[1,0,0] LIVRE PREMIER. SOMMAIRE. Que la science géographique n'est pas étrangère à la philosophie. - Qu'Homère partout dans ses poèmes a donné la preuve de connaissance géographiques. - Que les anciens traités de géographie fourmillent de lacunes, d'incohérences, d'erreurs, de mensonges et de contradictions. - Preuves et démonstrations à l'appui de ce jugement de l'auteur. - Tableau sommaire représentant en raccourci la disposition générale de la terre habitée. - Hypothèses et observations positives tendant à établir qu'en beaucoup de lieux le terre et la mer se sont réciproquement déplacées et substituées l'une à l'autre. [1,1,1] CHAPITRE PREMIER. 1. La géographie, que nous nous proposons d'étudier dans le présent ouvrage, nous paraît être autant qu'aucune autre science du domaine du philosophe; et plus d'un fait nous autorise à penser de la sorte : celui-ci d'abord, que les premiers auteurs qui osèrent traiter de la géographie étaient précisément ries philosophes, Homère, Anaximandre de Milet et son compatriote Hécatée, comme Ératosthène en fait déjà la remarque ; puis Démocrite, Eudoxe, Dicéarque, Éphore et maint autre avec eux; plus récemment enfin Ératosthène, Polybe, Posidonius, philosophes aussi tous trois. En second lieu, la multiplicité de connaissances, indispensable à qui veut mener à bien une pareille oeuvre, est le partage uniquement de celui qui embrasse dans sa contemplation les choses divines et humaines, c'est-à-dire l'objet même de la philosophie. Enfin, la variété d'applications dont est susceptible la géographie, qui peut servir à la fois aux besoins des peuples et. aux intérêts des chefs, et qui tend à nous faire mieux connaître le ciel d'abord, puis toutes les richesses de la terre et des mers, aussi bien les animaux que les plantes, les fruits, et les autres productions propres à chaque contrée, cette variété, disons-nous, implique encore dans le géographe ce même esprit philosophique, habitué à méditer sur le grand art de vivre et d'être heureux. [1,1,2] 2. Mais reprenons, point par point, ce qui vient d'être dit, pour aller plus encore au fond des choses. Et d'abord, montrons que c'est à bon droit qu'à l'imitation de nos prédécesseurs, d'Hipparque notamment, nous avons présenté Homère comme le fondateur même de la science géographique. Homère, en effet, n'a pas surpassé seulement en mérite poétique les auteurs anciens et modernes, il leur est supérieur encore, on peut dire, par son expérience des conditions pratiques de la vie des peuples, et c'est à cause de cette expérience même que, non content de s'intéresser à l'histoire des faits et de chercher à en recueillir le plus grand nombre possible pour en transmettre ensuite le récit à la postérité, il y a joint l'étude de la géographie, tant l'étude partielle des localités que l'étude générale des mers et de la terre habitée. Aurait-il pu, sans cela, atteindre, comme il l'a fait, aux limites mêmes du globe et en parcourir dans ses vers la circonférence tout entière? [1,1,3] 3. Il commence par nous représenter la terre telle qu'elle est, en effet, enveloppée de tous côtés et baignée par l'Océan ; puis, des diverses contrées qu'elle renferme, il désigne les unes par leurs vrais noms et nous laisse reconnaître les autres à certaines indications détournées : ainsi, tandis qu'il nomme expressément la Libye, l'Éthiopie, les Sidoniens et les Érembes (les mêmes apparemment que les Arabes Troglodytes), il se contente de désigner indirectement les pays de l'Orient et de l'Occident par cette circonstance que l'Océan les baigne. Car c'est du sein de l'Océan, suivant lui, que le soleil se lève et au sein de l'Océan qu'il se couche et les autres astres pareillement: «Déjà le soleil, sorti à peine du sein de l'Océan aux eaux a calmes et profondes, éclairait les campagnes de ses premiers rayons ;» et ailleurs : «Déjà au sein de l'Océan a disparu l’étincelant flambeau du soleil, attirant après soi sur la terre le sombre voile de la nuit;» ailleurs encore il nous montre les astres «sortant de l'Océan où ils se sont baignés». [1,1,4] Au tableau qu'il fait maintenant de la félicité des peuples occidentaux, et de l'incomparable pureté de l'air qu'ils respirent, il est aisé de voir qu'il avait ouï parler des richesses de l'Ibérie, de ces richesses qui, après avoir tenté successivement Hercule et les Phéniciens, lesquels même, à cette occasion, occupèrent la plus grande partie du pays, provoquèrent en dernier lieu la conquête romaine. C'est bien, en effet, de l'Ibérie que souffle le zéphyr et du côté de l'Ibérie pareillement qu'Homère a placé le «Champ Élyséen, où les dieux, nous dit-il, doivent conduire Ménélas» : «Quant à vous, Ménélas, les immortels vous conduiront vers le Champ Élyséen, aux bornes mêmes de la terre: c'est là que siège le blond Rhadamanthe, là aussi que les humains goûtent à la vie la plus facile, à l'abri de la neige, des frimas et de la pluie, et que du sein de l'Océan s'élève sans cesse le souffle harmonieux du zéphyr.» [1,1,5] 5. Ajoutons que les îles des Bienheureux sont situées à l'extrémité occidentale de la Maurusie, à la rencontre de laquelle semble, s'avancer en quelque sorte l'extrémité correspondante de l'Ibérie : or, si l'on réputait lesdites îles Fortunées, cela n'a pu tenir qu'à leur proximité d'une contrée aussi réellement fortunée que l'était l'Ibérie. [1,1,6] 6. D'autres indications d'Homère nous montrent les Éthiopiens aussi habitant aux derniers confins de la terre, sur les bords mêmes de l'Océan; je dis «aux derniers confins de la terre» d'après le vers suivant, «Les Éthiopiens, qui vivent partagés en deux nations aux derniers confins de la terre,» dans lequel l'expression «partagés en deux nations» est elle-même parfaitement exacte, comme nous le démontrerons par la suite; et si j'ajoute «sur les bords mêmes de l'océan,» c'est d'après cet autre passage : «Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan pour visiter les vertueux Éthiopiens et prendre part à leur banquet.» Voici maintenant comme il donne à entendre que l'extrémité septentrionale ou arctique de la terre est également bordée par l'Océan, Il dit en parlant de l'Ourse : «Seule elle est dispensée de plonger au sein de l'Océan,» mais c'est qu'il emploie le nom de l'Ourse et aussi celui du Chariot pour désigner le cercle arctique : autrement, eût-il dit, alors que tant d'autres étoiles accomplissent aussi leur révolution dans la même partie du ciel toujours visible pour nous, que l'Ourse seule est exempte de plonger dans l'Océan? On a donc tort de le taxer, comme on a fait, d'ignorance, pour n'avoir connu, soi-disant, qu'une seule Ourse au lieu de deux. Il n'est pas probable, en effet, que, de son temps, la seconde Ourse fût déjà rangée au nombre des constellations, et ce n'est sans doute qu'après que les Phéniciens l'eurent observé et s'en furent servis pour la navigation que cet astérisme aura passé chez les Grecs, comme on voit que la Chevelure de Bérénice et Canope n'ont reçu les noms qu'elles portent que d'hier seulement, et que, de l'aveu d'Aratus, tant de constellations attendent encore les leurs. Il s'ensuit aussi que Cratès n'a pas eu raison de vouloir ici corriger le texte et de lire : g-Oiois, seul, le cercle arctique est dispensé de plonger au sein de l'Océan» {au lieu de g-oieh, seule l'Ourse}: car la leçon qu'il rejette n'était nullement à rejeter. Héraclite, lui, est plus dans le vrai, et nous semble, si l'on peut dire, plus homérique, lorsque, comme Homère, il emploie le nom de l'Ourse pour désigner le cercle arctique : «L'Ourse, dit-il, limite commune de l'Orient et de l'Occident ; l'Ourse, à l'opposite de laquelle souffle Jupiter-Serein.» Car c'est bien le cercle arctique, et non pas l'Ourse elle-même, qui marque proprement la limite du couchant et du levant. Mais, si Homère, sous le nom de l'Ourse, constellation qu'il appelle aussi le Chariot, et qu'il nous montre dans le ciel poursuivant en quelque sorte et guettant Orion, a entendu désigner le cercle arctique, sous le nom d'Océan il a dû certainement entendre l'horizon, au-dessus et au-dessous duquel nous voyons, dans ses vers, se lever et se coucher les astres; et, comme il dit que l'Ourse achève sa révolution dans le même lien sans se coucher dans l'Océan, il faut qu'il ait su que le cercle arctique passe par le point le plus septentrional de l'horizon. Ajustons maintenant les paroles du poète, aux explications qui précèdent : comme le nom d'Océan éveille en nous l'idée correspondante d'horizon, d'horizon terrestre, et que le cercle arctique (qu'il désigne par le nom d'Arctos ou d'Ourse) n'est autre que le cercle qui, au jugement de nos sens, passe par le point le plus septentrional de la terre habitée, il demeure établi que, dans la pensée d'Homère, ce côté-là de la terre devait être aussi baigné par l'Océan. Il n'est pas jusqu'aux populations arctiques qu'Homère ne connût parfaitement; il ne les mentionne pas, à vrai dire, nominativement (ce qui se conçoit, du reste, puisque, même aujourd'hui, il n'existe pas encuve peur elles de dénomination générale), mais il est aisé de les reconnaître à la peinture qu'il fait de leur genre de vie, quand il les qualifie de Nomades, de fiers Hippemolges, de tribus Galactophages et Abiennes. [1,1,7] 7. Il s'y prend encore d'autre façon pour nous donner à entendre que l'Océan entoure circulairement la terre; il mettra par exemple dans la bouche de Junon les paroles suivantes. «Car je veux aller visiter les bornes de la terre féconde et l'Océan, père des dieux,» ce qui revient à dire que l'Océan confine à toutes les extrémités de !a terre; or on sait que lesdites extrémités figurent proprement un cercle, Dans l'Hopolée aussi, il fait de l'Océan la bordure cime laies du bouclier d'Achille. Ajoutons comme une nouvelle preuve de la curiosité scientifique qui possédait Homère, que le double phénomène du flux et du reflux de l'Océan ne lui était pas demeuré inconnu, témoin l'expression suivante, «l'Océan aux flots rétrogrades» et ce passage {à propos de Charybde} : «Trois fois par jour elle vomit, et trois fois elle ravale ses ondes.» Il est vrai qu'il eût fallu dire ici deux fois au lieu de trois; mais, que la différence tienne à une erreur d'observation ou à une erreur de copie, toujours est-il que le but du poète était bien de décrire le phénomène en question. L'épithète «au courant paisible,» semble aussi une image exacte de la marée montante, qui, de fait, a l'allure plutôt douce qu'impétueuse. Posidonius, de son côté, croit voir dans ce que dit Homère de rochers alternativement couverts et découverts et dans le nom de fleuve qu'il prête à l'Océan une double allusion aux phénomènes des marées : passe pour la première raison, mais la seconde n'a pas de sens, car jamais le mouvement de la marée montante n'a ressemblé au courant d'un fleuve, et celui du reflux bien moins encore. L'explication de Cratès a quelque chose de plus plausible : suivant lui, les qualifications de courant profond, de courant rétrograde, voire même celle de fleuve, désignent bien, dans Homère, l'Océan tout entier, mais ce même nom de fleuve et celui de courant fluvial ne désignent plus qu'une partie de l'Océan, et de l'Océan pris dans le sens restreint, non dans le sens étendu, quand le poète vient à dire : «Une fois le vaisseau sorti du courant du fleuve Océan pour a entrer au sein de la vaste mer.» Ici, en effet, il s'agit, non pas de la totalité de l'Océan, mais d'un courant fluvial au sein de l'Océan, autrement dit d'une portion quelconque de l'Océan, que Cratès se représente comme une espèce d'estuaire ou de golfe se prolongeant, à partir du tropique d'hiver, dans la direction du pôle austral. De la sorte, en quittant ledit fleuve, un vaisseau aura pu se trouver encore en plein Océan; s'agit-il, au contraire, de la totalité de l'Océan, on ne conçoit plus qu'après en être une fois sorti le vaisseau s'y retrouve encore. Homère dit bien, à la vérité, «Quand sorti du courant du fleuve, il fut entré au sein de la mer,» mais la mer ici ne saurait s'entendre que de l'Océan lui-même. Il demeure donc avéré que le passage, interprété autrement que nous ne le faisons, reviendrait à ceci, «qu'un vaisseau est sorti de l'Océan pour entrer dans l'Océan. La question, pourtant, demanderait une plus ample discussion. [1,1,8] Au surplus, que la terre habitée soit une île, la chose ressort tout d'abord du témoignage de nos sens, du témoignage de l'expérience. Car partout où il a été. donné aux hommes d'atteindre les extrémités mêmes de la terre, ils ont trouvé la mer, celle précisément. que nous nommons Océan, et, pour les parties où le fait n'a pu être vérifié directement par les sens, le raisonnement l'a établi de même. Les périples exécutés, soit autour du côté oriental de la terre, qui est celui qu'habitent les Indiens, soit autour du côté occidental, qui est celui qu'occupent les Ibères et les Maurusiens, ont été poussés loin, tant au nord qu'au midi, et l'espace qui demeure encore fermé à nos vaisseaux, faute de relations établies entre nos marins et ceux qui exécutent en sens contraire des périples analogues, cet espace, disons-nous, est peu considérable, à en juger par les distances parallèles que nos vaisseaux ont déjà parcourues. Cela étant, il n'est guère vraisemblable que l'Océan Atlantique puisse être divisé en deux mers distinctes par des isthmes aussi étroits qui intercepteraient la circumnavigation, et il paraît beaucoup plus probable que ledit Océan est un et continu; d'autant que ceux qui, ayant entrepris le périple de la terre, sont revenus sur leurs traces, ne l'ont point fait, de leur aveu même, pour s'être vu barrer et intercepter le passage par quelque continent, mais uniquement à cause du manque de vivres et par peur de la solitude, la mer demeurant toujours aussi libre devant eux. Cette manière de voir s'accorde mieux aussi avec le double phénomène du flux et du reflux de l'Océan, car partout les changements qu'il éprouve, notamment ceux qui consistent à élever et à abaisser le niveau de ses eaux, ont un caractère uniforme ou n'offrent que d'imperceptibles différences, comme cela se conçoit de mouvements produits au sein de la même mer et en vertu d'une seule et même cause. [1,1,9] 9. Restent les objections d'Hipparque, mais elles ne sauraient convaincre personne : elles consistent à dire que le régime de l'Océan n'est pas, sur tous les points, parfaitement semblable à lui-même, et que, cela fût-il accordé, il n'en résulterait pas nécessairement que la mer Atlantique dût former un seul courant circulaire et continu. Ajoutons que, pour nier cette uniformité parfaite du régime de l'Océan, il s'appuie sur le témoignage de Séleucus de Babylone ! Pour plus de détails sur l'Océan et sur le phénomène des marées, nous renverrons, nous, à Posidonius et à Athénodore, qui nous paraissent avoir convenablement approfondi la question, nous bornant à dire présentement que le système que nous défendons répond mieux à l'uniformité constatée des phénomènes océaniques, et que, plus la masse d'eau répandue autour de la terre sera considérable, plus il sera aisé de concevoir comment les vapeurs qui s'en dégagent suffisent à alimenter les corps célestes. [1,1,10] 10. Mais, si Homère a exactement connu et décrit les extrémités et la bordure circulaire de la terre, il n'a pas moins bien connu et décrit la mer Intérieure. Les pays qui entourent cette mer, à partir des colonnes d'Hercule, sont, comme on sait, la Libye, l'Égypte et la Phénicie, et plus loin la côte qui avoisine Chypre; puis viennent les Solymes, les Lyciens, les Cariens, et le littoral compris entre Mycale et la Troade, avec les des adjacentes : or, tous ces lieux, le poète les a mentionnés en termes exprès, comme il a parlé aussi et des contrées ultérieures qui bordent le Propontide et des côtes de l'Euxin jusqu'à la Colchide et de l'expédition de Jason. Il connaissait, en outre, le Bosphore Cimmérien, et naturellement les Cimmériens eux-mêmes on ne s'expliquerait pas, en effet, comment il eût pu connaître le nom des Cimmériens et ignorer leur existence, l'existence d'un peuple, qui, de son vivant ou peu de temps avant lui, avait, depuis le Bosphore, couru et ravagé tout le pays intermédiaire jusqu'à l'Ionie? Mais non, il les connaissait, et ce qui le prouve, c est qu'il a fait allusion à la nature brumeuse du climat de leur pays : «Un voile, dit-il, un voile de vapeurs et de nuages les enveloppe ; l'éclat du soleil ne resplendit jamais pour eux, et a la funeste nuit plane toujours au- dessus de leurs têtes». Il connaissait pareillement l'Ister (du moins nomme-t-il les Mysiens, nation thracique, riveraine de ce fleuve) et aussi tout le littoral à partir de l'Ister, autrement dit la Thrace jusqu'au Pénée, puisqu'il mentionne les Paeoniens et qu'il signale l'Athos, l'Axius et les îles situées vis-à-vis. Quant au littoral de la Grèce, prolongement de celui de la Thrace, il a été décrit par lui en entier jusqu'aux frontières de la Thesprotie. Il connaissait enfin l'extrémité de l'Italie, à en juger par la mention qu'il a faite de Temesa et des Sicèles, et l'extrémité de l'Ibérie, ainsi que la richesse et la prospérité des peuples qui l'occupaient, et dont nous parlions tout à l'heure. Si maintenant, dans l'intervalle, se laissent apercevoir quelques lacunes, on peut les lui par-donner, le géographe de profession lui-même omettant sou-vent bien des détails. Il est excusable aussi et ne mérite aucun blâme s'il a cru devoir mêler, çà et là, quelques circonstances fabuleuses à ses récits, d'ailleurs tout historiques et didactiques, car il n'est pas vrai, comme le prétend Ératosthène, que tout poète vise uniquement à plaire et jamais à instruire : tout au contraire, ceux qui ont traité le plus pertinemment les questions de poétique proclament la poésie une sorte de philosophie primitive. Mais nous réfuterons plus longuement ce jugement d'Ératosthène, quand nous aurons, plus loin, à reparler du poète. [1,1,11] 11. Pour le moment, ce qui a été dit doit suffire à établir qu'Homère a été bien réellement le père de la géographie. Quant aux successeurs qu'il a eus dans cette science, c'étaient, comme chacun sait, des hommes d'un mérite éminent et familiarisés avec les études philosophiques : les deux qu'Ératosthène nomme immédiatement après lui sont Anaximandre, qui fut le disciple et le compatriote de Thalès, et Hécatée de Milet. Ératosthène ajoute qu'Anaximandre publia la première Carte géographique, et qu'il reste d'Hécatée un Traité de géographie, dont l'authenticité ressort, suivant lui, de l'ensemble des oeuvres de cet auteur. [1,1,12] 12. Maintenant que l'étude de la géographie exige une grande variété de connaissances, beaucoup l'ont dit avant nous; Hipparque notamment, dans sa Critique de la Géographie d'Ératosthène, fait remarquer très- judicieusement que la connaissance de la géographie, si utile à la fois au simple particulier et à l'érudit de profession, ne saurait absolument s'acquérir sans quelques notions préliminaires d'astronomie et sans la pratique des règles du calcul des éclipses. Comment juger, par exemple, si Alexandrie d'Égypte est plus septentrionale ou plus méridionale que Babylone et de combien elle peut l'être, sans recourir à la méthode des climats? De même, comment savoir exactement si tel pays est plus avancé vers l'orient et tel autre vers l'occident, autrement que par la comparaison des éclipses du soleil et de celles de la lune? Ainsi s'explique Hipparque à cet égard. [1,1,13] En général, quiconque se propose de décrire les caractères propres de telle ou telle contrée a essentiellement besoin de recourir à l'astronomie et à la géométrie, pour bien en déterminer la configuration, l'étendue, les distances relatives, le climat ou la situation géographique, la température, et, en un mot, toutes les conditions atmosphériques. Puisqu'il n'est pas de maçon bâtissant une maison ni d'architecte édifiant une ville, qui ne tiennent compte préalablement de toutes ces circonstances, à plus forte raison le philosophe, qui embrasse dans ses études la terre habitée tout entière, y aura-t-il égard. Et, de fait, la chose lui importe plus qu'à personne. Car si, pour une étendue de pays restreinte, la situation au nord et la situation au midi n'impliquent qu'une légère différence, rapportés à la circonférence totale de la terre habitée, le nord comprendra jusqu'aux derniers confins de la Scythie et de la Celtique, et le midi jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'Éthiopie, ce qui implique des différences énormes. De même il ne saurait être indifférent d'habiter chez les Indiens ou parmi les Ibères, peuples que nous savons être, à l'extrême orient et à l'extrême occident, en quelque sorte les antipodes l'un de l'autre. [1,1,14] Comme tous ces faits maintenant tirent leur principe du mouvement du soleil et des autres astres, et aussi de la tendance centripète des corps, nous voilà forcés d'élever nos regards vers le ciel, pour observer les apparences qu'en chaque contrée il nous découvre, apparences qui varient extrêmement, reproduisant ainsi la diversité même des lieux d'observation. Comment donc prétendre représenter avec exactitude et expliquer convenablement ces différences respectives dans la nature et l'aspect des lieux, si l'on n'a pas le moins du monde égard à cet ordre de phénomènes ? Il ne nous est pas possible, à vrai dire, vu le caractère spécial de notre ouvrage, qui doit être avant tout politique, de les approfondir tous; au moins convient-il que nous en exposions ici ce qui peut être à la portée de l'homme mêlé à la vie politique. [1,1,15] 15. Mais celui qui a pu déjà élever si haut sa pensée ne reculera pas devant une description complète de la terre : il serait plaisant, en effet, qu'après avoir, dans son désir de mieux décrire la partie habitée de la terre, osé toucher aux choses célestes et s'en être servi dans ses démonstrations, il dédaignât de rechercher quelles peuvent être l'étendue et la constitution de la sphère terrestre elle-même, dont la terre habitée n'est qu'une partie, quelle place elle occupe dans l'univers, si elle n'est habitée que dans une seule de ses parties, celle que nous occupons, ou si elle l'est dans d'autres encore, et, dans ce cas, combien l'on en compte, quelles peuvent être aussi l'étendue et la nature de sa portion inhabitée et finalement la raison d'un pareil abandon. Il s'ensuit donc qu'il existe une certaine corrélation entre les études astronomiques et géométriques d'une part et la géographie, telle que nous l'avons définie, de l'autre, puisque cette science relie ensemble les phénomènes terrestres et célestes, devenus en quelque sorte des domaines limitrophes, et qu'elle comble l'immense intervalle «Qui de la terre s'étend jusqu'aux cieux.» [1,1,16] 16. Allons plus loin et à cette masse déjà si grande de connaissances indispensables ajoutons l'histoire de la terre elle-même, autrement dit la connaissance des animaux et des plantes et, en général, de toutes les productions, utiles ou non, de la terre et des mers, et notre thèse, croyons-nous, en deviendra plus évidente encore. Que cette connaissance de la terre, en effet, soit d'une grande utilité pour qui a su l'acquérir, la chose ressort et du témoignage de l'antiquité et du simple raisonnement : les poètes ne nous représentent-ils point toujours comme les plus sages ceux d'entre leurs héros qui ont voyagé et erré par toute la terre ? A leurs yeux c'est toujours un grand titre de gloire d'avoir «visité beaucoup de cités et observé les mœurs de beaucoup d'hommes." Ainsi Nestor se vante d'avoir vécu parmi les Lapithes et d'être venu, pour répondre à leur appel, «Du fond de sa lointaine patrie: ces peuples l'avaient demandé et désigné par son nom ;» Ménélas, pareillement : «Après avoir erré, dit-il, dans Chypre, en Phénicie, et chez les Égyptiens, je visitai tour à tour les Éthiopiens, les Sidoniens et les Erembes, puis la Libye, où je vis le front des agneaux armé de cornes» Puis il ajoute comme un trait caractéristique de ce dernier pays : «Car trois fois, dans le cours d'une année, les brebis y mettent bas.» A propos de Thèbes, maintenant, de la Thèbes d'Égypte, il dira : «C'est le lieu où la terre, au sein fertile, donne les plus riches moissons;» ou bien encore : «Thèbes, la ville aux cent portes, dont chacune peut livrer passage à deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars.» Or, tous ces détails descriptifs sont autant de préparations excellentes à la sagesse, en ce qu'ils nous font bien connaître la nature d'un pays et les différents caractères des animaux et des plantes qu'il renferme, voire la nature de la mer et de ses productions, à nous qui sommes en quelque sorte amphibies et pour le moins autant habitants de la mer que de la terre ferme. Et c'est par allusion, sans doute, à tout ce qu'Hercule dans ses voyages avait vu et appris qu'Homère l'appelle «Connaisseur et expert en belles oeuvres.» Ainsi le témoignage de l'antiquité et le raisonnement s'accordent pour confirmer ce que nous disions en commençant. Mais il est une autre considération qui nous paraît plus encore que le reste militer en faveur de notre thèse pré-sente, c'est que la géographie répond surtout aux besoins de la vie politique. Où s'exerce, en effet, l'activité humaine, si ce n'est sur cette terre, sur cette mer, que nous habitons et qui offrent à le fois de petits théâtres aux petites actions, de grands théâtres aux grandes, le théâtre des plus grandes se confondant ainsi avec les limites mêmes de la terre entière ou de que ce nous appelons proprement la terre habitée , et les plus grands capitaines étant ceux qui parviennent à dominer sur la plus grande étendue de terre et de mer, et à réunir cités et nations en un seul et même empire, en un seul et même corps politique? Il est donc évident que la géographie, considérée dans son ensemble, exerce une influence directe sur la conduite des chefs d'État par la distribution qu'elle fait des continents et des mers, tant au dedans qu'en dehors des limites de la terre habitée, cette distribution étant faite naturellement en vue de ceux qui ont le plus d'intérêt à savoir si les choses sont de telle façon ou de telle autre et si telle contrée est déjà connue ou encore inexplorée. On conçoit, en effet, que ces chefs s'acquitteront mieux du détail de leur administration, connaissant l'étendue et la situation exacte du pays et toutes les variétés de climat et de sol qu'il peut présenter. Mais, maintenant, comme ces princes ont leurs États situés en diverses parties de la terre, et que leurs premières entre-prises, leurs premières conquêtes partent de divers foyers et de centres différents, il ne leur est pas possible, non plus qu'aux géographes, de connaître également bien tous les pays de la terre ; et leurs connaissances aux uns et aux autres seront nécessairement susceptibles de plus et de moins. La terre habitée tout entière fût-elle rangée sous la même domination, sous le même gouvernement, il serait difficile encore que toutes les parties en fussent connues au même degré : dans ce cas-là même, on connaîtrait mieux que le reste les parties les plus proches de soi, d'autant que ce sont celles-là sur lesquelles il importe de répandre le plus de lumière, afin de les faire bien connaître, puisque, par leur position, elles sont plus à portée d'être utiles. Dès là rien d'étonnant que telle chorographie convînt mieux aux Indiens, telle autre aux Éthiopiens, telle autre