[13d,0] XIII, 4 - La Mysie et la Lydie. [13d,1] 1. C'est une sorte d'hégémonie qu'exerce sur toute cette contrée la cité de Pergame, cité illustre à tous égards et qui partagea la longue prospérité de la dynastie des Attales : il est donc juste que nous commencions par elle notre description méthodique du pays, en donnant au préalable sur les Attales, sur l'origine et la fin de leur maison, quelques indications sommaires. Lysimaque, fils d'Agathocle et l'un des successeurs d'Alexandre, avait fait de Pergame son trésor, par la raison que cette ville est bâtie tout au haut d'une montagne, et d'une montagne de forme conique, c'est-à-dire terminée en pointe. La garde de cette forteresse et des trésors qui y étaient renfermés (trésors évalués à 9000 talents) avait été confiée à un certain Philétaeros de Tiane, qu'un accident avait réduit à l'état d'eunuque dès sa plus tendre enfance. Dans des jeux funèbres qui avaient attiré un grand concours de curieux, la nourrice qui portait Philétaeros, alors tout petit enfant, fut prise dans la foule et tellement pressée que l'enfant sortit de là mutilé. Malgré cette infirmité, on lui fit donner la plus brillante éducation, et c'est ce qui plus tard le désigna au choix de Lysimaque pour remplir ce poste de confiance. Longtemps il demeura fidèle et sincèrement attaché à son roi, mais, irrité des efforts que faisait pour le perdre Arsinoé, épouse de Lysimaque, il provoqua la défection de Pergame, et, comme les événements prenaient un tour éminemment favorable aux révolutions, il manoeuvra en conséquence : il venait de voir en effet coup sur coup Lysimaque forcé, pour sortir des embarras domestiques qui lui liaient les mains, d'envoyer à la mort son fils Agathocle ; le même Lysimaque, surpris par une agression de Séleucus Nicator, succombant à son tour, et Séleucus enfin tombant, victime d'un guet-apens, sous le poignard de Ptolémée Céraunus. Or l'habile eunuque sut traverser heureusement toute cette période de troubles, et il se maintint dans sa forteresse, ayant eu soin, par ses promesses et ses protestations d'amitié, de se concilier toujours le parti le plus fort ou le plus menaçant. Il vécut ainsi vingt ans sans avoir été inquiété dans la possession de Pergame et de ses trésors. [13d,2] 2. Il avait deux frères nommés, l'aîné Eumène, et le plus jeune Attale. Un fils d'Eumène, qui s'appelait aussi Eumène comme son père, hérita des droits de Philétaeros sur Pergame ; mais il ne s'en tint pas là et voulut s'agrandir aux dépens des localités environnantes : c'est ce qui explique comment il eut occasion de battre près de Sardes en bataille rangée Antiochus, fils de Séleucus. Il exerçait l'autorité souveraine depuis vingt-deux ans déjà quand il mourut. Il eut pour successeur Attale {son cousin}, né d'Attale et d'Antiochide, la fille d'Achmus, qui, le premier de sa famille et à la suite d'une grande victoire sur les Galates, fut salué du nom de roi. Ce même Attale rechercha l'alliance des Romains et les aida dans leur guerre contre Philippe en opérant de concert avec la flotte rhodienne. Il mourut vieux, ayant régné quarante-trois ans. Il laissait quatre fils, Eumène, Attale, Philétère et Athénée, tous nés de la même mère, Apollonide de Cyzique. Les deux plus jeunes de ses fils vécurent toujours comme de simples particuliers, mais Eumène, l'aîné de tous, hérita du titre de roi. Il prit part, comme allié des Romains, à la guerre contre Antiochus le Grand et contre Persée, et reçut pour récompense, de la main des Romains, tout ce qu'avait possédé Antiochus en deçà du Taurus. Jusque-là le territoire de Pergame n'avait compris qu'une petite étendue de pays bornée par la portion de mer qui forme le golfe Elaïtique et le golfe d'Adramyttium. Le même Eumène agrandit Pergame et planta le bois du Nicéphorium ; c'est lui encore qui érigea tout cet ensemble de temples, de statues, de