partout son épée devant lui: homme d'une énorme corpulence, vraiment étonnant par l'étendue de sa surface en longueur et en largeur, et grand clabaudeur. Ces hommes turbulents paraissaient envoyés plutôt pour effrayer que pour discuter raisonnablement. Il faut en excepter le seul archevêque de Trèves, homme agréable, de bonnes manières, riche en science et en éloquence, et familiarisé avec le ton et la langue des Gaules. Il fit un discours spirituel, et offrit au nom de l'empereur son maître, salut et services au seigneur pape et à l'assemblée, mais toujours sauf les droits du trône; puis arrivant à l'objet de leur mission, il poursuivit en ces termes: «Voici le motif pour lequel notre seigneur l'empereur nous a envoyés: il est connu qu'aux temps de nos prédécesseurs, hommes saints et vraiment apostoliques, tels que Grégoire-le-Grand et d'autres, c'était un droit appartenant à l'Empire que, dans toute élection, on suivît constamment cette règle. D'abord on portait l'élection à la connaissance du seigneur empereur avant de l'annoncer publiquement; on s'assurait si la personne proposée lui convenait, et on prenait son consentement avant de terminer; ensuite, et conformément aux canons, on proclamait dans une assemblée générale cette élection comme faite à la demande du peuple, par le a choix du clergé, et avec l'approbation du distributeur de tout honneur. Enfin, celui qui avait été ainsi élu librement et sans simonie, devait se présenter devant le seigneur empereur, lui jurer fidélité, et lui prêter foi et hommage pour obtenir la jouissance des droits régaliens, et recevoir l'investiture par la crosse et l'anneau. Il ne faut pas s'en étonner: nul, en effet, ne peut être admis en aucune manière à jouir autrement de cités, de châteaux, de marches, de péages, et de toutes choses relevant de la dignité impériale. Si le seigneur pape accorde cela, une paix stable et prospère unira pour toujours le Trône et l'Église à la plus grande louange de Dieu.» A tout cela, le seigneur pape répondit sagement par la bouche de l'évêque de Plaisance, orateur distingué, que l'Église, rachetée et constituée libre par le précieux sang de Jésus-Christ, ne devait plus, en aucune manière, redevenir esclave; que si l'Église ne pouvait élire un prélat sans consulter l'empereur, elle lui était servilement subordonnée, et perdait tout le fruit de la mort du Christ; que donner l'investiture par la crosse et l'anneau, choses qui de leur nature appartiennent à l'autel, c'est usurper sur Dieu même; que mettre en signe d'obéissance des mains sanctifiées par le corps et le sang du Seigneur dans les mains d'un laïque, que le glaive a teintes de sang, c'est déroger à son rang et à l'onction sainte. Quand ces envoyés intraitables eurent entendu ces observations et d'autres semblables, frémissant avec un emportement tout-à-fait teutonique, ils firent grand bruit, et, s'ils eussent cru pouvoir l'oser avec sécurité, ils se seraient portés à des violences, et auraient dit des injures. «Ce n'est pas ici, s'écrièrent-ils, mais à Rome, et par l'épée, que se décidera cette querelle.» Mais le pape envoya vers le chancelier plusieurs hommes habiles et renommés par leur sagesse pour discuter avec lui toute cette affaire doucement et avec mesure, l'écouter, s'en faire écouter, et le prier instamment de donner tous ses soins à la paix de l'Église et de l'Empire. Quand les députés partirent, le seigneur pape se rendit à Troyes, y tint avec la plus grande pompe un concile général, annoncé depuis longtemps. Ce pontife, pénétré d'amour pour les Français qui l'avaient servi de tout leur pouvoir, mais plein de la crainte et de la haine que lui inspiraient les Teutons, retourna ensuite heureusement dans la ville de Saint-Pierre. Cependant la seconde année qui suivit son départ était à peine écoulée, que l'empereur, charmé de ne plus voir d'autre route ouverte dans cette affaire que l'effusion du sang, rassembla une effrayante armée de trente mille soldats. Il marcha droit vers Rome, feignit adroitement de ne s'avancer que dans des vues pacifiques, et d'abandonner la querelle des investitures; il en fit même la promesse, et en ajouta d'autres non moins brillantes; prodigua les caresses afin d'obtenir l'entrée de la ville, qu'il n'aurait pu avoir autrement, et ne craignit pas de tromper le souverain pontife, toute l'Église, et, qui plus est, le roi des rois lui-même. En apprenant qu'une contestation si grave et si funeste à l'Église était assoupie, les nobles romains se livrèrent aux élans de la joie, autant et plus même qu'il n'était raisonnable de le faire. Le clergé triompha avec enivrement, et tous, transportés de plaisir, rivalisèrent de zèle pour recevoir l'empereur avec la pompe la