encore aux Grecs et aux Romains. Quel intérêt, en effet, pourrait avoir le géographe indien à décrire la Béotie comme le fait Homère, qui nomme «Et les peuples d'Hyria et ceux de la pierreuse Aulis , ceux de Schoene et de Scôle.» Pour nous autres, à la bonne heure, la chose a de l'importance En revanche, une description si détaillée de l'Inde n'aurait plus d'intérêt pour nous : l'utilité n'y serait point, l'utilité, qui est proprement la juste et vraie mesure dans ce genre d'études. [1,1,17] 17. Ce que nous avons dit {de l'utilité de la géographie} se vérifie même dans les petites opérations, à la chasse par exemple, car on chassera mieux connaissant la disposition et l'étendue de la forêt; et, en général, quiconque con naît les lieux s'entendra mieux qu'un autre à -choisir un campement, à disposer une embuscade, à diriger une marche. Mais dans les grandes opérations l'évidence de notre assertion devient plus éclatante encore, d'autant qu'alors on est plus chèrement récompensé d'avoir su, plus chèrement puni d'avoir ignoré. Ainsi la flotte d'Agamemnon se trompe, ravage la Mysie pour la Troade et se voit réduite à une retraite honteuse. Ainsi les Perses et les Libyens, pour avoir cru reconnaître dans des passes libres et ouvertes des détroits sans issue, s'exposent aux plus grands périls, et laissent derrière eux, comme trophées de leur ignorance, les Perses, le tombeau de Salganée près de l'Euripe de Chalcis, de cet infortuné Salganée immolé par eux comme un traître pour avoir, soi-disant, mené perdre leur flotte des rivages Maliens tout au fond de l'Euripe ; les Libyens le monument de Pélore, mort victime d'une semblable erreur. La même cause encore, lors de l'expédition de Xerxès, remplit la Grèce de débris de naufrages, et longtemps auparavant l'émigration des Éoliens et celle des Ioniens avaient offert le spectacle de maints désastres pareils, tous occasionnés par l'ignorance. D'autre part, que de victoires dans lesquelles le vainqueur doit tout son succès à la connaissance des lieux ! Au défilé des Thermopyles, par exemple, n'est- ce pas Ephialte, qui, en indiquant aux Perses ce sentier dans la montagne, leur livre Léonidas et introduit en deçà des Pyles l'armée barbare ? Mais sans remonter si haut, je trouve une preuve suffisante de ce que j'avance soit dans la récente campagne des Romains contre les Parthes, soit dans leurs expéditions contre les Germains et les Celtes, où l'on voit ces barbares retranchés au fond de leurs marais, de leurs forêts de chênes et de leurs solitudes impénétrables, combattre en s'aidant de leur connaissance des lieux contre un ennemi qui les ignore, . le trompant sur les distances, lui fermant les passages et interceptant ses convois de vivres et ses autres approvisionnements. [1,1,18] 18. La géographie, avons-nous dit, a rapport surtout aux opérations et aux besoins des chefs d'État. A la vérité, la morale et la philosophie politique ont aussi pour principal objet de régler la conduite des chefs, et ce qui le prouve, c'est que nous distinguons les différentes sociétés ou associations politiques d'après la forme de leurs gouvernements : le gouvernement pouvant être ou monarchique (nous appelons cette même forme quelquefois royauté), ou aristocratique, ou en troisième lieu démocratique, nous reconnaissons aussi trois espèces d'associations politiques, auxquelles nous donnons justement les mêmes noms, par la raison qu'elles tirent de leurs gouvernements respectifs le principe même de leur existence et comme leur caractère spécifique; en effet, la loi diffère suivant qu'elle émane de l'autorité d'un roi ou de l'autorité d'un sénat ou de celle du peuple, et la loi, comme on sait, est le type même et le moule qui donne la forme à une société, tellement qu'on a pu définir quelquefois le droit «l'intérêt du plus fort.» La philosophie politique s'adresse donc principalement aux princes ; mais si la géographie, qui, elle aussi, s'adresse surtout aux princes, répond de plus à un de leurs besoins de chaque jour, ne pourrait-on pas dire que cette circonstance constitue en sa faveur une sorte de supériorité sur l'autre science, supériorité, nous l'avouons, purement pratique? [1,1,19] 19. Ce qui n'empêche pas que la géographie n'ait aussi son côté spéculatif ou théorique qu'on aurait tort de dédaigner, en ce qu'il touche à la fois à la technique, à la mathématique, à la physique, à l'histoire, voire même à la mythologie. Or la mythologie n'a assurément rien de pratique. Un récit tel que celui des erreurs d'Ulysse, de Ménélas ou de Jason n'est pas de nature à développer beaucoup cette prudence éclairée que recherche avant tout l'homme pratique, à moins qu'on n'y ait mêlé çà et là telle moralité utile inspirée par les aventures inséparables de semblables voyages, mais il ménagera tout au moins une jouissance délicate à ceux que le hasard conduit dans les lieux ainsi illustrés par la Fable, et l'esprit le plus pratique ne laisse pas que d'être sensible à l'éclat et à l'agrément de pareils souvenirs : seulement, il ne s'y arrête pas longtemps, car il est naturel qu'il accorde plus d'attention aux choses utiles. Naturellement aussi le géographe s'occupera plus de celles-ci que des autres et, procédant pour l'histoire et les mathématiques, comme il a fait pour la mythologie, ce sera toujours la partie la plus utile et la mieux avérée qu'il en extraira de préférence. [1,1,20] 20. Mais c'est surtout, on l'a vu, de la géométrie et de l'astronomie que le géographe paraît avoir besoin pour l'objet qu'il se propose. Et de fait, comment en serait-il autrement? Comment le géographe pourrait-il bien comprendre, sans recourir aux méthodes que fournissent ces deux sciences, toutes les questions de configuration, de climat, d'étendue et autres semblables? Toutefois, comme les géomètres et les astronomes exposent ailleurs tout au long les moyens de mesurer la terre entière, nous devrons, nous, dans le présent ouvrage, supposer et admettre comme vrai ce qu'ils ont démontré dans les leurs; supposer, par exemple, la sphéricité du monde, celle aussi de la surface terrestre et avant tout la tendance centripète des corps. Et, comme ces faits sont à la portée de nos sens ou rentrent dans la catégorie des notions communes, il nous suffira, si même la chose en vaut la peine, d'en donner l'explication la plus brève et la plus sommaire. Ainsi, en ce qui concerne la sphéricité de la terre, nous rappellerons simplement ou la preuve indirecte qui se tire de l'impulsion centripète en général et de la tendance de chaque corps en particulier vers son centre de gravité, ou la preuve directe et immédiate résultant des phénomènes qu'on observe sur la mer et dans le ciel, et dont le témoignage de nos sens et les simples notions vulgaires suffisent à constater la réalité. Il est évident, par exemple, que la courbure de la mer empêche seule le navigateur d'apercevoir au loin les lumières placées à la hauteur ordinaire de l'œil, et qui n'ont besoin que d'être un peu haussées pour devenir visibles, même à une distance plus grande, de même que l'œil n'a besoin que de regarder de plus haut pour découvrir ce qui auparavant lui demeurait caché. Homère déjà en avait fait la remarque, car tel est le sens de ce vers : «Une fois soulevé par la vague immense, il put porter très loin sa vue perçante.» On sait aussi que, plus un vaisseau approche de la terre, plus chacune des parties de la côte se dessine nettement aux yeux des passagers, et que ce qui leur paraissait bas en commençant va s'élevant sans cesse devant eux. La révolution ou marche circulaire des corps célestes est de même rendue manifeste par diverses expériences, notamment au moyen du gnomon, qu'il suffit d'observer une fois pour concevoir aussitôt que, si les racines de la terre se prolongeaient à l'infini, la susdite révolution ne saurait avoir lieu. Quant à la théorie des climats, elle est exposée en détail dans des traités spéciaux sur les oekèses ou positions géographiques. [1,1,21] 21. Mais encore une fois, pour le moment, nous n'avons besoin d'emprunter à ces différentes sciences qu'un petit nombre de notions, et de notions élémentaires, à l'usage surtout du politique et du capitaine. Car s'il importe, d'une part, qu'ils ne demeurent ni l'un ni l'autre tellement étrangers à l'astronomie et à la géographie, que, se trouvant transportés dans des lieux où les phénomènes célestes les plus familiers au vulgaire viendraient à se produire avec quelques légères anomalies, ils perdent tout à coup la tête et s'écrient dans leur trouble : «Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant a et le côté de l'aurore, et le point où le soleil, ce flambeau des mortels, descend au- dessous de la terre et le point d'où il remonte et s'élève au-dessus,» d'autre part , ils n'ont que faire d'approfondir ces études jusqu'à savoir quels sont, pour chaque lieu de la terre, et les astres qui se lèvent, et les astres qui se couchent ensemble, et ceux qui passent ensemble au méridien; quels sont et la hauteur correspondante du pôle et le point zénithal, et tant d'autres circonstances du même genre qui, suivant les changements d'horizon et de cercle arctique, viennent à changer aussi, soit seulement en apparence, soit en réalité. De ces faits, les uns pourront être négligés complètement par l'homme d'État et l'homme de guerre, à moins qu'ils ne veuillent en faire un objet de pure spéculation philosophique, les autres devront être admis de confiance, quand bien même les causes leur en demeureraient cachées : car cette recherche des causes appartient au seul philosophe de profession, le politique n'ayant pas assez de loisir pour s'y livrer, si ce n'est par exception. Il ne faudrait pas pourtant que celui qui prétendra lire ce traité fût assez novice ou assez nonchalant pour n'avoir jamais jeté les yeux sur une sphère, ni regardé les cercles qui y sont tracés parallèlement, perpendiculairement ou obliquement les uns aux autres, et la position respective des tropiques, de l'équateur et du zodiaque, ce cercle que suit le soleil dans sa révolution, déterminant de la sorte les différences des climats et des vents. Car il suffit qu'on comprenne tant bien que mal ces premiers éléments de la science et ce qui est relatif aux changements d'horizon et de cercle arctique, et en général tout ce qui sert d'introduction aux mathématiques proprement dites, pour être à même de suivre ce que nous exposons ici. Mais si l'on ignore ce que c'est qu'une ligne, droite ou courbe, ce que c'est qu'un cercle, une surface, sphérique ou plane, et que l'on ne soit pas en état de reconnaître dans le ciel les sept étoiles de la Grande-Ourse, ou telle autre constellation aussi connue, on n'a que faire, provisoirement da moins, d'un traité tel que le nôtre, et l'on doit, au préalable, se familiariser avec des notions, sans lesquelles il n'y a pas d'études géographiques possibles. - Voilà pourquoi les auteurs de Portulans et de Périples ne font qu'un travail inutile, quand ils négligent d'ajouter à leurs descriptions ce qui, en fait. d'éléments mathématiques et astronomiques, s'y rattache nécessairement. [1,1,22] 22. En somme, il faut que le présent traité s'adresse à tout le monde, à la fois aux politiques et aux simples particuliers, comme notre précédente composition historique. Là aussi nous employions cette qualification de politique, pour désigner, par opposition à l'homme complètement illettré, celui qui a parcouru le cercle entier des études composant ce qu'on appelle d'ordinaire l'éducation libérale et philosophique. Car celui-là seul, disions-nous, peut blâmer et louer à propos et discerner dans l'histoire les événements vraiment dignes de mémoire, qui a médité sur les grandes questions de vertu et de sagesse et sur les différents systèmes qui s'y rapportent. [1,1,23] 23. Ayant donc publié déjà des Mémoires historiques, utiles, nous le supposons du moins, aux progrès de la philosophie morale et politique, nous avons voulu les compléter par la présente composition: conçue sur le même plan, elle s'adresse aux mêmes hommes, à ceux surtout qui occupent les hautes positions. Et de même que, dans notre premier ouvrage, nous n'avons mentionné que les faits relatifs aux hommes et aux vies illustres, omettant à dessein tout ce qui pouvait être petit et obscur, ici aussi nous avons dû négliger les petits faits, les faits trop peu marquants, pour insister davantage sur les belles et grandes choses, qui se trouvent réunir à la fois l'utile, l'intéressant et l'agréable. Dans les statues colossales, on ne recherche pas l'exactitude minutieuse des détails, on accorde plutôt son attention à l'ensemble, au bon effet de l'ensemble : même jugement à appliquer ici. Car notre ouvrage est aussi, l'on peut dire, un monument colossal, qui reproduit uniquement les grands traits et les effets d'ensemble, sauf le cas où tel petit détail nous aura paru de nature à intéresser à la fois l'érudit et l'homme pratique. En voilà assez pour établir à quel point il est sérieux et digne de l'attention des philosophes. [1,2,1] CHAPITRE II. 1. Si, après que tant d'autres ont traité ces matières, nous entreprenons de les traiter à notre tour, qu'on attende pour nous en blâmer que nous ayons été convaincu de n'avoir fait que répéter dans les mêmes termes tout ce qu'ils avaient dit avant nous. Il nous a semblé, en effet, que, malgré l'habileté avec laquelle nos prédécesseurs avaient traité, ceux-ci telle partie, ceux-là telle autre, ils avaient laissé dans le reste encore beaucoup à faire, et que, si peu que nous pussions ajouter à leur travail, ce peu suffirait encore à justifier notre entreprise. Or, la génération présente a vu ses connaissances géographiques s'étendre sensiblement avec les progrès de la domination des Romains et des Parthes, comme déjà, au dire d'Ératosthène, les générations postérieures à Alexandre avaient vu les leurs s'accroître beaucoup par le fait de ses conquêtes. Alexandre, en effet, nous a révélé en quelque sorte une grande partie de l'Asie, et, dans le nord de l'Europe, tout le pays jusqu'à l'Ister; les Romains à leur tour nous ont révélé tout l'occident de l'Europe jusqu'à l'Albis, fleuve qui partage en deux la Germanie, sans compter la région qui s'étend au delà de l'Ister jusqu'au fleuve Tyras. Quant à la contrée ultérieure jusqu'aux frontières des Maeotes et à la partie du littoral qui aboutit à la Colchide, c'est par Mithridate Eupator et par ses lieutenants que nous les connaissons. Enfin, grâce aux Parthes, l'Hyrcanie, la Bactriane et la portion de la Scythie qui s'étend au-dessus de ces deux contrées nous sont mieux connues qu'elles ne l'étaient de nos prédécesseurs : n'y eût-il que cela, nous aurions donc, on le voit, quelque chose à dire de plus qu'eux. Mais c'est ce qu'on verra mieux encore par les critiques que nous dirigeons contre eux, non pas tant contre les plus anciens que contre ceux qui sont venus après Ératosthène et contre Ératosthène lui-même, et cela à dessein et par la raison que leur grande supériorité de lumières sur le commun des hommes doit rendre d'autant plus difficile pour les générations futures la réfutation des erreurs qu'ils ont pu commettre. Si, du reste, nous nous voyons forcé de contredire parfois les autorités mêmes que nous avons choisies pour nos guides habituels, qu'on nous le pardonne. Ce n'est pas, en effet, chez nous un parti pris à l'avance de contredire tous les géographes sans exception qui nous ont précédé; il en est beaucoup au contraire que nous comptons négliger absolument comme nous ayant paru des guides trop peu sûrs, et nous réservons nos critiques pour ceux que nous savons être habituellement exacts. Disputer en règle contre toute espèce d'adversaires, ce serait en vérité perdre sa peine; mais contre un Ératosthène, un Posidonius, un Hipparque, un Polybe et autres noms pareils, il y a quoique chose de glorieux à le faire. [1,2,2] 2. Nous commencerons par Ératosthène l'examen en question, mettant toujours en regard de nos jugements les critiques qu'Hipparque a dirigées contre lui. Ératosthène ne mérite assurément pas qu'on le traite aussi cavalièrement que l'a fait Polémon, qui prétend démontrer qu'il n'avait même pas visité Athènes; mais il ne mérite pas non plus la confiance aveugle que quelques-uns ont en lui, malgré ce grand nombre de maîtres soi-disant excellents dont il aurait été le disciple. Il a écrit ceci : Jamais peut-être on n'avait vu fleurir dans une même enceinte, dans une seule et même cité, autant de philosophes éminents qu'on en comptait alors autour d'Arcésilaüs et d'Ariston. — Soit, mais à mon sens cela ne suffit point, et l'important était de savoir discerner dans le nombre le meilleur guide à suivre. C'est Arcésilaüs, on le voit, et Ariston qu'il met en tête des philosophes de son temps; il préconise beaucoup aussi Apelle et Bion, Bion, qui le premier, pour nous servir de son expression, «para la philosophie de la robe à fleurs des courtisanes», mais de qui, aussi, à l'en croire, on eût pu dire souvent avec le piète : «Que de beautés mâles sous ces guenilles !» Or ces seules appréciations suffisent à montrer son peu de jugement. Comment lui, qui fut à Athènes le disciple de Zénon de Citium, il ne mentionne pas un seul de ceux qui continuèrent l'enseignement du maître, et il vient nous nommer, comme ayant toute la vogue de son temps, les rivaux mêmes et les ennemis de Zénon, de qui il ne reste pas aujourd'hui apparence d'école! Son traité des Biens, ses Déclamations, ses autres ouvrages du même genre achèvent du reste , de nous montrer quelle a été sa vraie tendance philosophique : il a tenu comme qui dirait le milieu entre le philosophe décidé et celui qui, n'osant s'engager résolument dans la carrière, s'en tient uniquement à l'apparence ou ne voit dans la philosophie qu'une diversion agréable ou instructive au cercle habituel de ses études, sans compter que, jusque dans ces autres études, nous le retrouvons en quelque sorte toujours le même- Mais laissons cela, ne touchons présentement qu'aux points sur lesquels sa Géographie peut être rectifiée, et, pour commencer, reprenons la question réservée par nous tout à l'heure. [1,2,3] 3. Est-il vrai, comme le prétend Ératosthène, que le poète vise uniquement à récréer l'esprit et nullement à l'instruire? Les Anciens définissaient, au contraire, la poésie une sorte de philosophie primitive, qui nous introduit dès l'enfance dans la science de la vie et nous instruit par la voie du plaisir de tout ce qui est relatif aux mœurs, aux passions et aux actions de l'homme; notre école aujourd'hui va même plus loin : elle proclame que le sage seul est poète. De là aussi cet usage pratiqué par les différents gouvernements de la Grèce de faire commencer la première éducation des enfants par la poésie, considérée apparemment non comme un simple moyen de divertissement, mais bien comme une école de sagesse. Ajoutons que les musiciens eux-mêmes, ceux qui enseignent soit à chanter au son des instruments soit à jouer de la lyre ou de la flûte, revendiquent ce mérite pour leur art et s'intitulent «précepteurs et correcteurs des mœurs,» et que ce n'est pas là une opinion exclusivement pythagoricienne, qu'Aristoxène l'a émise également, et qu'Homère déjà qualifie les aèdes de «sophronistes ou d'instituteurs», notamment ce gardien de Clytemnestre, «A qui Atride, en partant pour Troie, avait longuement recommandé sa femme et confié le soin de veiller sur elle.» On sait, en effet, qu'Égisthe ne réussit à triompher de la vertu de la reine qu'après avoir «Conduit l'aède, pour l'y abandonner, sur les rivages d'une île déserte...: voulant alors ce que voulait son amant, Clytemnestre suivit Égisthe jusque dans sa maison.» Ératosthène d'ailleurs se contredit ici lui-même : avant d'émettre la proposition en question, quelques lignes à peine plus haut, et tout au début de son Traité de géographie, il avait solennellement déclaré que, dès la plus haute antiquité, tous les hommes ont eu à cœur de publier leurs connaissances géographiques ; qu'Homère, par exemple, a inséré dans ses vers tout ce qu'il avait pu apprendre des Éthiopiens, de l'Égypte et de la Libye, entrant même, à propos de la Grèce et des pays voisins, dans des détails presque trop minutieux, puisqu'il va jusqu'à rappeler et les «innombrables pigeons de Thisbé» et les «gazons d'Haliarte» et la «situation extrême d'Anthedon» et celle de Lilée «aux sources du Céphise», et qu'en général il évite de laisser échapper fût-ce une épithète inutile. - Or, je le demande, celui qui agit de la sorte vise-t-il plutôt à amuser qu'à instruire? - Ici peut-être, répondront les partisans d'Ératosthène, Homère songe à instruire; en revanche tout ce qui n'est pas proprement du domaine des sens a été peuplé par lui, comme par les autres poètes, de monstres imaginaires, semblables à ceux de la Fable. - Soit; mais alors il eût fallu dire que tout poète compose tantôt uniquement en vue de l'agrément, tantôt aussi en vue de l'instruction de ses lecteurs ; et c'est ce que ne fait pas Ératosthène, qui accuse Homère d'avoir cherché partout et toujours à amuser, jamais à instruire. Il va plus loin, et, pour corroborer son dire, demande ce que pourraient ajouter au mérite du poète cette connaissance exacte d'une infinité de lieux et toutes ces notions de stratégie, d'agriculture, de rhétorique et d'autres sciences encore que quelques-uns ont prétendu attribuer à Homère. - En prêtant ainsi à Homère la science universelle, on peut paraître, nous l'avouons, entraîné par un excès de zèle, et, comme le dit Hipparque, autant vaudrait faire honneur à l'irésiöné attique des poires , des pommes dont elle est chargée, mais qu'elle ne peut pro-duite, que de revendiquer pour Homère la connaissance de toutes les sciences, et de tous les arts sans exception. Sur ce point-là donc, ô Ératosthène, tu as peut-être raison; mais à coup sûr tu te trompes quand, non content de refuser à Homère autant d'érudition, tu prétends réduire la poésie à n'être qu'une vieille conteuse de fables, qu'on laisse libre d'imaginer tout ce qui peut lui sembler bon à divertir les esprits. N'y a-t-il donc rien, en effet, dans l'audition des poètes qui puisse nous porter à la vertu? Toutes ces notions, par exemple, de géographie, d'art militaire, d'agriculture et de rhétorique, que cette audition tout au moins nous procure, ne peuvent- elles rien pour ce but suprême? [1,2,4] 4. Homère pourtant prête toutes ces connaissances à Ulysse, c'est-à-dire à celui de ses héros qu'il se plaît à décorer de toutes les vertus. C'est à lui, en effet, que s'applique ce vers : «Il avait visité de nombreuses cités et observé les mœurs de beaucoup d'hommes;» et cet autre passage : «Il possédait toutes les ressources de la ruse et celles de la prudence.» C'est lui qu'il nomme toujours le «destructeur des villes», lui encore qui réussit à prendre Ilion «Par la force de ses conseils, de sa parole et de sa trompeuse adresse....» «Qu'il consente à me suivre ,» s'écrie aussi Diomède, en parlant de lui, « et nous reviendrons tous deux, fût-ce du milieu des flammes.» Ce qui n'empêche point qu'Ulysse ne se vante ailleurs de ses connaissances agricoles et de sa dextérité comme faucheur, «Qu'on me donne dans ce champ une faux à la lame recourbée et à toi la pareille,» comme laboureur aussi, «Et tu verras si je sais creuser un long et droit sillon.» Et notez qu'Homère n'est point seul à penser de la sorte; tous les esprits éclairés, invoquant son témoignage, ont reconnu la justesse de cette thèse, que rien ne contribue autant à donner la sagesse qu'une semblable expérience des choses pratiques de la vie. [1,2,5] 5. Quant à la rhétorique, qu'est-elle en somme ? La sagesse appliquée à la parole. Eh bien! Tout le long du poème également ce genre de sagesse brille chez Ulysse, témoin la scène de l'Épreuve, et celle des Prières et celle de l'Ambassade, où le poète fait dire à Anténor en parlant de lui : «Mais quand on entendait cette voix puissante sortir de sa poitrine et que de ses lèvres les paroles tombaient abondantes a et pressées, comme les neiges d'hiver, nul mortel alors n'aurait pu disputer à Ulysse la palme de l'éloquence.» Comment supposer maintenant que le poète qui a le talent de mettre les autres en scène, les faisant parler avec éloquence, commander les armées avec habileté, déployer en un mot tous les genres de mérite, ne soit lui-même qu'un de ces bavards, un de ces charlatans experts uniquement à duper le peuple par leurs jongleries et à flatter leur auditoire, mais incapables de lui rien apprendre d'utile? Le vrai mérite du poète, nous le demandons, ne consiste-t-il pas à faire de ses vers l'imitation même de la vie humaine? Eh bien ! Comment l'imitera-t-il, s'il n'a ni jugement ni expérience des choses de la vie? A nos yeux, d'ailleurs, le mérite des poètes ne saurait être de même nature que celui des ouvriers qui travaillent le bois ou les métaux : le mérite de ceux-ci n'implique dans leur caractère rien d'élevé ni d'auguste, mais le mérite du poète est inséparable de celui de l'homme même, tellement qu'il est absolument impossible de devenir bon poète, si l'on n'est au préalable homme de bien. [1,2,6] 6. Prétendre donc enlever au poète jusqu'à la rhétorique, autrement dit l'art oratoire, en vérité c'est se rire de nous. Y a-t-il, en effet, de plus grand mérite pour l'orateur que celui du style? Et pour le poète également? Or, qui a jamais surpassé Homère pour la beauté du style? - Sans doute, dira-t-on; mais le style qui convient au poète diffère du style qui convient à l'orateur. - Diffère, oui, mais comme une espèce diffère d'une autre espèce du même genre, comme dans la poésie même la forme tragique diffère de la forme comique, et dans la prose la forme historique de la forme judiciaire. Nierez-vous donc que le langage constitue un genre, divisé en deux espèces distinctes , le langage mesuré et le langage prosaïque, ou si c'est que vous admettez que le langage absolument parlant puisse former un genre, mais non pas le langage, le style, l'éloquence oratoire? Eh bien ! Moi j'irai plus loin, je dirai que l'espèce de langage appelé prose, la prose ornée s'entend, n'est qu'une imitation du langage poétique. La première de beaucoup, la forme poétique parut dans le monde et y fit fortune; plus tard, dans leurs Histoires, les Cadmus, les Phérécyde, les Hécatée l'imitèrent encore, et, si ce n'est qu'ils en brisèrent le mètre, ils retinrent d'ailleurs tous les caractères distinctifs de la poésie; mais leurs successeurs, en retranchant au fur et à mesure quelqu'un de ces traits distinctifs, amenèrent la prose, descendue en quelque sorte des hauteurs qu'elle avait occupées jusque-là, à la forme que nous lui voyons aujourd'hui. C'est comme si l'on disait que la comédie, née du sein même de la tragédie, a quitté les hautes régions que celle-ci habite pour se ravaler jusqu'au ton de ce que nous nommons actuellement le langage prosaïque ou discours familier. Le mot chanter mis par les anciens au lieu et place du mot dire est une preuve de plus de ce fait, que la vraie source, le vrai principe du style orné ou style oratoire a été la poésie. En effet, dans les représentations publiques, la poésie se produisait toujours accompagnée de chant : c'était là l'ode, autrement dit le langage modulé, d'où sont venus les noms de rhapsodie, de tragédie, de comédie; et comme, dans le principe, le mot dire s'entendait uniquement de la diction poétique, et que celle-ci était accompagnée