[12d,0] XII, 4 - La Bithynie. [12d,1] La Bithynie a pour limites, à l'E. la Paphlagonie avec le pays des Mariandyni et une portion de la {Phrygie} Epictète ; au N. la partie du Pont-Euxin comprise entre les bouches du Sangarius et le détroit de Byzance et de Chalcédoine ; à l'O. la Propontide ; au midi enfin la Mysie et la Phrygie Epictète, ou, comme on l'appelle aussi, la Phrygie Hellespontiaque. [12d,2] Sur la côte à l'entrée du Pont s'élève Chalcédoine, colonie mégarienne, avec le bourg de Chrysopolis et le fameux temple dit de Chalcédoine ; on remarque en outre dans le même canton, mais un peu au-dessus de la mer, la fontaine Azaritie qui nourrit de petits crocodiles. A la côte de Chalcédoine succède le golfe Astacène formé par la Propontide et sur les bords duquel est située la ville de Nicomédie, qui doit son nom au prince par qui elle fut fondée et qui était l'un des Nicomèdes de la famille royale de Bithynie. On sait en effet que le nom de Nicomède fut, comme celui de Ptolémée en Egypte, à cause de l'illustration du premier roi qui l'avait porté, adopté par la plupart des princes qui régnèrent sur la Bithynie. Sur les bords du golfe Astacène s'élevait aussi naguère la ville d'Astacus : mais cette ville que les Mégariens et les Athéniens avaient fondée, que Doedalsus plus tard avait accrue et restaurée et qui avait donné son nom au golfe Astacène, fut détruite par Lysimaque et vit toute sa population transportée à Nicomédie par le fondateur de cette dernière ville. [12d,3] Au golfe Astacène en succède un autre qui pénètre dans les terres et avance encore plus loin vers l'E. Tout au fond est la ville de Prusias, primitivement connue sous le nom de Cius. Philippe, fils de Démétrius et père de Persée, après avoir détruit Cius et une autre ville, Myrlée, située dans les environs de Cius et voisine aussi de Prusa, les donna toutes deux à Prusias, fils de Zélas, qui l'avait aidé à les détruire. Celui-ci les releva de leurs ruines, et appela Cius de son propre nom Prusiade et Myrlée du nom de sa femme Apamée. C'est ce même Prusias qui donna asile à Annibal réduit à fuir en Bithynie après la défaite d'Antiochus, et qui plus tard céda par un traité à la famille des Attales toute la partie de la Phrygie qui borde l'Hellespont et qui, désignée par les anciens sous le nom de Petite Phrygie, reçut de ses nouveaux maîtres le nom de Phrygie Epictète. Au-dessus de Prusias s'élève le mont Arganthonius. Suivant la Fable, c'est ici qu'Hylas, l'un des compagnons d'Hercule embarqué avec lui sur l'Argo et qui était descendu à terre pour aller à la recherche d'une aiguade, fut enlevé par les nymphes. La Fable ajoute qu'un autre Argonaute, Cius, ami lui aussi d'Hercule, s'arrêta en ce même lieu à son retour de Colchide et y fonda une ville à laquelle il donna son nom. Actuellement encore les Prusiéens célèbrent sous le nom d'Oribasie une fête en l'honneur d'Hylas : divisés en plusieurs thiases, ils se répandent dans la montagne et appellent le héros à l'instar des Argonautes lorsqu'ils sortirent de leur vaisseau et s'élancèrent vers les bois à la recherche de leur compagnon. Tandis que Prusias, pour s'être comportée toujours amicalement à l'égard des Romains, obtenait d'eux son autonomie, Apamée dut recevoir dans ses murs une colonie romaine. Quant à la ville de Prusa qui s'élève dans le voisinage de l'Olympe mysien, elle s'est toujours fait remarquer par la sagesse de sa constitution. C'est Prusias, {d'autres disent Crésus, le} rival malheureux de Cyrus, qui passe pour avoir fondé cette ville aux confins de la Phrygie et de la Mysie. [12d,4] Il est difficile de déterminer avec précision les limites respectives des Bithyniens, des Phrygiens, des Mysiens, et, à plus forte raison, celles des Dolions dans le voisinage de Cyzique, de la Mygdonie et de la Troade. Mais en même temps on s'accorde à dire que ces différents peuples ne sauraient être confondus et qu'ils forment bien réellement autant de nations distinctes ; la chose est même passée à l'état de proverbe, au moins en ce qui concerne les Phrygiéns et les Mysiens : «Les Mysiens, dit-on, les