plus magnifique et les plus grands honneurs. Pendant que le seigneur pape et une troupe nombreuse d'évêques et de cardinaux, vêtus de leurs longs habits et montés sur des chevaux couverts de housses blanches, s'empressaient d'aller, suivis de tout le peuple de Rome, au devant de l'empereur, des députés envoyés en avant avaient reçu de lui, en lui faisant toucher les très saints Évangiles, le serment de donner la paix à l'Église et de renoncer à l'investiture; ce serment fut ensuite renouvelé dans le lieu appelé Montjoie, d'où ceux qui arrivent à Rome découvrent pour la première fois les temples des bienheureux Apôtres; une troisième fois, à la grande et universelle admiration des Romains, l'empereur et ses grands prêtèrent encore ce serment, de leurs propres mains, aux portes même de la ville. Aussi ce prince fut-il reçu plus magnifiquement que ne l'eût été sous un arc de triomphe le vainqueur de l'Afrique; des hymnes et de nombreux chants de triomphe accompagnaient sa marche; le seigneur pape le couronna de sa main avec le très saint diadême qu'avaient porté les empereurs, et on le conduisit avec la pompe la plus solennelle et la plus religieuse au très saint autel des Apôtres, au milieu des cantiques qu'entonnaient les clercs et du terrible bruit dont le chant des Allemands faisait retentir le ciel. Lors donc que le pape, qui célébra une messe d'actions de grâces, eut consacré le corps et le sang de Jésus-Christ, l'empereur, ne craignant plus d'immoler le Dieu qui s'est miraculeusement offert pour l’Église, communia d'une partie de l'hostie en signe d'une inaltérable amitié et de sa fidélité au pacte juré. La messe finie, le seigneur pape n'avait pas encore quitté ses ornements épiscopaux, que, par une méchanceté à laquelle on était loin de s'attendre, les Teutons grincent des dents, et s'emportent avec fureur sous un feint prétexte de querelle; puis ils tirent leurs glaives, courent de tous côtés comme des maniaques, attaquent les Romains désarmés, comme ils devaient l'être dans un tel lieu, et crient en jurant qu'il faut arrêter et égorger tout le clergé romain et tous les prélats, tant évêques que cardinaux; enfin, comme il n'est aucun excès auquel la folie ne puisse aller, ils ne craignent pas de porter leurs mains sacriléges sur le seigneur pape. La noblesse romaine et le peuple lui-même, saisis d'une affliction inexprimable et l'ame brisée de douleur, s'abandonnent au désespoir: s'apercevant, quoique trop tard, de l'odieux complot, les uns courent aux armes et les autres fuient comme des insensés; mais ils ne peuvent échapper à cette attaque inopinée des ennemis qu'en arrachant les poutres des portiques, et se faisant ainsi un moyen de défense de leur propre ruine. Quant au susdit empereur, effrayé par les remords déchirants de sa conscience criminelle et l'horreur de cette action scélérate, il quitta la ville au plus vite, traînant après lui le seigneur pape et autant d'évêques et de cardinaux qu'il le put; il en fit sa proie, violence inouïe pour des Chrétiens de la part d'un Chrétien, et se retira dans le château Saint-Ange, lieu très fortifié par la nature et par l'art. Dépouillant alors honteusement les cardinaux des marques de leur dignité, il les traita indécemment, et, ce qui est affreux à dire, sans être retenu par la crainte de porter la main sur l'oint du Seigneur, il arracha insolemment au pape lui-même la mitre, le pluvial et tous les insignes de l'apostolat dont il était revêtu: prodiguant enfin les injures au pontife et aux siens, et les accablant d'une foule d'infâmes traitements, il ne leur rendit la liberté qu'après avoir forcé le pape à le dégager du traité dont on a parlé plus haut et à reconnaître la prétention qu'il s'arrogeait. Il lui extorqua, de plus, par surprise, le privilége de donner dans la suite l'investiture; mais bientôt, et de l'avis de toute l'Église, le seigneur pape révoqua cette concession dans un grand concile de trois cents évêques et plus, auquel j'assistai, et il l'annula en foudroyant l'empereur d'un anathême éternel. Si quelqu'un recherche pourquoi ce pontife se conduisit avec tant de tiédeur, il reconnaîtra que l'Église languissait frappée dans son pasteur et les hommes appelés à le seconder, et qu'un tyran l'asservissait presque entièrement et la dominait comme sa chose propre, parce qu'il ne se trouvait personne qui lui résistât. La vérité de cette assertion, la suite l'a prouvée. Aussitôt, en effet, que le pape fut parvenu d'une manière quelconque à faire mettre en liberté ses frères, les colonnes de l'Église, pour qu'ils la surveillassent et réparassent ses maux, et qu'il lui eut redonné une sorte de paix, il s'enfuit au désert pour y vivre dans la solitude, et y serait