d'ode ou de chant, le mot chanter se trouva être pour les anciens synonyme de dire. Puis, l'une de ces deux expressions ayant été, par abus, appliquée à la prose elle-même , l'abus finit par s'étendre également à l'autre. Enfin le nom seul de discours pédestre, employé pour désigner la prose ou le langage affranchi de tout mètre, suffirait à nous la montrer descendue en quelque sorte d'un lieu élevé, et de son char, si l'on peut dire, ayant mis pied à terre. [1,2,7] 7. Il n'est pas exact non plus de prétendre, comme l'a fait Ératosthène, qu'Homère n'a décrit en détail que ce qui était prés de lui et ce qui se trouvait en Grèce; il a décrit de même les contrées lointaines. Il a apporté aussi un soin particulier, plus de soin même qu'aucun des poètes, ses successeurs, dans l'emploi de la fable, ne visant pas en tout et toujours au prodigieux, mais sachant mêler, sous forme d'allégories, de fictions ou d'apologues, des leçons utiles à ses récits, notamment à celui des Erreurs d'Ulysse: sur ce point-là encore Ératosthène s'est donc grossièrement trompé, puisqu'il n'a pas craint de qualifier de «sornettes» les commentaires sur l'Odyssée, et l'Odyssée elle-même. Mais la question vaut la peine d'être traitée plus au long. [1,2,8] 8. Et d'abord notons que les poètes n'ont pas été seuls à admettre les fables : longtemps, bien longtemps même avant les poètes, les chefs d'État et les législateurs en avaient fait usage, en raison de l'utilité qu'elles présentent, et pour répondre à une disposition naturelle de l'être ou « animal pensant.» Car l'homme est avide de savoir, et son amour des fables est comme un premier indice de ce penchant. De là vient aussi, qu'en général, les fables sont les premières leçons qu'entendent les enfants et ce qu'on leur propose comme premiers sujets d'entretien. Et la cause de ce choix c'est que la fable, qui ne représente pas ce qui existe, mais autre chose que ce qui existe, leur révèle en quelque sorte un monde nouveau. Or, on aime toujours le nouveau, l'inconnu ; c'est même là ce qui rend avide de savoir, et, quand à la nouveauté s'ajoutent l'étonnant et le merveilleux, le plaisir est doublé, le plaisir, qui est comme le philtre de la science. Pour commencer, il y a donc nécessité d'user de semblables appâts mais, avec le progrès de l'âge, quand le jugement s'est fortifié, et que l'esprit n'a plus besoin d'être flatté, c'est à la connaissance du monde réel qu'il faut l'acheminer. Ajoutons que tout ignorant, tout homme sans instruction n'est lui-même, à proprement parler, qu'un enfant, aimant les fables comme un enfant les aime; l'homme même qui n'a reçu qu'une instruction médiocre en est là aussi jusqu'à un certain point : car chez lui, non plus, la raison n'a pas acquis toute sa force, sans compter qu'elle subit encore l'influence d'une habitude d'enfance. Mais, comme à côté du merveilleux qui fait plaisir, nous avons le merveilleux qui fait peur, il y a lieu de se servir de l'une et de l'autre forme avec les enfants, voire même avec les adultes. En conséquence, nous racontons aux enfants les fables agréables pour les tourner au bien, les fables effrayantes pour les détourner du mal : Lamia, par exemple, Gorge, Éphialte et Mormolyce sont autant de mythes de la dernière espèce. Quant au peuple de nos grandes villes, nous le voyons aussi, sensible à l'agrément des fables, se laisser entraîner au bien par l'audition de récits, comme ceux qu'ont faits les poètes des exploits fabuleux des héros, des travaux, par exemple, d'un Hercule ou d'un Thésée et des honneurs décernés par les dieux à leur courage, voire même, à la rigueur, rien que par la vue de peintures, de statues ou de bas-reliefs représentant quelque épisode semblable tiré de la fable. D'autre part, il suffit, pour qu'il se détourne avec horreur du mal, que, par l'audition de certains récits ou le spectacle de certaines figures monstrueuses, il perçoive la notion de châtiments, de terreurs, de menaces envoyés par les dieux, ou qu'il se persuade qu'il y a eu dans le monde des hommes frappés de la sorte. C'est qu'en effet il est impossible que la foule des femmes et la vile multitude se laissent guider par le pur langage de la philosophie et gagner ainsi à la piété, à la justice, à la bonne foi ; pour les amener à ces vertus, il faut recourir encore à la superstition. Mais sans l'emploi des mythes et du merveilleux , comment développer la superstition? Qu'est-ce en effet que la foudre, l'égide, le trident, les torches, les dragons, les thyrses, toutes ces armes des dieux, et en général tout cet appareil de l'antique théologie, si ce n'est de pures fables, dont les chefs ou fondateurs d'États se sont servis, comme on se sert des masques de théâtre, pour effrayer les âmes faibles. L'esprit des mythes poétiques étant ce que nous venons de dire et pouvant en somme exercer une heureuse influence sur les conditions de la vie sociale et politique, et profiter même à la connaissance de la réalité historique, on conçoit que les Anciens aient conservé, pour l'appliquer aux générations adultes, l'enseignement de l'enfance, et vu dans la poésie une école de sagesse propre à tous les âges. Plus tard, il est vrai, parurent l'histoire et la philosophie dans sa forme actuelle ; mais la philosophie et l'histoire ne s'adressent qu'au petit nombre, tandis que la poésie, d'une utilité plus générale, attire encore la foule dans les théâtres, et la poésie d'Homère infiniment plus qu'aucune autre. D'ailleurs, les premiers historiens et les premiers philosophes, ceux qu'on nomme les philosophes-physiciens, avaient été eux-mêmes des mythographes. [1,2,9] 9. Par la raison maintenant qu'il rapportait les fables à un but moral et instructif, Homère a dû faire et a fait dans ses récits la part très grande à la vérité. Assurément «il y a mêlé le mensonge» ; mais, tandis que la vérité est le fond sur lequel il bâtit, le mensonge n'est pour lui qu'un moyen de séduire et d'entraîner les masses. «Et de même que la main de l'artiste ajoute à l'argent l'éclat d'une bordure d'or,» de même aux scènes vraies de l'histoire Homère allie la fable, comme un attrait, comme une parure de plus ajoutée à sa parole, sans cesser pour cela de viser au même but que l'historien ou que tout autre narrateur d'événements réels. C'est ainsi qu'ayant pris pour sujet un fait historique, la Guerre de Troie, il l'a embelli de ses mythes poétiques, et les Erreurs d'Ulysse pareillement. Mais élever sur une base complètement chimérique elle-même tout un vain amas de prodiges et de fictions, le procédé n'eût pas été homérique, sans compter que le mensonge (la chose tombe sous le sens) paraît moins incroyable, quand on y mêle dans une certaine mesure la pure vérité. Polybe ne dit pas autre chose dans le passage où il disserte en règle sur les Erreurs d'Ulysse; et Homère lui-même le donne à entendre dans ce passage : «Ulysse mêlait souvent à ses discours des mensonges comme ceux-ci qu'on pouvait prendre pour la vérité même». Car, notez que le poète a dit souvent, et non pas toujours, ce qui eût ôté aux mensonges du héros cet air de vérité. Homère a donc tiré de l'histoire le fond même de ses poèmes. L'histoire en effet nous montre un prince du nom d'Éole régnant sur ce groupe d'îles dont Lipara est le centre ; elle signale aussi aux environs de l'Etna et de Leontium certains peuples inhospitaliers du nom de Cyclopes et de Laestrygons, et explique même par cette circonstance comment le détroit était alors inaccessible à la navigation ; elle ajoute que Charybde et Scylla étaient deux repaires de pirates. Ainsi des autres peuples mentionnés par Homère : nous les retrouvons tous dans l'histoire établis en telle ou telle contrée de la terre. Il savait, par exemple, que les Cimmériens habitaient aux environs du Bosphore cimmérique une région boréale et brumeuse, c'en fut assez pour que, par une licence heureuse et pour les besoins de la fable qu'il voulait mêler aux Erreurs d'Ulysse, il transportât ce peuple dans une contrée ténébreuse, au seuil même de l'enfer. Nul doute, du reste, qu'il ne connût les Cimmériens, puisque, d'après les calculs des chronographes, l'invasion cimmérienne a précédé de peu l'époque où il vivait, si même elle ne lui est contemporaine. [1,2,10] 10. Il connaissait pareillement et la situation de la Colchide et le fait de la navigation de Jason à Aea, et, en général, tout ce que la fable et l'histoire rapportent des enchantements de Circé et de Médée et de leurs autres traits de ressemblance : à l'aide maintenant de ces données, et sans tenir compte de l'énorme distance qui séparait les deux enchanteresses, puisque l'une habitait au fond du Pont, et l'autre en Italie, il imagina entre elles un lien d'étroite parenté, et osa les transporter toutes deux hors des mers intérieures, en plein Océan. Peut-être bien aussi Jason, dans ses Erreurs, s'était-il écarté jusqu'en Italie ; car on montre aujourd'hui encore aux abords des monts Cérauniens, dans les parages d'Adria, dans le golfe Posidoniate et dans les îles qui bordent la Tyrrhénie, certains vestiges du passage des Argonautes. L'existence des Cyanées, ces roches qu'on nomme quelquefois les Symplégades, et qui rendent si difficile le passage du détroit de Byzance, était une donnée de plus dont Homère sut tirer bon parti. De la sorte, et par suite du rapprochement naturel qu'on établit entre son île d'Aeea et la ville d'Aea, entre ses Planctie et les roches Symplégades, la navigation de Jason à travers les Planctae acquit de la vraisemblance, comme le rapprochement avec ce qu'on savait de Charybde et de Scylla rendit plus vraisemblable l'épisode «du passage d'Ulysse entre les deux rochers.» En somme, on se représentait de son temps la mer Pontique comme un autre Océan, et quiconque naviguait dans ces parages semblait s'être autant écarté que s'il se fût avancé par delà les colonnes d'Hercule ; elle était: réputée, en effet, la plus grande de nos mers et, par excellence, on l'appelait le Pont, le Pont proprement dit, comme on appelle Homère le poète. Il se pourrait même que ce fût là le motif qui engagea Homère à transporter dans l'Océan les scènes dont le Pont avait été le théâtre, ce déplacement lui ayant paru devoir être, en raison de l'opinion régnante, plus aisément accueilli du public. Je croirais volontiers aussi que la position des Solymes aux confins de la Lycie et de la Pisidie, sur les sommets les plus élevés du Taurus, jointe à cette circonstance, que les populations comprises en dedans du Taurus, et surtout les populations du Pont, voyaient en eux les gardiens et les maîtres des principaux passages de cette grande chaîne du côté du midi, est ce qui l'a induit à déplacer de même cette nation et à la transporter sur les bords de l'Océan, situation extrême, analogue jusqu'à un certain point à celle qu'elle occupait réellement. Voici du reste le passage en question , il s'agit d'Ulysse errant sur son frêle esquif : «Cependant le puissant Neptune revient de chez les Éthiopiens; du haut des monts Solymes, il découvre au loin le «héros» Peut-être enfin Homère a-t-il emprunté à l'histoire des Scythes l'idée de son mythe des Cyclopes à un oeil, les Scythes-Arimaspes, qu'Aristée de Proconnèse a le premier fait connaître dans son poème des Arimaspies, passant aussi pour n'avoir qu'un oeil. [1,2,11] 11. Cela posé, examinons ce que veulent dire ceux qui ont prétendu qu'il fallait chercher dans les parages de la Sicile ou de l'Italie le théâtre attribué par Homère aux erreurs d'Ulysse. La chose en effet peut s'entendre de deux laçons, bien ou mal : bien, si l'on conçoit qu'Homère, sérieusement convaincu de la réalité des courses d’Ulysse dans ces parages, a accepté cette donnée comme vraie historiquement, mais l'a traitée avec la libre imagination d'un poète (et l'on est d'autant plus autorisé à croire que c'est là ce qu'a fait Homère qu'aujourd'hui encore on retrouve, non seulement en Italie, mais jusqu'aux derniers confins de l'Ibérie, les traces du passage d'Ulysse et de celui de maint autre héros); mal, si l'on veut voir de l'histoire dans de pures fictions, sans reconnaître, ce qui pourtant saute aux yeux, qu'en parlant comme il fait de l'Océan, de l'Enfer, des Bœufs du Soleil, du séjour d'Ulysse et des métamorphoses de ses compagnons dans le palais des déesses, de la stature colossale des Cyclopes et des Laestrygons, de la figure monstrueuse de Scylla, des distances énormes parcourue par le vaisseau d'Ulysse et de mainte autre circonstance analogue, Homère emploie à dessein le merveilleux poétique. Or, suivant nous, l'homme qui peut méconnaître à ce point les procédés du poète ne mérite pas même qu'on le réfute, car il n'eût pas fait pis en affirmant que le retour d'Ulysse dans Ithaque, le massacre des prétendants et le combat du héros contre les Ithaciens hors de l'enceinte de la ville se sont réellement passés comme le raconte Homère; et d'autre part il nous paraît souverainement injuste qu'on vienne chercher querelle à ceux qui entendent le poète ainsi qu'il faut l'entendre. [1,2,12] 12. C'est pourtant là ce que fait Ératosthène en condamnant l'un et l'autre modes d'interprétation, mais dans les deux cas il a tort: tort dans le second cas, en ce qu'il prend la peine de réfuter longuement des mensonges notoires et qui ne méritaient pas même un mot de réfutation ; tort dans le premier cas en ce qu'il traite toute poésie de bavardage frivole , qu'il dénie aux connaissances techniques ou géographiques toute efficacité pour former les âmes à la vertu, et que, distinguant les fables en deux classes, suivant qu'elles se rattachent à un théâtre réel, comme Ilion, l'Ida ou le Pélion, ou à un théâtre imaginaire, comme le séjour des Gorgones ou celui de Géryon, il n'hésite pas à ranger dans cette deuxième catégorie le théâtre des erreurs d'Ulysse, prenant même à partie ceux qui le tiennent pour un emplacement réel et nullement fictif, et concluant de leur désaccord sur tel ou tel point secondaire que ce sont d'effrontés menteurs c'est ainsi qu'il triomphe de ce qu'on place les Sirènes tantôt sur le Pelorias, tantôt sur les Sirénusses, à plus de 2000 stades de là, tandis qu'à l'entendre le nom de Sirènes désigne ce rocher à triple pointe qui sépare le golfe de Cumes du golfe Posidoniate. Mais d'abord ledit rocher n'a pas trois pointes, il n'offre même pas à proprement parler de pointe élevée ou de promontoire, car la côte entre Surrentum et le détroit de Caprées décrit une espèce de coude allongé et étroit, avec le temple des Sirènes sur l'un des deux versants et au pied de l'autre versant, c'est-à-dire du versant du golfe Posidoniate, trois îlots déserts et rocheux, qui sont ce qu'on nomme proprement les Sirènes, tandis que sur le bord même du détroit s'élève un Athenaeum ou temple de Minerve qui donne son nom au coude tout entier. [1,2,13] 13. Ajoutons qu'il ne faut pas, sous prétexte que, dans la description de certains lieux, différents auteurs ne se seront pas accordés de tout point, se tant hâter de rejeter comme fausse la description entière : dans certains cas même, il y aurait là une raison de plus pour croire à l'exactitude de l'ensemble. Dans le cas présent, notamment, étant cherché si les erreurs d'Ulysse ont eu réellement pour théâtre les parages de la Sicile et de l'Italie et si le séjour attribué aux Sirènes s'y trouve réellement quelque part, celui qui les place sur le Pelorias est loin sans doute de s'accorder avec celui qui les place aux Sirénusses, mais ni l'un ni l'autre ne diffèrent d'opinion par rapport à ce troisième qui nous lés montre dans les parages de la Sicile et de l'Italie : ils rendent même l'assertion de celui-ci plus probable, par la raison que, sans désigner le même lieu, ils ne sont pas sortis non plus des parages de la Sicile et de l'Italie. Que si quelqu'un maintenant ajoute que le tombeau de Parthénopé, l'une des Sirènes, se voit à Neapolis, cette nouvelle circonstance ne rend-elle pas la chose encore plus croyable, bien qu'en nommant Neapolis on ait fait intervenir une troisième localité? Qu'on rappelle enfin que Neapolis est située précisément dans ce golfe qu'Ératosthène nomme le golfe Cyméen et qui est formé parles Sirénusses, et nous voilà persuadé plus fermement encore que ce sont bien là les lieux qu'habitaient les Sirènes. Assurément nous ne croyons pas que le poète ait sur chaque détail de ce genre pris des informations exactes, l'exactitude est même le moindre mérite que nous exigions de lui , nous ne saurions néanmoins supposer un seul instant qu'il ait pu composer son poème, sans rien savoir de positif sur les erreurs d Ulysse et sans rechercher où et comment elles avaient eu lieu. [1,2,14] 14. Tel n'est pas cependant l'avis d'Ératosthène : Hésiode, oui, à l'en croire, aurait été parfaitement instruit et convaincu de la réalité des courses d'Ulysse dans les parages de la Sicile et de l'Italie, et la preuve qu'il en donne, c'est qu'au lieu de s'en tenir à la nomenclature homérique il a mentionné de plus et l'Etna, et Ortygie, cet îlot situé en avant de Syracuse, et la Tyrrhénie; mais, pour Homère, Ératosthène ne veut pas admettre qu'il ait pu connaître, lui aussi, ces noms et qu'il ait jamais eu la pensée d'assigner des lieux connus pour théâtre aux erreurs du héros- Eh quoi! Si la Tyrrhénie et l'Etna sont des lieux connus de tous, est-ce donc que le Scyllæum et Charybde, Circaeum et les Sirénusses soient des lieux complètement ignorés? Ou bien Ératosthène prétend-il que le frivole bavardage des poètes était au-dessous de la majesté d'Hésiode, et qu'il a été réservé à lui seul de suivre toujours les traditions reçues, tan- dis que le lot d'Homère a été de chanter étourdiment au gré de sa. langue indiscrète? Mais, indépendamment de ce que nous avons déjà dit du caractère particulier aux mythes homériques, le grand nombre d'historiens qui ont célébré les mêmes faits, joint à la persistance des mêmes traditions dans les localités en question, ne prouve-t-il pas abondamment que ce ne sont pas là des fictions de poètes ou d'historiens, mais bien les vestiges réels de personnages et d'événement- des temps passés? [1,2,15] 15. Polybe, qui, lui aussi, a disserté sur le fait des erreurs d'Ulysse, a bien mieux su interpréter la pensée d'Homère : «Aeole, nous dit-il, indiquait d'une voix prophétique les moyens de franchir les parages du détroit rendus si dangereux par le va-et-vient perpétuel des marées, de là ce surnom d'arbitre ou de dispensateur des vents, et ce titre de roi que l'admiration des peuples lui a décerné. De même Danaüs, pour avoir révélé le gisement des sources d'Argos, et Atrée, pour avoir enseigné que la révolution du soleil se fait en sens contraire du mouvement du ciel, tous deux en raison de cette faculté de prédire l'avenir et d'interpréter la volonté des dieux, se sont vus décorer du titre de rois. De même encore, maints prêtres égyptiens, chaldéens ou mages, en raison de leur supériorité dans telle ou telle branche de la science, ont obtenu de nos ancêtres commandements et dignités : de même enfin, chacun de nos dieux doit les honneurs qu'on lui rend à ce qu'il est réputé l'inventeur de quelqu'un de nos arts utiles.» Cela dit en façon de préambule, Polybe nie formellement qu'on puisse entendre dans le sens mythique soit le personnage d'Éole, en particulier, soit l'ensemble de l'Odyssée : quelques détails fabuleux sans importance ont bien pu, ajoute-t-il, y trouver place, comme dans le poème de la guerre d'Ilion, mais pour tout le reste le récit que fait le poète des événements, dont les parages de la Sicile ont été le théâtre, ne diffère pas de celui des autres historiens, qui ont rapporté les traditions des différentes localités de l'Italie et de la Sicile. Polybe n'applaudit pas non plus à l'étrange boutade d'Ératosthène s'écriant : «Le théâtre des erreurs d'Ulysse! Vous le trouverez le jour où vous aurez trouvé aussi l'ouvrier corroyeur qui a cousu l'OUTRE DES VENTS.» Loin de là, il nous montre comment le portrait qu'Homère a fait de Scylla s'applique exactement aux circonstances de la pêche des galéotes, telle qu'elle se fait autour du Scyllaeum «Sans cesse bondissant autour de son rocher, le monstre poursuit dauphins et chiens marins; et la proie, même plus «grosse, n'échappe point à sa rage.» Effectivement les thons, réunis en troupe, après avoir longé la côte de l'Italie, s'engagent dans le détroit , mais écartés de la côte de Sicile {par la force des courants}, ils rencontrent des animaux de plus grande taille, tels que dauphins, chiens marins et autres cétacés , et deviennent ainsi la proie dont s'engraissent les galéotes, que Polybe nous dit s'appeler aussi espadons et chiens marins. Car ce qui se produit là, dans le détroit, comme aussi dans le Nil et dans les autres fleuves à l'époque des grandes crues, ressemble tout à fait à ce qui arrive dans les forêts incendiées : les bêtes menacées se rassemblent pour fuir le feu et l'eau et deviennent la proie d'animaux plus forts. [1,2,16] 16. Polybe ne s'en tient pas là et nous décrit tout au long la pêche des galéotes, telle qu'elle se fait aux abords du Scyllæum. On place un homme en vigie, qui doit donner le signal à la fois pour tous les pêcheurs arrêtés au mouillage et montés sur de petites barques birèmes, deux sur chaque : tandis que l'un conduit la barque, l'autre, debout sur la proue, tient en main un harpon. La vigie signale l'apparition du galéote, qui s'avance d'ordinaire un bon tiers du corps hors de l'eau. La barque le joint et le pêcheur, une fois à portée de sa proie, la frappe de son harpon, puis le lui arrache du corps, moins le fer qui est fait en forme de hameçon, et fixé exprès très mollement à la hampe. On lâche alors à l'animal blessé le long câble attaché au harpon, jusqu'à ce qu'il se soit épuisé à se débattre et à fuir; puis on le tire à terre ou bien on le recueille dans la barque, s'il n'est pas de dimensions énormes. Le harpon tomberait à la mer qu'il ne serait point perdu pour cela, vu qu'on a soin de le faire de bois de chêne et de bois de sapin, pour que, si la partie en chêne plonge entraînée par son poids, le reste demeure hors de l'eau et se laisse aisément reprendre. Il n'est pas rare que le rameur soit blessé à travers la barque, tant est longue l'épée des galéotes, tant cette pêche par l'énergique résistance de l'animal rappelle les dangers de la chasse au sanglier ! « De tels faits, ajoute Polybe, permettent de conclure, à ce qu'il semble, que ce sont bien les parages de la Sicile qu'Homère a entendu assigner pour théâtre aux erreurs d'Ulysse, puisqu'il attribue à Scylla poursuivant sa proie les habitudes mêmes des pêcheurs du Scyllæum; et la même conclusion se peut tirer des détails qu'il donne au sujet de Charybde, vu l'analogie qu'ils présentent avec les phénomènes qu'on observe dans le détroit. Quant à avoir dans le vers déjà cité, «Trois fois elle le rejette, etc.» dit trois fois au lieu de deux, ce n'est là, suivant Polybe, qu'une erreur sans importance soit de copie, soit d'observation. [1,2,17] 17. «Ce qui se voit à Méninx, poursuit-il, s'accorde aussi le mieux du monde avec ce qu'Homère a raconté des Lotophages,» et, si par hasard quelques circonstances ne se rapportent point, il veut qu'on s'en prenne soit aux changements que le temps a pu produire, soit aux défauts de renseignements précis, soit même à la licence poétique, laquelle consiste à employer tour à tour l'histoire, la diathèse et la fable. De ces trois éléments différents, l'un, l'histoire, a la vérité pour fin et intervient dans le Catalogue des vaisseaux, par exemple, quand le poète rappelle le caractère propre à chaque lieu, le sol pierreux de telle ville, l'extrême éloignement de telle autre; les nuées de colombes que nourrit celle-ci, la proximité où celle-là est de la mer; le second élément, la diathèse, a pour fin principale de produire de l'effet sur les âmes, et intervient par exemple dans les peintures de combats; quant à la fable, son objet, comme on sait, est de plaire et de surprendre. «Mais toujours la fiction , dit Polybe, et rien que la fiction, mauvais moyen pour persuader, procédé anti- homérique !» Car la poésie d'Homère, tout le monde en convient, est une oeuvre philosophique, bien différente par conséquent de ce que la juge Ératosthène, quand il 'défend d'appliquer à la poésie en général le critérium de la raison, c'est-à-dire le sens commun et d'y chercher aucune notion d'histoire positive. Polybe trouve aussi que le vers suivant, «Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par des vents contraires,» est plus facile à admettre, si on l'entend d'un faible trajet (car un vent défavorable ne vous pousse jamais directement au but), que si l'on veut y voir Ulysse emporté en plein Océan, comme il aurait pu l'être par des vents favorables soufflant sans interruption. «Encore, ajoute Polybe, en supposant que la distance de Malées aux Colonnes d'Hercule (distance évaluée par lui précédemment à 22.500 stades) ait été parcourue dans les neuf jours avec une vitesse égale, le trajet de chaque jour se trouverait-il avoir été de 2500 stades. Or, qui a jamais vu que de la Lycie ou de Rhodes, on soit venu en deux jours à Alexandrie? Et pourtant la distance entre ces deux points n'excède pas 4000 stades.» Enfin, auprès de ceux qui demandent comment il se peut faire qu'Ulysse ait abordé trois fois en Sicile, sans avoir passé une seule fois par le détroit, il excuse Homère en rappelant que les navigateurs modernes eux-mêmes ont toujours évité avec soin de tenir cette route. [1,2,18] 18. Ainsi s'exprime Polybe, et en général il a raison. Mais quand il révoque en doute le fait de la navigation d'Ulysse hors des limites de la mer intérieure et en plein Océan, et qu'il entreprend de ramener la distance parcourue dans les neuf jours à une évaluation rigoureuse et à des mesures précises, il atteint lui-même en vérité aux dernières limites de l'inconséquence. Il cite bien. à l'appui de sa thèse certains vers d'Homère, celui-ci par exemple, «Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par les vents pernicieux» mais, d'un autre côté, il en dissimule d'importants comme celui-ci, «Quand le navire eut quitté le courant du fleuve Océan,» comme celui-ci encore, «Dans l'île d’Ogygie, surnommée le nombril ou le centre de la mer,» comme cette autre circonstance que dans ladite île précisément habite la fille d'Atlas, et comme ces vers relatifs aux Phéaciens , «Nous vivons isolés au sein de la mer immense, et, perdus aux derniers confins de la terre, nous n'avons de commerce avec aucun des mortels,» tous passages, pourtant, dans lesquels le théâtre de la fiction est évidemment la mer Atlantique. Or, en les dissimulant, comme il fait, Polybe supprime ou étouffe proprement l'évidence, en quoi, certes, il a tort. En revanche, il a pleinement raison de faire des parages de l'Italie et de la Sicile le théâtre principal des erreurs d'Ulysse et {la nomenclature géographique desdits parages} est là pour confirmer son opinion. Peut-on admettre, en effet, que l'unique autorité d'un poète, d'un historien, quel qu'il soit, ait pu persuader aux habitants de Neapolis de se dire possesseurs du tombeau de la sirène Parthénopé, à ceux de Cymé, de Dicaearchie et du Vésuve de consacrer chez eux les noms du Pyriphlégéthon, du lac Achérusien, du necyoranteum de l'Aorne, voire même les noms de Baïus et de Misène, deux des compagnons d'Ulysse? Même observation pour ce qui est des Sirénusses, du détroit de Sicile, de