[0] Sénèque l'Ancien (vers 54 av. J.-Chr. - vers 39 apr. J.-Chr.), Suasoires. [1] Alexandre délibère, s’il lancera ses navires sur l’Océan. … cessent : tout ce qui est naturellement grand est aussi naturellement borné ; rien n’est sans limites, sauf l’Océan. — On dit que, au milieu de l’Océan, se trouvent des terres fertiles, que, de l’autre côté de l’Océan, s’élèvent d’autres rivages, commence un autre monde, et que la nature n’a pas de bornes, mais que, toujours, après l’endroit où elle nous semble s’arrêter, elle reparaît sous une forme nouvelle. Ce sont là des suppositions faciles à faire, puisqu’on ne peut naviguer sur l’Océan. — Qu’Alexandre se contente d’avoir vaincu la partie de l’Univers que le soleil se contente d’éclairer ! Sans sortir des terres que tu possèdes, Hercule a mérité le ciel. — Il y a là une mer immobile, barrière inflexible de la nature qui semble se perdre dans cette frontière ; tu trouveras sur cet Océan des formes nouvelles et épouvantables, même des monstres énormes, que nourrit cette immensité sans bornes où tu veux te lancer ; la lumière y est voilée par une obscurité profonde et des ténèbres interceptent la clarté du jour ; la mer elle-même est lourde et immobile : pas d’astres ou des astres inconnus. Car dans la nature, Alexandre, derrière toutes choses, il y a l’Océan ; derrière l’Océan, il n’y a rien. ARGENTARIUS. Arrête-toi ; ton monde te rappelle : nous avons vaincu tout ce que le soleil éclaire. —Aucune conquête nouvelle ne mérite, à nos yeux, d’être achetée au prix d’un danger d’Alexandre. POMPEIUS SILON. Il est enfin venu, Alexandre, ce jour après lequel soupiraient tes soldats, ce jour où la besogne te manquerait : les frontières de ton empire sont celles du monde. MOSCHUS. Voici le moment où Alexandre doit s’arrêter, avec le monde et le soleil. — Ce que je connaissais, j’en ai triomphé ; maintenant je désire ce que je ne connais pas. — Les peuples les plus sauvages n’ont-ils pas adoré Alexandre à genoux ? Les monts les plus escarpés n’ont-ils pas vu leur cime foulée par tes soldats vainqueurs ? Nous avons élevé nos trophées plus loin que ceux du dieu Bacchus. — Ce n’est pas chercher un monde, mais en perdre un. Devant nous, une mer immense, ou l’homme ne s’est jamais risqué, chaîne qui entoure l’univers entier et barrière des continents, immensité que les rames n’ont jamais troublée ; le rivage, tantôt les flots l’assaillent avec rage, tantôt ils le fuient et l'abandonnent ; une obscurité terrifiante pèse sur ces eaux, et ce je ne sais quoi, que la nature a soustrait aux jeux des hommes, est enseveli dans une nuit éternelle. MUSA. Terrible est la taille des monstres ; immobile est l’abîme. — Tout prouve bien, Alexandre, que, de l’autre côté tu ne trouverais plus rien à vaincre ; retourne sur tes pas. ALBUCIUS SILUS. Les terres aussi ont leurs bornes ; le monde lui-même finit quelque part ; rien n’est sans limites ; tu dois, de toi-même, mettre un terme à ta grandeur, puisque la Fortune n’en a pas mis un. — C’est le propre d’une grande âme que de savoir se borner au milieu de la prospérité. — La fortune met à tes victoires les mêmes bornes qu’à la nature : c’est l’Océan qui ferme ton empire ! — O combien ta grandeur a dépassé celle même de la nature ! Alexandre est grand pour le monde : pour Alexandre, le monde est petit. — Les choses même les plus grandes ont leurs bornes ; le ciel ne sort pas de son domaine, les mers s’agitent dans leurs limites. Tout ce qui est arrivé au sommet n’a plus de place pour aller plus loin. — Nous ne connaissons rien au-dessus d’Alexandre, non plus qu’au-delà de l’Océan. MARULLUS. Nous courons après les mers ; à qui livrons-nous les terres ? Je cherche un monde que je ne connais pas ; celui que j’ai vaincu, je l’abandonne. FABIANUS. Quoi donc ? Tu crois que cette obscurité répandue sur toute la surface des eaux permet la navigation, alors qu’elle arrête même les regards ? Non ce n’est plus l’Inde, ni cette réunion terrible de nations farouches. Imagine-toi des monstres énormes ; regarde la fureur des tempêtes et des flots, regarde les vagues qui sont poussées vers le rivage. Si redoutable est la rencontre des vents et la rage de la mer bouleversée jusque dans ses profondeurs, qu’il n’y a pas de port qui puisse offrir un abri aux navigateurs ; aucun moyen de salut ; rien de connu ; ce qu’il y a d’imparfait et de monstrueux dans la nature s’est réfugié dans cet asile lointain. Ces mers, où tu veux te lancer, ceux-mêmes qui fuyaient Alexandre n’ont pas osé s’y risquer. C’est comme une barrière sacrée que cet Océan dont la nature a ceint la terre. Même ceux qui ont noté les mouvements des astres, qui ont réduit en lois immuables les alternatives annuelles de l’hiver et de l’été, et à qui aucune partie du monde n’est inconnue, se demandent, pour l’Océan, s’il entoure les terres comme une chaîne ou s’il forme un cercle indépendant d’elles, si ces bouillonnements, dans celles de ses parties où l’on peut naviguer, ne sont pas comme sa respiration immense, s'il sert de, limite à une étendue de feu ou d’air, qu’on trouverait après lui. Comment, compagnons ? Celui qui a dompté le genre humain, Alexandre le Grand, vous le laissez s’engager sur un élément, dont l’on se demande encore quelle est la nature ? — Ne l’oublie pas, Alexandre : ta mère, c’est dans un monde encore vaincu plutôt que pacifié que tu la laisses. DIVISION. — Cestius disait que ce genre de suasoires devait être traité de façon différente, suivant les endroits. Il ne fallait pas exprimer sa pensée dans une cité libre de la même façon que devant les rois, auxquels même les conseils utiles doivent être donnés sous une forme qui puisse leur plaire. Et parmi les rois mêmes, il y a des différences : ils détestent plus ou moins la vérité ; or, sans contredit, Alexandre est de ceux que l’histoire nous a représentés comme pleins de hauteur et enflés d’un orgueil outrecuidant pour un mortel. Dans tous les cas, même en laissant de côté les autres preuves, le sujet seul de la suasoire met en lumière son arrogance : son monde ne lui suffit plus. Aussi Cestius disait-il qu’il fallait, dans tout le discours, marquer le plus grand respect pour le roi, afin d’éviter le sort de son censeur, cousin de son précepteur Aristote, qu’il tua pour des railleries plus hardies qu’il n’aurait convenu ; comme Alexandre, qui voulait se faire passer pour dieu, avait été blessé, le philosophe, en voyant son sang, dit qu’il s'étonnait que ce ne fût pas « ce sang limpide qui coule dans les veines des dieux bienheureux. » Le roi se vengea de cette plaisanterie par un coup de lance. Cette anecdote est rappelée avec finesse dans une lettre de C. Cassius à M. Cicéron : il y plaisante longuement sur la sottise du jeune Cn. Pompée, qui rassembla une armée en Espagne et fut vaincu à la bataille de Munda ; puis il ajoute : « Nous nous moquons de lui, mais je crains qu’il ne nous retourne nos moqueries à la pointe de son épée. » Chez tous les rois, il faut redouter cette façon de plaisanter. Aussi disait-il que, devant Alexandre, il importait d’exprimer sa pensée en termes dont l’adulation profonde chatouillerait agréablement son esprit : toutefois il convenait de garder une certaine mesure pour se donner l'air de le respecter et non de le flatter, afin d'éviter une mésaventure analogue à celle des Athéniens, qui virent percer à jour et même punir des flatteries faites par la cité entière. Comme Antoine voulait être appelé : « Dieu Bacchus, » ordonnait d’inscrire ce nom sur le piédestal de ses statues et imitait Bacchus par sa tenue et son cortège, à son arrivée, les Athéniens vinrent au-devant de lui, avec leurs femmes et leurs enfants, et le saluèrent du nom de Dionysos. Tout aurait bien été pour eux, si l’esprit attique s’en était tenu là. Mais ils dirent qu’ils lui promettaient en mariage leur Minerve et lui demandèrent de l’épouser ; Antoine dit qu'il y consentait, mais que, comme dot, il leur imposait une contribution de mille talents. Alors un de ces petits Grecs lui dit : « Seigneur, Zeus a pris sans dot ta mère Sémélé. » Ce trait d’audace resta impuni, mais le cadeau de noces des Athéniens demeura taxé à ces mille talents. Pendant qu’on les levait, on affichait un très grand nombre de placards injurieux ; on en mettait quelques-uns sous les yeux d’Antoine