Mysiens ont leurs bornes et les Phrygiens les leurs». Seulement, je le répète, ces bornes ou limites sont difficiles à préciser, et la cause en est que ces nations, toutes advènes, toutes barbares, toutes exclusivement guerrières, ne formaient point d'établissements solides dans les pays dont elles s'étaient emparées, mais continuaient en général à mener une vie errante, chassant devant elles les populations et souvent chassées à leur tour. Ajoutons qu'il y a lieu d'attribuer à ces différents peuples sans exception une origine thracique, par la raison que les Thraces habitent de l'autre côté du détroit et qu'entre les uns et les autres on ne remarque pas à proprement parler de différence sensible. [12d,5] On pourrait toutefois, autant qu'il est permis d'user de conjecture en pareille matière, concevoir la Mysie comme placée le long de la mer entre la Bithynie et l'embouchure de l'Aesépus et comme s'étendant, d'autre part, depuis la mer jusqu'au mont Olympe, qu'elle borderait même à peu de chose près dans toute son étendue. On pourrait également supposer que la Phrygie Epictète, qui entoure la Mysie du côté de l'intérieur sans avoir aucune communication avec la mer, s'étend jusqu'à l'extrémité orientale du lac Ascanien, et {représente en même temps l'extrême ou lointaine Ascanie}. Car il y avait jadis toute une contrée qui portait le même nom que le lac ; seulement, cette contrée se divisait en deux parties, l'Ascanie phrygienne et l'Ascanie mysienne ; la première était naturellement la plus éloignée par rapport à la Troade, et c'est à elle, suivant toute apparence, qu'il faut appliquer ce passage d'Homère (Il. II, 862) : «Phorcys à son tour et avec lui le divin Ascanius guidaient au combat les bataillons qu'ils avaient amenés de la lointaine Ascanie (autrement dit de l'Ascanie phrygienne)», le poète ayant donné à entendre par ces mots qu'il existait une autre Ascanie plus voisine, à savoir l'Ascanie mysienne correspondante au canton actuel de Nicée, et la même apparemment que le poète a voulu mentionner dans cet autre passage (Il. XIII, 792) : «Et Palmys et Ascanius, et Morys, le fils d'Hippotion, le chef des belliqueux Mysiens venus des champs fertiles d'Ascanie au secours du roi troyen». Ajoutons qu'il n'y pas lieu de s'étonner si, après avoir nommé dans un premier passage un certain Ascanius, chef des Phrygiens, des Phrygiens de l'Ascanie, il mentionne dans celui-ci un chef mysien s'appelant de même Ascanius et venant également de l'Ascanie ; car l'homonymie est familière à Homère, qui a souvent donné à ses héros les noms de fleuves, de lacs ou de localités des pays où ils étaient nés. [12d,6] L'Aesépus, du reste, nous est présenté comme limite de la Mysie par le poète lui-même. En voici la preuve : après avoir {dans le Diacosme ou Catalogue troyen} fait figurer sous le nom de Dardanie, et comme formant sous Enée un royaume à part, la partie de la Troade située au-dessus d'Ilion qui borde le pied des montagnes, Homère place à la suite et au N. de ce pays le royaume de Pandarus, autrement dit la Lycie {septentrionale} dont Zélia était le chef-lieu, «Et ceux qui habitaient Zélia vers les dernières pentes de l'Ida, riches entre tous les Troyens buveurs des eaux noirâtres de l'Aesépus». Il nomme encore, comme faisant suite au district de Zélia et comme s'étendant vers la mer, mais toujours en deçà de l'Aesépus, la plaine d'Adrastée avec Térée et Pitye, c'est-à-dire toute la partie de la Cyzicène actuelle qui forme le canton de Priapus ; après quoi il se détourne brusquement vers la Troade orientale et les contrées ultérieures, d'où l'on peut inférer, ce me semble, qu'il considérait le cours de l'Aesépus comme la limite N. E. de la Troade. Or, après la Troade, de ce côté, c'est bien la Mysie avec le mont Olympe qui s'offre à nous d'abord. Telle est la situation relative que l'antique tradition semble assigner aux différents peuples que nous avons nommés plus haut. Mais aujourd'hui, après tant de révolutions survenues coup sur coup dans le pays, après tant de dominations qui s'y sont succédé en réunissant tour à tour ou en