Charybde, de Scylla et d'Éole, mythes poétiques qu'il ne faut assurément pas examiner dans la grande rigueur, mais qu'il ne faudrait pas non plus laisser tout à fait de côté, comme on ferait de pures fictions, n'ayant ni racines ni fondements, et dénuées absolument de vérité et de ce genre d'utilité propre à l'histoire. [1,2,19] 19. Ératosthène, du reste, Ératosthène lui-même, semble avoir entrevu quelque chose de cela, à en juger par les paroles suivantes : «On peut supposer, dit-il, que le poète a voulu faire de la région de l'Occident le théâtre des erreurs d'Ulysse; si maintenant il s'est écarté de la réalité, c'est que, d'une part, il manquait de renseignements précis, et que, d'autre part, il n'entrait pas dans son plan de représenter les choses purement et simplement comme elles sont, mais de tout exagérer dans le sens de la terreur et du merveilleux.» Oui, c'est cela qu'a fait Homère et Ératosthène l'a bien compris ; il a mal compris seulement le but que se proposait notre poète en agissant ainsi : il ne s'agissait pas en effet pour lui d'un jeu frivole, mais d'un but sérieux et utile. Sur ce point-là donc Ératosthène mérite d'être blâmé, ainsi que pour avoir dit qu'Homère avait placé de préférence dans les contrées lointaines le théâtre de ses fictions, à cause des facilités que l'éloignement prête au mensonge. Car le nombre des fictions lointaines, dans Homère, n'est quasi rien au prix du grand nombre de fictions dont la Grèce et les pays voisins sont le théâtre et qui se rapportent, soit aux travaux d'Hercule et de Thésée, soit aux traditions de la Crète, de la Sicile et des autres îles, du Cithéron, de l'Hélicon, du Parnasse, du Pélion, de l'Attique tout entière et du Péloponnèse. Jamais personne non plus ne s'est avisé de préjuger, d'après les mythes employés par les poètes, l'ignorance des poètes eux- mêmes. Il y a plus : comme, dans les mythes poétiques, tout n'est pas fiction, et que le plus souvent (cela est vrai surtout d'Homère) les poètes ne font qu'ajouter des fables à une tradition historique, quiconque soumet les anciens mythes poétiques à la critique n'a pas à rechercher si ces fictions accessoires elles-mêmes ont eu et ont encore quelque fondement réel, la question pour lui n'est point là, et c'est plutôt sur les lieux, sur les personnages qui ont inspiré ces fictions des poètes, qu'il doit chercher à connaître la vérité : il recherchera, par exemple, si le fait des erreurs d'Ulysse est vrai historiquement et quel en a été le théâtre. [1,2,20] 20. En général, Ératosthène a le tort de confondre les oeuvres d'Homère dans la même catégorie que celles des autres poètes, sans vouloir lui reconnaître de supériorité d'aucune sorte, même sous le rapport de l'exactitude géographique, qui est ce qui nous occupe présentement. Et, pourtant, n'y eût-il que cela, il suffirait encore de parcourir le Triptolème de Sophocle ou le prologue des Bacchantes d'Euripide et de mettre en regard le soin qu'apporte Homère aux descriptions du même genre pour sentir aussitôt la supériorité ou tout au moins la différence : partout où il y a besoin d'ordre dans l'énumération des lieux, Homère observe rigoureusement cet ordre géographique, et cela non pas seulement pour la Grèce, mais même pour les pays les plus éloignés, «Et déjà, dans leur rage, ils voulaient entasser Ossa sur Olympe, et Pélion sur Ossa, Pélion aux cimes ombragées et perpétuellement agitées par le vent,» et ailleurs, «Cependant Junon s'est élancée; elle quitte les sommets de l'Olympe, foule le sol de la Piérie et de la riante Aemathie et atteint dans sa course les montagnes neigeuses des Thraces, nourrisseurs de chevaux; puis, du haut de l'Athos, se précipite au sein de la mer» Dans le Catalogue aussi, il énumère suivant leur ordre non pas les villes, la chose n'était point nécessaire, mais bien les peuples. Il procède de même pour les nations lointaines : «Après avoir erré longtemps en Cypre, en Phénicie et jusque en Égypte, je visitai encore les terres des Éthiopiens, celles des Sidoniens et des Érembes et finalement la Libye tout entière.» Hipparque, du reste, avait déjà fait cette remarque. Les deux tragiques, au contraire, dans les occasions où l'ordre géographique était le plus de rigueur, quand il s'agissait, par exemple, pour l'un, de faire dire à Bacchus le nom de tous les peuples qu'il avait visités, et, pour l'autre, de mettre dans la bouche de Triptolème l'énumération des différentes parties de la terre ensemencées par ses mains, ne se sont pas fait faute et de rapprocher les contrées les plus distantes et d'en séparer d'autres tout à fait contiguës : «Quittant alors les champs aurifères de la Lydie, et traversant les plaines de la Phrygie et celles de la Perse, que frappent sans cesse les rayons du soleil, je visitai tour à tour et l'enceinte, de Bactres et la froide Médie et l'heureuse Arabie.» Même défaut d'ordre dans l'énumération de Triptolème. Ce n'est pas tout: par la manière dont Homère parle des climats et des vents, on peut juger encore de l'étendue de ses connaissances géographiques; car il lui arrive très-souvent de joindre cette double indication à ses descriptions topographiques: «Ithaque, la basse Ithaque, est en même temps de toutes ces îles cille qui est située le plus haut dans la mer vers le sombre couchant; les autres, au contraire, s'écartent du côté a de l'aurore et du soleil levant ;» et ailleurs : «Il s'y trouve deux portes : l'une s'ouvre au vent du nord l'autre au vent du midi;» ou bien encore : «Soit qu'ils volent à droite du côté de l'aurore et du soleil levant, soit qu'ils gagnent à gauche la région du sombre occident.» L'ignorance sur ce point est même, aux yeux d'Homère, le signe de la suprême confusion : «Amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant et le côté de l'aurore, et le côté de la nuit et le côté du soleil.» Dans un autre passage, maintenant, et avec toute raison, Homère avait dit : «Et Borée et Zéphyr, tous deux soufflant de la Thrace.» Ératosthène pourtant s'y trompe encore et nous dénonce le poète comme s'il eût dit, absolument parlant, que le Zéphyr souffle de la Thrace ; mais, loin de parler en thèse générale, le poète ne fait allusion ici qu'au cas où l'un et l'autre vents viennent à se rencontrer dans la mer de Thrace (laquelle est, comme on sait, une partie de l'Égée), aux environs du golfe Mélos. La Thrace, effectivement, vers les confins de la Macédoine, se détourne vers le sud et s'avance en forme de pointe oit de promontoire dans la mer, d'où vient que pour Thasos, Lemnos, Imbros, Samothrace et en général pour tous ces parages, les Zéphyrs paraissent souffler de la Thrace même, comme ils semblent, pour l'Attique, souffler des roches Scironides, ce qui a fait quelquefois appeler Scirônes les Zéphyrs et surtout les Argestes- C'est ce que n'a point vu Ératosthène (bien qu'il en ait peut-être entrevu quelque chose, puisque lui-même signale cette brusque déviation, dont je parle, de la côte de Thrace vers le sud), et, partant de l'idée que l'expression d'Homère a un sens général, il vous le traite d'ignorant, lui rappelant que le Zéphyr souffle du couchant et de l'Ibérie et que la Thrace ne se prolonge point jusqu'à la hauteur de cette dernière contrée. Mais se peut-il, nous le demandons, qu'Homère ait ignoré que le Zéphyr souffle du couchant? Lui qui, dans des vers comme ceux-ci, assigne exactement à ce vent le rang qui lui appartient : «Ensemble se précipitent et l'Eurus et le Notus et le malin Zéphyr, et Borée lui-même.» Se peut-il qu'il ait ignoré que la Thrace ne dépasse point les monts de la Paeonie et de la Thessalie, lui qui connaissait et qui a expressément nommé dans leur ordre, après les Thraces, tous les peuples du littoral et ceux de l'intérieur, à savoir, d'une part, cette fraction de la nation Magnète, puis les Maliens et les différents peuples de la Grèce jusqu'aux Thesprotes, et, d'autre part, les Dolopes, limitrophes des Paeoniens, et les Selles de Dodone, jusqu'à l'Achelotis, sans plus faire mention des Thraces passé ces limites? - En revanche, il est bien vrai, {comme le dit Ératosthène}, qu'Homère a un penchant marqué à toujours nommer de préférence la mer la plus voisine de sa patrie et qu'il connaissait le mieux; en voici un exemple : «Déjà l'assemblée s'agitait pareille aux longues vagues de la mer Icarienne.» [1,2,21] 21. Suivant certains auteurs, il n'y aurait que deux vents principaux, Borée (le vent du Nord) et Notus (le vent du Sud); quant aux autres vents, à savoir Eurus, qui souffle du levant d'été (N.-E.), Apéliote , qui souffle du levant d'hiver (S.-E.), Zéphyr, qui souffle du couchant d'été (N-O.) et Argeste, qui souffle du couchant d'hiver (N-E..), ils ne différeraient de ces deux vents principaux que parce que, comme on le voit, ils s'écartent légèrement de leur direction. Pour réduire ainsi le nombre des vents à deux seulement, ces auteurs s'appuient du témoignage de Thrasyalcès et de celui d'Homère lui-même, qu'ils nous montrent rattachant dans ses vers l'Argeste au Notus, «De l'Argeste-Notus,» et le Zéphyr à Borée : «Borée et Zéphyr, tout deux soufflant de la Thrace.» Mais Posidonius, de son côté, affirme qu'aucun des maîtres, qui font autorité dans la matière, ni Aristote, ni Timosthène, ni Bion, l'astrologue, n'ont jamais rien enseigné de pareil au sujet des vents, qu'ils nomment, eux, Caecias, le vent qui souffle du levant d'été, et Libs, le vent diamétralement opposé, celui par conséquent qui souffle du couchant d'hiver, Eurus, celui qui souffle du levant d'hiver et Argeste, celui qui souffle à l'opposite, enfin Apéliote et Zéphyr les vents intermédiaires (le vent d'est et le vent d'ouest), que dans le Zéphyr malin d'Homère, maintenant, il faut reconnaître notre Argeste, et dans son doux et harmonieux Zéphyr notre Zéphyr proprement dit, comme il faut reconnaître dans son Argeste-Notus notre Leuconotus, ainsi nommé de ce qu'il forme seulement quelques légers nuages et par opposition au Notus proprement dit, lequel est toujours accompagné au contraire de nuages sombres et épais. Dans les vers suivants, par exemple : «De même, quand le Zéphyr, sous les coups de ses irrésistibles tourbillons, dissipe les Nuages d'Argeste-Notus,» Homère, au dire de Posidonius, veut parler du malin Zéphyr, qui disperse en effet les faibles nuages amassés par le Leuconotus, et c'est à titre d'épithète seulement qu'il a joint le nom d'Argeste à celui du Notus. Telles sent les corrections ou rectifications, qui nous ont paru devoir être faites à ce que dit Ératosthène au commencement du Ier livre de sa Géographie. [1,2,22] 22. Mais, persistant dans ses préventions, Ératosthène accuse plus loin Homère d'avoir ignoré que le Nil a plus d'une bouche, il veut même qu'il n'ait point connu ce nom de Nil, qu'Hésiode, lui, connaissait, puisqu'il l'a cité. Qu'Homère ait ignoré ce nom, soit : il est assez vraisemblable que de son temps on ne s'en servait pas encore- On pourrait de même admettre qu'il n'a point connu l'existence des différentes bouches du fleuve, s'il était vraisemblable que de son temps ces b-ouches fussent encore inexplorées et que peu de personnes seulement fussent instruites qu'il y en avait plus d'une. Si, au contraire, de son temps déjà, comme de nos jours, la plus connue, la plus surprenante des merveilles de l'Égypte, celle qui méritait le plus d'être observée et décrite, était le fleuve lui-même, avec le double phénomène de ses crues et de ses bouches multiples, comment supposer que ceux, dont les récits avaient fait connaître au poète et le fleuve Ægyptus et la contrée de même nom, et Thèbes d'Égypte et l'île de Pharos, eussent eux-mêmes ignoré le fait en question, ou que, le connaissant, ils eus-sent négligé de lui en parler, si ce n'est en raison de cette notoriété même? Quand on songe d'ailleurs qu'Homère lui-même a parlé de l'Éthiopie, des Sidoniens et des Erembes, de la mer Extérieure et de la division des Éthiopiens en deux corps de nation, on s'explique encore bien moins comment il aurait pu ne rien savoir de choses beaucoup plus proches, de choses universellement connues. Qu'il n'en ait rien dit, peu importe : le silence n'est point signe d'ignorance (Homère n'a point parlé davantage du lieu de sa naissance ni de mainte autre circonstance qu'assurément il connaissait) : la cause en est bien plutôt qu'il aura jugé hors dé propos de rappeler des faits trop connus à des gens qu'il savait déjà instruits. [1,2,23] 23. Cette autre imputation d'ignorance qu'on élève parfois contre Homère au sujet de Pharos, et pour l'avoir qualifiée d'île pélagienne (comme qui dirait île de la haute mer), n'est pas mieux fondée. Peut-être même y a-t-il lieu de voir dans cette circonstance la preuve qu'Homère n'a rien ignoré des particularités que nous signalions tout à l'heure au sujet de l'Égypte. Jugez-en plutôt. Ceux qui aiment à narrer leurs voyages sont tous volontiers hâbleurs: Ménélas était du nombre. Ayant remonté jusqu'au pays des Éthiopiens, il avait naturellement entendu parler des crues du Nil et savait aussi comment les atterrissements du fleuve ajoutent sans cesse à l'étendue de l'Égypte; il savait notamment ce que, par suite de ces dépôts successifs, le continent avait déjà gagné sur le canal situé en avant des bouches du fleuve, circonstance qui a donné lieu à ce mot si juste d'Hérodote, que l'Égypte tout entière est un présent du Nil, ou sinon l'Égypte tout entière, du moins la région qui s'étend au- dessous du Delta et qu'on nomme la Basse-Égypte. Mais on avait dû lui dire en même temps que l'île de Pharos se trouvait primitivement en pleine mer. Or, c'en était assez pour qu'il imaginât, par un mensonge gratuit, et, bien qu'il n'en fût plus ainsi de son temps, de représenter cette île toujours aussi éloignée des côtes d'Égypte qu'elle avait pu l'être dans l'origine. - Oui, mais qui fait mentir Ménélas de la sorte? Le poète. Le poète n'ignorait donc, à ce qu'il semble, ni le phénomène des crues du Nil, ni cette autre circonstance qu'il compte plusieurs bouches. [1,2,24] 24. Même erreur de prétendre qu'Homère a ignoré l'existence de l'isthme qui sépare la mer d'Égypte du golfe Arabique et qu'il a menti grossièrement en représentant «Les Éthiopiens, aux derniers confins de la terre, partagés en deux nations.» L'expression d'Homère est au c contraire parfaitement juste, et c'est à tort que les modernes l'ont critiquée; loin d'avoir, ainsi qu'ils le prétendent, ignoré l'existence de cet isthme, Homère, je ne crains pas de l'affirmer, en avait pleine connaissance; je dis plus, il a, dans le passage en question, désigné l'isthme en termes exprès, et ce sont les grammairiens mêmes, à commencer par Aristarque et Cratès, ces coryphées de la critique, qui n'ont point su comprendre le sens de ses paroles. Voici déjà qui le prouve : pour compléter le sens de ce vers, «Les Éthiopiens, qui habitent aux derniers confins de la terre, partagés en deux nations,» Homère en ajoute un autre, sur le texte duquel Aristarque et Cratès ne s'accordent même point, Aristarque voulant qu'on écrive. g-Hoi g-men g-dusomenou g-Hyperionos, g-hoi g-d' g-aniontos «L'une au couchant, l'autre au levant,» et Cratès proposant de lire g-Ehmen g-dusomenou g-Hyperionos g-eh g-d' g-aniontos «A la fois au couchant et au levant,» sans que, du reste, pour leurs thèses respectives, il importe le moins du monde qu'on adopte une leçon plutôt que l'autre. Voici en effet quelles sont ces thèses : affectant, comme toujours, de raisonner en mathématicien, Cratès commence par poser en principe que la zone torride est occupée par l'Océan et se trouve bornée de part et d'autre par la zone tempérée, tant la portion que nous habitons que la portion qui se trouve dans l'hémisphère opposé; puis, s'appuyant sur ce que le nom d'Éthiopiens désigne pour nous toutes les populations méridionales, répandues le long de l'Océan, et qui semblent former la bordure extrême de la terre habitée, il conclut que, par analogie, on doit concevoir au delà de l'Océan l'existence d'autres Éthiopiens, occupant par rapport aux différents peuples de cette seconde zone tempérée et sur les bords dudit Océan la même situation extrême. Et de la sorte, ajoute t-il, il y a bien effectivement deux nations d'Éthiopiens séparées l'une de l'autre par l'Océan. Pour expliquer maintenant l'addition de ce second vers, «A la fois au couchant et au levant,» il fait remarquer que, comme le zodiaque céleste est toujours directement placé au-dessus du zodiaque terrestre, et que celui-ci, dans son obliquité, ne dépasse jamais l'une ou l'autre Éthiopie, il faut nécessairement aussi concevoir que le soleil accomplit sa révolution tout entière dans l'intervalle céleste correspondant aux mêmes limites, s'y levant et s'y couchant en différents points et avec des apparences diverses pour les différents peuples. Telle est l'explication que propose Cratès, et qu'il juge la plus conforme aux principes astronomiques; mais il aurait pu dire plus simplement, sans abandonner pour cela sa thèse sur le fait même de la division des Éthiopiens en deux nations, que les Éthiopiens s'étendent du levant au couchant, et habitent tout le long de l'Océan sur l'un et l'autre rivages. Et alors qu'importe, pour le sens, qu'on lise le vers en question tel que Cratès le donne, ou comme l'écrit Aristarque, «L'une au couchant, l'autre au levant,» ce qui revient bien à dire que les Éthiopiens habitent tant au couchant qu'au levant des deux côtés de l'Océan? Aristarque, lui, rejette l'explication de Cratès et veut que cette division en deux nations distinctes se soit, dans la pensée d'Homère, appliquée uniquement aux Éthiopiens de notre hémisphère, à ceux-là même, qui, pour nous autres Grecs, représentent l'extrémité méridionale de la terre; et comme €n fait cette division n'existe pas, qu'il n'y a point là deux Éthiopies, l'une occidentale, l'autre orientale, mais bien une seule située au midi par rapport à la Grèce et contiguë à l'Égypte, il en conclut que, sur ce point comme sur tant d'autres, signalés par Apollodore dans le second livre de son Commentaire sur le catalogue des vaisseaux, Homère a ignoré la vérité, et, par ignorance, substitué à la géographie réelle une géographie fantastique. [1,2,25] 25. Pour répondre à Cratès, il faudrait s'engager dans une discussion fort longue, qui n'aurait peut-être pas grand rapport avec l'objet qui nous occupe. Quant à Aristarque, s'il mérite qu'on le loue d'abord pour avoir rejeté l'hypothèse de Cratès, laquelle en effet prête à mille objections, et pour avoir entrevu qu'il s'agissait, dans le passage d'Homère, de notre Éthiopie et non point d'une autre, sur le reste, en revanche, il nous parait, lui aussi, donner prise à la critique. Premièrement, il n'avait que faire de disserter si minutieusement sur la leçon à adopter, l'une et l'autre leçons pouvant également bien s'ajuster à son sens. Y a-t-il, en effet, la moindre différence à dire : «On compte dans notre hémisphère deux nations d'Éthiopiens, l'une à l'orient, l'autre à l'occident, ou ceci : «On compte dans notre hémisphère deux nations d'Éthiopiens, car il y a de ces Éthiopiens tant à l'orient qu'à l'occident?»En second lieu, l'opinion qu'il soutient repose sur certains faits matériellement faux. Supposons avec lui que le poète a effective-ment ignoré l'existence de l'isthme et que c'est bien des Éthiopiens limitrophes de l'Égypte qu'il a voulu parler dans ce vers, «Les Éthiopiens divisés en deux nations,» ne le sont-ils pas en effet? Et est-ce vraiment par ignorance que le poêle s'est exprimé ainsi? L'Égypte et les Égyptiens, depuis le Delta jusqu'à Syène, ne sont-ils pas divisés, partagés en deux par le Nil, «Ceux-ci au couchant, ceux-là au levant?» Et l'Égypte est-elle autre chose que la vallée même du fleuve, autrement dit le terrain inondé par ses eaux ? Ne s'étend-elle point des deux côtés du Nil, au levant et au couchant? Mais l'Éthiopie, à son tour, est le prolongement direct de l'Égypte, elle offre avec ce pays de grandes analogies et par sa situation relativement au cours du Nil et par la disposition générale des lieux: comme l'Égypte, elle est étroite, longue et sujette à des inondations périodiques, et tout l'espace situé en dehors de la limite des débordements du fleuve, tant sur la rive orientale que sur la rive occidentale, n'y est de même qu'un désert aride, presque partout inhabitable : cela étant, pourquoi donc ne serait-elle pas, elle aussi, divisée en deux régions distinctes? Le Nil, par la longueur de son cours, lequel s'étend à plus de mille stades au midi, et par la largeur de son lit, capable d'enserrer des îles peuplées de plusieurs milliers d'hommes, comme voilà Méroé, la plus grande de toutes, Méroé, résidence des rois d'Éthiopie et métropole de la contrée, le Nil, dis-je, a pu paraître à ceux qui veulent à toute force séparer l'Asie de la Libye une ligne de démarcation suffisante, et il n'aurait pas suffi à partager en deux l'Éthiopie ! Quelle est pourtant la principale objection de ceux qui s'élèvent contre cette délimitation des deux continents par le fleuve ? Que l'Égypte et l'Éthiopie se trouvent par là en quelque sorte démembrées et divisées en deux parties, l'une libyque et l'autre asiatique, inconvénient très grand en effet, et qu'on ne peut éviter qu'en renonçant tout à fait à délimiter les deux continents, ou en leur cherchant une autre ligne de démarcation que le fleuve. [1,2,26] 26. En dehors de ces explications, du reste, on pourrait concevoir encore d'autre façon la division de l'Éthiopie en deux parties. Tous les navigateurs qui ont, dans l'Océan, longé les côtes de la Libye, soit à partir de la mer Érythrée, soit à partir des colonnes d'Hercule, après s'être avancés plus ou moins loin, se sont trouvés arrêtés par différents obstacles et ont dû rétrograder, ce qui a donné lieu de croire, en général, que le passage était intercepté par un isthme, bien que la mer Atlantique, surtout dans sa partie australe, ne forme qu'un seul et même courant continu. Mais tous s'étaient accordés à appeler Éthiopie les points ou contrées extrêmes, terme de leur navigation, et à les faire connaître sous cette dénomination. Qu'y aurait-il donc de déraisonnable à admettre qu'Homère, sur la foi de semblables récits, a cru devoir partager les Éthiopiens en deux groupes, l'un oriental, l'autre occidental, en attendant qu'on sût s'ils occupaient aussi ou n'occupaient point tout l'espace intermédiaire? Éphore, enfin, rapporte une autre tradition fort ancienne, qu'on peut supposer sans invraisemblance avoir été connue d'Homère : suivant cette tradition, qui avait cours, dit-il, parmi les Tartessiens, les Éthiopiens auraient poussé leurs incursions dans l'intérieur de l'Afrique jusqu'au Dyris {ou Atlas} et y auraient laissé une partie des leurs, tandis que le reste se serait répandu tout le long du littoral; or Éphore conjecture que c'est le fait de cette séparation qui a suggéré à Homère l'expression suivante : «Les Éthiopiens divisés en deux nations aux extrémités de la terre.» [1,2,27] 27. Voilà déjà ce qu'on pourrait répondre à Aristarque et à ses partisans; mais il y a maint autre argument plus plausible encore à faire valoir, pour achever de décharger le poète de l'imputation de grossière ignorance qui pèse sur lui. Ainsi, en me reportant aux opinions des anciens Grecs, en voyant comment ils comprenaient tout ce qu'ils connaissaient de peuples septentrionaux sous le seul et même nom de Scythes, ou sous celui de nomades qu'emploie Homère, et comment plus tard, avec le progrès des découvertes dans l'Occident, ils adoptèrent aussi pour cette partie de la terre des dénominations générales, soit les noms simples de Celtes et d'ibères, soit les noms mixtes de Celtibères et de Celloscythes, étant réduits par ignorance à ranger ainsi sous une seule et même dénomination des peuples séparés et distincts, je crois pouvoir affirmer que le nom d'Éthiopie désignait de même pour eux toute la région méridionale de la terre baignée par l'Océan. Et voici qui le prouve. C'est d'abord un passage du Prométhée déchaîné d'Eschyle: «{Là tu verras} l'Érythrée rouler ses flots sacrés sur un sable rougi, et s'étendre non loin de l'Océan, ce lac aux reflets d'airain, ce lac, source de richesses pour l'Éthiopien, où le soleil, qui voit toute chose, vient plonger sans cesse son corps immortel et par les chaudes ablutions d'une eau doucement pénétrante retremper l'ardeur de ses coursiers fatigués.» Comme c'est, en effet, dans toute la longueur du climat méridional que l'Océan rend au soleil le service dont parle le poète et se trouve avoir par rapport à l'astre du jour la position indiquée dans ces vers, on peut en conclure, ce semble, qu'Eschyle croyait les Éthiopiens répandus réellement sur toute la longueur du climat méridional. On lit maintenant dans le Phaéthon d'Euripide que Clymène avait été donnée à Mérops, «Mérops, souverain maître de cette terre que, du haut de son rapide quadrige, le soleil levant frappe d'abord de ses feux dorés : ses noirs voisins l'appellent l'étincelante étable où se reposent les coursiers de l'aurore et du soleils» Dans le présent passage, à la vérité, le poète attribue «l'étincelante étable» en commun aux coursiers de l'Aurore et à ceux du Soleil; mais dans tout ce qui suit il se borne à dire qu'elle est placée non loin du palais de Mérops. Or, cette donnée géographique, par la façon du moins dont elle est liée à l'ensemble du drame, ne saurait s'entendre exclusivement de notre Éthiopie, limitrophe de l'Égypte, et elle nous paraît embrasser plutôt toute l'étendue des côtes de l'Océan, d'une extrémité à l'autre du climat méridional. [1,2,28] 28. Éphore explique aussi dans le même sens l'opinion des anciens au sujet de l'Éthiopie. Voici en effet ce qu'on lit dans sa Description de l'Europe. «Supposons le ciel et la terre divisés en quatre régions : les Indiens occuperont celle d'où souffle l'apéliote ; les Éthiopiens, celle d'où souffle le notus ; les Celtes, la région du couchant ; et les Scythes, la région boréale.» A quoi il ajoute que l'Éthiopie et la Scythie sont plus étendues que les deux autres régions, l'Éthiopie se prolongeant depuis le levant d'hiver jusqu'à l'extrême occident, et la Scythie se trouvant située juste à l'opposite. Qu'Homère, maintenant, ait partagé ces idées, la chose ressort clairement et de la position qu'il assigne à Ithaque, «VERS LA SOMBRE RÉGION (autrement dit vers le Nord), tandis que les autres ils s'écartent davantage vers l'AURORE ET LE SOLEIL.» (expression qui, pour lui, désigne tout le côté méridional de la terre), et de cet autre passage, «Soit qu'ils volent à droite du côté de l'aurore et du soleil, soit qu'ils gagnent à gauche la région ténébreuse du ciel,» et de celui-ci encore, «Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté de la nuit et le côté de l'aurore, et le point de l'horizon où le soleil, ce flambeau des humains, descend au-dessous de la terre et le point d'où son char remonte et s'élève au-dessus.» tous passages, du reste, sur lesquels nous revenons dans notre description d'Ithaque pour les mieux éclaircir. Conséquemment dans ce vers, «Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan peur visiter les vertueux Éthiopiens,» il nous faut généraliser le sens et entendre que l'Océan se déploie sur toute la longueur du climat méridional et l'Éthiopie pareillement, puisque, sur quelque point dudit climat que vous arrêtiez votre pensée, c'est toujours sur l'Océan et sur l'Éthiopie que vous