lui-même, par exemple ce mot écrit sur le piédestal de sa statue, parce qu’il avait comme femmes, à la fois, Octavie et Cléopâtre : « Octavie et Minerve à Antoine ; reprends tes biens, . » Cependant, il y eut un très joli mot de Dellius, que Messala Corvinus appelle l’acrobate des guerres civiles, parce que, sur le point de passer de Dolabella à Cassius, il spécifia qu’il aurait la vie sauve s’il tuait Dolabella ; puis de Cassius il passa à Antoine, et, en dernier lieu, il abandonna Antoine pour César. C’est de ce Dellius que l’on cite des lettres légères à Cléopâtre. Comme les Athéniens demandaient du temps pour réunir la somme et n’en obtenaient pas, Dellius dit à Antoine : « Eh bien ! réponds-leur qu’ils te paieront en une, deux ou trois échéances. » Le plaisir de raconter des anecdotes m’a entraîné plus loin que je ne voulais ; je reviens à mon sujet. Cestius disait donc qu’il fallait louer abondamment Alexandre dans cette suasoire, pour laquelle il adopta la division suivante : « En premier lieu, même si l’on pouvait naviguer sur l’Océan, il ne faudrait pas le faire. Alexandre avait acquis assez de gloire ; il devait régler le sort et le gouvernement des pays qu’il avait vaincus en les traversant ; il devait penser à ses soldats, que leurs victoires avaient épuisés ; il devait songer à sa mère, » et il ajouta bien d’autres raisons. Ensuite, il traita ce point, que l’on ne pouvait même pas naviguer sur l’Océan. Le philosophe Fabianus développa d’abord cette même question : même si l’on pouvait naviguer sur l’Océan, il ne faudrait pas le faire. Mais c’est une autre raison qu’il en donna d’abord : dans le succès il faut savoir se borner. Là il émit ce trait : « En définitive, le seul grand bonheur est celui qui se limite lui-même, à son gré. » Il développa ensuite le lieu commun sur l’incertitude du sort, et après avoir montré que rien n’était stable, que toutes choses étaient comme flottantes et exposées à s’élever ou à s’abaisser par des mouvements impossibles à prévoir, que des terres étaient englouties, des mers desséchées, que des montagnes s’affaissaient, il cita des exemples de rois précipités du faite des grandeurs et ajouta : « Laisse la nature te manquer plutôt que la fortune. » Le second point aussi, il le traita autrement : il le subdivisa, en disant d’abord qu’il n’y avait pas de terres habitables dans l’Océan ou au-delà de l’Océan. Puis, en admettant qu’il y en eût, on ne pouvait y parvenir ; à cet endroit, difficulté de la navigation, nature de cette mer inconnue qui ne permet pas la navigation. Enfin, à supposer qu’on pût y parvenir, elles ne valaient pas la peine qu'on l’essayât. Là il dit que, pour chercher l’incertain, on quittait le certain, que les peuples se révolteraient dès qu’ils sauraient qu’Alexandre avait franchi les bornes du monde ; puis il fit intervenir la mère du roi, dont il dit : « Quel n’a pas été déjà son émoi, au moment où tu allais franchir quoi ? le Granique ! » Le mot de Glycon est célèbre : « Ce n’est plus le Simoïs, ni le Granique : si ce n’était pas quelque chose de mauvais, ce ne serait pas le bout » Tous ont voulu imiter ce trait. Plution dit : « Et si l’Océan est très grand, c’est que tout mène à lui et que lui ne mène à rien. » Artémon dit : « Nous délibérons s’il faut nous lancer sur l’Océan. Nous ne sommes pas ici sur les bords de l’Hellespont, ni près de la mer de Pamphylie, attendant le reflux qui revient à heure dite ; ce n’est pas non plus l’Euphrate, ni l’Indus ; mais, que ce soit les frontières de la terre, les bornes de la nature, l’élément le plus ancien ou le berceau des dieux, c’est une eau trop sacrée pour que nos navires la fendent. » APATURIUS dit : « D’ici le vaisseau, d’une seule traite, peut aller au levant ou aux pays invisibles du couchant. » CESTIUS fit cette description : « L’Océan frémit, comme indigné de te voir quitter la terre. » Dans tout ce que l’on a dit, depuis que les hommes habiles à parler ont commencé à déraisonner, il n’y a rien de plus mauvais goût, de l’avis général, que cet emprunt fait par Dorion à Homère, au moment où le Cyclope aveuglé a jeté un rocher dans la mer : … Comment, de ces traits de mauvais goût, on tire des expressions grandes et cependant raisonnables, Mécène disait qu’on pouvait le voir dans Virgile. Voici de l’enflure : « De la montagne il arrache une montagne. » Que dit Virgile ? Il arrache « à la montagne un morceau de belle taille. » Il cherche la grandeur, mais sans s’écarter imprudemment de la vérité. Voici de l’emphase : « et sa main lance une île. » Virgile, lorsqu’il écrit à propos des navires : « On croirait voir voguer les Cyclades détachées de leur base », ne dit pas : « Cela est », mais : « Cela semble. » Nos oreilles sont disposées à admettre un fait, si incroyable soit-il, pourvu qu’on le prépare, avant de l’énoncer. J’ai trouvé, dans cette suasoire, un trait bien plus mauvais encore d’un certain Ménestrate, déclamateur assez estimé de son temps : il décrit la grandeur des monstres qui naissent dans l’Océan … Ce trait me fait pardonner à Musa, qui a trouvé un prodige plus étonnant encore que Charybde et Scylla : « Charybde est le naufrage de la mer elle-même, » et, comme il ne se contentait pas d’une insanité : « Qui pourrait garder la vie sauve, là où périt la mer elle-même ? » DAMAS, s’adressant à la psychologie, fit parler la mère d’Alexandre lorsqu’il décrivait les périls nouveaux qui, chaque jour, s’ajoutaient aux anciens…. BARBARUS a exprimé la pensée suivante, en introduisant dans le discours l’armée des Macédoniens qui se justifiait de ne pas suivre le roi. Arellius Fuscus dit : « J’atteste que ton monde te fait défaut plutôt que tes soldats. » LATRON l’imita ; il n’excusa pas les soldats, mais dit : « Conduis-moi, je te suivrai. Me promets-tu un ennemi, une terre, de la lumière, de l’air ? Donne-moi une place pour y dresser le camp, pour y planter nos drapeaux. — J’ai quitté mes parents, j’ai quitté mes enfants ; je demande mon congé. Est-ce trop tôt, aux bords de l’Océan ? » Les déclamateurs latins n’ont pas montré trop de vigueur dans la description de l’Océan : elle est trop faible ou trop minutieuse. Aucun n’a pu atteindre le souffle de Pedo {Albinovanus Pedo ; entre la fin du Ier siècle av. J.-C. et le début du Ier siècle ; cfr. Sénèque le jeune, Lettres à Lucilius, CXXII, 15}, qui, sur la navigation {mer du Nord} de Germanicus, s’exprime ainsi : « Depuis longtemps ils voient, derrière eux, s’éteindre toujours davantage le jour et le soleil ; comme chassés hors des limites connues de l’univers, ils s’avancent avec audace, à travers les ténèbres qui leur sont fermées, vers les bornes de la nature et les plus lointains rivages du monde ; maintenant l’Océan, qui porte dans ses ondes paresseuses des monstres effrayants, l’Océan qui, dans toute son immensité, nourrit des baleines terribles et des chiens de mer, l’Océan se dresse contre leurs navires qu’il saisit. Son bruit suffît à augmenter les craintes. Déjà gisent, échoués sur un bas-fond, les navires et la flotte, privée du vent qui la pousserait ; les équipages croient que les destins immuables les livrent, par un sort cruel, à la dent des monstres marins. L’un des matelots, debout sur la proue, tendant ses regards pour percer de sa vue l’air opaque, n’ayant pas réussi à distinguer un seul objet du monde, du monde soustrait à leurs yeux, exhale en ces termes son cœur oppressé : « Où sommes-nous emportés ? Le jour lui-même fuit et la nature, dont les bornes sont près de nous, entoure d’une barrière de ténèbres éternelles le monde que nous avons quitté. Cherchons-nous des nations placées de l’autre côté, sous un autre pôle ? Cherchons-nous un autre monde où ne soufflent pas les vents ? Les dieux nous rappellent et défendent aux regards humains de voir où la nature finit. Pourquoi, de nos rames, violer ces flots sur lesquels nous n’avons aucun droit, ces eaux sacrées ? Pourquoi troubler la paisible demeure des dieux ? » Parmi les déclamateurs grecs, aucun, dans cette suasoire, n’a mieux réussi que Glycon ; mais il y a chez lui autant de mauvais goût que de grandeur ; je vous mettrai en mesure de juger des deux. J’aurais voulu éprouver votre jugement en ne vous donnant pas le mien et en ne séparant pas ce qui est de bon et de mauvais goût, car il aurait pu vous