demeuré toujours, si toute l'Église et les Romains ne lui eussent fait violence pour le contraindre à revenir. Au reste, le Seigneur Jésus-Christ, rédempteur et défenseur de son Église, ne souffrit pas qu'elle fût plus longtemps foulée aux pieds, et que l'empereur restât impuni. Ceux, en effet, qui n'avaient été jusque-là ni retenus ni liés par leur foi, prirent enfin en main la cause de l'Église ébranlée dans ses fondements, réunirent, par le conseil et avec l'appui du seigneur futur Louis, toute l'Église gauloise en un fameux concile, chargèrent le tyrannique empereur des chaînes de l'excommunication et le percèrent de l'épée du bienheureux Pierre. Ensuite, soulevant contre lui les grands qui appartenaient à l'empire teutonique, ainsi que la majeure partie de ses propres États, ils déposèrent ses complices, entre autres Bouchard le Roux, évêque de Munster, et ne cessèrent point de poursuivre et de dépouiller Henri jusqu'à ce que sa criminelle vie et son gouvernement tyrannique eussent eu la fin qui leur était due. Par suite de ce malheur justement mérité et de la vengeance de Dieu, l'Empire passa dans une autre famille. Henri une fois exterminé, le duc de Saxe, Lothaire, homme belliqueux et défenseur invincible de l'État, le remplaça. Après qu'accompagné du seigneur pape Innocent, il eut, sous les yeux même de Roger, qui s'était déclaré roi de Sicile, ravagé et dompté l'Italie rebelle, la Campanie, la Pouille, et tout le pays jusqu'à la mer Adriatique, ce prince victorieux mourut, comme il retournait dans sa patrie, après cet illustre triomphe. Que d'autres écrivains retracent ces événements et d'autres de cette nature; quant à nous, retournons à décrire, comme nous nous le sommes proposé, les actions des Français. [10] CHAPITRE X. De la prise du château de Gournai. Le comte Gui de Rochefort, dont on a parlé plus haut, avait conçu un vif mécontentement de ce que, par les intrigues de ses ennemis, le mariage contracté entre sa fille et le seigneur désigné des Français, avait été attaqué pour cause de parenté et rompu par le divorce en présence du seigneur pape. Cette légère étincelle entretenue dans son cœur y excita un violent incendie; son maître futur ne lui témoignait pourtant pas moins d'attachement, quand tout à coup les Garlande se mêlant de cette affaire, brisèrent les liens de cette amitié, anéantirent cette union et envenimèrent les haines. Une occasion de faire la guerre s'offrit pour lors au seigneur futur de la France. Hugues de Pompone, vaillant chevalier et seigneur châtelain du château de Gournai situé sur la Marne, avait enlevé à l'improviste sur la voie royale et conduit à Gournai les chevaux de quelques marchands; Louis, presque hors de lui-même à la nouvelle de cette insultante audace, rassembla une armée et investit sur-le-champ le château qui manquait de vivres. Au château touche une île renommée par la bonté de ses pâturages et excellente pour les chevaux et les troupeaux; elle s'étend un peu en largeur, mais plus en longueur, et était d'une grande utilité aux assiégés. Elle offre en effet à ceux qui s'y promènent l'agréable spectacle d'eaux claires et courantes; elle réjouit les yeux par sa belle végétation de gazons tantôt verts et tantôt couverts de fleurs, et entourée de tous côtés par les eaux de la rivière, elle donne pleine sécurité à ceux qui l'habitent. Le seigneur Louis, ayant préparé une flotte, se hâta d'attaquer cette île; il fit mettre nus quelques-uns de ses chevaliers et beaucoup de ses fantassins, afin qu'ils pussent prendre terre plus aisément et se sauver plus vite s'il leur arrivait d'échouer dans leur tentative; d'autres se jetèrent à la nage, d'autres encore traversèrent le fleuve à cheval comme ils purent, et quoique avec plus de danger; lui-même enfin s'y élança et ordonna audacieusement d'occuper l'île. Les assiégés résistent courageusement: placés sur une rive élevée, ils dominent ceux qui sont sur la flotte ou dans les flots, et les repoussent rudement à coups de pierres, de lances et de pieux. Mais ceux-ci, quoique contraints de reculer, s'animent, reprennent leur ardeur, s'efforcent de repousser ceux qui les repoussent, et excitent les frondeurs et les archers à lancer les pierres et les flèches. Les hommes de la flotte, armés de casques et de cuirasses, en viennent aux mains à mesure qu'ils peuvent aborder, combattent hardiment à la manière des pirates, et chassent ceux qui les chassent; enfin, comme il arrive ordinairement à la valeur qui ne sait point supporter la honte, les nôtres s'emparent de l'île par la force des armes, rejettent les ennemis dans le château, et les contraignent de s'y renfermer. Après les y avoir assiégés et tenus resserrés pendant quelque temps, le seigneur