bibliothèques, qui fait le principal ornement de la ville actuelle. Enfin, après un règne de quarante-neuf ans, il laissa le trône à son fils Attale, fils qu'il avait eu d'une fille du roi de Cappadoce Ariarathe, nommée Stratonice : mais la tutelle de ce fils encore enfant et la régence du royaume furent confiées par lui à Attale, son frère. Celui-ci exerça l'autorité royale vingt et un ans durant et mourut vieux, ayant réussi, l'on peut dire, dans la plupart de ses entreprises : c'est ainsi qu'après avoir aidé Alexandre, fils d'Antiochus, à vaincre le fils de Séleucus, Démétrius, il avait aidé les Romains à réduire le faux Philippe ; c'est ainsi qu'ayant porté ses armes jusqu'en Thrace il avait forcé le roi des Caenes, Diégylis, à lui jurer obéissance, et qu'il avait su enfin se débarrasser de Prusias en soulevant contre lui son propre fils Nicomède. Au moment de mourir, il remit le pouvoir à son pupille Attale, qui régna cinq ans sous le nom de Philométor et mourut à son tour de maladie, ayant élu pour héritier le peuple romain. Or, une fois en possession de ses Etats, les Romains en firent une province nouvelle qu'ils appelèrent province d'Asie, du nom même du continent. Le Caïcus coule près de Pergame à travers un pays d'une extrême fertilité, connu sous le nom de plaine du Caïcus, et qui peut passer à la rigueur pour la plus belle partie de la Mysie. [13d,3] 3 Pergame a vu naître de nos jours plusieurs personnages illustres, notamment Mithridate, fils de Ménodote et d'une princesse de la famille des tétrarques de Galatie, nommée Adobogionis. On prétend qu'Adobogionis avait été concubine du roi Mithridate et que ses parents avaient donné exprès ce même nom de Mithridate à son fils, feignant de croire que nul autre que le roi ne pouvait être le père de cet enfant. Devenu l'ami du divin César, Mithridate se vit combler d'honneurs : proclamé d'abord tétrarque du chef de sa mère, il fut appelé en outre à régner sur différents pays, sur le Bosphore, par exemple. Mais là il ne put se maintenir contre Asandre, le même usurpateur qui avait déjà détrôné et tué le roi Pharnace, et Asandre demeura ainsi seul maître du Bosphore. Mithridate n'en laissa pas moins un grand renom. Tel fut le cas aussi du rhéteur Apollodore, auteur d'un Traité de rhétorique et fondateur d'une secte quelconque à laquelle il donna son nom. Depuis peu, comme on sait, beaucoup de systèmes nouveaux ont fait fortune (ceux d'Apollodore et de Théodore sont du nombre), mais le jugement à en porter serait trop au-dessus de notre compétence. Ce qui avait, du reste, le plus contribué à l'élévation d'Apollodore, c'était l'amitié de César Auguste, qui l'avait eu pour maître d'éloquence. Ajoutons qu'il eut un autre disciple éminent dans la personne de Dionysius Atticus, son compatriote, philosophe de mérite, en même temps qu'historien et orateur. [13d,4] 4. En s'avançant à l'est de la plaine {du Caïcus} et de la ville de Pergame, on aperçoit, bâtie sur des hauteurs, la ville d'Apollonie. Au sud, règne une chaîne de montagnes, qu'il faut franchir pour aller à Sardes. Dans le trajet, on laisse à gauche Thyatira, ville qui a reçu une colonie macédonienne, et qui passe, aux yeux de certains géographes, pour le point extrême de la Mysie. On laisse de même à droite Apollonis, ville distante de 300 stades aussi bien de Pergame que de Sardes et qui doit son nom à Apollonis de Cyzique {femme d'Attale}. On traverse ensuite la plaine de l'Hermus, après quoi l'on arrive à Sardes. Au nord de Pergame, la plus grande partie du pays dépend de la Mysie ; le reste, c'est-à-dire le canton de droite, dépend de l'Abaïtide, laquelle borne {la Phrygie} Epictète jusqu'à la Bithynie. [13d,5] 5. Sardes a l'aspect d'une grande ville. Fondée postérieurement à la guerre de Troie, elle est cependant fort ancienne. Elle possède une citadelle ou acropole très forte et a servi