arriver de louer davantage les passages déraisonnables : cela pourra d’ailleurs se produire, malgré toutes les distinctions que je ferai. Voici qui est joliment dit mais, selon sa coutume, il a gâté le trait en ajoutant des mots inutiles et emphatiques ; en effet, il a ajouté :…. Le passage suivant a fait hésiter le goût de quelques personnes ; pour moi, je n’hésite pas à ne pas l’approuver : «Adieu, terre ; adieu, soleil ; voici que les Macédoniens entrent dans le chaos. » [2] Les trois cents Lacédémoniens envoyés contre Xerxès, après la fuite de tous les groupes de trois cents hommes envoyés par les cités grecques, délibèrent s’ils ne fuiront pas, eux aussi. ARELLIUS FUSCUS. Vraiment je crois qu’on avait choisi des guerriers d’un âge trop tendre, dont l’âme se laisse abattre par la peur, des bras incapables de porter des armes dont ils n’ont pas l’habitude, des corps engourdis par la vieillesse ou les blessures. — Comment vous nommerai-je ? Les meilleurs de la Grèce ? Des Lacédémoniens ? Des soldats d’élite ? Ou bien faut-il vous rappeler toutes les batailles vos ancêtres, toutes les villes qu’ils ont détruites, tout le butin qu’ils ont pris aux nations vaincues ? Et maintenant on veut abandonner aux ennemis des temples bâtis avec ce butin ! Je rougis de notre dessein, et, même si nous ne fuyons pas, je rougis que nous en ayons délibéré. Mais, dira-t-on, tant de milliers d’hommes accompagnent Xerxès ! Voilà donc, Lacédémoniens, vos sentiments à l’égard des barbares ! Je ne vous rappelle pas vos exploits, vos aïeux, vos pères, dont l’exemple, depuis votre plus bas âge, a dû élever vos âmes. J’ai honte d’avoir à dire à des Lacédémoniens : la position nous met en sûreté. Xerxès a beau, sur sa flotte, traîner derrière lui tout l’Orient, il a beau étaler à nos yeux tous ses navires ; ils ne lui serviront de rien : cette mer, si vaste, voit sa largeur prodigieuse se resserrer en un golfe très étroit, pour aboutir enfin à des gorges pleines de dangers, où peut à peine s’aventurer la plus petite barque ; encore le mouvement des rames est-il gêné par toute cette agitation de la mer qui nous baigne, et l’élan arrêté par ces bas-fonds inattendus qui se rencontrent dans les passages les plus profonds, par des pointes de rochers et tout ce qui trompe les vœux des navigateurs. Je rougis, je le répète, à la pensée que des Lacédémoniens, qui ont des armes, cherchent ce qui fait la sûreté de leur position. Je ne rapporterai donc pas les dépouilles des Perses ? Du moins je tomberai nu sur un monceau de dépouilles. L’ennemi saura que nous avons encore bien des fois trois cents hommes, capables, comme nous, de ne pas fuir, capables de mourir comme nous. Dites-vous bien que nous ne pourrons peut-être pas vaincre, mais que nous ne pouvons être vaincus. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas que nous soyons condamnés à mourir ; mais, s’il faut périr, vous vous trompez en croyant la mort redoutable. Personne n’a reçu de la nature la vie pour l’éternité, et, en naissant, nous avons déjà un jour fixé pour la fin de notre vie, car c’est d’une matière faible que Dieu nous a formés et le moindre accident fait succomber notre corps. Un sort, impossible à prévoir, nous emporte ; le même destin menace l’enfant, la même cause abat l’homme mûr. Même, la plupart du temps, nous souhaitons la mort, car, au sortir de la vie, l’accès nous est ouvert à la paix du repos. Mais la gloire, elle, n’a pas de fin, et, après les dieux, tous les honneurs vont à ceux qui meurent comme vous ; les femmes mêmes ont souvent trouvé la gloire dans cette route vers la mort. A quoi bon vous rappeler Lycurgue et ces héros que nul péril n’effrayait et que la mémoire des peuples a immortalisés ? Que j’évoque le seul Othryade, cet exemple n’en vaudra-t-il pas trois cents ? TRIARIUS. Des Lacédémoniens ne rougissent pas d’être vaincus non par l’ennemi, mais par ce qu’on leur a dit de lui ? — C’est un puissant aliment de courage que de naître à Lacédémone. Pour une victoire certaine, tous seraient restés ; pour une mort certaine, il ne reste que les Laconiens. — Pourquoi Sparte serait-elle entourée de pierres ? Elle a des murs où elle a des soldats. —Nous ferons mieux de rappeler les autres troupes que de les suivre. — Mais il perce les montagnes, il couvre les mers d’un plancher. Jamais le bonheur trop orgueilleux n’a connu la stabilité et les faîtes élevés des grands empires se sont écroulés dans l’oubli de la fragilité humaine. Sachez bien qu’on n’a jamais vu aboutir à une fin heureuse les puissances qui soulèvent la jalousie. — Mers, terres, tous les éléments de la nature ont été par lui changés de place : mourons tous, les trois cents que nous sommes, afin que, pour la première fois, il ait trouvé ici quelque chose qu’il ne puisse changer. — Du moment qu’une résolution si déraisonnable devait vous agréer, pourquoi n’avoir pas plutôt dissimulé notre fuite dans la foule ? PORCIUS LATRON. Nous sommes donc restés uniquement pour former l’arrière-garde des fuyards ? Parmi les braves nous seront les plus prompts à fuir, mais parmi lès fuyards les moins prompts. — C’est devant des on-dit que vous tournez les talons ? Connaissons au moins la bravoure de celui qui nous fait fuir. — C’est à peine si la victoire pourrait laver notre honte ; quel que soit notre courage et notre bonheur, notre réputation a subi une cruelle atteinte : nous, des Lacédémoniens, avoir délibéré si nous fuirions ! Eh bien ! nous mourrons, < dira-t-on > ! Pour ma part, après une telle délibération, je ne crains qu’une chose : revenir à Sparte. — Des racontars nous font tomber les armes des mains ? — C’est maintenant, oui, maintenant qu’il faut combattre : au milieu de tous nos compagnons, notre bravoure aurait passé inaperçue ; mais tous les autres ont fui. — Si vous me demandez mon avis, je dirai, pour défendre notre honneur et celui de la Grèce : c’est par le choix de nos compagnons, non par hasard que nous sommes restés ici. GAVIUS SABINUS. Pour tous les hommes il est honteux de fuir, pour un Lacédémonien de penser seulement à fuir. MARULLUS. Si nous sommes restés, c’est donc pour ne pas passer inaperçus dans la troupe des fuyards. — Ils ont une excuse, les autres bataillons de la Grèce : « Nous avons cru les Thermopyles bien gardées, puisque nous y laissions les Lacédémoniens. » CESTIUS PIUS. La honte de la fuite, vous l’avez bien montrée, Lacédémoniens, en hésitant si longtemps à fuir. — Chaque ville a sa gloire : Athènes est célèbre par son éloquence, Thèbes par sa piété, Sparte par ses armes. C’est pour cela qu’elle est entourée de l’Eurotas, qui endurcit l’enfance aux fatigues des guerres à venir ; c’est pour cela que nous peinons à gravir les sommets des bois du Taygète, ardus pour tous, sauf pour les Laconiens ; c’est pour cela que nous vénérons Hercule, dont les travaux ont mérité les honneurs célestes ; c’est pour cela que nos murs, ce sont nos armes. — O le lourd déshonneur imprimé au courage de nos ancêtres ! Des Lacédémoniens considèrent leur nombre et non leur valeur. — Attendons < au moins > d’avoir vu la foule des ennemis, pour donner à Sparte, à défaut de braves défenseurs, des messagers véridiques. — Ainsi nous sommes vaincus non par la guerre, mais par des on-dit ? Vraiment, il a eu bien raison de ne s’inquiéter de rien, ce roi que les Lacédémoniens n’osent pas affronter. — Si l’on ne peut vaincre Xerxès, du moins on peut le voir : je veux savoir devant quoi je fuis. — Jusqu’à présent je ne ressemble en aucun point aux Athéniens, ni par le caractère, ni par l’éducation : et c’est par leur fuite que je commencerais à les imiter ? POMPEIUS SILON. Xerxès amène beaucoup de soldats avec lui ; les Thermopyles permettent le passage à bien peu. Que nous importent tous les peuples que l’Orient a versés sur nous et toutes les nations que Xerxès traîne à sa suite ? Nous aurons affaire uniquement à ceux que ce lieu peut recevoir. CORNELIUS HISPANUS. Nous sommes venus pour représenter Sparte, restons pour représenter la Grèce ; triomphons des ennemis, nous avons déjà triomphé de nos alliés ; apprenons à ce barbare insolent que rien n’est plus difficile que de percer le flanc d’un Lacédémonien armé. — Pour moi, ce départ de tous ces bataillons me réjouit : ils ont laissé les Thermopyles à notre libre disposition ; rien ne viendra se comparer, se mêler à notre courage ; les Lacédémoniens ne seront pas perdus dans la foule : partout où Xerxès portera ses regards, il verra des Spartiates. BLANDUS. Vous rappellerai-je les préceptes de nos mères : « Ou sur vos boucliers ou avec eux ? » Il est moins honteux de revenir sans armes de la guerre que de fuir avec ses armes. Vous rappellerai-je des paroles de prisonniers ? Un Lacédémonien, fait prisonnier, s’écria : «Tue-moi ; je ne saurais être esclave. » Il aurait pu ne pas être pris, s’il avait voulu fuir. — Vous pouvez dépeindre toute l’épouvante qu’inspirent les Perses ; tout cela, nous le savions, quand on nous a envoyés < ici >. — Que Xerxès voie nos trois cents hommes et sache l’importance qu’on attache à cette guerre, le nombre d’hommes que demande cette position. — Même comme messagers, ne revenons que les derniers. — Quelqu’un a-t-il fui ? Je n’en sais rien : voilà tous les compagnons que Sparte m’a donnés. — Description des Thermopyles: Maintenant je suis heureux que les autres bataillons aient fui : ils auraient fait les Thermopyles trop étroites pour moi. THESE OPPOSEE. CORNELIUS HISPANUS. Moi, je prévois le plus grand déshonneur pour notre patrie, si Xerxès, sur le sol de la Grèce, triomphe d’abord des Lacédémoniens. Nous ne pouvons même pas avoir de témoins de notre bravoure : on croira de nous ce que les ennemis raconteront. — Voilà mon avis ; et le mien, c’est aussi celui de toute la Grèce. Si quelqu’un vous donne un autre conseil, c’est qu’il désire voir non pas vos exploits, mais votre perte. CLAUDIUS MARCELLUS. Les Perses ne nous vaincront pas ; ils nous écraseront. — Nous avons assez fait pour notre nom, en nous retirant les derniers ; avant nous la nature a été vaincue. DIVISION. — Si j’ai parlé de cette suasoire, ce n’est pas qu’elle renferme quelque finesse, capable de vous stimuler, c’est pour vous montrer avec quel éclat ou avec quelle liberté Fuscus avait parlé ; moi-même, je ne me prononcerai pas : à vous de décider si, à votre sens, ses développements sont pleins d’exubérance ou de force. Asinius Pollion disait que ce n’était pas là donner un conseil, mais s’amuser. Je me souviens que, au temps de ma jeunesse, il n’y avait rien de si connu que ces développements de Fuscus : il n’était personne de nous qui ne les déclamât tantôt sur un ton, tantôt sur un autre, chacun pour ainsi dire avec sa modulation. Et, puisque j’ai fait mention de Fuscus, j’ajouterai ici de ses jolies petites descriptions célèbres prises dans toutes les suasoires, même si je ne trouve aucun passage qui mérite d’autre approbation que celle d’un auteur de suasoires. Dans cette suasoire, Fuscus adopta la division vulgaire : le parti de la fuite ne serait pas honorable, même s’il était sûr ; ensuite il était aussi dangereux de fuir et de combattre ; enfin il était plus dangereux de fuir : ils avaient à redouter, en combattant, les ennemis ; en fuyant, et les ennemis, et leurs concitoyens, Cestius traita la première partie, comme s’il n’était douteux pour personne qu’il fût honteux de fuir ; ensuite il en vint à se demander si ce n’était pas nécessaire. Voici, dit-il, ce qui vous accable : le grand nombre des ennemis, le petit nombre de vos compagnons. Ce n’est pas dans cette suasoire, mais à propos de ce sujet, que l’on cite le trait fort éloquent de Dorion ; il avait fait adresser aux trois cents, par Léonidas, ces paroles qui, je crois, se trouvent aussi chez Hérodote : « Déjeunez en hommes qui dîneront chez Pluton…. Asilius Sabinus, le plaisant le plus spirituel parmi les rhéteurs, après avoir rapporté ce trait de Léonidas, ajouta : « J’aurais accepté son déjeuner, mais refusé son dîner. » Le stoïcien Attale qui, en butte aux embûches de Séjan, dut s’exiler, homme très éloquent, de beaucoup le plus fin et le plus habile parleur des philosophes qu’a connus votre génération, a rivalisé avec ce trait si haut et si noble, et, à mon sens, a montré plus d’âme encore que le premier :…. Il me revient une pensée exprimée par Cornélius Sevérus, dans un sujet analogue, en termes qui manquent peut-être un peu de force dans la bouche de Romains. Il met en scène des soldats dînant à la veille d’une bataille et dit : « Etendus sur l’herbe : « Voici, s’écrièrent-ils, mon dernier jour. > Sans doute il a rendu très élégamment les sentiments d’âmes que lient en suspens l’attente d’un sort inconnu, mais il n’a pas sauvegardé la grandeur d’une âme romaine : ils dinent, en effet, comme s’ils désespéraient du lendemain. Quelle résolution chez ces Lacédémoniens, qui étaient capables de ne pas dire ; « Voici mon dernier jour. » Dans ce vers, le grammairien Porcellus reprochait au poète, comme un solécisme, d’avoir dit, en faisant parler plusieurs personnes : « Voici mon dernier jour » et non : « notre dernier jour, » si bien que, dans un trait excellent, il blâmait ce qu’il y a de meilleur. Change, en effet, pour mettre : « notre » ; c’en est fait de toute l’élégance du vers, où rien n’est plus juste que ce mot, emprunté au langage de tous les jours ; en effet, c’est comme un proverbe : « Voici mon dernier jour », et, si l’on se reporte à la phrase, on ne tiendra même pas compte de cette chicane d’un de ces grammairiens, qu’il faudrait empêcher de s’attaquer aux écrivains éminents. En effet, ce n’est pas à la façon d’un chœur, guidé par la main d’un grammairien, mais chacun pour leur compte que les soldats ont dit : « Voici mon dernier jour. » Mais, pour revenir à Léonidas et aux trois cents, on vante partout ce fort beau trait de Glycon : … Dans cette même suasoire, je ne me rappelle aucun trait grec digne d’être cité, hors celui de Damas : « Où fuirez vous, hoplites, vous les murs < de Sparte > ? » Sur la situation des Thermopyles, Hatérius dit finement après avoir décrit avec beaucoup d’éloquence l’étroitesse du défilé : « lieu créé pour trois cents hommes ». Cestius, après un tableau des honneurs qui leur étaient réservés s’ils mouraient pour la patrie, ajouta : « On jurera par nos tombeaux. » Nicétés traita cette idée bien plus éloquemment et ajouta : ... A merveille, si Xerxès n’avait pas été trop antérieur à Démosthène pour qu’il fût possible de placer ici le fameux serment. - - - émit un trait bien à lui ou du moins dont on n’a pas trouvé le modèle : après avoir décrit les avantages de la position, les flancs des combattants protégés de toutes parts et le défilé placé derrière eux, mais qui était un obstacle pour l’ennemi, < il dit > : …. Potamon fut un illustre déclamateur de Mitylène ; il vivait à la même époque que Lesboclés, cet orateur d’une si grande renommée et d’un talent qui la méritait ; mais ils avaient un caractère très différent, comme on le vit bien dans des circonstances identiques ; comme le fait se rapporte à la vie réelle, je crois devoir vous en parler, bien plus encore que s’il touchait à l’éloquence. Tous deux perdirent leur fils presque le même jour : Lesboclés ferma son école, et, dans la suite, personne jamais ne l’entendit plus déclamer ; Potamon fit preuve d’une âme plus haute : en sortant des funérailles de son fils, il se rendit à son école et déclama. Je trouve leur conduite à tous deux un peu forcée ; l’un supporta l’événement avec plus de constance qu’il n’aurait convenu à un père, l’autre avec plus de mollesse qu’il n’aurait convenu à un homme. Potamon, en traitant cette suasoire des trois cents hommes, exposa toute la honte qu’il y avait pour des Lacédémoniens à se demander s’ils fuiraient et il termina ainsi, d'une façon très nouvelle :… Dans cette suasoire, on a dit beaucoup de sottises à propos d’Othryade : Murrédius s’exprima ainsi : « Les Athéniens ont fui ; c’est qu’ils n’avaient pas appris à écrire les lettres à la façon de notre Othryade {avec leur sang}. » Gargonius dit : « Othryade est mort pour tromper les ennemis, il est ressuscité pour les vaincre. » LICINIUS NEPOS : « A son exemple, il vous faudrait vaincre, même morts. » Antonius Atticus me semble avoir remporté le prix de puérilité : il dit en effet : « Othryade, vainqueur pour ainsi dire du fond de son sépulcre, a de ses doigts pressé ses blessures, pour mettre une inscription sur le trophée des Lacédémoniens. O encre vraiment digne d’un Spartiate ! O héros, qui, dans les caractères même que tu traçais, mettais du sang ! » Catius