tombez. C'est dans un sens général aussi que le poète a dit ailleurs, «Mais il fut aperçu de Neptune, qui revenant alors des «rivages de l'Éthiopie, du haut des monts Solymes, le découvrit au loin,» cette double expression «des rivages de l'Éthiopie, du haut des monts Solymes» étant l'équivalent de celle-ci «des régions du Midi» ; car ce n'est point des Solymes de Pisidie que le poète parle ici, mais d'un peuple imaginaire, avons-nous dit, portant le même nom, et qu'il suppose placé par rapport à l'esquif sur lequel erre son héros et par rapport aux peuples situés au sud de ce point (lesquels ne sauraient être que ses Éthiopiens) juste dans la même position où les Solymes de Pisidie se trouvaient être par rapport au Pont et à l'Éthiopie proprement dite, sise au-dessus de l'Égypte. Ce qu'Homère enfin dit des grues doit être pris également en thèse générale : «Fuyant l'hiver et les pluies torrentielles, elles s'envolent en criant vers les rivages de l'Océan, et leurs cris annoncent «à la nation des Pygmées et la guerre et le trépas.» Car ce n'est pas en Grèce seulement qu'on voit ainsi les grues émigrer vers le Midi ; les choses ne se passent pas autrement en Italie, en Ibérie, aux environs de la mer Caspienne et dans la Bactriane. Mais, comme il est constant que l'Océan règne tout le long du littoral méridional, et que les grues se portent sur tous les points de l'Océan indifféremment pour y chercher un abri contre les frimas, il faut admettre en même temps que, dans la pensée d'Homère, les Pygmées étaient répandus sur toute la longueur de ses rivages. Que si, maintenant, il a plu aux modernes de restreindre le nom d'Éthiopiens aux seuls voisins de l'Égypte et de circonscrire dans les mêmes limites la tradition relative aux Pygmées, ceci ne saurait réagir sur les opinions des Anciens: les noms d'Achéens et d'Argiens ne désignent plus aujourd'hui pour nous la totalité des peuples ayant pris part naguère à l'expédition contre Ilion, mais il est avéré qu'Homère leur prêtait cette signification. Or c'est à peu près là ce que je dis, quand, pour expliquer le partage que fait' Homère des Éthiopiens en deux nations, je prétends qu'il faut entendre, ce nom de l'ensemble des populations répandues depuis le levant jusqu'au couchant, le long des rivages de l'Océan. En effet, du moment qu'on l'entend de la sorte, il saute aux yeux que les Éthiopiens se trouvent naturellement partagés en deux groupes par le golfe Arabique, lequel se peut comparer ä un grand arc de méridien, à le voir s'étendre, semblable à un fleuve, sur une longueur de près de quinze mille stades et sur une largeur dont le maximum n'excède point mille stades, avec cet autre avantage à ajouter à celui de son extrême longueur, que le fond dudit golfe n'est séparé de la mer de Péluse que par un trajet de trois à quatre journées de marche à travers l'isthme. Les mieux avisés d'entre ceux qui prétendent séparer rigoureusement l'Asie de la Libye ont bien reconnu cet avantage, et, dans leurs essais de délimitation, ils ont préféré le golfe au Nil, comme offrant une ligne de démarcation plus convenable à établir entre les deux continents, puisque le golfe s'étend presque d'une mer à l'autre, tandis que le Nil, à la grande distance où il est encore de l'Océan, ne saurait séparer qu'imparfaitement l'Asie de la Libye. Eh bien ! J'en suis convaincu pour ma part, Homère concevait, lui aussi, toute la région méridionale de la terre partagée en deux par le golfe Arabique; seulement, si cela est, comment admettre qu'il ait pu ignorer l'existence de l'isthme que forme ce golfe avec la mer d'Égypte? [1,2,29] 29. II serait en effet de la dernière invraisemblance, qu'instruit, comme il l'était, de la situation exacte de Thèbes, de la Thèbes d'Égypte, laquelle est distante des bords de notre mer de 5000 stades ou peu s'en faut, Homère n'eût connu ni le fond du golfe Arabique, ni l'existence de l'isthme qui le prolonge et qui se trouve n'avoir en largeur que mille stades tout au plus. Et ce qui devra paraître plus invraisemblable encore, c'est qu'Homère ait pu savoir que le Nil portait le nom, le nom même d'une contrée aussi vaste que l'est l'Égypte, sans en avoir deviné la cause, vu que le mot d'Hérodote que l'Égypte est un présent du fleuve et qu'elle avait dû à ce titre recevoir le nom du fleuve lui-même, semble devoir s'offrir tout naturellement à l'esprit de chacun. Quelles sont d'ailleurs, entre toutes les particularités d'un pays, les particularités les plus universellement connues? Celles-là toujours qui offrent en soi quelque chose d'étrange et qui se trouvent en outre placées de façon à frapper tous les regards. Or le double phénomène des crues du Nil et de ses atterrissements est précisément dans ce cas. Et de même que le voyageur, qui aborde en Égypte, apprend avant tout à connaître la nature du Nil, les indigènes n'ayant rien à dire qui puisse étonner davantage un étranger et lui donner une plus haute idée de leur pays (car il suffit d'être instruit du régime de ce fleuve pour concevoir aussitôt ce que peut être la contrée tout entière qu'il arrose), de même, loin de l'Égypte et dans les récits qui nous viennent de ce pays, le nom du Nil est encore le premier qui frappe notre oreille. Ajoutez à ce qui précède la curiosité du poêle et son amour des voyages attestés par tous ses biographes et directement par maints passages ou allusions de ses poèmes : que de preuves réunies pour établir qu'Homère a toujours bien su et bien dit ce qui était à dire et que ce sont uniquement les faits notoires qu'il a tus ou indiqués par de simples épithètes! [1,2,30] 30. N'est-il pas étrange après cela de voir des Égyptiens, des Syriens (les mêmes contre qui nous disputons présentement), qui n'entendent même pas Homère dans ce qu'il dit des choses de leur pays, et que notre discussion vient de convaincre d'ignorance, oser traiter Homère d'ignorant! D'abord, règle générale, le silence n'est point une preuve d'ignorance : Homère n'a rien dit des courants contraires de l'Euripe, ni du défilé des Thermopyles ni de mainte autre curiosité de la Grèce connue de tout le monde, et assuré-ment ce n'est point par ignorance. Mais ce qui est plus fort, il lui arrive quelquefois de parler des choses sans que ces sourds de parti pris le daignent entendre, auquel cas naturellement toute la faute est à eux. Chacun sait qu'Homère, sous le nom d'enfants du ciel, désigne non seulement les torrents, mais encore tous les autres cours d'eau, et cela apparemment parce qu'il savait que tous sont gros- sis par les pluies. Mais toute qualification générale appliquée à ce qui est hors ligne devient par cela même qualification particulière : l'épithète enfant du ciel notamment ne saurait avoir la même valeur, attribuée au torrent ou bien au fleuve ordinaire qui ne tarit jamais. Or, dans le cas présent, il y a, si l'on peut dire, double degré de supériorité; et, de même qu'il existe des hyperboles d'hyperboles, celles-ci par exemple, «être plus léger que a l'ombre d'un liége;» — a être plus timide qu'un lièvre « phrygien; - avoir moins de terre (il s'agit d'un champ) «qu'une épître laconienne {n'a de mots} ;» de même, appliquée au Nil, la qualification d'enfant du ciel semble un superlatif ajouté au superlatif. Car, si le torrent déjà a plus de droit que les autres cours d'eau à cette qualification d'enfant du ciel, le Nil y a plus de droit encore que tous les torrents, quels qu'ils soient, les surpassant tous tellement par le volume et la durée de ses crues. Et, comme nous avons d'ailleurs victorieusement démontré qu'Homère n'ignorait aucune des particularités du régime de ce fleuve, s'il lui a appliqué l'épithète en question, ce ne peut être que dans le sens que nous venons de dire. Voici maintenant une particularité, celle d'avoir plusieurs bouches ou embouchures, qui se trouvait être commune à une infinité de fleuves, Homère ne l'a point jugée digne d'être signalée, à des gens surtout qu'il savait déjà instruits du fait. Mais Alcée lui-même n'en a point parlé davantage, et cependant, s'il faut l'en croire, il avait fait, lui, le voyage d'Égypte. Quant au phénomène des atterrissements du Nil, lequel pourrait déjà se déduire du seul fait des crues du fleuve, la mention s'en trouve implicitement contenue dans ce que dit le poète de l'île de Pharos. Qu'un informateur quelconque, que la commune renommée, pour mieux dire, ait pu représenter à Homère l'île de Pharos comme étant encore aussi éloignée du continent qu'il le marque, à savoir d'une journée de navigation tout entière, la chose est inadmissible, le mensonge aurait été par trop flagrant. En revanche, il était tout simple que des renseignements sur la nature des crues du Nil et de ses atterrissements fussent plus vagues, plus généraux ; or, de tels renseignements Homère aura pu conclure que l'île, à l'époque où Ménélas la visitait, se trouvait plus éloignée de la terre ferme qu'elle ne l'était de son temps, et, pour donner à cette circonstance une couleur fabuleuse, il aura pris sur lui de faire la distance plus grande encore. Mais l'emploi des fables, avons-nous dit, ne saurait être considéré comme un indice d'ignorance : ainsi, ni la fable de Protée, ni le mythe des Pygmées, ni ces prodigieux effets attribués aux breuvages magiques, ni tant d'autres fictions analogues n'accusent l'ignorance géographique ou historique du poète, et si elles prouvent quelque chose c'est uniquement l'envie de plaire et d'amuser. - « Comment se fait-il pourtant, dira-t-on, qu'Homère ait pu parler de l'aiguade de Pharos, quand il est avéré que Pharos manque d'eau?» «Là s'ouvre un port, excellent mouillage, d'où les vaisseaux rapides s'élancent à la mer chargés de l'eau limpide des sources profondes.» D'abord, répondrons-nous, il ne serait pas impossible qu'avec le temps l'aiguade de l'île se fût tarie; en second lieu Homère ne dit pas formellement qu'on tirât l'eau des sources mêmes de Pharos, mais seulement que le chargement des navires se faisait en ce lieu à cause de l'excellence de son port; et il était facile apparemment d'aller puiser l'eau sur la côte vis-à-vis. Ajoutons que par cette façon de s'exprimer le poète semble en quelque sorte avouer que, lorsqu'il a fait ailleurs de Pharos une île de pleine mer, il n'a point dit vrai, mais qu'il a amplifié et exagéré à la façon des poètes. [1,2,31] 31. Du reste, comme tout ce récit des erreurs de Ménélas, dans Homère, semble au premier abord donner raison à ceux qui lui reprochent d'avoir absolument ignoré la géographie de ces contrées, le mieux que nous ayons à faire est de commencer par exposer une à une les critiques qua ce récita soulevées, pour les soumettre ensuite elles-mêmes à un examen sérieux et pour rendre ainsi la justification du poète plus complète et plus claire. Ménélas dit à Télémaque, en l'entendant s'extasier sur la somptuosité de sa royale demeure : «Oui, mais pour rapporter tous ces trésors, j'ai dû beaucoup souffrir et longtemps errer sur mes vaisseaux ; et quand, après huit ans, je revins dans ma patrie, j'avais parcouru Chypre, la Phénicie, l'Égypte et visité tour à tour les Éthiopiens, les Sidoniens et les Érembes et la Libye tout entière.» Or, on se demande d'abord quels sont ces Éthiopiens, chez qui Ménélas put se rendre ainsi d'Égypte en naviguant? Car, il n'y a point d'Éthiopiens sur les rivages de notre mer, et, d'autre part, les vaisseaux de Ménélas n'auraient jamais pu franchir les cataractes du Nil. Quels sont aussi ces Sidoniens? Ce ne sont pas ceux de Phénicie assurément : le poète n'avait que faire, ayant préalablement nommé le genre, de mentionner en outre l'espèce. Qui sont enfin ces Érembes, dont le nom paraît là pour la première fois? Chacune de ces questions a donné lieu à un grand nombre de solutions différentes que le grammairien Aristonic, de nos jours, a, dans son Commentaire sur les erreurs de Ménélas, relatées tout au long. Nous nous bornerons, nous, à les reproduire ici en abrégé. Il y a d'abord certains auteurs qui veulent que ce soit par mer que Ménélas a gagné l'Éthiopie : parmi ceux-là même, les uns introduisent l'idée d'un périple, que Ménélas aurait exécuté en faisant le tour par Gadira jusqu'aux rivages de l'Inde, et cela sans doute pour essayer de proportionner la longueur du trajet à la durée si prolongée de l'absence du héros, absence que Ménélas lui-même dit avoir été de huit années; suivant d'autres, les vaisseaux du héros auraient franchi directe-ment l'isthme attenant au golfe Arabique; d'autres enfin les font passer par quelqu'un des canaux {dérivés du Nil}. Or, d'une part, le périple que Cratès introduit ici, n'est nullement nécessaire, non qu'il soit d'une exécution impossible (les erreurs mêmes d'Ulysse n'offrent pas d'impossibilité absolue), mais parce qu'Il n'ajoute rien à la vraisemblance des hypothèses mathématiques de cet auteur et n'explique pas davantage la longue durée des erreurs de Ménélas : il dut y avoir en effet, pour retenir si longtemps le héros éloigné de ses foyers, et des retards involontaires occasionnés par les difficultés mêmes de la navigation, puisque Ménélas avoue n'avoir sauvé que cinq vaisseaux sur soixante, et des retards volontaires utilisés au profit de son avarice. Nestor ne dit-il point : «C'est ainsi qu'en parcourant les mers Ménélas entassait sur ses vaisseaux tant d'or et tant d'objets précieux» {Et Ménélas lui-même ne rappelle-t-il point tout ce qu'il avait amassé de richesses} «En parcourant Chypre, la Phénicie, l'Égypte» Quant à ce passage direct à travers l'isthme ou par un des canaux dérivés du Nil, si le poète en eût parlé, personne à coup sûr n'y eût vu autre chose qu'une fiction poétique; mais il n'en a dit mot, et ne serait-ce pas alors introduire gratuitement et contre toute vraisemblance une nouvelle difficulté dans le débat que de l'invoquer? Je dis contre toute vraisemblance, puisque avant la guerre de Troie aucun de ces canaux n'existait encore : Sésostris qui passe pour avoir entrepris d'en creuser un, avait de lui-même renoncé à son projet, présumant le niveau de la mer par trop élevé. Et pour ce qui est de l'isthme même, on ne voit pas qu'il ait pu être navigable davantage. Ératosthène, qui suppose le contraire, se trompe évidemment : il conjecture que l'ouverture du détroit des colonnes d'Hercule n'avait pas encore eu lieu, de telle sorte que la mer intérieure, privée de toute communication avec la mer extérieure, couvrait alors l'isthme entier, lequel se trouvait être d'un niveau sensiblement inférieur au sien, mais qu'une fois la rupture de la barrière effectuée, le niveau de ladite mer s'étant naturellement abaissé, ses eaux laissèrent à découvert tout le terrain aux environs du mont Casius et de Péluse jusqu'à la mer Érythrée. Mais quelle autorité avons-nous qui nous atteste qu'avant l'expédition des Grecs contre Ilion l'ouverture du détroit n'avait pas encore eu lieu ? — Dira-t-on par hasard que, si Homère, pour faire entrer Ulysse dans l'Océan du côté de l'occident, a supposé le détroit déjà ouvert, en faisant d'autre part naviguer Ménélas d'Égypte en Éthiopie, il avait dû le supposer fermé encore? — On oublie qu'in fait dire aussi par Protée à Ménélas, à Ménélas lui-même «Les dieux te conduiront vers les Champs Élyséens à l'extrémité de la terre.» Or, de quelle extrémité peut-il être ici question, si ce n'est de l'extrémité occidentale de la terre, de quelque lieu extrême situé de ce côté, comme le prouve la mention du zéphyr, placée à dessein par le poète dans les vers qui, suivent : «Toujours du sein de l'Océan s'élève le souffle harmonieux du zéphyr.» Il faut en convenir, tout ce système d'Ératosthène n'est qu'un tissu d'énigmes. [1,2,32] 32. D'ailleurs, s'il est vrai qu'Homère d'une ou d'autre façon ait été instruit qu'anciennement la mer couvrait de ses eaux l'isthme tout entier, ce serait une raison de plus pour nous de croire à cette division des Éthiopiens en deux corps de nation, puisque, dans ce cas-là, la ligne de démarcation aurait été représentée par un bras de mer aussi considérable. Quelles richesses, en outre, Ménélas eût-il pu rapporter de chez les Éthiopiens de la mer extérieure et des bords de l'Océan? Quand Télémaque s'extasie sur la somptuosité de son palais, que distingue-t-il dans cette quantité infinie d'objets précieux? «L'or, l'électre, et l'argent, et l'ivoire.» Or, de ces différentes substances, aucune, si ce n'est l'ivoire, n'abonde chez ces peuples, extrêmement pauvres pour la plupart, et tous encore nomades. - Soit, dira-t- on; mais près de là était l'Arabie et tout le pays jusqu'à l'Inde, l'Arabie, qui, seule entre toutes les contrées de la terre, a reçu le nom d' Heureuse, et l'Inde, qui sans porter expressément le même nom, n'en est pas moins réputée et représentée aussi comme une très- heureuse contrée. - A quoi nous répondrons à notre tour qu'Homère n'a point connu l'Inde, car autrement il n'eût point manqué d'en parler; et, en ce qui concerne l'Arabie, l'Arabie heureuse, comme on l'appelle aujourdhui, tout en convenant qu'il l'a connue, nous ferons remarquer que, de son temps, elle était loin d'être riche encore, qu'elle manquait même du nécessaire et n'était guère peuplée que de scénites. Quant au canton, qui pro-bisait les parfums ou aromates, et d'où est venu ce nom d'aromatophore, étendu plus tard à l'Arabie entière à cause de la rareté de cette denrée et du prix qu'on y attache en nos contrées, il n'en formait que la moindre partie. Aujourd'hui, à la vérité, les Arabes ne manquent de rien ; l'activité, le développement de leur commerce les enrichit sans cesse, mais dans ce temps-là en était-il déjà ainsi? La chose est peu probable. Si le commerce des aromates, d'ailleurs, suffisait à enrichir un marchand, un simple chamelier, ce qu'il fallait à l'avide Ménélas, c'étaient ou les profits de la guerre, ou les présents de rois et de chefs ayant le moyen et en même temps la volonté de donner à proportion de l'illustration de sa race et de la gloire de son nom; et, comme en effet les Égyptiens, voire même ceux des Éthiopiens et des Arabes qui confinent à l'Égypte, possédaient déjà un certain degré de civilisation et pouvaient avoir entendu quelque chose du retentissement de la gloire des Atrides, surtout après l'heureuse issue de la guerre de Troie , Ménélas avait tout lieu d'espérer en leur munificence. Qu'on se rappelle ce que dit Homère à propos de cette fameuse cuirasse d'Agamemnon : «Cinyras la lui avait donnée naguère, comme gage d'hospitalité; car le grand renom du héros avait pénétré jusqu'à Cypre.» Ajoutons que Ménélas, dans ses longues erreurs, avait passé la plus grande partie du temps dans les parages de la Phénicie, de la Syrie, de l'Égypte et de la Libye ainsi que dans les eaux de Chypre, sur les côtes en un mot et parmi les îles de notre mer intérieure, tous pays en effet où il lui était facile soit d'obtenir de ces précieux gages d'hospitalité, soit de s'enrichir par la violence et la piraterie aux dépens surtout des anciens alliés des Troyens, tandis que les populations barbares, les populations lointaines des bords de la mer extérieure n'auraient guère pu offrir au héros une perspective semblable. Cela étant, quand le piète nous dit que Ménélas était venu jusqu'en Éthiopie, {le mieux n'est-il point d'entendre que ce héros n'avait pas pénétré au cœur même du pays}, mais qu'il s'était contenté d'en toucher la frontière du côté de l'Égypte? D'autant qu'il n'est pas impossible que cette frontière fût alors plus rapprochée de Thèbes qu'elle ne l'est aujourd'hui, bien que la frontière actuelle en soit déjà, assez rapprochée, puisqu'elle passe près de Syène et de Philae, la première de ces deux villes, Syène, appartenant à l'Égypte, et l'autre, Philae, ayant une population mixte d'Éthiopiens et d'Égyptiens. Or, une fois arrivé à Thèbes, Ménélas aura bien pu, surtout à la faveur de l'hospitalité royale, atteindre ces premières limites de l'Éthiopie, voire même les dépasser un peu : cette supposition n'a rien qui choque la raison. C'est ainsi qu'Ulysse dit être venu dans le pays des Cyclopes, pour s'être avancé seulement depuis la mer jusqu'à l'antre de Polyphème, situé, comme il le marque lui-même, tout à l'entrée du pays; pour l'Aeolie et le pays des Loestrygons la même chose. En général, il lui suffit d'avoir un jour abordé en tel ou tel point d'un pays pour dire qu'il l'a visité. Voilà donc comment Ménélas sera venu en Éthiopie; en Libye pareillement, il lui aura suffi de toucher à quelques points de la côte, comme est ce port voisin d'Ardanie, au-dessus de Paraetonium, qui a retenu le nom de Ménélas. [1,2,33] 33. Si maintenant, après avoir nominé les Phéniciens, Homère mentionne aussi les Sidoniens, dont la ville était proprement la métropole ou capitale de la Phénicie, il ne fait en cela. qu'user une fois de plus d'une figure de mots qui lui était familière, témoin ce vers : «Il guide jusqu'aux vaisseaux LES TROYENS ET HECTOR;» et ceux-ci : «LES FILS du magnanime Oeneus n'étaient plus au nombre des vivants; lui-même n'existait plus; ET MÉLÉAGRE, le héros à la blonde chevelure, était mort;» celui-ci encore : «Il vint jusqu'à l'IDA ET JUSQU'AU GARGARE;» et ce dernier passage : «Les habitants de L'EUBEE, DE CHALCIS et D'ÉRÉTRIE.» Sapho, du reste, a dit aussi : «Soit que tu aies pour patrie CYPRE , PAPHOS, ou PANORME.» Toutefois, Homère a dû avoir quelque autre raison encore pour que, dans une énumération générale comme celle-là, et après avoir nommé la Phénicie, il ait ajouté la mention particulière de Sidon. S'il n'eût voulu qu'énumérer dans leur ordre les différents pays où Ménélas avait été, il pouvait se borner à lui faire dire : «Ayant parcouru tour à tour Cypre, la Phénicie l'Égypte, je passai jusqu en Éthiopie.» Mais pour qu'on sût que le séjour du héros chez les Sidoniens avait été de longue durée, il était bon que leur nom revînt souvent, soit directement dans les souvenirs de Ménélas, soit indirectement dans les récits du poète. Et voilà pourquoi celui-ci ne manque pas une occasion de vanter les richesses et l'industrie des Sidoniens, pourquoi il rappelle l'hospitalité donnée par eux plus anciennement à Hélène en compagnie de son ravisseur, pourquoi encore il nous montre les appartements de Pâris tout remplis de précieux ouvrages sidoniens, «On y voyait étalés les riches tissus aux mille couleurs, ouvrage des femmes sidoniennes, que le divin Pâris avait naguère ramenées de Sidon, sur le même vaisseau qui emportait Hélène;» et le palais de Ménélas également, car ce héros dit à Télémaque : «Je veux te donner cette coupe ciselée; elle est d'argent massif, l'or en couronne les lèvres; c'est l'oeuvre de Vulcain, elle me fut offerte en présent par l'illustre roi des Sidoniens, lorsque, regagnant ma patrie, je m'arrêtai sous son toit hospitalier.» Et nul doute qu'ici l'expression «c'est l'oeuvre de Vulcain» ne doive être prise dans un sens figuré, comme une hyperbole analogue à ce qu'on dit tous les jours des belles choses, qu'elles sont l'oeuvre de Minerve, l'oeuvre des Grâces et des Muses ; c'est qu'en effet les Sidoniens étaient de très-habiles artistes, le poète le dit formellement dans le passage où il parle de la beauté du vase qu'Eunée avait donné pour racheter Lycaon : «Il n'était rien sur la terre qu'il n'effacât par sa beauté : les Sidoniens avaient mis tout leur art à le décorer et des marchands phéniciens l'avaient apporté sur leur vaisseau.» [1,2,34] 34. Sur les Èrembes maintenant que n'a-t-on point dit ! Mais de toutes les opinions émises la plus vraisemblable est celle qui veut que sous ce nom le poète ait désigné les Arabes. Zénon, notre Zénon, va plus loin, et corrigeant le texte d'Homère il lit le vers ainsi : «Tour à tour je visitai Éthiopiens, Sidoniens, ARABES {au lieu d'Érembes}» Il n'est pas nécessaire pourtant de changer cette leçon, qui est assurément fort ancienne ; mieux vaut croire que c'est le nom lui-même qui a éprouvé quelqu'une de ces altérations si fréquentes, si communes dans toutes les langues; et c'est précisément ce que certains grammairiens cherchent à mettre en lumière par la comparaison des lettres dans l'une et dans l'autre forme. Pour nous, nous serions tenté de préférer, comme plus sûr encore, le procédé de Posidonius, qui, même dans le cas présent, a cru devoir consulter la parenté et l'affinité primordiale des peuples pour retrouver l'étymologie du nom. Il est constant, en effet, que les nations arménienne, syrienne, arabe ont entre elles beaucoup de cette affinité et comme un air de famille qui se manifeste dans leurs langues, leurs genres de vie et leurs caractères physiques, là surtout où elles se trouvent être proches voisines, en Mésopotamie par exemple, pays dont la population appartient précisément à ces trois nations et où naturellement la ressemblance entre elles éclate davantage. Car, en admettant même que, par le fait des climats ou de la position géographique, il y ait quelque différence sensible des populations plus septentrionales aux populations méridionales et des unes et des autres aux populations intermédiaires, les caractères communs ne laissent pas que de prédominer. Ajoutons que les Assyriens et les Ariens offrent avec ces mêmes peuples, aussi bien qu'entre eux, une grande ressemblance. Eh bien ! De cette ressemblance entre les peuples, Posidonius conclut la ressemblance des noms eux-mêmes. Or, il est de fait que les peuples, que nous appelons Syriens, portent en syriaque le nom d'Arammæens, et qu'il y a de la ressemblance entre ce nom et ceux d'Arméniens, d'Arabes et d'Érembes ce der-nier nom n'étant peut-être bien qu'une épithète ou qualification particulière dont se servaient les anciens Grecs pour désigner les Arabes comme le sens étymologique du mot semblerait le donnera entendre. On s'accorde en effet généralement à dériver l'étymologie du mot d'Érembes des mots g-eis g-tehn g-eran g-embainein (pénétrer, habiter sous terre). Seulement, avec le temps on aura à cette dénomination d'Érembes substitué la traduction plus claire de Troglodytes, nom qui désigne, comme on sait, la partie de la nation arabe établie sur le côté du golfe arabique attenant à l'Égypte et à l'Éthiopie. Ce sont donc ces Arabes, suivant toute vraisemblance, que le poète a voulu désigner sous le nom d'Érembes et ce qu'il dit du voyage de Ménélas en leur pays doit s'entendre sans doute comme ce qu'il dit du voyage d'Éthiopie, car les Érembes, ainsi que les Éthiopiens, étaient proches voisins de la Thébaïde. Ajoutons qu'en rappelant ce voyage et celui d'Éthiopie le héros ne pouvait avoir en vue les avantages commerciaux ou les riches présents qu'il en avait retirés (ces profits ayant été apparemment peu de chose), mais uniquement la longueur et le prestige même du voyage, car c'était alors une gloire réelle d'avoir pénétré aussi loin, témoin ce vers : «Il a de beaucoup d'hommes visité les cités et observé les moeurs (99);» et ceux-ci encore : «Mais j'ai dû beaucoup souffrir et longtemps errer sur mes vaisseaux pour rapporter tous ces trésors.» Hésiode, il est vrai, dans son Catalogue, mentionne une certaine «Fille d'Arabus, fils lui-même du bienfaisant Hermès et de Thronia, fille du roi Belus.» Stésichore la nomme également, mais s'il est permis d'inférer de ce double témoignage que, du temps de ces poètes. la contrée en question avait déjà reçu en mémoire d'Arabus le nom d'Arabie, il peut bien se faire aussi que du temps des héros il n'en fût pas encore de même. [1,2,35] 35. Quant à ceux qui ont imaginé de faire