séparant ces mêmes peuples, leur situation naturellement a bien changé. Immédiatement après la guerre de Troie, Phrygiens et Mysiens s'étaient disputé la prééminence ; la domination des Lydiens avait commencé ensuite, et après celle-ci la domination des Aeoliens et des Ioniens ; puis étaient venus les Perses, suivis à leur tour des Macédoniens, et, en dernier lieu, des Romains ; et, sous ces différents maîtres, la plupart des peuples avaient perdu leurs dialectes et leurs noms en même temps que leur pays subissait de nouvelles divisions. Ces divisions subsistent encore aujourd'hui et méritent par cela même que nous y insistions davantage, au lieu de nous étendre démesurément sur les divisions plus anciennes lesquelles n'offrent plus qu'un intérêt archéologique. [12d,7] Dans l'intérieur même de la Bithynie, on remarque une première ville Bithynium, située juste au-dessus de Tiéum et dans le territoire de laquelle se trouve compris tout ce canton de Salone si riche en gros bétail et si célèbre par la fabrication du fromage connu sous le nom de Salonite. C'est là aussi qu'est Nicée, métropole de la Bithynie. Bâtie sur le bord du lac Ascanien, au milieu d'une plaine spacieuse et extrêmement fertile, mais qui ne jouit pas en été d'une salubrité parfaite, cette ville a eu pour premier fondateur Antigone, fils de Philippe, et a reçu d'abord de lui le nom d'Antigonie ; mais son second fondateur Lysimaque, voulant honorer la fille d'Antipater qu'il avait épousée, substitua le nom de Nicée à celui d'Antigonie. L'enceinte de cette ville a un développement de seize stades, elle est de forme carrée et percée de quatre portes ; et, comme elle est bâtie toute en plaine et que ses rues tirées au cordeau se coupent à angles droits, on peut d'une certaine pierre qui s'élève juste au centre du gymnase apercevoir à la fois les quatre portes. Un peu au-dessus du lac Ascanie, près de la frontière orientale de la Bithynie, est la petite place d'Otrée, qui aurait été fondée, à ce qu'on présume, par le héros Otréus et qui aurait retenu son nom. [12d,8] La population primitive de la Bithynie était mysienne, on en trouvera la preuve et dans cette assertion de Scylax de Caryande, que le lac Ascanien avait pour riverains non seulement les Phrygiens mais aussi les Mysiens, et dans ce que dit Denys, l'auteur du livre des Ctises ou Origines, que le détroit de Chalcédoine et de Byzance, appelé aujourd'hui le Bosphore de Thrace, avait reçu d'abord la dénomination de Bosphore mysien, circonstance qui semble attester, en outre, l'origine thracique des Mysiens. Ce passage d'Euphorion : Auprès des eaux de l'Ascanius, sur les rives du lac mysien et ces vers d'Alexandre l'Etolien : «Ce sont eux qui habitent maintenant près des eaux vives de l'Ascanius, là où ce fleuve débouche dans le lac Ascanie, là où demeurait naguère Dolion, fils de Silénus et de Mélie», confirment également {l'origine mysienne des premiers habitants de la Bithynie}, puisqu'on ne connaît pas de lac Ascanie ailleurs qu'ici. [12d,9] La Bithynie a donné le jour à plusieurs savants illustres, au philosophe Xénocrate, au dialecticien Denys, à Hipparque, à Théodose et à ses fils, tous mathématiciens, au rhéteur Cléocharès et aux deux Asclépiades, le grammairien natif de Myrlée et le médecin natif de Prusias. [12d,10] Au S. de la Bithynie s'étend non seulement la partie de la Mysie qui entoure l'Olympe et que certains auteurs à cause de cela appellent la Mysie Olympène tandis que d'autres lui donnent le nom de Mysie Hellespontienne, mais aussi la Phrygie Hellespontiaque ; de même, au S. de la Paphlagonie s'étend la Galatie. A leur tour, {la Phrygie Hellespontiaque et la Galatie} sont bornées au midi par la Grande Phrygie et par la Lycaonie, lesquelles se prolongent jusqu'au Taurus cilicien et pisidien. Cela étant, et vu que, parmi les pays limitrophes de la Paphlagonie, il en est qui confinent en même temps au Pont et à la Cappadoce et à tels autres pays que nous avons déjà parcourus, il nous a paru à propos d'en finir d'abord avec la région qui avoisine ces derniers avant d'aborder la région ultérieure.