Crispus, orateur de petite ville, dit, avec une enflure maladroite, après avoir rappelé l’exemple d’Othryade : « Ce qui convient au reste du monde ne convient pas aux Lacédémoniens ; nous sommes élevés sans mollesse, nous vivons sans murs, nous triomphons sans vie. » Il y eut un certain Sénèque, dont le nom est peut-être arrivé à vos oreilles, esprit confus et brouillon, qui désirait ardemment dire de grandes choses, si bien qu’à la fin cette folie des grandeurs le posséda tout entier et le rendit ridicule, car il ne voulait avoir que des esclaves grands et des vases grands. Vous allez croire que je ne parle pas sérieusement ; mais sa folie l’amena à chausser des souliers trop grands, à ne manger, comme figues, que des marisques, et à prendre une maîtresse de haute taille. Comme il aimait tout ce qui était grand, on lui donna un surnom {lat. cognomen}, ou, comme dit Messala, un cognomenium, et on se mit à l’appeler Sénèque-le-Grand. Dans ma jeunesse, un jour, en ma présence, traitant cette suasoire, après s’être fait l’objection : Mais tous ceux que la Grèce avait envoyés ont fui, » il leva les bras au ciel, se dressa sur la pointe des pieds (c’était son habitude, pour paraître plus grand), et s’écria : « Tant mieux ! Tant mieux ! » Comme nous nous demandions avec étonnement quel grand bonheur lui était arrivé, il ajouta : « J’aurai tout Xerxès pour moi seul. » De même, il dit : « Ce personnage, qui a voilé de ses flottes la surface de la mer, qui a restreint les terres et étendu la mer, dont les ordres donnent à la nature un nouvel aspect, peut bien déclarer la guerre au ciel ; j’aurai les dieux comme alliés. » Sénianus dit avec beaucoup plus d’exagération : « Il s’attaque à la terre avec ses armes, au ciel avec ses flèches, à la mer avec ses chaînes ; à l’aide, Lacédémoniens, ou il est maître du monde. » Je vous citerai un trait aussi déraisonnable, mais de ton plus juste, dû à mon compatriote Statorius Victor, dont les fables, très dignes de mémoire, ne sont pas sans agrément. Dans cette suasoire, il se fit l’objection : « Mais nous ne sommes que trois cents. » Oui, répondit-il, trois cents, mais des hommes, mais des hommes armés, mais des Lacédémoniens, mais aux Thermopyles ; jamais je n’ai vu trois cents hommes plus nombreux. » Latron, dans cette suasoire, après avoir développé tout ce que renfermait le sujet, dit qu’ils pouvaient vaincre malgré tout, que, du moins, ils pouvaient revenir dans leur patrie sans être vaincus, grâce à la position ; c’est là qu’il plaça ce trait : « Dans tous les cas, vous retarderez la fin de la guerre. » Dans la suite, je me souviens qu’un auditeur de Latron, Arbronius Silon, père du Silon qui écrivit des pièces pour les pantomimes, et, non content de négliger un grand talent, le souilla, lut en public un poème, où nous reconnûmes la pensée de Latron dans les vers suivants : « Allez, allez, Grecs, en chantant un grand péan, allez en triomphateurs : celui qui retardait la fin de la guerre, Hector, a succombé. » A cette époque-là, les auditeurs étaient si attentifs, pour ne pas dire si malicieux, que le moindre plagiat était impossible ; maintenant n’importe qui peut tranquillement lire une Verrine pour son œuvre. Mais, pour vous montrer qu’une pensée bien exprimée peut cependant être mieux exprimée encore, notez comme Virgile a su rendre en termes plus justes que tous les autres ce mot si célèbre : « Celui qui retardait la fin de la guerre, Hector, a succombé. » « Tout le temps que nous résistèrent les murs de Troie, c’est le bras d’Hector, c’est le bras d’Enée qui retardèrent la victoire des Grecs. » Messala disait que Virgile aurait dû s’arrêter là ; ce qui suit : « et la reculèrent jusqu’à la dixième année », est du remplissage ; Mécène, < au contraire >, aimait cette fin de vers autant que ce qui précède. Mais, pour en revenir aux Thermopyles, Dioclès de Caryste dit : … Apaturius dit : … Il faut accorder un brevet de stupidité au rhéteur Corvus, pour avoir dit : « Quoi ! Si Xerxès vient à nous sur la mer où il est le maître, ne fuirons-nous pas, avant que la terre nous soit enlevée ? » C’est ce Corvus qui, dirigeant une école à Rome, traita devant Sosie, qui avait soumis les Juifs, la controverse de la femme qui, en présence de matrones, exposait qu’il ne fallait pas élever ses enfants, et qui, pour cette raison, est accusée de causer un préjudice à l’État. Dans cette controverse, on raillait ce trait de lui : « C’est au milieu de fioles et d’ingrédients contre les haleines fétides que s’est tenue votre assemblée coiffée de mitres. » Mais, si vous le désirez, je puis vous citer un historien également sot. Ce Tuscus, qui avait accusé de lèse-majesté Scaurus Mamercus, avec lequel s’éteignit la famille des Scaurus, homme de caractère aussi fourbe que son talent était maladroit, dit, en traitant notre suasoire : « Attendons-nous tout au moins, si nous réalisons notre projet, à ce que le barbare insolent dise : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu, » quoique le mot n’ait été prononcé par le divin Jules, vainqueur de Pharnace, que bien des années plus tard. Dorion dit : « Hommes… » Le Lacédémonien Nicostrate disait que ce trait aurait été remarquable, à condition de couper le milieu. Mais pour ne pas vous tenir plus longtemps dans ces sottises, je vais quitter cette suasoire, d’autant que je vous ai promis d’ajouter ici des développements d’Arellius Fuscus. Peut-être le soin exagéré de la forme et le style haché vous en choqueront-ils, lorsque vous serez arrivés à mon âge ; en attendant, je ne doute pas que vous ne soyez maintenant ravis des mêmes défauts qui vous choqueront un jour. [3] Agamemnon délibère s’il immolera Iphigénie, Calchas déclarant que, sans ce sacrifice, les dieux ne permettent pas de mettre à la voile. ARELLIUS FUSCUS. Si Dieu a répandu les mers sur le globe, c’est pour empêcher tous nos vœux de se réaliser immédiatement. Et ce n’est pas le cas seulement pour la mer : tourne tes yeux vers le ciel ; n’en est-il pas de même pour les astres ? Tantôt ils refusent la pluie, dessèchent le sol, et les malheureux cultivateurs pleurent sur leurs semences brûlées (et tel est parfois le lot d’une année entière) ; parfois, les astres du beau temps sont comme enfermés et chaque jour voile le ciel d’un nuage : le sol est submergé et la terre ne conserve pas ce qu’on lui confie ; parfois enfin, la course des astres n’est pas immuable, le temps varie, le soleil n’est pas trop chaud et les pluies ne tombent pas plus qu’il ne faut : l’excès de sécheresse causé par la chaleur, l’excès d’humidité répandu par la pluie se compensent, soit que la nature en ait ainsi ordonné, soit, comme on le raconte, que cela dépende du mouvement de la lune (paraît-elle dans le ciel brillante dans toutes ses parties ou en forme de croissant lumineux ? Elle empêche les pluies. Couverte d’un nuage, montre-t-elle son disque brouillé ? Elle ne cesse de les répandre jusqu’à ce qu’elle nous rende sa lumière), soit enfin que ces phénomènes ne soient pas au pouvoir de la lune, mais des vents qui règnent dans le ciel et qui sont les maîtres de la saison : quoi qu’il en soit, c’est sans l’ordre d’un dieu qu’un adultère a pu traverser la mer sans dangers. — Alors je ne pourrai pas punir un adultère ? < Si, mais> le salut d’une chaste vierge passe d’abord. — C’est afin de n’avoir rien à craindre pour la virginité d’Iphigénie, que je poursuivais le séducteur {et je dois craindre pour sa vie} ! — Troie vaincue, j’épargnerai les vierges ennemies. — Les vierges de Priam n’ont encore rien à craindre < et ma fille est en danger ! > CESTIUS PIUS. Je m’adresse donc à vous, dieux immortels ; est-ce à cette condition que vous nous ouvrez les mers ? Fermez-les plutôt. — Tu n’immoleras même pas les enfants de Priam, . — Ici décrire la tempête : voilà les maux qui nous assaillent et nous n’avons pas encore commis de parricide !