des Érembes soit une tribu particulière de la nation éthiopienne, soit une tribu de Céphènes, voire en troisième lieu une tribu de Pygmées, sans parler de mille autres fictions du même genre, s'ils nous paraissent mériter moins de confiance, c'est qu'indépendamment du peu de vraisemblance qu'offre la chose en soi ils font là une sorte de confusion de l'histoire et de la fable. Nous retrouvons cette même confusion chez ceux qui, voulant faire de l'Océan extérieur le théâtre des erreurs de Ménélas, placent les Sidoniens et naturellement aussi les Phéniciens sur les bords de la mer Persique ou sur tel autre rivage de l'Océan. A vrai dire, la façon dont ces auteurs se contredisent entre eux n'entre pas pour peu de chose dans l'incrédulité qu'ils rencontrent. Tandis que les uns, en effet, regardent les Sidoniens de notre mer intérieure comme une colonie des Sidoniens de l'Océan, ajoutant, qui plus est, que le nom de Phéniciens leur est venu de la couleur rouge des eaux de la mer extérieure, les autres affirment précisément l'inverse. Il en est aussi qui transportent l'Éthiopie dans notre Phénicie et font de Jopé le théâtre des aventures d'Andromède, non qu'ils ignorent la véritable situation des lieux en question, mais ils prétendent user des licences du genre mythique, comme ont fait Hésiode et tant d'autres que cite Apollodore. Seulement, en comparant aux fictions d'Homère les fictions de ces auteurs, Apollodore ne sait pas tenir la balance égale. Citant, par exemple, comme terme de comparaison, ce qu'Homère raconte et du Pont et de l'Égypte, il en tire contre le poète une accusation en règle d'ignorance : suivant lui, le poète a voulu dire la vérité, mais, loin de la dire, il a, faute de savoir, donné le faux pour le vrai. Or, nous le demandons, jamais personne se serait-il avisé d'accuser Hésiode d'ignorance, pour avoir parlé d'Hérnicynes, de Macrocéphales et de Pygmées, quand Homère a pu user impunément de fictions semblables, et entre autres précisément de ce même mythe des Pygmées, quand en outre Alcman nous parle de Stéganopodes et 'Eschyle de Cynocéphales, de Sternophthalmes et de Monommates, quand surtout nous tolérons tant d'ouvrages en prose, écrits soi- disant dans le genre historique, et qui contiennent, sans que leurs auteurs l'avouent, tant de mythes véritables. C'est qu'en effet il saute aux yeux d'abord que c'est de propos délibéré et nullement par ignorance historique que les auteurs de ces ouvrages ont entremêlé de fables leurs récits, imaginant ainsi l’impossible afin de flatter le goût du public pour le merveilleux. Seulement, ce qui peut faire croire à leur ignorance, c'est qu'en général, et pour trouver plus aisément créance, ils ont choisi de préférence comme théâtre de leurs fictions les parties de la terre les plus mystérieuses et les plus ignorées. Au moins Théopompe a-t-il la bonne foi d'avouer ce qui en est : il déclare hautement qu'il mêlera plus d'une fais la fable à l'histoire, mieux seulement que n'ont su le faire Hérodote, Ctésias, Hellanicus et les différents historiens qui ont écrit sur l'Inde. [1,2,36] 36. Pour ce qui est, maintenant, des phénomènes de l'Océan, il est bien vrai, {comme le marque Ératosthène}, qu'Homère les a décrits sous la forme d'un mythe, car, en thèse générale, c'est là la forme que tout poète doit cher-cher à donner à sa pensée, et, dans le cas présent, c'est évidemment le double phénomène du flux et du reflux qui lui a suggéré l'idée de sa fable de Charybde; mais cela ne veut point dire que cette fable en elle-même ait été créée de toutes pièces par l'imagination d'Homère; loin de là, Homère n'a fait qu'arranger et mettre en oeuvre certaines notions positives concernant le détroit de Sicile. Que si, maintenant, il a parlé de trois reflux au lieu de deux pour les vingt-quatre heures, «Car TROIS FOIS par jour elle vomit l'onde amère, et TROIS FOIS la ravale,» voici, à ce qu'il semble, ce qu'on pourrait dire pour le justifier : d'abord, il n'y a pas à supposer un instant que ce soit par ignorance du phénomène lui-même que le poète s'est exprimé de la sorte, mais il fallait qu'il ménageât un effet tragique, un effet de terreur : Circé ayant besoin de terrifier le héros pour le détourner plus sûrement de son fatal projet, on conçoit qu'elle appelle le mensonge à son aide Que dit-elle, en effet, dans le passage en question? «Trois fois par jour Charybde vomit l'onde amère et trois fois elle la ravale avec un bruit terrible. Évite alors, évite de te trouver à sa portée au moment du reflux : autrement Neptune lui-même ne pourrait te soustraire à la mort.» Et pourtant Ulysse assiste sans périr à ce terrible reflux; lui-même raconte la scène en ces termes : «Et voilà que le monstre engloutit de nouveau l'onde amère. Mais moi, me suspendant aux branches élevées d'un figuier sauvage, comme la chauve- souris, j'y demeurai attaché.» Il attend de la sorte que les débris de son vaisseau reparaissent, les saisit au passage et se sauve; et par le fait Circé se trouve avoir menti. Mais l'ayant fait mentir sur un point, Homère a bien pu la faire mentir sur un autre, et dans ce vers, «Car trois fois par jour elle vomit,» lui faire dire exprès trois fois au lieu de deux; d'autant qu'il existe dans le langage ordinaire une hyperbole toute pareille, «trois fois heureux et trois fois malheureux,» dont tout le monde se sert, et qu'Homère lui-même a souvent employée, dans ce vers-ci par exemple, «Trois fois heureux les Grecs;» dans cet autre également, «Nuit charmante et TROIS FOIS désirée,» et dans cet autre encore, «{Fendue} en TROIS et quatre.» Peut-être d'ailleurs serait-on fondé à voir dans l'heure marquée par le héros comme un moyen adroit du poète pour laisser au moins pressentir la vérité. Car il est certain que le double reflux dans l'espace d'un jour et d'une nuit ferait mieux comprendre que le reflux triple comment les débris du naufrage ont pu rester si longtemps engloutis et reparaître si tard, au gré du héros toujours cramponné aux branches de son figuier : «Aux rameaux du figuier sans relâche attaché, j'attendais que le monstre revomît le mât et la carène; mais ce moment tarda longtemps au gré de mon impatience : ce fut à l'heure où, pressé par la faim, le juge se lève et quitte l'assemblée, après avoir entre les citoyens aux prises décidé maints procès, à cette heure seulement que du sein de Charybde ces précieux débris reparurent à mes yeux.» Toutes ces circonstances effectivement indiquent un laps de temps considérable, celle-ci surtout, «que déjà le soir étendait son voile sur la terre,» sans compter que le poète, au lieu de dire simplement et d'une manière générale «à l'heure où le juge se lève,» a ajouté, «ayant décidé maints procès,» ce qui implique une heure encore plus avancée. Enfin, Homère n'aurait offert au héros naufragé qu'un moyen de salut bien peu vraisemblable, si, avant qu'il eût eu le temps d'être emporté au loin, un nouveau reflux eût pu tout à coup le ramener en arrière. [1,2,37] 37. Apollodore, à son tour, en partisan décidé d'Eratoshène, reproche à Callimaque d'avoir nommé, lui, un grammairien consommé, d'avoir nommé, dis-je, contrairement à la donnée homérique, qui consiste à transporter dans l'Océan le théâtre des Erreurs d'Ulysse, Gaudos et Corcyre parmi les lieux où le héros aborda;. Mais de deux choses l'une : ou les Erreurs d'Ulysse n'ont eu lieu nulle part et ne sont de tout point qu'une fiction d'Homère, auquel cas le reproche est légitime; ou bien, elles ont eu lieu réellement, seulement en d'autres parages, et alors il faudrait le dire nettement, en précisant surtout quels sont ces parages, pour que la prétendue erreur pût être rectifiée. Or, comme on ne saurait dire avec vraisemblance, nous l'avons démontré plus haut, que tout ici est pure fiction, et que d'autre part on ne désigne aucune localité qui paraisse répondre mieux {que Gaudos et Corcyre} aux descriptions du poète, Callimaque nous semble devoir être renvoyé de la plainte. [1,2,38] 38. Démétrius de Scepsis n'a pas raison davantage dans ses critiques, et, qui plus est, on pourrait s'en prendre à lui souvent des erreurs qu'a commises Apollodore. Ainsi, en voulant réfuter certaine assertion de Néanthès de Cyzique, qui avait signalé comme un des incidents de la navigation des Argonautes vers le Phase (navigation attestée et par Homère et par maint autre écrivain) l'érection de ces temples ou autels de la Mère Idéenne qui se voient près de Cyzique, Démétrius s'emporte jusqu'à nier qu'Homère ait même eu connaissance de cette expédition de Jason vers le Phase. Or, en niant cela, Démétrius fait plus que de contredire le témoignage formel d'Homère, il se contredit lui-même, car il a lui-même raconté, {d'après Homère apparemment}, comment Achille, après avoir dévasté Lesbos et tant d'autres lieux, épargna Lemnos et les îles voisines, à cause de la parenté qui l'unissait à Jason et au fils de Jason, Euneôs, alors maître de Lemnos Quoi donc! Le poète aurait su qu'Achille et Jason étaient parents, compatriotes ou simplement voisins, qu'en un mot un lien quelconque existait entre eux (lien du reste se réduisant à ceci, que tous deux se trouvaient être Thessaliens de nation, mais originaires l'un d'Iolcos, l'autre de la Phthiotide-Achaeide), et il aurait cependant ignoré comment Jason, bien que Thessalien et natif d'Iolcos, en était venu à ne laisser de postérité nulle part en Thessalie, notamment à Iolcos, et avait placé son fils sur le trône de Lemnos! Il aurait connu Pélias et les Péliades, notamment la plus belle d'entre elles, ainsi que son fils, «Eumélus, né des amours d'Admète et d'Alceste, d'Alceste, a la plus belle entre toutes les femmes, comme elle était déjà «la plus belle entre les filles de Pélias;» et pas une des aventures, j'entends des aventures authentiques de Jason, d'Argo et des Argonautes, ne serait par-venue à sa connaissance, si bien qu'il ne faudrait voir dans la navigation de Jason au sein de l'Océan, après sa séparation d'avec Aeétès qu'une pure fiction de l'imagination du poète sans le moindre fondement historique ! [1,2,39] 39. Non ; et puisque tout le monde convient que la première partie de l'expédition des Argonautes, leur départ pour le Phase, sur l'ordre de Pélias, leur retour, leur prise de possession chemin faisant de telle et telle île, sont des faits dont on peut admettre l'authenticité, nous ne voyons pas, en vérité, pourquoi la seconde partie de leur voyage, devenu pour eux comme pour Ulysse et pour Ménélas une suite d'erreurs sans fin, serait accueillie avec plus d'incrédulité, quand ces erreurs sont attestées de même et par des monuments encore debout aujourd'hui, et par la mention formelle d'Homère. La ville d'Aea, par exemple, se voit encore sur les bords du Phase, personne ne doute qu'Aeétès n'ait réellement régné en Colchide, son nom même est demeuré pour le pays une sorte de nom national, on parle toujours de la magicienne Médée, et les richesses que la Colchide tire actuellement de ses mines d'or, d'argent et de fer, laissent assez deviner quel a dû être le vrai motif de l'expédition des Argonautes, le même apparemment qui avait, dès auparavant, poussé Phrixus vers les rives du Phase. Il existe en outre des monuments de l'une et de l'autre expédition, témoin ce Phrixeum, qui s'élève sur la frontière même de la Colchide et de l'Ibérie, et cette foule de Jasonium, qu'on trouve répandus partout en Arménie, en Médie et dans les pays environnants. De même, autour de Sinope et sur toute cette côte, dans la Propontide aussi, dans l'Hellespont, et jusque dans les eaux de Lemnos, on signale maint vestige du passage de Jason et de celui de Phrixus ; on retrouve, qui plus est, les traces de Jason et des Colkhes envoyés à sa poursuite en Crète, en Italie, dans l'Adriatique même, ce que rappelle, en partie du moins Callimaque, quand il nomme «Et le temple d'Aeglète et l'île d'Anaphé, proche voisine de Théra, cette noble fille de Lacédémone», dans l'élégie dont voici le début, «Je dirai d'abord comment du séjour d'Aeétès le Cyté une troupe de héros put à travers les mers regagner les rivages de l'antique Haemonie,» et qu'il ajoute à propos de ces Colkhes ou Colchidiens : «A peine entrés dans la mer d'Illyrie, ils suspendent le mouvement de leurs rames; et non loin de la pierre qui recouvre la dépouille de la blonde Harmonie, ils fondent une humble cité : c'est pour le Grec LA VILLE DES PROSCRITS, mais, d'un mot de leur langue, ils l'ont nommée POLAE.» Enfin, suivant certains auteurs, Jason aurait remonté la plus grande partie du cours de l'Ister; mais d'autres se bornent à le faire pénétrer par cette voie jusqu'à l'Adriatique, et, si les premiers ont montré qu'ils ignoraient complètement la géographie de ces contrées, ceux-ci, du moins, en supposant l'existence d'un second fleuve Ister, qui sorti-rait du grand Ister pour aller se jeter dans l'Adriatique, n'ont pas avancé quelque chose de tout à fait invraisemblable et absurde. [1,2,40] 40. Or, ce sont des données de ce genre que le poète a eues à sa disposition et qu'il a mises en oeuvre, tantôt suivant rigoureusement l'histoire, et tantôt ajoutant à l'histoire les fictions de son imagination, conformément à la méthode générale des poètes et à la sienne en particulier: il suit l'histoire par exemple, quand il nomme Aeétès, qu'il parle de Jason et du navire Argo, qu'il crée son Aeea à l'image de la réelle Aea, qu'il place Euneôs sur le trône de Lemnos et fait de cette île une alliée d'Achille , tout comme il fait une autre Médée de la magicienne Circé, «Propre soeur de l'homicide Aeétés.» Au contraire, il ajoute et mêle la fiction à l'histoire, quand il transporte en plein Océan le théâtre des erreurs qui suivirent l'expédition de Colchide; car l'expression «Argo, nom chéri, nom connu de tous les mortels,» très juste quand on admet la précédente distinction et qu'on conçoit l'expédition du navire Argo dirigée dans le principe vers des lieux connus et abondamment peuplés, ne se comprend plus, si, comme l'affirme Démétrius de Scepsis d'après l'autorité de Mimnerme, lequel plaçait la résidence d'Aeétès sur les bords mêmes de l'Océan, c'est dans la mer extérieure et vers les derniers confins de l'Orient que Jason se vit de prime abord envoyé par Pélias pour chercher la Toison d'or : l'expédition ainsi dirigée vers des lieux inconnus, ignorés, devient invraisemblable, sans compter qu'une navigation, comme celle-là, dans des parages absolument déserts ut inhabités, et qui nous semblent aujourd'hui encore le dernier degré de l'éloignement, n'était pas de nature à procurer grande gloire ni «à intéresser tous les coeurs.» [1,3,1] CHAPITRE III. 1. Un autre tort d'Ératosthène est de citer trop souvent, soit qu'il les réfute, soit qu'il accepte leur témoignage et qu'il s'en serve, des écrivains qui ne méritent au fond que l'oubli, un Damaste, par exemple, et ses pareils, tous gens que, même pour ce qu'il y a de vrai dans leurs livres, on ne devrait jamais ni citer ni croire. Les seuls témoignages, en effet, qui puissent faire autorité, sont ceux d'écrivains recommandables, habituellement exacts, ou qui, s'il leur arrive parfois de passer les choses sous silence ou d'en parler trop brièvement, ne cherchent du moins jamais à tromper. Mais le témoignage de Damaste ! Autant vaudrait citer celui du Bergéen {ou celui du Messénien} Evhémère et de tant d'autres comme lui, dont Ératosthène tout le premier dénonce et raille le bavardage frivole. Lui-même nous fait connaître un des sots contes que ce Damaste a débités, quand il nous le montre faisant un lac du golfe Arabique, et racontant comme quoi Diotime, fils de Strombichos, à la tête d'une ambassade athénienne, avait pu, en remontant le Cydnus depuis la Cilicie jusqu'au Choaspe, fleuve qui passe à Suses, atteindre cette ville en quarante jours : il tenait le fait soi-disant de Diotime en personne, et là- dessus il s'extasiait que le Cydnus pût ainsi couper et l'Euphrate et le Tigre pour aller se jeter dans le Choaspe ! [1,3,2] 2. Mais cette critique n'est pas la seule qu'on puisse adresser ici à Ératosthène : on peut lui reprocher encore d'avoir, en parlant des différentes mers, présenté comme encore inexplorés de son temps des parages qui, au contraire, avaient été déjà visités et décrits avec une minutieuse exactitude; d'avoir aussi, lui qui nous engage à ne pas accepter trop aisément la première autorité venue, et qui nous déduit tout au long les motifs d'une pareille défiance en citant comme exemple tout ce qui se débite de fables sur le Pont et l'Adriatique, d'avoir, dis-je, plus d'une fois lui-même accepté de confiance le témoignage du premier venu. N'admet-il pas ainsi, sur la foi d'autrui, que le golfe d'Issus représente le point le plus oriental de notre mer, quand Dioscurias, au fond du Pont-Euxin, est d'après lui-même, d'après le Stadiasme, qu'il a lui-même dressé et calculé, de près de trois mille stades plus avancé vers l'est? Et dans sa description de la partie septentrionale ou partie extrême de l'Adriatique n'admet-il pas également toutes les fables imaginables? Ne se montre-t-il pas tout aussi crédule pour ce qu'on a pu dire de la région située au delà des colonnes d'Hercule, signalant dans ces parages lointains une île Cerné et mainte autre terre, qui ne se retrouvent plus aujourd'hui nulle part, comme on le verra, quand nous en reparlerons dans 1a suite? Autre critique : après avoir dit en certain endroit que, dès les temps les plus anciens, les hommes naviguaient, soit comme pirates, soit comme marchands, non pas il est vrai en pleine mer, mais le long des côtes, témoin Jason, que nous voyons à un moment donné quitter ses vaisseaux et des rivages de la Colchide s'en aller guerroyer au fond de l'Arménie et de la Médie, il nie plus loin que jamais les anciens aient osé naviguer dans l'Euxin ni longer les côtes de la Libye, de la Syrie et de la Cilicie. Or, si par le nom d'anciens Ératosthène a entendu désigner des générations antérieures à tous nos souvenirs, dans ce cas-là vrai-ment je me soucie assez peu de savoir si les anciens ont navigué ou non et de dire d'une façon plutôt que de l'autre; mais a-t-il voulu parler de générations dont nous ayons gardé mémoire chacun alors dira sans hésiter que les anciens, tout au contraire, paraissent avoir accompli et par terre et par mer de plus longs voyages que les modernes, s'il faut s'en rapporter du moins à ce que la tradition nous apprend de Bacchus, d'Hercule, de Jason lui-même et aussi des héros qu'Homère a chantés, tels qu'Ulysse et Ménélas. Il y a lieu de croire également que Pirithoüs et Thésée avaient accompli quelque lointaine et pénible expédition, pour que la tradition leur ait attribué l'honneur d'avoir visité l'Hadès ou sombre empire, et les Dioscures aussi, pour qu'ils aient mérité d'être appelés les Gardiens de la mer et les Sauveurs du marin. Tout le monde connaît en outre la thalassocratie de Minos et le grand périple des Phéniciens qui, peu de temps après la guerre de Troie, franchirent les colonnes d'Hercule, en explorèrent les abords et la côte de Libye jusqu'à moitié environ de sa longueur, fondant partout des villes sur leur passage. Et le Troyen Énée, et Anténor, et tant d'autres héros que l'issue de la guerre de Troie dispersa par toute la terre, peut-on raisonnablement ne pas les comprendre au nombre des anciens? Il était arrivé aux Grecs, aussi bien qu'aux barbares, par suite de la prolongation des hostilités, de perdre et ce qu'ils possédaient chez eux et ce que la guerre elle-même leur avait rapporté, si bien qu'a-près la chute d'Ilion les vainqueurs avaient dû par dénitivement se tourner vers la piraterie, et plus encore que les vainqueurs ceux des vaincus que la guerre avait épargnés. De là le grand nombre de villes fondées, dit-on, par ceux-ci sur tout le littoral et parfois même dans l'intérieur des terres situées par delà la Grèce. [1,3,3] 3. Autre chose encore : de l'exposé des progrès faits dans la connaissance de la terre habitée postérieurement à Alexandre et de son vivant déjà, Ératosthène passe à la discussion scientifique de la figure de la terre, mais non plus seulement de la terre habitée, ce qui eût été pourtant plus rationnel dans un traité dont la terre habitée était l'objet spécial: la figure qu'il entreprend de décrire embrasse la terre entière. Nous ne voulons pas dire que ce côté général de la question dût être absolument négligé, mais il fallait ne le traiter qu'en son lieu et place. Ératosthène nous montre donc la terre, la terre entière, affectant la forme d'une sphère, non pas à vrai dire d'une sphère faite au tour : il constate que sa surface présente mainte inégalité sensible. Mais à ce propos il allègue la quantité infinie d'altérations partielles que ladite figure éprouve par le fait des eaux, du feu, des tremblements ou secousses intérieures, des exhalaisons de vapeurs et d'autres causes analogues. Or, ici encore, il méconnaît l'ordre logique, car la forme sphéroïdale pour la terre entière résulte de la constitution même de l'univers, et les changements partiels qu'il cite ne sauraient altérer en rien la figure générale de la terre, de si imperceptibles accidents disparaissant naturellement dans une si grande masse : tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de modifier dans sa disposition telle ou telle partie de notre terre habitée, les différentes causes qui les produisent étant toujours purement locales. [1,3,4] 4. {Relativement à ces changements}, une question se présente, qui a, suivant lui, particulièrement exercé la sagacité des philosophes, c'est comment il se peut faire qu'à deux et trois mille stades de la mer, dans l'intérieur même des terres, on rencontre en maints endroits quantité de coquilles, de valves, de chéramides, ainsi que des lacs d'eau saumâtre, notamment aux environs du temple d'Ammon et sur toute la route qui y mène, laquelle n'a pas moins de trois mille stades de longueur. «Il y a là en effet, dit il, comme un immense dépôt de coquilles ; le sel aujourd'hui encore s'y trouve en abondance et l'eau de la mer elle-même à l'état de sources jaillissantes; on y rencontre en outre force débris d'embarcations ayant évidemment tenu la mer, mais que les gens du pays prétendent avoir été vomis là par quelque fissure ou déchirement du sol, et jusqu'à de petites stèles surmontées de figures de dauphins et portant l'inscription suivante: DES THÉORES DE CYRÈNE.» Puis à ce propos il cite, et même avec éloge, l'opinion émise par Straton, le philosophe physicien, ainsi que celle de Xanthus de Lydie. Xanthus, lui, rappelait qu'au temps d'Artaxerxès une grande sécheresse était survenue, qui avait tari les fleuves, les lacs et les puits, qu'en maints endroits, tous situés fort avant dans les terres, et par conséquent bien loin de la mer, il avait pu observer de ses yeux des gisements de pierres ayant, la forme de coquillages ou portant l'empreinte de pétoncles et de chéramides, ainsi que des lacs d'eau saumâtre, en pleine Arménie chez les Matiènes et dans la basse Phrygie, et de ces différents faits il concluait que la mer avait dû se trouver naguère à la place où sont aujourd hui ces plaines. Quant à Straton, qui, au jugement d'Ératosthène avait poussé plus loin encore l'explication ou aetiologie du phénomène, il commençait par émettre le doute que l'Euxin eût eu primitivement cette ouverture près de Byzance : suivant lui, c'étaient les eaux des fleuves, ses tributaires, qui avaient forcé le passage et ouvert cette communication de l'Euxin avec la Propontide et l'Hellespont; puis le même effet s'était produit dans notre mer : là aussi le passage entre les colonnes d'Hercule avait été frayé violemment, le tribut des fleuves ayant grossi la mer outre mesure, et, par suite de l'écoulement des eaux, toutes les parties basses de ladite mer étaient restées découvertes, ce que Straton expliquait en faisant remarquer, d'abord, que le fond de la mer extérieure et celui de la mer intérieure n'ont pas le même niveau, et, en second lieu, qu'il existe présente-. ment encore une espèce de chaîne ou de bande sous-marine, s'étendant des côtes d'Europe à celles de Libye, comme pour prouver qu'anciennement les deux mers ne faisaient point un seul et même bassin. Il ajoutait que le Pont est tout parsemé de bas-fonds, et que les mers de Crète, de Sicile et de Sardaigne, au contraire, sont extrêmement profondes, et il attribuait cette différence au grand nombre et à l'importance des fleuves qui débouchent précisément du nord et 'a l'est et envasent les parages du Pont, tandis que les autres mers n'ont rien qui altère leur profondeur. La même cause, à l’entendre, expliquait comment les eaux dans la mer de Pont sont moins salées qu'ailleurs et comment s'est formé le courant qui les emporte dans le sens naturellement de la pente ou inclinaison du fond. Il lui semblait même qu'avec le temps ces atterrissements des fleuves, ses tributaires, devaient finir par combler le Pont tout entier. «Car déjà, dit-il; sur la rive gauche, près de Salmydessus notamment, et des points que les marins désignent sous le nom de Stéthé, dans le voisinage de l'Ister et du désert de Scythie, cette mer tend à se convertir en bas-fonds marécageux.» Il pouvait se faire aussi, suivant lui, que le temple d'Ammon s'élevât primitivement sur le bord de la mer et que l'écoulement ou le retrait de celle-ci l'eût rejeté dans l'intérieur des terres, là où nous le voyons actuellement. Straton conjecturait même à ce propos que l'oracle d'Ammon n'avait dû qu'à sa situation maritime d'être devenu si célèbre et si universellement connu : «Autrement disait-il, et avec l'extrême éloignement où se trouve ce temple aujourd'hui de la mer, comment concevoir raisonnablement le degré d'illustration et de gloire attachées à son nom?» L'Égypte, elle aussi, avait dû être primitivement couverte par la mer jusqu'aux marais qui bordent aujourd'hui Péluse, le mont Casius et le lac Sirbonis, et la preuve qu'il en donnait, c'est que, de son temps encore, quand on creusait dans les salines naturelles qui se trouvent en Égypte, le fond des excavations était toujours sablonneux et rempli de débris de coquilles, comme si effectivement cette contrée eût été naguère couverte par la mer et qu'il fallût voir dans tout le canton du Casius et dans celui des Gerrhes d'anciens bas-fonds contigus par le fait au golfe Érythréen et que la mer, en se retirant, aurait découverts, n'y laissant subsister que le lac Sirbonis, lequel même, avec le temps, aurait aussi rompu ses digues et commencé à dégénérer en marais. De même enfin les bords du lac Moeris, par leur aspect, lui rappelaient plutôt les côtes d'une mer que les rives d'un fleuve. Or, que la mer ait anciennement et pendant des périodes plus ou moins longues couvert, puis laissé à sec en se retirant une bonne partie des continents, le fait en soi n'a rien d'inadmissible. On peut admettre également que toute la partie de la surface terrestre aujourd'hui encore cachée sous les mers présente des inégalités de relief ou de niveau ni plus ni moins, en vérité, que la partie aujourd'hui découverte et que nous habitons, et qu'elle se trouve, comme celle-ci, sujette à tous les changements, à toutes les révolutions signalées par Ératosthène. Et, cela étant, on ne voit pas qu'il y ait, dans le raisonnement de Xanthus du moins, rien d'absurde à relever. [1,3,5] 5. En revanche, ne pourrait-on pas objecter à Straton que, libre de choisir entre beaucoup de causes réelles, il a négligé