longtemps de résidence aux rois des Lydiens, des Mêones, pour dire comme Homère. Sous ce dernier nom, qu'on a écrit plus tard Maeones {au lieu de Mêones}, les uns reconnaissent les Lydiens mêmes, les autres un peuple différent des Lydiens ; mais ce sont les premiers, ceux qui ne font des Lydiens et des Maeones qu'un seul et même peuple, qui nous paraissent avoir raison. Au-dessus de Sardes est le mont Tmole, dont les flancs sont couverts de riches cultures et que couronne une tourelle d'observation en marbre blanc, bâtie par les Perses, laquelle découvre toutes les plaines environnantes, et principalement la plaine du Caystre. Dans ces plaines habitent des Lydiens, des Mysiens, des Macédoniens. Le Pactole, qui descend du Tmole, charriait anciennement beaucoup de paillettes d'or : c'est même à cela qu'on attribue la grande réputation de richesse faite à Crésus et à ses ancêtres, mais aujourd'hui {comme nous l'avons dit précédemment} toute trace de paillettes d'or a disparu. Le Pactole se jette dans l'Hermus, qui reçoit également l'Hyllus, ou, comme on l'appelle actuellement, le Phrygius. Une fois réunis, ces trois cours d'eau, que d'autres moins connus grossissent encore, vont déboucher, ainsi que le marque Hérodote, dans la mer de Phocée. L'Hermus prend naissance en Mysie, dans une montagne consacrée à {Cybèle} Dindymène, après quoi il traverse la Catakékaumène, et, se dirigeant vers le territoire de Sardes, arrose les différentes plaines qui en forment le prolongement, jusqu'à ce qu'enfin il débouche dans la mer. Au-dessous de Sardes, en effet, on voit se succéder la plaine de Sardes proprement dite, la plaine du Cyrus, celle de l'Hermus et celle du Caystre, les plus riches plaines connues. A 40 stades de la ville est un lac qu'Homère appelle le lac Gygée, mais qui plus tard a échangé ce nom contre celui de Coloé. Sur le bord de ce lac s'élève le temple de Diane Coloène en grande vénération encore aujourd'hui. Certains auteurs assurent qu'ici, pendant les fêtes, on voit les paniers danser : comment y a-t-il des gens qui aiment mieux débiter de pareils contes que de dire tout simplement la vérité, c'est ce qui me passe. [13d,6] 6. Les vers d'Homère sont ainsi conçus : «A la tête des Méones marchent les deux fils de Talaemène, Mesthlès et Antiphos : enfants du lac Gygée, ces deux héros commandent aux Méones que le Tmole a vus naître» (Il. II, 864) ; mais à ces trois vers quelques grammairiens en ajoutent un quatrième : «Le Tmole neigeux, dans le riche dème d'Hydé» et là-dessus, bien qu'on ne trouve nulle part, en Lydie, de canton nommé Hydé, d'autres commentateurs ont voulu placer ici même la demeure de ce Tychius dont parle Homère, de ce Tychius d'Hydé «L'ouvrier le plus habile qui jamais ait travaillé le cuir» (Il. VII, 221), assurant, du même coup, que tout le pays aux alentours était couvert de forêts de grands chênes, que la foudre y tombait souvent et qu'il avait les Arimes pour habitants, parce qu'il leur avait plu, après le vers d'Homère {que tout le monde connaît} : «Parmi les rochers des Arimes, sous le poids desquels, dit-on, gémit couché le géant Typhon» (Il. II, 783), d'introduire celui-ci : «En un lieu couvert de chênes, dans le riche dème d'Hydè». Malheureusement tout le monde n'assigne pas le même théâtre au mythe des Arimes : quelques-uns le placent en Cilicie, d'autres en Syrie, d'autres encore aux îles Pithécusses, non sans faire remarquer que, dans la langue des Tyrrhènes, les pithèques ou singes étaient appelés des arimes. D'autres reconnaissent dans Hydé Sardes même ; d'autres son acropole seulement. Suivant le Scepsien, l'opinion la plus plausible est celle qui retrouve le séjour des Arimes en Mysie dans la Catakékaumène. Pindare, lui, mêle tout ensemble, la Cilicie, les Pithécusses de la côte de Cume, la Sicile : il dira, par exemple, pour rappeler que Typhon est enseveli «Typhon, que vit naître et grandir l'antre illustre de la Cilicie, est maintenant écrasé sous le poids de la Sicile et des rochers qui bordent la côte au-dessus de Cume, poids énorme qui oppresse sa poitrine velue» (Pind. Pyth. 31-36 ; cf Olymp. IV, 10-12) ; et ailleurs : «L'Etna, gigantesque entrave, retient ses membres prisonniers». Ailleurs encore il dira : «Seul entre tous les dieux, Jupiter a pu naguère, dans le pays des Arimes, dompter et enchaîner pour jamais l'odieux Typhon, le géant aux cent têtes». Il y a aussi certains auteurs qui reconnaissent les Arimes dans les Syriens ou Araméens d'aujourd'hui, et qui racontent comment les Ciliciens de la Troade vinrent chercher une nouvelle demeure en Syrie et détachèrent de cette contrée, pour s'y établir, ce qui forme actuellement la Cilicie. Callisthène enfin prétend que c'est dans le voisinage de Calycadnum et de la pointe de Sarpédon, tout près de l'antre Corycien, qu'il faut placer les Arimes, lesquels paraissent avoir donné leur nom aux monts Arima de ce canton. [13d,7] 7. Tout autour du lac Coloé sont les tombeaux des rois. Celui d'Alyatte est du côté de Sardes : c'est une immense levée de terre qui surmonte un haut soubassement en pierre, et qui, au dire d'Hérodote (I, 93), aurait été l'oeuvre de toute la populace de cette ville, des filles publiques notamment pour la plus grande part. Hérodote ajoute que toutes les filles des Lydiens se livrent à la prostitution, et c'est ce qui explique pourquoi cette sépulture royale est quelquefois appelée le monument de la Courtisane. Certains historiens assurent que le lac Coloé a été creusé de main d'homme pour recevoir le trop-plein du débordement des fleuves. Hypaepa est la première ville qu'on rencontre quand on descend du Tmole vers la plaine du Caystre. [13d,8] 8. Callisthène assure que Sardes fut prise une première fois par les Cimmériens ; qu'elle le fut ensuite par les Trères et les Lyciens ; que le témoignage de Callinus (de Callinus, le poète élégiaque) est formel sur ce point ; qu'enfin, au temps de Cyrus et de Crésus, elle fut prise une dernière fois. Mais comme, en parlant de l'invasion des Cimmériens pendant laquelle Sardes fut prise, Callinus ajoutait qu'elle avait été dirigée contre les Esionéens, le Scepsien conjecture que Esionéens est une forme ionienne mise là pour Asionéens et que la Mêonie a pu s'appeler primitivement l'Asie, puisque Homère a dit : «Dans la prairie Asienne, sur les bords du Caystrius» (Il. II, 461). Cependant, grâce à la fertilité de son territoire, Sardes s'était sensiblement relevée ; on peut même dire qu'elle ne le cédait à aucune des villes voisines, lorsque de récents tremblements de terre la couvrirent encore une fois de ruines. Mais elle a trouvé dans la libéralité de Tibère, l'empereur actuel, un secours providentiel, et s'est vu magnifiquement restaurer par lui, en même temps que plusieurs villes qui avaient partagé son infortune. [13d,9] 9. Entre autres célébrités, Sardes a vu naître, dans la même famille, deux grands orateurs, les deux Diodores ; le plus ancien, connu sous le nom de Zonâs, défenseur de la province d'Asie dans plusieurs causes mémorables, eut à se défendre lui-même lors du retour offensif de Mithridate, s'étant vu accuser par ce prince d'avoir détaché bon nombre de villes de son parti ; mais il présenta une éloquente apologie de sa conduite et réussit à se faire absoudre. Le second fut notre ami personnel : il a laissé, outre mainte composition historique, des odes et d'autres poésies qui rappellent assez heureusement la manière des anciens poètes. Quant à Xanthus le logographe, tout le monde le tient pour Lydien d'origine, seulement était-il de Sardes même, c'est ce que nous ne saurions dire. [13d,10] 10. A cette partie de la Lydie succède le canton mysien de Philadelphie, ainsi nommé d'une ville qui peut être considérée comme un vrai foyer de