— Quelle est cette cérémonie sacrée ? Dans le temple d’une déesse vierge sacrifier une vierge ? Elle l’aimera mieux pour prêtresse que pour victime. CORNELIUS HISPANUS. « Les tempêtes, dit-il, sont déchaînées contre nous, la mer est furieuse », et je n’ai pas encore commis de parricide ! — Ces mers dont tu parles, si elles étaient gouvernées par la puissance des dieux, c’est aux adultères quelles seraient fermées. MARULLUS. Si la route qui conduit à la guerre nous est ouverte à cette seule condition, retournons vers nos enfants ! ARGENTARIUS. Voici que les coups de la fatalité tombent encore sur notre famille : il faut que mes enfants meurent à cause de cet adultère, la femme de mon frère. A ce prix je ne veux pas qu’elle revienne. Mais, me dira-t-on, Priam fait bien la guerre pour son fils, le séducteur. DIVISION. — Pour cette suasoire, le plan de Fuscus consista à dire que, même si la mer devait, sans ce sacrifice, rester fermée, il ne fallait pas le faire. Il développa ce point en expliquant qu’il ne fallait pas le faire parce que c’était un homicide, parce que c’était un parricide, parce qu’on donnait plus qu’on ne réclamait : on réclamait Hélène, on donnait Iphigénie ; pour punir le crime d’adultère, on commettait le crime de parricide. Il ajouta que, même sans ce sacrifice, la mer ne resterait pas fermée : le retard venait de la nature, de la mer et des vents ; quant à la volonté des dieux, les hommes ne la connaissent pas. Ce dernier point fut divisé avec précision par Cestius : il dit que les dieux n’intervenaient pas dans la direction des choses humaines ; à supposer qu’ils interviennent, l’homme ne peut pas comprendre leur volonté ; en admettant qu’il la comprenne, il ne saurait modifier l’ordre fixé par le destin. S’il n’y a pas de destin, on ignore l’avenir ; s’il y en a, impossible de le changer. Pompeius Silon dit que, en admettant qu’il y ait un moyen sûr de connaître l’avenir, ce n’était pas aux augures qu’il fallait croire. « Alors pourquoi Calchas affirme-t-il, s’il ne sait pas ? » D’abord, il croit savoir ; ici lieu commun contre ceux qui veulent se donner l'air de connaître l’avenir ; ensuite il est irrité contre toi : il marche à la guerre contre son gré ; par une preuve aussi forte < de sa science et de son pouvoir >, il cherche à en imposer à tous les peuples. Dans la description par laquelle j’ai ouvert cette suasoire, Arellius Fuscus a voulu imiter les vers de Virgile ; dans tous les cas, il alla les chercher très loin et les introduisit dans un sujet qui peut-être n’en veut pas, et, assurément, n’en a que faire. Il dit, en effet, de la lune : « paraît-elle dans le ciel brillante dans toutes ses parties ou en forme de croissant lumineux ? Elle empêche les pluies. Couverte d’un nuage, montre-t-elle son disque brouillé ? Elle ne cesse de les répandre jusqu’à ce qu’elle nous rende sa lumière. » Mais comme Virgile s’est exprimé avec plus de simplicité et de bonheur ! « Quand la lune rassemble ses feux renaissants, si son croissant terni est enveloppé d’obscurité, de grandes pluies menacent les laboureurs et les matelots. » Et, inversement : « Si, au contraire, quatre jours < après la nouvelle lune > (ce présage est infaillible) tu la vois monter pure dans le ciel, sans que les pointes du croissant soient émoussées… » Fuscus avait coutume de faire à Virgile de nombreux emprunts, pour plaire à Mécène : toutes les fois, en effet, pour se justifier, il racontait qu’il s’était complu dans quelque description virgilienne. Par exemple, dans cette suasoire, il dit : « Pourquoi s’adresser plutôt à ce devin et pour cet office ? Pourquoi est-ce sa bouche que le Dieu a choisie ? Pourquoi prend-il au hasard ce cœur, pour le remplir d’un tel pouvoir ? » Il prétendait qu’il avait imité le mot bien connu de Virgile : « pleine du Dieu {plena deo} ». Or, notre cher Gallion, ordinairement, citait ce même mot avec beaucoup d’à-propos. Je me souviens qu’un jour, avec lui, en sortant d’entendre Nicétès, nous allâmes chez Messala. Nicétès, par son impétuosité, avait beaucoup plu aux Grecs. Messala demandait à Gallion comment il avait trouvé ce Nicétès ; Gallion répondit : « plena deo ». Toutes les fois qu’il avait entendu un de ces déclamateurs que les écoliers appellent « pleins de feu », il disait aussitôt « plena deo. » Messala lui-même, lorsqu’il l’interrogeait sur un homme qu’il venait d’entendre pour la première fois, ne manquait jamais de lui demander : « Est-il plena deo ? » Aussi ce mot était-il devenu si familier à Gallion, qu’il lui échappait même malgré lui. Devant l’empereur, comme on parlait du talent d’Hatérius, il dit, emporté par l’habitude : « Encore un qui était plena deo. » Comme on lui demandait ce que cela signifiait, il cita le vers de Virgile et expliqua comment ce mot lui était échappé une fois devant Messala et comment, depuis, il ne cessait de lui échapper. Tibère, disciple de Théodore, n’aimait pas non plus le talent de Nicétès ; aussi trouva-t-il excellente l’histoire de Gallion. Gallion disait que ce mot avait beaucoup plu à son ami Ovide, qui se l’était approprié, comme beaucoup d’autres vers de Virgile ; ce n’était pas larcin, mais emprunt manifeste, qu’il voulait qu’on reconnût ; ce mot figure dans sa tragédie : « Je suis emportée ici, là, hélas ! pleine du dieu. » Maintenant, comme vous le désirez, je vais revenir à Fuscus et vous gorger de ses descriptions, surtout de celles qu’il a introduites dans un développement analogue à celui-ci, où il disait qu’il nous était absolument impossible de connaître l’avenir. [4] Alexandre le Grand délibère s’il entrera dans Babylone, malgré la réponse d’un augure qui y voit un danger. ARELLIUS FUSCUS. Quel est l’homme qui peut se targuer de connaître l’avenir ? Il faut qu’il soit d’une autre condition que nous, celui qu’un dieu fait prophétiser, et qu’il ne se soit pas contenté du sein dont nous sortons, nous qui ne prévoyons rien ; il doit avoir quelque chose des dieux, l’homme qui veut nous transmettre les ordres des dieux. Oui, il en est ainsi, puisqu’un roi si puissant, le chef d’un monde si vaste tremble à sa parole. Il faut qu'il soit bien grand et bien au-dessus de l’humaine condition, celui qui peut effrayer Alexandre ; il faut qu’il fasse figurer ses ancêtres dans les astres, qu’il tire son origine du ciel, que le dieu, , consacre ce prophète ; la même mort et les mêmes insultes de l’âge ne viendront pas frapper cette tête, exempte de la loi commune du destin, elle qui fait connaître aux humains les ordres de l’avenir.— Si ce que tu prédis est vrai, pourquoi à tout âge, ne pas nous donner tous entièrement à cette étude ? Pourquoi, depuis l’enfance, ne pas contempler la nature et les dieux dans la mesure où nous le pouvons, puisque les astres s’ouvrent à nos regards et qu’il nous est permis d’assister aux délibérations des puissances célestes ? Pourquoi donc apprendre, à force de peines, l’art inutile de l’éloquence ? Pourquoi user nos mains à porter des armes, au péril de nos jours ? Quelle preuve plus éclatante de talent que cette connaissance de l’avenir ? Et ceux qui s’entourent, pour annoncer l’avenir, des indications de la destinée, s’enquièrent du jour de la naissance, de la première heure de la vie et en tirent le pronostic infaillible de l’existence entière ; ils examinent les mouvements des astres < à cette date >, dans quelle partie du ciel ils étaient dispersés, si le soleil, en opposition, avait un air sinistre ou s’il souriait doucement, si la lune recevait toute sa lumière, ou, à son premier quartier, n’en recevait qu’une partie, ou si elle cachait dans la nuit sa tête obscure ; ils se demandent si le nouveau-né est destiné à l’agriculture par Saturne qui l’a reçu, à la guerre et au métier militaire par Mars, au commerce et au gain par Mercure, si la caressante Vénus lui a souri ou si Jupiter l’a élevé du néant au sommet des grandeurs : tous ces dieux s’empressent autour d’une seule tête ! Ils annoncent l’avenir : quand on les consulte, ils prédisent généralement une longue vie ; dès lors on ne craint rien et l’on meurt bientôt ; d’autres, auxquels ils ont assigné une fin prochaine, survivent, coulant des jours inutiles ; le jour de la naissance, ils ont garanti des années heureuses à des hommes sur lesquels la Fortune a vite fait fondre tous les malheurs. C’est que notre destinée ne peut être connue ; ce que tu dis à chacun est une imagination de ton esprit, non pas une indication arrachée aux astres. —Il y aura donc dans le monde un lieu qui ne t’aura pas vu dans l’éclat de tes victoires ? Babylone restera fermée à l’homme pour qui l’Océan s’est ouvert. DIVISION. —Je sais que, dans cette suasoire, Fuscus traita uniquement les questions dont j’ai parlé plus haut, relatives