Louis ne pouvant les réduire à se rendre, indigné d'être retenu si longtemps, et se laissant un certain jour emporter par son ardeur, fait avancer son armée et donne l'assaut à ce château fortifié d'un rempart escarpé et solidement construit, et qu'en haut un parapet, en bas la profondeur de la rivière rendaient presque inexpugnable; lui-même se jette dans l'eau, monte jusqu'à la ceinture du fossé, s'efforce d'arriver au parapet, commande de lutter corps à corps, et de sa personne combat courageusement, au grand chagrin de l'ennemi. De leur côté, les défenseurs du château, préférant l'audace à la vie, courent avec ardeur à la défense de leurs murs, n'épargnent pas leur maître, chargent les armes à la main, repoussent leurs adversaires, rejettent en bas et précipitent au fond de la rivière ceux qui s'élèvent au dessus de l'eau. C'est ainsi que, pour cette fois, ceux du dedans soutinrent leur gloire, et ceux du dehors souffrirent un échec, à leur grand regret. On prépare alors les machines de guerre pour renverser le château, et l'on fabrique entre autres pour les assaillants une tour à trois étages, machine d'une prodigieuse hauteur, et qui, dépassant l'élévation du château, empêche les frondeurs et les archers de faire le service des meurtrières supérieures et d'aller ou de paraître même sur la plate-forme du château. Les assiégés, sans cesse harcelés la nuit comme le jour par cette tour, ne pouvaient se présenter pour garder leurs murs; se retranchant alors prudemment dans de profonds souterrains, ils s'y défendaient en faisant lancer traîtreusement d'en bas par leurs archers une foule de traits sur ceux des nôtres qui occupaient le premier étage de la tour, et triomphaient ainsi d'eux par la mort. A l'immense machine était fixée un pont en bois; il s'élevait de beaucoup au dessus du parapet supérieur de la place, et pouvait, lorsqu'on l'abaisserait un peu sur ce parapet, donner, à ceux des nôtres qui descendraient de la tour, une entrée facile dans le château; les assiégés, adroits en ces sortes de choses, firent, en avant du parapet et en face de la tour, des trébuchets en bois séparés l'un de l'autre, afin que le pont et ceux qui passeraient dessus tombassent tout à la fois; les nôtres ainsi précipités dans des fossés creusés sous terre, garnis de pieux pointus et recouverts traîtreusement de chaume, afin qu'on ne les aperçût pas, ne pouvaient manquer d'y perdre la vie et d'y trouver une mort cruelle. Cependant le susdit Gui, en homme habile et courageux, anime ses parents et ses amis, presse de ses prières les seigneurs voisins, et hâte leur union avec les assiégés. Il se concerte avec le comte du palais Thibaut, homme d'une jeunesse agréable et déjà exercé dans l'art de la guerre, pour qu'à un certain jour convenu il porte des approvisionnemens aux assiégés qui déjà manquaient de vivres, et avec une forte armée délivre le château; lui-même, de son côté, étend partout le ravage et l'incendie pour contraindre les nôtres à cesser le siége. Le jour fixé où ledit comte Thibaut devait amener des vivres et chercher avec une armée à faire lever leur siége, Louis, notre seigneur futur, rassemble, non de points éloignés, mais des lieux les plus proches, autant de troupes qu'il le peut; animé par le souvenir de sa supériorité royale et de sa haute valeur, il abandonne ses tentes et ceux qu'il laisse pour les défendre, et vole plein de joie au devant des ennemis. Après avoir envoyé un coureur chargé de revenir lui apprendre si ceux-ci arrivent et paraissent vouloir combattre, il appelle à lui ses barons, range en ordre de bataille ses chevaliers et ses gens de pied, et assigne leurs places aux archers et aux lanciers. Aussitôt que les deux armées s'aperçoivent, les trompettes sonnent: cavaliers et chevaux, tous montrent la plus grande ardeur, et on en vient promptement aux mains. Mais les Français, endurcis par des guerres continuelles, attaquent les premiers les habitants de la Brie énervés par une longue paix, les taillent en pièces, les renversent de la lance et du glaive, poursuivent avec acharnement la victoire et ne cessent de combattre en hommes, tant à pied qu'à cheval, que quand l'ennemi, tournant le dos, cherche son salut dans la fuite. Pour le comte, craignant d'être pris, il aima mieux être le premier que le dernier à fuir, abandonna son armée et ne songea qu'à retourner chez lui. Il y eut dans ce combat quelques morts, beaucoup de blessés et plusieurs prisonniers, ce qui donna par toute la terre une illustre célébrité à cette victoire. Le seigneur Louis, après avoir remporté si à propos un triomphe si considérable, regagna ses tentes, chassa les assiégés du château, le retint pour lui, et en confia la garda aux Garlande.