tremblements de terre. Il ne se passe pas de jour, en effet, que les murs des maisons ne s'y crevassent et que, sur un point ou sur un autre, on n'ait à y constater quelque grave dégât. Naturellement, les habitants sont rares, le plus grand nombre a émigré à la campagne pour s'y consacrer à la culture de la terre, qui se trouve être dans ce canton d'une extrême fertilité. Mais, si peu nombreuse que soit la population, on s'étonne que l'amour du sol natal ait été chez elle assez fort pour la retenir dans des demeures qui ne lui offraient aucune sécurité ; on s'étonne encore plus que quelqu'un ait jamais pu avoir l'idée de fonder une ville comme Philadelphie. [13d,11] 11. La Catakékaumène, où l'on entre ensuite, et qui peut mesurer 500 stades de longueur sur 400 de largeur, est un territoire qualifié indifféremment (et avec tout autant d'apparence) du nom de Mysien et du nom de Mêonien. Ajoutons qu'on n'y voit pas un arbre, mais de la vigne, uniquement de la vigne, laquelle donne un vin, le Catakékauménite, qui ne le cède en qualité à aucun des vins les plus estimés. Dans la partie du pays qui est en plaine, la surface du sol n'est proprement que de la cendre ; dans la partie montagneuse et rocheuse, elle est noire et comme calcinée. Or plus d'un auteur a cru voir là un effet de la foudre et des feux dévorants du ciel, et, pour cette raison, n'a pas hésité à placer dans la Catakékaumène le théâtre des aventures mythologiques de Typhon. Xanthus y fait même régner un certain Arimûs. Mais comment admettre qu'une contrée si vaste ait pu être atteinte sur tous les points à la fois par le feu du ciel et brûlée profondément ? Il est plus raisonnable de croire à l'action prolongée de feux souterrains, actuellement éteints, d'autant qu'on vous montre aujourd'hui encore dans le pays, sous le nom de physes ou de soufflets, trois gouffres, espacés entre eux de 40 stades environ, qui s'ouvrent au pied d'âpres collines formées, suivant toute apparence, par l'amoncellement successif des matières ignées que ces gouffres ont rejetées. Du reste, rien que par l'exemple de la plaine de Catane, on eût pu conjecturer qu'un terrain comme celui de la Catakékaumène devait être favorable à la vigne ; car la plaine de Catane, toute formée de cendres accumulées, produit aujourd'hui en abondance un vin excellent, d'où ce mot spirituel et souvent répété que «d'après la propriété des terrains volcaniques le vrai nom de Bacchus devrait être Pyrigène». [13d,12] 12. Au sud de la Catakékaumène, les différents cantons qui se succèdent jusqu'au Taurus présentent un véritable enchevêtrement ; et, à la façon dont leurs limites s'entrecroisent, on est souvent embarrassé pour démêler s'ils sont phrygiens, cariens, lydiens, voire même mysiens. Ce qui d'ailleurs ne contribue pas peu à entretenir la confusion, c'est que les Romains, au lieu de diviser ces pays conformément à la nationalité des habitants, ont adopté un tout autre mode de distribution et créé autant de diocèses ou de préfectures qu'il y avait de grands centres de population pouvant servir de lieux d'assemblées et de sièges de tribunaux. Ainsi, tandis que le Tmole, ramassé comme il est, n'a qu'un médiocre circuit et se trouve enfermé tout entier dans les limites de la Lydie, le Mésogis, tel que nous le dépeint Théopompe, s'étend tout en longueur à l'opposite du Tmole, depuis Célènes jusqu'à Mycale, et est occupé à la fois par des Phrygiens (ici, aux environs de Célènes et d'Apamée) ; par des Mysiens ailleurs et par des Lydiens, ailleurs enfin par des Cariens et des Ioniens. Ajoutons que les fleuves, et surtout le Méandre, n'aident pas davantage à reconnaître la limite véritable ; car, si quelquefois les fleuves séparent deux peuples différents, souvent aussi ils coupent en deux le même peuple, et l'on peut en dire autant des plaines qu'interrompt souvent, soit une chaîne de