à la connaissance de l’avenir. Ce qui nous charma, je ne puis le passer sous silence. Arellius Fuscus avait déclamé la controverse de la femme qui, ayant enfanté trois enfants morts, dit avoir rêvé qu’elle enfantait dans un bois sacré. Je vous ferais injure si je reproduisais toute la controverse que je dis, je le comprends bien… Parlant au nom de l’aïeul qui ne reconnaît pas l’enfant, il développa le lieu commun contre les songes et la Providence divine, ajouta qu’il faisait tort à la grandeur des dieux, celui qui les envoyait aux femmes en couche, et, au milieu des applaudissements, cita ce vers de Virgile : « Voilà donc de quels soins s’occupent les dieux ; voilà le souci qui trouble leur repos ! » Un auditeur de Fuscus, dont je veux ménager l’amour-propre : traitant devant Fuscus cette suasoire sur Alexandre, crut citer ce vers avec autant d’esprit et dit : « Voilà de quels soins s’occupent les dieux ; voilà le souci qui trouble leur repos ! » Fuscus lui dit : « Si tu avais ainsi parlé devant Alexandre, tu aurais appris que, dans Virgile, il y a aussi ce vers : « Il lui enfonça jusqu’à la garde son épée dans la poitrine. » Et, puisque vous ne cessez de me demander sans cesse, à propos de Fuscus, ce qu’il était, pourquoi l’on estimait que personne ne parlait avec plus d’élégance, je vous citerai des développements de Fuscus. Il aimait beaucoup à traiter les suasoires et le faisait plus souvent en grec qu’en latin. Hybréas dit, dans cette suasoire : « Quel rempart Babylone a eu dans l’oracle ! » [5] Les Athéniens délibèrent s’ils abattront les monuments de leurs victoires sur les Perses, Xerxès menaçant de revenir, s’ils ne les font pas disparaître. ARELLIUS FUSCUS. Je rougis de votre victoire, puisque vous croyez que Xerxès, après sa déroute, peut encore reprendre la guerre. Après avoir taillé en pièces tant de milliers d’hommes, après n’avoir, à ce roi qui nous menaçait, rien laissé d’une si formidable armée, si ce n’est à peine une escorte pour sa fuite, après avoir tant de fois coulé ses flottes (à quoi bon rappeler Marathon et Salamine ?) j’ai honte de le dire, nous doutons encore si nous avons vaincu ! Xerxès viendra ? Je ne sais comment le souvenir de ses pertes pourrait être assez profondément assoupi dans sa mémoire, pour qu’il reprenne ses armes brisées. Ses craintes d’hier répondent de demain et ses pertes l’avertissent de ne rien oser, pour en éviter d’autres. Si parfois l’esprit se laisse emporter par la joie et mesure sur le présent les espérances d’avenir, de même il est abattu par l’adversité. L’âme perd toute confiance, dès que le déshonneur éteint toute espérance, et qu’on ne peut songer à aucune bataille, sans se souvenir qu’on y a fui : on reste attaché à la pensée de ses pertes et l’on renonce à des vœux qu’on a si malheureusement essayé de réaliser. — Si Xerxès devait venir, il ne nous ferait pas de menaces ; la colère s’enflamme de ses propres feux et ne se relâche pas jusqu’à poser des conditions. S’il devait venir, il ne nous le ferait pas savoir ; un message ne nous permettrait pas de nous armer, n’exciterait pas la colère de la Grèce victorieuse et ne provoquerait pas nos armes accoutumées au succès : il arriverait plutôt à l’improviste, car, déjà dans la dernière guerre, il avait mis ses armées en mouvement avant de nous déclarer la guerre. — Toutes les forces de l’Orient, il les a versées sur la Grèce dans sa première attaque : tout vain de leur nombre, il avait même dirigé ses armes contre les dieux. Tant de milliers d’hommes morts avant son règne, tant de milliers morts pendant son règne sont couchés dans la tombe, qu’il reste seulement ceux qui ont fui ! A quoi bon parler de Salamine ? A quoi bon rappeler, tes exploits, Cynégire, et les tiens, Polyzélos ? Et l’on met en question notre victoire ! Si j’ai élevé ces trophées, si je les ai étalés aux regards de toute la Grèce, c’est pour enseigner à ne pas craindre les menaces de Xerxès ! Hélas ! Quand Xerxès combattait, j’ai élevé ces trophées ; je les abattrais quand il fuit. C’est maintenant, Athènes, que nous sommes vaincus ; Xerxès pourra croire non seulement qu’il est revenu, mais qu’il nous a vaincus. — Ces trophées, Xerxès rie peut les abattre que par nos mains. Croyez-moi, il est difficile de réunir les débris d’une puissance écrasée, de reprendre un espoir abattu, et, au sortir d’un combat funeste, de s’élever à l’espérance d’un meilleur succès. CESTIUS PIUS. Il nous dit : « J’irai vous attaquer. » C’est m’assurer de nouveaux trophées. — Quand il viendra, sera-t-il plus puissant qu’au moment où nous l’avons battu ? ARGENTARIUS. N’en rougissez-vous pas ? Xerxès s’inquiète de vos trophées plus que de vous. DIVISION. — Fuscus adopta la division suivante : même si Xerxès doit venir au cas où nous n’abattrions pas les trophées, il ne faut pas les abattre ; ce serait nous avouer ses esclaves que d’exécuter ses ordres. S’il vient, nous le vaincrons ; ce n’est pas bien long à prouver : celui dont je dis : « nous le vaincrons », nous l’avons déjà vaincu. Cestius ajouta cette idée qu’il développa dans la première partie : les Athéniens ne pouvaient pas abattre ces trophées sur lesquels tous les Grecs avaient des droits ; tous avaient combattu, tous avaient vaincu. Ensuite la religion ne le permettait pas : jamais on n’avait vu personne porter les mains sur des marques de sa vaillance consacrées aux dieux. « Ces trophées n’appartiennent pas aux Athéniens, mais aux dieux ; c’est contre eux que s’est faite la guerre, c’est eux que Xerxès voulait atteindre par ses chaînes et ses flèches. » Là tout ce qui se rapportait à l’impiété et à l’orgueil de Xerxès dans son expédition. « Quoi ! Nous aurons donc la guerre ? Nous l’avons eue déjà et nous l’aurons encore : en admettant que l’on détourne l’attaque de Xerxès, il se trouvera un autre ennemi ; jamais les grands empires ne sont tranquilles. » Énumération des guerres victorieuses faites par les Athéniens. Ensuite : nous n’aurons pas la guerre, car Xerxès ne viendra pas. Une timidité plus grande suit toujours une arrogance outrée. Enfin, à supposer qu’il vienne, avec quels soldats viendra-t-il ? Ce sont les restes de notre victoire qu’il rassemblera ; ceux qu’il amènera, ce sont les hommes que, dans la dernière guerre, il avait laissés chez eux comme impropres au service, ou ceux qui ont trouvé leur salut dans la fuite. Il n’a plus de soldats en dehors de ceux qu’il a dédaignés ou fait battre. » Argentarius se contenta de ces deux points : Xerxès ne viendra pas, et, s’il vient, il n’est pas à craindre. Ce sont ces deux points seulement qu’il développa et <à propos desquels> il trouva ce mot, qui fut remarqué : « Il nous dit d’abattre les trophées. Si tu as vaincu, pourquoi en rougir ? Si tu as été vaincu, pourquoi ces ordres ? » Il toucha, non sans utilité, le point suivant : il croyait que ni Xerxès, ni aucun Perse n’oserait plus se jeter sur la Grèce ; mais il fallait veiller sur les trophées avec d’autant plus de soin que, si jamais un ennemi venait de ce pays, la vue de ces trophées exciterait le courage des soldats grecs et abattrait celui des ennemis. Blandus dit : « Qu’il comble d’abord l’Athos et rende aux mers leur ancienne physionomie. Il veut que la postérité sache comment il est venu chez nous ; qu’elle sache comment il en est reparti. » Triarius, laissant de côté toute division, se montra transporté de joie à la pensée que Xerxès allait venir : il leur fournirait un nouveau triomphe, de nouveaux trophées. Pompeius Silon employa un joli trait : « Xerxès vous fait dire : « Si vous n’abattez pas les trophées, je viendrai. » C’est vous dire : « Si vous n’abattez pas ces trophées* je vous en fournirai d’autres ». Le seul Gallion soutint la thèse opposée. Il exhorta les Athéniens à abattre les trophées, en disant que cela n'enlèverait rien à leur gloire : le souvenir de leur victoire resterait éternellement, tandis que les trophées eux-mêmes disparaîtraient sous l’action de la température et du temps ; s’il convenait de faire la guerre pour la liberté, pour les femmes et les enfants, il ne convenait pas de la faire pour une chose superflue et dont la suppression ne les gênerait nullement. Alors il dit que, dans tous les cas, Xerxès viendrait ; il montra son orgueil qui bravait les dieux eux-mêmes ; il ajouta