celles-ci pour en invoquer de chimériques? La première, en effet, qu'il reconnaisse, c'est que le lit de la mer intérieure et celui de la mer extérieure ne sont point de niveau et partant que les deux mers n'ont pas la même profondeur. Or, si la mer s'élève, puis s'abaisse, si elle inonde certains lieux et qu'ensuite elle s'en retire, cela ne tient pas à ce que ses différents fonds sont les uns plus bas, les autres plus élevés, mais à ce que les mêmes fonds tantôt s'élèvent et tantôt s'abaissent, et à ce que la mer en même temps se soulève ou s'affaisse aussi, puisque, une fois soulevée, elle déborde nécessairement, et que baissant ensuite elle rentre naturellement dans son lit primitif. Autrement, il faudrait que tout accroissement subit de la mer donnât lieu à une inondation, qu'il y en eût une, par exemple, à chaque marée ou à chaque crue des fleuves, ses tributaires, la masse de ses eaux éprouvant dans le premier cas un déplacement total, et, dans le second, une augmentation de volume. Mais ces augmentations {causées par les crues des fleuves} ne sont ni fréquentes ni subites, et, quant aux marées, elles ne durent guère, leur mouvement d'ailleurs est réglé, et l'on ne voit pas, dans notre mer, non plus qu'ailleurs, qu'elles causent des inondations. Reste donc à s'en prendre à la nature même du fond, soit du fond sous-marin, soit du fond temporairement submergé, mais plutôt du fond sous-marin, parce qu'il est plus mobile et qu'en général ce qui est humide est sujet à éprouver des changements plus rapides, comme offrant moins de résistance à l'action des vents, cause première de tous ces changements. Mais, je le répète, ce qui produit l'effet en question, c'est que les mêmes fonds tantôt s'élèvent et tantôt s’affaissent, et non pas que les différends fonds sont les uns plus élevés, les autres moins. Que si, maintenant, Straton s'y est laissé tromper, c'est qu'il croyait apparemment que ce qui arrive pour les fleuves se produit aussi dans la mer, à savoir que le courant qu'on y observe dépend aussi de l'élévation du point de départ. Sans quoi il n'a pas attribué le courant du détroit de Byzance à la disposition du fond, qui se trouve plus élevé, suivant lui, dans l'Euxin que dans la Propontide et dans la mer qui lui fait suite, et cela, soi-disant, parce que le limon, que charrient les fleuves, comble peu à peu le lit de l'Euxin, et qu'à mesure qu'il convertit cette mer en bas-fond il précipite ses eaux plus violemment vers les mers extérieures. Sans compter que, comme il applique ou transporte le même raisonnement à notre mer, prise dans son ensemble, et comparée à cette autre mer qu'on nomme extérieure {par rapport à elle}, et qu'il conclut l'exhaussement du fond de la Méditerranée au-dessus du fond de la mer Atlantique de cette circonstance que la Méditerranée reçoit un grand nombre de tributaires et une quantité proportionnelle de limon, il faudrait, ce semble, qu'on eût observé qu'aux Colonnes d'Hercule et près de Calpé le courant est absolument le même qu'auprès de Byzance. Mais je ne veux pas insister sur cet argument, car on ne manquerait pas de me dire que le même courant effectivement se produit aux colonnes d'Hercule, seulement qu'il s'y perd dans le mouvement en sens contraire du flux et du reflux et échappe ainsi à l'observation. [1,3,6] 6. En revanche, je demanderai si rien n'empêchait, avant l'ouverture du détroit de Byzance, que le fond de l'Euxin, alors plus bas apparemment que celui de la Propontide et de la mer qui y fait suite, ne s'exhaussât par le fait des atterrissements des fleuves, soit que l'Euxin formât déjà une mer proprement dite ou simplement un lac plus grand que le Mæotis. Que si l'on m'accorde ce premier point, je poserai une autre question : je demanderai s'il n'est pas probable qu'entre les deux surfaces adjacentes du Pont-Euxin et de la Propontide les choses se sont passées de la façon suivante, que , tant que le niveau a été le même, l'équilibre parfait des eaux et l'égalité de pression ont rendu impossible toute irruption violente d'un bassin dans l’autre; mais qu'une fois le niveau exhaussé dans le bassin intérieur la barrière a été forcée et le trop-plein des eaux du dit bassin expulsé hors de son sein, après quoi la mer extérieure s'est trouvée ne plus former avec ce bassin intérieur qu'un seul et même courant et a pris naturellement son niveau, tandis que ce bassin lui-même (que ses eaux fussent auparavant déjà celles d'une mer proprement dite ou encore celles d'un lac) devenait, par le fait de son mélange avec les eaux de la mer et à cause de la prédominance naturelle de celles-ci, devenait mer à son tour? Et si l'on m'accorde ce second point comme le premier, n'est-ce pas la preuve que rien n'aurait pu empêcher le courant actuel de se former et qu'il ne provient par conséquent ni de l'élévation relative ni de la pente ou inclinaison du fond, comme le prétendait Straton? [1,3,7] 7. Appliquons maintenant le même raisonnement à l'ensemble de notre mer et à la mer extérieure et n'attribuons plus aux fonds mêmes et à leur inclinaison, mais bien au tri-but des fleuves, la cause du courant ou écoulement en question. Rien n'empêcherait, à la rigueur, et comme le veulent Straton et Ératosthène, dans le cas même où toute notre mer n'aurait été primitivement qu'un lac, rien n'empêcherait que, grossi par les fleuves, ses tributaires, ledit lac n'eût fini par déborder et par faire irruption à travers le détroit des colonnes d'Hercule, comme du haut d'une cataracte, dans la mer extérieure, qui, grossie à son tour et accrue incessamment par ses eaux, en serait venue par la suite des temps à ne plus former avec lui qu'un seul et même courant, une seule et même surface, lui communiquant en revanche, et par l'effet d'une prépondérance toute naturelle, sa propre qualité de mer. En revanche, il est absolument contraire aux principes de la physique d'assimiler la mer aux fleuves, ceux-ci coulant suivant la pente de leur lit, tandis que la mer, elle, n'a point de pente. Les détroits, qui plus est, n'ont point un courant uniforme, et c'est là une circonstance qui ne saurait tenir à l'exhaussement du fond de la mer par suite des atterrissements des fleuves. Ces atterrissements, en effet, ne se produisent qu'aux bouches des fleuves, témoin les Stéthé aux bouches de l'Ister, le désert des Scythes et les terrains de Salmydessus, que d'autres torrents du reste concourent à former; témoin encore la côte de Colchide, terrain sablonneux, la; et mou, aux bouches du Phase, et, dans le voisinage des bouches du Thermodon et de l'Iris, tout le territoire de Thémiscyre, autrement dit la plaine des Amazones, ainsi que la plus grande partie de la Sidène, pour ne point parler d'autres alluvions fluviales. Car tous les fleuves, à l'imitation du Nil, tendent à combler le bras de mer situé en avant de leur embouchure, plus ou moins vite seulement : motus vite, quand leurs eaux ne charrient qu'une faible quantité de limon; plus vite, quand ils ont un long parcours, que le sol du pays qu'ils traversent est naturellement mou et qu'ils se grossissent d'un grand nombre de torrents, ce qui est le cas, par exemple, du Pyrame, lequel a, comme on sait, considérablement accru le territoire de la Cilicie et a donné lieu à ce fameux oracle : «Les générations qui verront ces choses verront aussi le Pyrame au cours impétueux, à force d'avoir reculé les limites du continent , atteindre enfin les bords sacrés de Chypre.» Le fleuve Pyrame, en effet, devient navigable en pleine Cataonie et, pour entrer en Cilicie, s'ouvre un passage à travers les gorges du Taurus; après quoi il va se jeter dans le détroit qui fait face et à la côte de Cilicie et à celle de Chypre. [1,3,8] 8. Une circonstance, maintenant, empêche que le limon ainsi charrié par les fleuves ne soit emporté tout d'abord au sein de la pleine mer : c'est que la mer, dans le mouvement de va-et-vient qui lui est propre, le repousse toujours en arrière. La mer, en effet, ressemble aux créatures animées, et, comme celles-ci ne vivent qu'en aspirant et en expirant sans cesse l'air atmosphérique, de même la mer, par un mouvement alternatif, semble sans cesse arrachée, puis rendue à elle-même. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se tenir sur le rivage à l'heure du flot: dans le même moment, vous voyez la mer vous baigner les pieds, les laisser à sec, puis les baigner encore et ainsi de suite sans interruption. Mais avec ce mouvement oscillatoire le flot ne laisse pas que d'avancer, et, même quand il est le plus paisible, il acquiert en avançant une force plus grande, qui lui permet de rejeter sur le rivage tous les corps étrangers : «Du sein de la mer il expulse les algues, dont l'amas bientôt jonche au loin le rivage.» A vrai dire, par un fort vent de mer, l'effet est plus sensible, mais il se produit également par les temps de calme et avec les vents de terra : même quand il a le vent contraire, le flot n'en continue pas moins à se porter vers la terre, parce qu'il obéit en cela à un certain mouvement, inhérent à la nature même de la mer. C'est là du reste l'effet que le poète a décrit dans le passage suivant, «Le flot se recourbe, et, couronnant l'extrémité du rivage, rejette au loin l'écume salée,» ainsi. que dans cet autre vers, «Les rivages retentissent des efforts de la mer vomissant son écume.» [1,3,9] 9. Le flot, dans son mouvement progressif, acquiert donc la force suffisante pour expulser hors de son sein tout corps étranger, et l'on appelle proprement épuration de la mer cet effort par lequel elle jette à la côte les cadavres et les débris, quels qu'ils soient, des navires naufragés. En revanche, dans son mouvement de retraite, la mer n'a plus assez de force pour que les cadavres, le bois, voire ce qu'il y a de plus léger, le liège, rejetés sur le rivage par ce premier effort du flot, soient, par un effort contraire, remportés au large, même des parties du rivage les moins reculées où le flot aura atteint. Eh bien! Le limon des fleuves et les eaux qui en sont chargées se trouvent repoussés absolu-ment de la même façon par le flot, sans compter que leur propre poids contribue encore à les précipiter plus vite contre la terre, au pied de laquelle ils se déposent avant d'avoir pu atteindre le large, parce qu'à une faible distance au delà de son embouchure le courant d'un fleuve perd toute sa force. Et c'est ce qui fait qu'un jour la mer peut se trouver comblée tout entière à partir de ses rivages, pour peu qu'elle continue à recevoir ainsi sans interruption les alluvions des fleuves : dans ce cas là, en effet, rien ne pourrait empêcher un tel résultat de se produire, supposions-nous le Pont plus profond encore que la mer de Sardaigne, qui, avec les mille orgyes que lui prête Posidonius, passe pour la mer la plus profonde qu'on ait mesurée jusqu'ici. [1,3,10] 10. On peut donc, en somme, se montrer moins empressé qu'Ératosthène d'adopter l'explication de Straton; et peut-être vaudrait-il mieux rattacher le phénomène en question à un ordre de faits plus sensibles, du genre de ceux, si l'on peut dire, auxquels nous assistons tous les jours. Les inondations, par exemple, les tremblements de terre, les éruptions, les soulèvements du sol sous-marin, d'une part, et d'autre part les affaissements ou éboulements subits sont au-tant de causes qui peuvent avoir également pour effet les unes d'exhausser, les autres d'abaisser le niveau de la mer. Et comme on ne s'expliquerait point que ces sortes de soulèvements fussent possibles pour des niasses ou matières volcaniques et pour de petites îles, sans l'être aussi pour des îles de grande étendue, possibles pour les îles en général, sans l'être aussi pour les continents, de même on devra admettre la possibilité des grands comme des petits affaissements; d'autant mieux que la tradition parle de cantons entiers et de villes, comme voilà Bura, Bizoné et plusieurs autres, qui auraient été abîmées et complètement englouties à la suite de tremblements de terre. Ajoutons qu'on n'est pas plus autorisé à voir dans la Sicile un fragment détaché de l'Italie qu'une masse soulevée par les feux de l'Etna, et qu'il en est de même pour les îles des Lipariens et les Pithécusses. [1,3,11] 11. N'est-il pas divertissant, maintenant, de voir Ératosthène, un mathématicien , refuser de ratifier le principe posé par Archimède dans sou traité des Corps portés sur un fluide, à savoir que «la surface de tout liquide à l'état de repos affecte la forme d'une sphère ayant même centre a que la terre,» proposition admise pourtant par quiconque a la moindre notion des mathématiques? Lui, tout en reconnaissant que notre mer intérieure est une et continue, nie que ses eaux soient de niveau, même sur des points très rapprochés les uns des autres. Et qui appelle-t-il en garantie d'une si grossière erreur? Des architectes, bien que les mathématiciens aient toujours proclamé l'architecture partie intégrante des mathématiques. Il raconte à ce propos comment Démétrius, ayant entrepris de couper l'isthme de Péloponnèse pour ouvrir une route nouvelle à la navigation, en fut empêché par ses architectes qui, après avoir bien tout mesuré et relevé, vinrent lui déclarer que le niveau de la mer dans le golfe de Corinthe se trouvait surpasser le niveau de la mer à Cenchrées et que, s'il coupait l'isthme intermédiaire, les eaux du golfe de Corinthe faisant irruption dans tout le détroit d'Égine, Égine elle-même et les îles voisines se-raient submergées, sans que la navigation d'ailleurs retirât un grand profit du nouveau passage. Or, cette inégalité de niveau est, suivant Ératosthène, ce qui explique le courant des euripes en général, et en particulier celui du détroit de Sicile, dont il compare les effets à ceux du flux et du reflux de l'Océan, «Deux fois en effet, dit-il, dans l'espace d'un jour et d'une nuit, ce courant change de direction, tout comme les eaux de l'Océan montent et baissent deux fois dans le même espace de temps, il correspond au flux de l'Océan, quand de la mer Tyrrhénienne il se porte vers celle de Sicile, et, comme on dirait alors qu'il passe d'un niveau plus élevé à un niveau plus bas, on le désigne sous le nom de courant descendant, et ce qui constitue la correspondance en question, c'est qu'il prend et quitte cette direction juste aux mêmes heures où commence et cesse le flux, la prenant au lever et au coucher de la lune pour la quitter avec le passage soit supérieur soit inférieur de cet astre au méridien; il correspond au reflux, maintenant, quand il suit la direction contraire, dite courant remontant, laquelle commence, ainsi que le reflux, avec l'un ou l'autre des passages de la lune au méridien, peur finir quand cet astre atteint l'un ou l'autre des points où il se lève et se couche.» [1,3,12] 12. La question du flux et du reflux de l'Océan a été traitée tout au long par Posidonius et par Athénodore. Pour ce qui est des courants alternatifs des détroits, autre question qui demande à être traitée plus scientifiquement que nous ne pouvons le faire dans le présent ouvrage, il nous suffira de dire qu'il n'y a rien d'uniforme dans la manière dont ces courants se comportent au sein des différents détroits, à en juger du moins par l'apparence : autrement, comment expliquer que, dans l'espace d'un jour, le courant du détroit de Sicile, ainsi que le marque Ératosthène, change deux fois de direction et celui de l'euripe de Chalcis sept fois, tandis que le courant du détroit de Byzance n'en change pas du tout et poursuit invariablement sa marche de la mer de Pont vers la Propontide, sauf de temps à autre quelques interruptions, perdant lesquelles, au dire d'Hipparque, il demeurerait complètement stationnaire? Du reste , fût-il uniforme, ce phénomène ne saurait encore avoir pour cause la prétendue inégalité qu'indique Ératosthène dans le niveau des mers situées de l'un et de l'autre côté du détroit, inégalité qui n'existerait même pas dans les fleuves, sans leurs cataractes. Encore les fleuves à cataractes n'ont-ils pas de courant alternatif, mais bien un courant constant dirigé vers le fond le plus bas, et cela uniquement parce que leur lit est en pente et que leur surface est inclinée. On voit donc que pour les détroits il n'y a plus non seulement de courant alternatif, mais de suspension et de stagnation possible, du moment qu'on admet qu'ils puissent faire communiquer deux mers de niveaux différents, l'une plus élevée, l'autre plus basse. Peut-on bien dire, maintenant, que la surface de la mer soit inclinée, surtout avec l'hypothèse généralement admise de la sphéricité des quatre corps dits élémentaires? Car autre chose est la terre, qui, par suite de sa constitution solide, peut offrir à sa surface des cavités et des saillies permanentes, autre chose est l'eau, qui, mise en mouvement par son seul poids, se répand également à la surface de la terre et y prend effectivement son niveau suivant la loi marquée par Archimède. [1,3,13] 13. Ératosthène revient ensuite sur ce qu'il a déjà dit au sujet d'Ammon et de l'Égypte, il ajoute qu'à en juger par les apparences la mer a dû couvrir anciennement les environs même du mont Casius, tout le canton actuel des Gerrhes formant alors une suite de bas-fonds, qui joignaient le grand golfe de la mer Érythrée, jusqu'au moment où, l'autre mer s'étant comme qui dirait resserrée, lesdits bas-fonds furent laissés à découvert. Mais cette expression que «les bas-fonds joignaient le golfe de la mer Érythrée» est amphibologique, puisque le mot joindre donne à la fois l'idée de la simple proximité et celle de la contiguïté même, c'est-à-dire, quand il est question d'eaux, l'idée d'un confluent ou de la réunion de deux courants en un seul. Pour moi, le vrai sens de l'expression est que ces bas-fonds s'étendaient jusque dans le voisinage de la mer Érythrée, quand le détroit des Colonnes se trouvait encore fermé, mais qu'une fois ce détroit ouvert, ils commencèrent à se retirer, le niveau de notre mer ayant naturellement baissé par suite de l'écoulement de ses eaux à travers le détroit des Colonnes Hipparque, lui, entend le mot joindre dans le sens d'un confluent véritable, qui se serait opéré entre notre mer, grossie et dé-bordée, et la mer Érythrée, et partant de là il se demande pourquoi notre mer, du moment qu'elle se déplaçait par le fait de l'écoulement de ses eaux à travers le détroit, ne déplaçait pas du même coup et n'entraînait pas à sa suite la mer Érythrée désormais confondue avec elle, comment il a pu se faire au contraire que l'Érythrée ait conservé son même niveau sans baisser. «Car, ajoute -t-il, de l'aveu même d'Ératosthène, toute la mer extérieure ne forme qu'un seul et même courant, ou en d'autres termes la mer Hespérienne ou occidentale et la mer Érythrée ne font qu'une, ce qui implique comme conséquence forcée une hauteur de niveau égale à la fois dans la mer située par delà les Colonnes d'Hercule, dans l'Érythrée et aussi dans notre mer intérieure du moment qu'elle se trouve réunie avec l'Érythrée en un courant continu.» [1,3,14] 14. Malheureusement Ératosthène peut répondre à cela qu'il n'a jamais rien dit de pareil, qu'il n'a jamais parlé d'un confluent véritable entre notre mer grossie du tribut des fleuves et la mer Érythrée, qu'il a parlé seulement d'une proximité plus grande entre ces deux mers; que, d'ailleurs, parce qu'une mer est une et continue, il ne s'ensuit pas qu'elle ait partout même hauteur et même niveau, témoin notre mer intérieure, qui n'est assurément pas la même au Léchée qu'à Cenchrées. Et notez qu'Hipparque pressentait déjà l'objection dans le traité qu'il a composé contre Ératosthène. Mais alors, dirons-nous, puisqu'il sait si bien à quoi s'en tenir sur la vraie pensée de son adversaire, qu'il le prenne donc sur ses propres allégations au lieu d'établir ainsi en thèse générale que qui- conque fait une seule et même mer de toute la mer extérieure admet implicitement pour ladite mer un seul et même niveau partout. [1,3,15] 15. Quand Hipparque, maintenant, déclare fausse l'inscription des théores cyrénéens trouvée sur ces figures de dauphins, la raison qu'il allègue ne nous semble guère convaincante : à l'entendre , bien que la fondation de Cyrène appartienne aux temps proprement historiques, nul historien n'a constaté la présence à aucune époque du temple d'Ammon sur le bord même de la mer. Qu'importe cependant qu'aucun historien n'ait mentionné le fait, si des indices certains, et, entre autres, l'érection votive de ces dauphins et l'inscription commémorative d'une théorie cyrénéenne, nous donnent lieu de conjecturer qu'il y eut un temps où le temple occupait effectivement une situation maritime. Autre chose : Hipparque admet que le fond de la mer en se soulevant a pu du même coup soulever la mer elle-même, assez pour qu'elle couvrît tout le pays intermédiaire jusqu'au temple, c'est-à-dire un espace de plus de 3000 stades; mais ailleurs il refuse d'admettre que la mer ait jamais pu s'exhausser assez pour que l'île de Pharos tout entière et une bonne partie de l'Égypte aient été cachées sous ses eaux, comme si le degré d'exhaussement {qu'il accordait tout à l'heure} n'eût pas suffi de reste pour que ces lieux-là aussi fussent complètement submergés. - «S'il était vrai, dit-il encore, que notre mer, avant l'ouverture du détroit des Colonnes d'Hercule, eût été par l'effet du tribut des fleuves aussi fort grossie que le prétend Ératosthène, il faudrait aussi qu'avant la rupture dudit détroit la Libye tout entière, avec la plus grande partie de l'Europe et de l'Asie, eussent disparu complètement sous les eaux; le Pont lui-même, ajoute-t-il, se serait par quelques points réuni à l'Adriatique, puisque l'Ister, à son point de départ dans la région du Pont, se divise en deux bras, et que, par suite d'une disposition particulière des lieux, il se déverse à la fois dans l'une et dans l'autre mers.» - Mais d'abord, l'Ister n'a pas sa source dans la région pontique, il part d'un point tout opposé situé dans les montagnes au-dessus de l'Adriatique ; en second lieu, il ne se déverse pas à la fois dans l'une et dans l'autre mers, mais seulement dans le Pont, et il ne se bifurque qu'à son embouchure même. Hipparque a donc reproduit là une erreur commune à quelques-uns de ses prédécesseurs, lesquels supposaient l'existence d'un fleuve, portant ce même nom d'Ister, qui se serait jeté dans l'Adriatique après s'être séparé de l'autre Ister, qui aurait même donné à toute cette partie de son bassin la dénomination d'Istrie et que Jason aurait descendu tout entier lors de son retour de Colchide. [1,3,16] 16. Du reste, pour qu'on ne s'étonne plus autant de ces sortes de changements ou de révolutions, causes, avons-nous dit, de déluges et de cataclysmes du genre de ceux dont il a été question ci-dessus pour la Sicile, les îles d'Aeole et les Pithécusses, il convient de citer encore plusieurs faits analogues qui se produisent actuellement même ou qui se sont produits anciennement en des lieux différents de ceux-là. Tant d'exemples de même nature, mis à la fois sous les yeux du public, ne peuvent manquer en effet de mettre un terme au mélange de surprise et d'effroi qu'il éprouve. Actuellement, tout fait insolite le trouble et met en évidence l'ignorance profonde où il est encore des phénomènes naturels et des conditions générales de la vie; il se troublera par exemple au récit du phénomène observé naguère dans les parages des îles Théra et Thérasia, situées toutes deux dans ce bras de mer qui sépare la Crète de la Cyrénaïque, dont le chef-lieu, Cyrène, a même l'une d'elles, Théra, pour métropole, ou de tel autre phénomène observé dans des conditions toutes pareilles soit en Égypte, soit dans mainte localité de la Grèce. Entre Théra et Thérasia on vit jaillir du sein des flots, quatre jours durant, si bien que la mer bouillait à gros bouillons et que toute sa surface en paraissait embrasée, des flammes, dont l'effort, comparable à celui d'un levier, souleva peu à peu hors de l'abîme une île toute formée de matières ignées, et qui pouvait bien mesurer douze stades de circuit. L'éruption une fois calmée, les Rhodiens (c'était le temps où leur marine dominait dans ces parages) s'aventurèrent les premiers sur cette terre nouvelle et y construisirent même un temple en l'honneur de Neptune Asphalien. En Phénicie, d'autre part, Posidonius nous signale certain tremblement de terre, à la suite duquel une des villes au-dessus de Sidon fut engloutie tout entière, tandis que Sidon elle-même avait les deux tiers de ses maisons renversées, mais heureusement pas toutes à la lois, de sorte qu'on n'eut pas une grande perde d'hommes à déplorer. Les mêmes secousses, relativement assez faibles, furent ressenties dans toute la Syrie et s'étendirent même à plusieurs des Cyclades et jusqu'en Éubée : on vit là les eaux d'Aréthuse (il s'agit d'une des fontaines de Chalcis) tarir tout à coup, puis recommencer à sourdre quelques jours après, mais par une ouverture différente, et tout ce temps-là le sol ne cessa de trembler sur un point ou sur un autre, puis il finit par s'entr'ouvrir et vomit dans la plaine de Lélante un torrent de boue enflammée. [1,3,17] 17. Il existe plus d'un recueil de faits de ce genre ; mais celui de Démétrius de Scepsis nous suffira amplement, pour peu que nous sachions y puiser avec discernement. Or, à propos de ces vers d'Homère : «Ils atteignirent tous deux les limpides fontaines d'où s'échappe par une double source l'impétueux Scamandre : des deux sources, l'une est chaude, l'autre jaillit, en été, aussi froide que la grêle.» Démétrius nie qu'il y ait lieu de s'étonner si aujourd'hui, tandis que la source d'eau froide subsiste encore, celle d'eau chaude a disparu. «La cause en est, dit-il, que l'eau chaude naturellement s'épuise et se perd.» Et, partant de là, il rappelle ce que Démoclès, dans ses Histoires, a dit des terribles tremblements de terre ressentis anciennement en Lydie, en Ionie et jusqu'en Troade, lesquels engloutirent des villages entiers, bouleversèrent le mont Sipyle (c'était du temps du roi Tantale)..., convertirent de simples marécages en lacs et submergèrent Troie sous les eaux de la mer. Par une cause analogue l'île de Pharos, la Pharos d'Égypte, située naguère en pleine mer, n'est plus aujourd'hui à proprement parler qu'une presqu'île, et Tyr et Clazomène pareillement. Nous-même enfin, lors de notre voyage à Alexandrie, en Egypte, nous avons vu la mer, aux environs de Péluse et du mont Casius, se sou-lever tout à coup, inonder ses rivages et faire de la montagne une île, si bien qu'on allait en bateau sur la route qui passe au pied du Casius et mène en Phénicie. Il n'y au-rait donc rien d'étonnant, qu'un jour l'isthme, qui sépare la mer d'Égypte de la mer Érythrée, vint, en se rompant ou en s'affaissant, à se changer en détroit et à mettre ainsi en communication directe les deux mers intérieure et extérieure, comme il est arrivé pour le détroit des Colonnes d'Hercule. Nous avons bien déjà, au début de notre livre, touché quelques mots des phénomènes de ce genre, mais il convient de réunir le tout ensemble pour que les esprits fortifiés ainsi contre le doute croient dorénavant à certaines oeuvres de la nature et aux changements de toute sorte que celle-ci opère à la surface du globe. [1,3,18] 18. Si ce qu'on dit est vrai, le Pirée, dans le principe, aurait été aussi une île, et de cette situation par-delà le rivage (g-peran g-tehs g-aktehs) lui serait venu le nom qu'il