montagnes, soit le cours d'un fleuve. Mais peut-être ne devons-nous pas, en notre qualité de géographe, poursuivre dans nos descriptions un degré de précision nécessaire seulement aux travaux de l'agrimensor, et n'avons-nous qu'à reproduire fidèlement les recherches de nos devanciers. [13d,13] 13. A la plaine du Caystre, intermédiaire entre le Mésogis et le Tmole, confine, à l'est, la plaine Kilbiane, plaine spacieuse, bien peuplée, et qui, sous le rapport de la fertilité, ne laisse rien à désirer. Vient ensuite la plaine Hyrcanienne, laquelle doit le nom qu'elle porte aux Perses qui y ont transplanté jadis une colonie d'Hyrcaniens (ce sont les Perses aussi qui ont donné son nom au Cyropédion), puis, à la plaine Hyrcanienne succèdent d'autres plaines encore, la Peltène, le Phrygium, le Cillanium et la Tabène, contenant chacune une petite ville de même nom, dont la population, mélangée de Phrygiens et d'autres peuples, renferme même un élément pisidien. [13d,14] 14. Si l'on franchit, maintenant, la partie du Mésogis comprise entre le district Carien et le territoire de Nysa, lequel s'étend, sur la rive ultérieure du Méandre, jusqu'aux confins de la Cibyratide et de la Cabalide, on rencontre différentes villes, entre autres Hiérapolis, qui est située au pied même du Mésogis, en face de Laodicée. Hiérapolis est remarquable par les propriétés merveilleuses de ses sources chaudes et de son Plutonium. L'eau de ces sources, en effet, a une telle disposition à se solidifier, à se changer en une espèce de concrétion pierreuse, que les habitants du pays n'ont qu'à la dériver dans de petites rigoles {pratiquées autour de leurs propriétés} pour obtenir des clôtures qui semblent faites d'une seule pierre. Quant au Plutonium, il est situé au pied d'un mamelon peu élevé détaché de la chaîne principale : c'est un trou à peine assez large pour donner passage à un homme, mais extrêmement profond. Une balustrade le protège, qui peut avoir un demi-plèthre de développement, et qui forme une enceinte carrée, toujours remplie d'un nuage épais de vapeurs, lesquelles laissent à peine apercevoir le sol. Ces vapeurs sont inoffensives quand on ne fait que s'approcher de la balustrade et que le temps est calme, parce qu'alors elles ne se mêlent pas à l'air extérieur et demeurent concentrées toutes en dedans de la balustrade ; mais l'animal qui pénètre dans l'enceinte même est frappé de mort à l'instant : des taureaux, par exemple, à peine introduits, tombent et sont retirés morts. Nous y avons lâché, nous personnellement, de pauvres moineaux, pour les voir tomber aussitôt sans souffle et sans vie. Toutefois, les eunuques de Cybèle (les Galles, comme on les appelle) entrent impunément dans l'enceinte ; on les voit même s'approcher du trou, se pencher au-dessus, y descendre à une certaine profondeur (mais à condition de retenir le plus possible leur haleine, comme le prouvent les signes de suffocation que nous surprenions sur leurs visages). Or est-ce là un effet de la castration pouvant s'observer de même chez tous les eunuques ? Ou faut-il y voir un privilège réservé aux desservants du temple et qu'ils tiennent, soit de la protection spéciale de la déesse (comme il est naturel de le supposer par analogie avec ce qui se passe dans les cas d'enthousiasme), soit de l'emploi de certains préservatifs secrets ? {C'est ce que nous ne saurions dire}. Mais revenons à cette propriété de pétrification ou d'incrustation : on assure que les rivières du territoire de Laodicée la possèdent aussi, bien que leur eau soit bonne à boire. On ajoute que, pour fixer la teinture, l'eau de Hiérapolis a des vertus merveilleuses, au point que les laines teintes dans cette ville avec de simples racines le disputent, pour l'éclat des couleurs, aux plus belles teintures tirées de la cochenille ou de la pourpre. L'eau d'ailleurs est si abondante qu'on rencontre à