porte encore. Leucade, au contraire, qui formait primitivement une presqu'île, un promontoire, ne serait devenue une île que parce que les Corinthiens coupèrent l'isthme dudit promontoire : on prétend, en effet, que c'est Leucade que désignent ces paroles de Laërte, : «Tel que j'étais, quand j'escaladai les forts remparts de NÉRITE, promontoire d'Épire {autrement dit de terre ferme}.» Il y a donc eu ici une coupure pratiquée de main d'homme, c'est-à-dire l'inverse de ce que la main de l'homme a fait ailleurs, en élevant des môles ou en jetant des ponts comme celui qui relie aujourd'hui au continent l'île située en avant de Syracuse, et qui a remplacé l'ancien môle, dont parle Ibycus, fait de cailloux ramassés au hasard, ou d'eclectes, pour nous servir de l'expression même du poète. Ou cite encore le fait de ces deux villes, Bura et Hélicé, qui disparurent un jour en s'abîmant l'une dans les entrailles de la terre, et l'autre au sein des flots, et, par opposition, cet autre fait survenu dans le voisinage de Méthone, au fond du golfe Hermionique, d'une montagne de sept stades de hauteur, qui surgit brusquement à la suite d'une éruption ignée : inaccessible tout le jour à cause de son extrême chaleur et de l'odeur de soufre qu'elle exhalait, elle répandait, au contraire, la nuit, une odeur agréable, et, avec de vives clartés qui rayonnaient au loin, une chaleur tellement intense que la mer jusqu'à une distance de cinq stades bouillait à gros bouillons, et qu'à vingt stades ses eaux étaient encore troubles et agitées, sans compter que tout cet espace intermédiaire demeura comme comblé de fragments de rochers aussi hauts que des tours. Ailleurs, c'est le lac Copals qui engloutit Arné et Midée, deux villes que le poète a nommées dans son Catalogue des vaisseaux : «Et ceux qui habitaient Arné aux riches vignobles et ceux qui occupaient Midée.» Tout porte à croire aussi que le lac Bistonis et celui qu'on nomme aujourd'hui l'Aphnitis submergèrent jadis différentes villes attribuées par les uns à la Thrace, mais par les autres au pays des Trères, par la raison sans doute que ce peuple a longtemps vécu mêlé aux Thraces. Nommons encore Artemita, qui, après avoir fait partie notoirement des îles Echinades, s'est rattachée au continent, comme ont fait de leur côté, et par suite des atterrissements du fleuve sur ce point, certains îlots du groupe voisin de l'Achéloüs, et comme, au dire {d'Hérodote}, les derniers îlots du même groupe tendent chaque jour à le faire. L'Etolie compte pareillement plusieurs caps ou promontoires, qui ont commencé par être des îles. D'autre part, dans l'île actuelle d'Asteria on aurait peine aujourd'hui à reconnaître l'Asteris d'Homère, «Cette île rocheuse, au milieu de la mer, cette petite Actérie, avec son double port, abri sûr ouvert aux vaisseaux,» car aujourd'hui elle n'offre pas même un bon ancrage. Et l'on ne retrouve pas davantage à Ithaque l'Antre et le Nymphée, tels que le poète les a décrits. Mais ne vaut-il pas mieux, je le répète, croire à un changement opéré par la nature que d'accuser le poète d'avoir ignoré ou altéré volontairement l'état réel des lieux en vue du merveilleux. Du reste, la chose est incertaine, et je l'abandonne comme telle au libre examen de chacun. [1,3,19] 19. Antissa aussi était primitivement une île, Myrsile le dit positivement, et d'ailleurs, Lesbos en ce temps-là s'appelant Issa, on n'avait pu donner ce nom d'Antissa qu'à une île située vis-à-vis : aujourd'hui Antissa est une des villes de Lesbos. Quelques auteurs vont plus loin, ils affirment que Lesbos n'est elle-même qu'un fragment arraché de l'Ida, tout comme Prochyta et Pithécusse ont pu être arrachées du cap Misènes, et Caprées de l'Athenæum, tout comme la Sicile a pu être arrachée du territoire de Rhegium et l'Ossa de l'Olympe. Sur d'autres points, il s'est produit des changements analogues : ainsi naguère, en Arcadie, le Ladon a suspendu son cours; en Médie, la ville de Mages, s'il faut en croire Duris, a reçu le nom qu'elle porte en souvenir d'un tremblement de terre, à la suite duquel, le sol s'étant déchiré (g-rageisa) aux environs des Pyles Caspiennes, un grand nombre de villes et de bourgades furent détruites, en même temps que le cours de plusieurs rivières s'en trouvait plus ou moins changé. Touchant l'Eubée aussi, que dit Ion dans son drame satyrique d'Omphale? «Les flots de l'étroit Euripe ont séparé la terre Eubéenne de la Béotie, en s'ouvrant un passage à travers les rochers a avancés du rivage.» [1,3,20] 20. Démétrius de Callatis, à son tour, dans le relevé qu'il a fait de tous les tremblements de terre ressentis anciennement sur les divers points de la Grèce, nous apprend qu'une portion notable des îles Lichades et du Cenaeum fut engloutie, et que les sources chaudes d'Aedepse et des Thermopyles, après s'être arrêtées trois jours durant, recommencèrent à couler, mais que celles d'Aedepse dans l'intervalle avaient changé d'ouvertures ou d'issues; qu'à Echinos, à Phalares, à Héraclée de Trachis, il y eut aussi un nombre considérable de maisons renversées; que Phalares même fut en quelque sorte rasée tout entière jusqu'au niveau du sol; qu'un même désastre eut lieu à Lamia et à Larisse ; que Scarphée se vit arrachée de ses fondements et n'eut pas moins de dix- sept cents de ses habitants noyés; qu'à Thronium il périt aussi moitié et plus de ce nombre : les flots, débordés, s'étaient partagés en trois torrents, dont l'un s'était porté sur Scarphée et sur Thronium, l'autre vers les Thermopyles, et le troisième à travers la plaine jusqu'à Daphnés en Phocide ; puis les sources des fleuves avaient tari pendant quelques jours, le Sperchius avait changé de cours transformant les routes en canaux navigables; le Boagrius avait quitté son ancien lit et envahi une autre vallée ; Alopé, Cynûs, Opûs avaient eu plusieurs de leurs quartiers gravement endommagés; la citadelle d'Oeum, qui domine cette dernière ville, s'était écroulée, ainsi qu'une partie de l'enceinte d'Elatée; de plus, à Alpône, en pleine célébration des Thesmophories, vingt-cinq jeunes filles, qui étaient montées au haut d'une des tours du port pour mieux jouir du coup d'oeil, avaient été entraînées dans la ruine de l'édifice et précipitées à la mer. Enfin, l'on rapporte que l'île d'Atalante, près de l'Eubée, s'ouvrit juste par le milieu et livra passage aux vaisseaux, qu'en certains endroits l'inondation y couvrit la plaine jusqu'à une distance de vingt stades, et qu'une trirème y fut enlevée du chantier où elle était et lancée par-dessus le rempart. [1,3,21] 21. Ce n'est pas tout : aux changements qui précèdent, certains auteurs ont ajouté ceux qu'ont produits les migrations des peuples, dans l'intention apparemment de développer en nous encore davantage cette athaumastie ou insensibilité parfaite, que Démocrite et en général tous les philosophes préconisent comme l'accompagnement ordinaire d'une âme intrépide, imperturbable et sereine. Parmi ces migrations, ils citent tout d'abord celles des Ibériens de l'Occident vers les régions situées au- dessus du Pont et de la Colchide, où leurs possessions se trouvent séparées de l'Arménie par l'Araxe, au dire d'Apollodore, mais plutôt par le Cyrus et par les monts Moschiques ; celles des Égyptiens vers l'Éthiopie et la Colchide; celles des Énètes des rivages de la Paphlagonie aux bords de l'Adriatique ; ou bien encore les migrations des Hellènes, Ioniens, Doriens, Achéens, Aeoliens; celles des Aaenianes, aujourd'hui limitrophes de l'Étolie mais qui, primitivement, habitaient aux environs de Dotium et au pied de l'Ossa, en compagnie des Perrhèbes, sans oublier celles des Perrhèbes eux-mêmes, qui, eux aussi, avaient quitté leur demeure première. Le présent ouvrage aussi est plein d'exemples de migrations semblables : il en est bien assurément, dans le nombre, que tout le monde connaît; mais l'histoire des migrations des Cariens, des Trères, des Teucriens et des Galates, non plus que l'histoire des expéditions lointaines des conquérants, tels que Madys le Scythe, Théarco l'Éthiopien et Cobus le Trère, ou de celles des rois d'Égypte Sésostris et Psammitichus, et des rois de Perse, depuis Cyrus jusqu'à Xerxès, n'est pas au même degré tombée dans le domaine public. Les Cimmériens, qu'on désigne quelquefois sous ce même nom de Trères (sinon toute la nation, au moins l'une de ses tribus), ont également à plusieurs reprises envahi les provinces qui s'étendent à la droite du Pont, soit la Paphlagonie soit même la Phrygie, l'une de leurs incursions en ce dernier pays coïncidant précisément avec l'époque où le roi Midas mit fin, dit-on, à ses jours en buvant du sang de taure au. Lygdamis, à la tête de ses bandes, pénétra, qui plus est, jusqu'en Lydie et en Ionie, où il prit Sardes, et alla mourir en Cilicie. Les Cimmériens et les Trères avaient renouvelé plus d'une fois leurs incursions dans ces pays, quand les Trères et leur roi Cobus en furent, dit-on, définitivement expulsés par les armes du roi scythe Madys. Du reste, si nous avons rappelé ici tous ces faits, ce n'est que arce qu'ils peuvent servir à l'histoire générale de la terre. [1,3,22] 22. Reprenons maintenant la suite de notre discours au point où cette digression l'a interrompu. Hérodote ayant nié quelque part qu'il existe sur la terre des Hyperboréens, par la raison qu'il ne s'y trouve point d'Hypernotiens, Ératosthène juge l'argument risible et le compare au sophisme qui consisterait à nier qu'il y ait dans le monde des epichaerekaki, c'est-à-dire des gens heureux du mal d'autrui, par la raison qu'on n'y connaît point d'epichaeragathi ou de gens heureux du bonheur des autres, «sans compter, ajoute-t-il, qu'il n'est rien moins que prouvé qu'il n'existe pas réellement des Hypernotiens, témoin l'Éthiopie où le notus ne souffle pas, tandis qu'il souffle dans les contrées situées plus bas.» - Mais ne serait-il pas étrange, quand les vents soufflent sous tous les climats, quand partout le vent qui vient du midi est appelé notus, qu'il y eût une position sur la terre où ces conditions ne se vérifiassent pas? Non, la vérité est que l'Éthiopie, et, avec l'Éthiopie, toute la contrée située au-dessus jusqu'à l'équateur, doivent ressentir également le souffle de notre notus. Le vrai reproche à faire à Hérodote était donc d'avoir supposé que le nom d'Hyperboréens pût désigner des peuples chez qui Borée ne souffle point; car, si les poètes avaient employé là une qualification un peu trop mythique, il appartenait à leurs commentateurs d'en démêler le vrai sens et de comprendre que ce nom d'Hyperboréens ne pouvait signifier autre chose que les nations les plus boréales, le pôle étant proprement la limite des nations boréales, tout comme l'équateur est la limite des nations notiennes ou australes, et cette double limite étant la même pour les vents. [1,3,23] 23. Ératosthène prend ensuite à partie les auteurs qui, soit sous forme de fables, soit sous forme d'histoires, ont rapporté des faits notoirement imaginaires et impossibles, et qui, pour cette raison, ne méritent pas même d'être mentionnés : mais à ce compte, lui, tout le premier, aurait dû s'abstenir de mêler à un sujet tel que le sien la cri-tique en règle de véritables sornettes. Voilà du reste tout ce que comprend la première série de ses Mémoires. [1,4,1] CHAPITRE IV. 1. Dans la seconde série, après avoir procédé en quelque sorte à une révision de toute la géographie, Ératosthène expose sur cette science ses vues ou opinions particulières ; mais celles-ci peuvent à leur tour avoir besoin qu'on les rectifie, au moins sur certains points, et c'est ce que nous essayerons de faire à l'occasion. Ce qu'il dit en commençant de la nécessité d'introduire dans la géographie les hypothèses reçues en mathématique et en physique est juste, et il a raison de poser en fait que, si la terre, comme l'univers lui-même, a réellement la forme sphérique, la partie habitée de la terre figurera aussi un cercle; sur mainte autre proposition semblable, il a raison également. En revanche, ce qu'il dit de la grandeur de la terre est contesté par les géographes venus après lui, et la mesure qu'il en a donnée n'a pas été généralement ratifiée, bien qu'Hipparque, dans le travail où il note les apparences célestes pour chaque lieu, se soit servi des distances mêmes mesurées par Ératosthène sur le méridien de Méroé, d'Alexandrie et du Borysthène, en déclarant qu'elles différaient peu de la vérité. Dans une autre question aussi (celle de la figure de la terre, qu'Ératosthène aborde ensuite), à voir les développements sans fin où il entre pour démontrer que la terre, y compris l'élément liquide, et de même que le ciel, affecte la forme sphérique, on peut trouver, ce semble, qu'il s'est tout à fait écarté de son sujet, car il lui suffisait de toucher quelques mots d'une question aussi générale. [1,4,2] 2. De là passant à la détermination de la largeur de la terre habitée, il compte à partir de Méroé, et sur le méridien même de cette ville, 10.000 stades jusqu'à Alexandrie, de ce point-là maintenant jusqu'à l'Hellespont environ 8100 stades, 5000 encore jusqu'au Borysthène, enfin jusqu'au parallèle de Thulé, terre que Pythéas place à 6 journées de navigation au N. de la Bretagne et dans le voisinage même de la mer Glaciale, quelque chose encore comme 11 500 stades ; ajoutons nous-même à ces nombres, pour la région située au-dessus de Méroé, et de façon à y comprendre l'île des Égyptiens, la région Cinnamomifère et la Taprobane, 3400 stades, et la largeur totale sera, on le voit, de 38.000 stades. [1,4,3] 3. Nous lui concéderons volontiers les autres distances sur lesquelles on s'accorde assez généralement, mais quel homme sensé pourra lui passer le nombre de stades qu'il indique pour la distance du Borysthène au parallèle de Thulé? Le seul auteur, en effet, qui parle de Thulé est Pythéas, que tout le monde connaît pour le plus menteur des hommes. Les autres voyageurs qui ont visité la Bretagne et Ierné ne disent mot de Thulé, bien qu'ils mentionnent différentes petites îles, groupées autour de la Bretagne. D'autre part, la Bretagne, dont la longueur, égale à peu de chose près à celle de la Celtique, laquelle lui lait face et par ses extrémités correspondantes aux siennes la détermine exacte-ment, ne dépasse pas 5000 stades (dans les deux pays, en flet, les points extrêmes à l'orient et à l'occident sont situés juste vis-à-vis, et ceux de l'est, à savoir le Cantium et l'embouchure du Rhin, se trouvent même tellement rapprochés qu'ils sont en vue l'un de l'autre), la Bretagne, dis-je, aurait, au rapport de Pythéas, 20000 stades de longueur et la distance du Cantium à la côte de Celtique serait de plusieurs journées de navigation. Sur les Ostimii pareillement, et sur les contrées qui s'étendent au delà du Rhin et jusqu'à la Scythie, Pythéas n'a publié que des renseignements con-trouvés. Or, quiconque ment à ce point touchant des lieux connus n'a guère pu dire la vérité en parlant de contrées absolument ignorées. [1,4,4] 4. Ajoutons que le parallèle qui coupe le Borysthène doit être le même que celui qui passe par la Bretagne, au jugement du moins d'Hipparque et d'autres auteurs, dont la conjecture se fonde sur l'identité du parallèle de Byzance et de celui de Massalia, identité résultant de ce fait que le rapport de l'ombre au gnomon qu'Ératosthène {d'après Pythéas} indique pour Massalia Hipparque dit l'avoir trouvé exactement pareil à Byzance dans des circonstances de temps homonymes. Or, de Massalia au centre de la Bretagne il n'y a pas plus de 5000 stades; avançons encore au delà de ce point d'une distance de 4000 stades au plus (ce qui nous porte à peu près à la hauteur d'Ierné), nous nous trouverons là sous un climat à peine habitable ; et plus loin par conséquent, c'est-à-dire dans ces parages où Ératosthène relègue Thulé, le climat sera absolument inhabitable pour l'homme. Quelles sont maintenant les données ou simplement les idées préconçues d'après lesquelles il a porté ainsi à 11.500 stades la distance entre le parallèle de Thulé et celui du Borysthène, c'est ce que je n'aperçois pas. [1,4,5] Mais, s'étant trompé sur la largeur de la terre habitée, Ératosthène devait forcément aussi se fourvoyer dans l'estimation qu'il a faite de sa longueur : une longueur double au moins de la largeur pour la partie connue de notre terre, telles sont, en effet, les dimensions admises et par les géographes modernes et par les plus éclairés d'entre les géographes anciens. J'ajoute que ces dimensions se prennent d'ordinaire depuis l'extrémité de l'Inde jusqu'à celle de l'Ibérie, pour la longueur, et pour la largeur, depuis le parallèle de l'Éthiopie jusqu'à celui d'Ierné. Au lieu de cela, ayant pris la largeur en question entre l'extrémité de l'Éthiopie et le parallèle de Thulé, Ératosthène a dû étendre outre mesure la longueur, pour que cette dimension restât toujours plus grande que le double de la largeur marquée. Il compte déjà, rien que pour l'Inde, 16.000 stades de longueur jusqu'à l'Indus, et notez qu'il n'a mesuré cette contrée que dans sa partie la plus étroite et sans comprendre dans son calcul ces promontoires ou pointes extrêmes qui prolongent le continent indien et qui lui eussent donné 3000 stades de plus; de l'Indus maintenant aux Pyles Caspiennes il compte 14.000 stades; plus 10000 jusqu'à l'Euphrate; 5000 de l'Euphrate au Nil; 1300 en plus jusqu'à la bouche Canopique; de là à Carthage 13.500 ; et jusqu'aux Colonnes d'Hercule, 8000 stades au minimum, en tout 70.800 stades. Mais à ce qui précède il croit qu'on doit ajouter encore toute cette courbe que décrit la côte d'Europe, passé les Colonnes d'Hercule, juste en face de l'Ibérie et dans la direction du couchant (laquelle courbe ne mesure pas moins de 3000 stades) et qui plus est les différents caps ou promontoires qui prolongent cette côte, et parmi lesquels on distingue le Cabaeum dans le pays des Ostimii, avec les îles circonvoisines, avec Uxisamé, notamment, qui se trouve la plus reculée de tout le groupe, sa distance de la côte étant, au dire de Pythéas, de trois journées de navigation : effectivement, il a compris dans son calcul les dernières terres sus-nommées, à savoir les différents caps de cette côte, tout le territoire des Ostimii, et l'île d'Uxisamé avec les autres îles du même groupe, bien qu'elles ne pussent en aucune manière contribuer à la longueur cherchée, puisque, situées comme elles sont bien plus au nord, elles dépendent de la Celtique et non de l'Ibérie, si même elles existent et ne sont pas plutôt à considérer comme de pures inventions de Pythéas. Ce n'est pas tout, aux différentes longueurs partielles qu'il indique il a dû ajouter encore 2000 stades du côté de l'ouest, et autant du côté de l'est, pour conserver la proportion admise et empêcher que la largeur ne surpassât la moitié de la longueur. [1,4,6] 6. Ératosthène entre ensuite dans de nouveaux développements pour nous convaincre que les lois générales de la physique veulent qu'on fasse toujours plus grand l'intervalle entre le levant et le couchant, et il en conclut que lesdites lois de la physique s'accordent avec ses précédents calculs pour prouver que la plus grande dimension de notre terre habitée, autrement dit sa longueur, doit être prise du levant au couchant. {Tel est le cas d'ailleurs, ajoute-t-il, de notre zone elle-même, c'est aussi dans ce sens qu'elle est le plus étendue}, et, ses deux extrémités se rejoignant, elle forme ce que les mathématiciens appellent le cercle, si bien qu'on pourrait aller sur mer depuis l''Ibérie jusqu'à l'Inde eu suivant toujours le même parallèle, n'était l'immensité de l'Atlantique, qui représente le complément de la distance indiquée ci-dessus, c'est-à-dire plus du tiers du cercle total, le parallèle d'Athènes, sur lequel nous avons pris le précédent stadiasme entre l'Inde et l'Ibérie, ne mesurant pas tout à fait 200 000 stades,» Mais ici encore Ératosthène s'est trompé ; car ce qui est vrai mathématiquement parlant et de la zone tempérée tout entière, de cette zone qui est la nôtre, et dont notre terre habitée n'est qu'une partie, peut ne pas l'être de la terre habitée prise isolément. Qu'appelons-nous en effet terre habitée? Uniquement cette portion de la terre que nous habitons et qu'à ce titre nous connaissons. Or il se peut faire que dans la même zone tempérée il y ait deux terres habitées, plus même, surtout à proximité de ce parallèle, qui, passant par Athènes, coupe toute la mer Atlantique. Ératosthène reprend alors sa démonstration de la sphéricité de la terre, et, comme il insiste sur ses mêmes arguments, nous pourrions, nous, répéter aussi nos mêmes critiques, le blâmant surtout de ce qu'il ne cesse d'attaquer Homère sur les mêmes choses. [1,4,7] 7. A propos, maintenant, des continents, après avoir rappelé combien d'opinions différentes les géographes ont émises sur cette question, et comment la division des uns à l'aide de fleuves, tels que le Nil et le Tanaïs, fait des continents autant d'îles, tandis que la division des autres au moyen d'isthmes, soit de l'isthme qui sépare la Caspienne, de la mer du Pont, soit de cet autre isthme qui se trouve resserré entre la mer Érythrée et l'Ecregma, réduit les continents à l'état de presqu'îles ou de péninsules, Ératosthène ajoute qu'il n'est nullement frappé pour sa part de l'utilité pratique d'une pareille recherche, et qu'il ne saurait y voir qu'un de ces sujets de dispute si chers à l'école de Démocrite. «En effet, dit-il, quand il n'y a point de limites exactement marquées, comme c'est le cas pour Colyttus et pour Mélité, que ne séparent ni stèles, ni mur d'enceinte, on peut bien dire vaguement, ceci est Colyttus et ceci Milité, mais l'on ne peut point préciser le lieu où passe en réalité la ligne de démarcation commune, et voilà comme entre voisins il y a eu souvent contestation au sujet de telle ou telle localité, au sujet de Thyrées, par exemple entre les Argiens et les Lacédémoniens, et au sujet d'Oropos entre les Athéniens et les Béotiens. D'ailleurs, continue-t-il, en distinguant trois continents, les Grecs n'avaient pas en vue l'en-semble de la terre habitée, mais seulement la partie qu'eux-mêmes en occupaient et celle qui lui fait face, et qui, occupée alors par les Cariens, l'est aujourd'hui par les Ioniens et les populations limitrophes des Ioniens ; et ce n'est qu'avec le temps, quand ils eurent poussé plus avant, quand ils eurent acquis la connaissance d'un plus grand nombre de lieux, qu'ils généralisèrent ainsi leur division primitive.» - Halte-là! dirons-nous à notre tour (et en commençant par la fin nous n'entendons pas disputer à la façon de Démocrite, mais bien à la façon d'Ératosthène lui-même), voulez-vous dire que les premiers qui imaginèrent cette division des trois continents étaient les mêmes qui s'étaient proposé de tracer une simple ligne de démarcation entre leurs possessions et celles des Cariens situées vis-à- vis? Ou bien, entendez-vous (et ceci en effet nous paraît plus probable) qu'après ces Grecs qui n'avaient envisagé pour leur opération que la Grèce et la Carie, avec une faible portion peut-être des pays qui y touchent, sans penser ni à l'Europe, ni à l'Asie, non plus qu'à la Libye, il en vint d'autres qui, embrassant, autant du moins que la chose était possible, tout l'ensemble de la terre habitée , proposèrent cette nouvelle division en trois parties? - Soit, mais dans ce cas-là comment admettre que la première division ne portait pas déjà sur la terre habitée? Comment concevoir qu'à aucun moment on ait pu déterminer trois parties et désigner chacune de ces parties sous le nom de continent, sans avoir conçu, au préalable, l'idée nette du tout qu'il s'agissait de partager? Ou, si l'on veut absolument que, sans prétendre embrasser la terre habitée dans son ensemble, les auteurs de cette division se soient proposé uniquement d'en partager une des parties, que ne nous dit-on dans quelle partie de la terre habitée ils avaient entendu ranger l'Asie, l'Europe, ou ce qu'ils comprenaient sous la dénomination générale de continent? La bévue, on le voit, est un peu forte. [1,4,8] 8. En voici une autre pourtant qui est plus forte encore : on commence par déclarer qu'on ne voit pas bien l'utilité pratique que peut offrir la recherche des limites, on cite à ce propos l'exemple de Colyttus et de Mélité, puis on fait tout à coup volte-face, et l'on dit juste le contraire : et en effet, si les guerres au sujet de Thyrées et d'Oropos sont nées de l'ignorance où l'on était des limites, c'est qu'il n'y a rien apparemment qui soit d'une utilité plus pratique que de délimiter exactement les territoires qui se touchent. - Mais peut-être a-t-on voulu dire simplement que si, pour de petites localités, voire même pour chaque Etat pris isolément, une délimitation rigoureuse paraît offrir de l'utilité, celle des continents est absolument superflue? — «Non, répondrons-nous encore, celle-ci pas plus que les autres, les continents eux-mêmes pouvant devenir un sujet de contestation, entre deux conquérants par exemple, qui, possédant l'un l'Asie et l'autre la Libye, se disputeraient l'Égypte, la basse Égypte s'entend.» Du reste sans insister autrement sur un cas aussi rare, disons qu'il importe, absolument parlant, d'établir de grandes divisions, qui, en servant à la délimitation exacte des continents, puissent encore au besoin s'étendre à l'ensemble de la terre habitée, et que, pour une opération de ce genre, il n'y a pas à s'inquiéter si, en séparant les continents par des fleuve s, on laisse quelques parties de la limite indéterminées : {ces là en effet un inconvénient inévitable,} les fleuves ne remontant pas jusqu'à l'Océan, et ne pouvant par conséquent enfermer et envelopper les continents comme ils feraient des îles. [1,4,9] 9. Pour terminer maintenant la présente série de ses Mémoires, Ératosthène rappelle que certains auteurs ont proposé une autre division du genre humain en deux groupes, à savoir les Grecs et les Barbares; mais, loin de l'adopter, il la compare à ce conseil donné naguère à Alexandre par quelques-uns de ses courtisans, de traiter tous les peuples grecs en amis et en ennemis tous les peuples barbares, et érige en principe que la seule division possible à établir entre les hommes est celle qui a pour base le bien et le mal : «voyez, dit-il, même parmi les peuples grecs, beaucoup sont mauvais, tandis que parmi les Barbares, sans parler des Grecs et des Romains, ces peuples si admirablement constitués, on en compte plus d'un, le peuple indien par exemple et le peuple arien, dont les moeurs sont polies et civilisées. Alexandre du reste l'entendait bien de cette façon, aussi ne tint-il aucun compte de l'avis qu'on lui donnait, et on le vit partout et toujours accueillir les hommes de mérite quels qu'ils fussent et les combler de ses faveurs.» - Mais qu'ont donc fait, dirons-nous à notre tour, ceux qui prétendaient diviser le genre humain en deux groupes, comprenant l'un les peuples dignes de mépris, et l'autre les peuples dignes de louange, si ce. n'est reconnaître qu'il est des hommes chez qui domine, avec le respect des lois, le goût des lettres et de la civilisation, tandis qu'il en est d'autres chez qui dominent les penchants contraires? De sorte qu'Alexandre, loin de négliger l'avis qui lui était donné, et loin d'en prendre le contre-pied, l'avait par le fait goûté et approuvé jusqu'à y conformer même toute sa conduite, n'en ayant considéré apparemment que l'intention.