chaque pas, dans Hiérapolis, des bassins ou bains naturels. [13d,15] 15. A Hiérapolis succède la région d'au delà du Méandre. Nous en avons décrit ci-dessus plusieurs cantons, notamment les environs de Laodicée, d'Aphrodisias, et tout ce qui s'étend jusqu'à Carura. Suivent, à l'ouest, le territoire d'Antioche-sur-Méandre, lequel appartient déjà à la Carie ; et au midi, jusqu'au Taurus et à la Lycie, la grande Cibyre, Sinda et Cabalis. Antioche est une ville de médiocre étendue, bâtie non loin de la frontière de Phrygie, sur le Méandre même, que l'on y passe au moyen d'un pont. Des deux côtés du fleuve, elle possède des terrains spacieux, tous extrêmement fertiles, mais dont le principal produit est l'excellente figue dite d'Antioche, connue encore sous le nom de figue triphylle ou à trois feuilles. Malheureusement ici aussi les tremblements de terre sont très fréquents. - Antioche a vu naître un sophiste célèbre, Diotréphès, maître d'Hybréas, qui lui-même compte au nombre des plus grands oraleurs de notre temps. [13d,16] 16. Les Cabaléens sont souvent identifiés avec les Solymes : il est de fait que la hauteur qui domine l'acropole de Termesse porte le nom de mont Solyme, et que l'on donne souvent le nom de Solymi aux Termesséens. Ajoutons qu'on signale près de là le Fossé ou Retranchement de Bellérophon, ainsi que le Tombeau de Pisandre, ce fils de Bellérophon, tué en combattant les Solymes, et que ces dernières circonstances concordent au mieux avec les paroles mêmes du poète, lorsqu'il dit en parlant du père : «Puis, pour seconde épreuve, il eut à combattre l'illustre nation des Solymes» (Il. VI, 184) et lorsqu'à propos du fils il s'écrie : «Mars, insatiable de carnage, lui enleva Pisandre, son fils chéri, comme il luttait de toutes ses forces contre les Solymes» (Il. VI, 203). Quant à Termesse, elle compte au nombre des villes de la Pisidie, mais elle se trouve par le fait si près de Cybire, qu'elle semble la toucher et la domine en quelque sorte. [13d,17] 17. Les Cibyrates actuels passent pour descendre à la fois, et d'une première colonie lydienne venue pour occuper Cabalis, et de Pisidiens des environs, qui, s'étant mêlés plus tard aux Lydiens, crurent devoir déplacer la ville, et la transportèrent dans un lieu d'une assiette très forte pouvant mesurer environ 100 stades de tour. Cibyre, grâce à la sagesse de ses lois, prit un rapide accroissement, et, de proche en proche, en créant de nouveaux bourgs, recula les limites de son territoire depuis la Pisidie et le canton contigu, connu sous le nom de Milyade, jusqu'à la Lycie et jusqu'à la partie du littoral qui fait face à l'île de Rhodes. Puis, les trois villes voisines de Bubôn, de Balbura et d'Oenoanda, s'étant réunies à elle, on vit se former, sous le nom de tétrapole, une sorte de confédération, dans laquelle chacune de ces trois villes eut un suffrage, tandis que Cibyra en eut deux, comme pouvant mettre sur pied à elle seule trente mille fantassins et deux mille cavaliers. Cibyra n'avait pas connu d'autre régime que la tyrannie (tyrannie très douce, à vrai dire, et très modérée), quand, du vivant de Moagète, Muréna mit fin violemment à cette forme de gouvernement, attribuant du même coup à la Lycie les villes de Balbura et de Bubôn. {Malgré ce démembrement,} la Cibyratique forme aujourd'hui encore un des plus grands diocèses de la province d'Asie. On y a de tout temps parlé quatre langues : le pisidien, le solyme, le grec, voire le lydien, dont il ne reste plus trace dans la Lydie même. Une autre particularité qui distingue ses habitants, c'est leur adresse pour travailler et ciseler le fer. - Sous le nom de Milya, on désigne tout le pays de montagnes partant du col ou défilé de Termesse et de la route qui franchit ce col pour aboutir, à Isinda, dans la région cis-taurique, et se prolongeant jusqu'à Sagalassus et jusqu'au territoire d'Apamée.