qu’il possédait une grande puissance. Il n’avait pas amené toutes ses troupes en Grèce et ne les avait pas toutes perdues en Grèce ; il fallait craindre les retours de la fortune ; les forces de la Grèce étaient épuisées et n’étaient pas en état de suffire à une seconde guerre ; Xerxès avait une immense multitude d’hommes. C’est là qu’il plaça un trait fort éloquent, digne de trouver place dans un discours ou une œuvre historique : « Ils peuvent mourir plus longtemps que nous ne pouvons vaincre. » [6] Cicéron délibère s’il doit demander la vie à Antoine. Q. HATERIUS. La postérité saura qu’Antoine a pu avoir pour esclave la République, mais non pas Cicéron. — Il te faudrait louer Antoine ; pour traiter cette matière, un Cicéron même ne trouverait pas de mots. — Crois-moi : si soigneusement que tu te surveilles, Antoine fera des actions telles que Cicéron ne pourra pas se taire. — Prends-y bien garde, Cicéron : il te dit, non pas : « Implore-moi, pour conserver la vie », mais : « Implore-moi, pour devenir mon esclave.» — Et comment pourras-tu entrer dans un sénat dépeuplé par des mesures cruelles, complété par des mesures honteuses ? Voudras-tu, toi, entrer dans un sénat où tu ne verras ni Cn. Pompée, ni M. Caton, ni les Lucullus, ni Hortensius, ni Marcellus, ni, enfin, ceux que tu appelais tes consuls, Hirtius et Pansa ? Cicéron, que ferais-tu dans un temps qui n’est plus le tien ? Désormais notre destinée est accomplie. — M. Caton, le plus illustre modèle à suivre dans la vie et pour la mort, a mieux aimé se voir mort que suppliant (et ce n’est pas Antoine qu’il avait à supplier !) Ces mains que, jusqu’à son dernier jour, il garda pures du sang de ses concitoyens, c’est contre son cœur si noble qu’il tourna leurs armes. Scipion, après s’être enfoncé son épée dans la poitrine, répondit à des soldats qui, passés sur son navire, cherchaient le général en chef : « Le général en chef est content.» Vaincu, il parla en vainqueur. —« Milon, disais-tu, me défend d’implorer ses juges. » Va maintenant, toi, et implore Antoine. PORCIUS LATRON. Cicéron parle-t-il donc toujours sans effrayer Antoine ? Antoine ne parle-t-il jamais sans effrayer Cicéron ? — La soif du sang de ses concitoyens, qui tourmenta Sylla, reprend la cité, et, devant la lance des triumvirs, au lieu des revenus publics, on met aux enchères la mort de citoyens romains ; une seule de ces affiches blanches fait couler plus de sang que Pharsale, Munda et Modène ; on achète au poids de l’or les têtes des consulaires. Ce sont tes mots, ô Cicéron, qu’il faut employer : « O temps, ô mœurs ! » — Tu verras ces yeux, qui brillent à la fois de cruauté et d’arrogance ; tu verras ce visage, qui n’est pas celui d’un homme, mais de la guerre civile ; tu verras cette gorge, par laquelle les biens de M. Pompée ont passé, ces flancs, ce corps épais comme celui d’un vrai gladiateur ; lu verras, devant le tribunal, ce lieu que, hier, ce maître de la cavalerie, pour qui un simple rot aurait dû être un sujet de honte, a souillé de ses vomissements. Suppliant, tu tomberas à ses genoux pour l’implorer ? Cette bouche, à qui l’on doit le salut de l’état, se pliera à des mots humbles jusqu’à l’adulation ? Tu en aurais honte ; Verrès lui-même, proscrit, est mort plus courageusement. CLAUDIUS MARCELLUS AESERNINUS. Souviens-toi de ton cher ami Caton, dont tu as loué la mort. Crois-tu donc que quelque chose ait assez de prix pour faire consentir à devoir la vie à un Antoine ? CESTIUS PIUS. Si c’est aux regrets du peuple que tu songes, en quelque temps que tu périsses, tu n’auras pas assez vécu ; si c’est à tes grandes actions, tu as assez vécu : si c’est aux injustices de la fortune et à l’état présent de la République, tu as trop vécu ; si c’est à la gloire de tes œuvres, tu vivras toujours. POMPEIUS SILON. Sache-le bien : tu n’as pas intérêt à vivre, si c’est à Antoine qu’il faut demander la permission de vivre. — Tu garderas donc le silence, lorsqu’Antoine fait ses proscriptions, lorsqu’il déchire la République, et ton gémissement même, tu ne seras pas libre de le pousser ? J’aime mieux que le peuple romain regrette de voir Cicéron mort que vivant. TRIARIUS. « Y a-t-il un Charybde aussi vorace ? J’ai dit Charybde ; mais, s’il a existé, ce n’était qu’un seul animal ; par Jupiter, c’est à grand’peine si l’Océan aurait pu absorber à la fois autant de choses aussi diverses . » C’est à la cruauté de ce monstre que tu crois pouvoir arracher Cicéron ? ARELLIUS FUSCUS. Partout les guerres succèdent aux guerres ; victorieux au dehors, nous nous massacrons au-dedans ; au-dedans, un ennemi domestique se baigne dans notre sang. Quand telle est la situation du peuple romain, qui peut croire que Cicéron consente à vivre, à moins d’y être forcé ? — Tu prieras Antoine, Cicéron, mais tu le prieras pour ta honte et tu le prieras en vain. — Non ! Ce n’est pas un tombeau obscur qui recouvrira tes cendres et ton mérite ne mourra pas avec toi.. Le souvenir, qui conserve immortelles les actions humaines, qui assure l’éternité aux grands hommes, te rendra sacré dans tous les siècles. Ce qui mourra, c’est ton corps, enveloppe fragile et périssable, sujette aux maladies, soumise à tous les accidents, exposée aux proscriptions ; mais l’esprit, dont la source est divine, qui ne connaît ni la vieillesse, ni la mort, délivré des lourdes chaînes corporelles, retournera vers sa demeure et vers les astres, dont il émane. Et cependant, si nous considérons ton âge et le nombre de tes années, dont on ne s’inquiète pas pour les hommes de cœur, tu as dépassé soixante ans, et tout le monde pensera que tu as trop vécu, si tu survis à la République. — Nous avons vu la fureur des guerres civiles s’épandre sur le monde entier, et, après les batailles d’Italie et de Pharsale, l’Égypte a bu le sang romain. Pourquoi nous indigner qu’un Antoine puisse contre Cicéron ce qu’a pu contre Pompée un eunuque d’Alexandrie ? Telle est la mort de ceux qui s’abaissent à implorer des hommes indignes. CORNELIUS HISPANUS. On a vu proscrire tous ceux qui pensaient comme toi ; toute la liste prépare ta mort : l’un {Lépide} laisse proscrire son frère, l’autre {Antoine} son oncle ; quelle espérance te reste-t-il ? C’est pour assurer la mort de Cicéron que sont faits tous ces parricides. — Rappelle-toi donc tous ceux que tu as défendus, tous tés clients et le plus grand de tes services, ton consulat même : tu comprendras que l’on peut contraindre Cicéron à la mort, non à la prière. ARGENTARIUS. On voit s’étaler les festins raffinés des triumvirs, ces nouveaux rois, et leur cuisine s’enrichit du tribut de l’univers ; Antoine, alangui par le vin et le sommeil, lève vers les têtes des proscrits ses jeux vacillants. Désormais, après ces crimes, ce n’est plus assez de l’appeler "homme scélérat". DIVISION. — Latron divisa cette suasoire ainsi qu’il suit : quand même tu pourrais obtenir ta grâce d’Antoine, il ne vaut pas la peine de la demander ; ensuite, tu ne l’obtiendrais pas. Dans la première de ces deux parties, il établit que, pour tout Romain, il est honteux de demander la vie, à plus forte raison pour Cicéron ; en cet endroit il cita les exemples des hommes qui, d’eux-mêmes, avaient été au-devant de la mort. Puis : « la vie sera pour lui bien misérable et plus lourde que la mort, lorsqu’il aura perdu toute liberté. » Là il peignit la dure condition de son esclavage à venir. Ensuite : il ne serait pas sûr qu’on ne reviendrait pas sur cette grâce. Ayant dit alors : « Il y aura toujours quelque chose pour offenser Antoine, une action, un mot, ton silence, ton visage », il ajouta ce trait : « Jamais tu ne saurais lui plaire. » Albucius adopta une autre division. En premier lieu, Cicéron devrait mourir même si personne ne le proscrivait. Là il plaça des invectives contre l’époque, ensuite : il devait mourir de bon gré, puisqu’il aurait fallu qu’il mourût, même s’il ne l’avait pas voulu ; il avait soulevé de lourdes haines ; la principale cause de la proscription était Cicéron lui-même, et, seul de tous les déclamateurs, il insinua qu’il avait d’autres ennemis qu’Antoine. A cet endroit, il plaça ce trait : « Pour tel des triumvirs tu n’es pas un ennemi, mais un remords, » et cet autre trait, qui fut fort admiré : « Va, Cicéron, prier, et implorer l’un d’eux, pour être l’esclave de tous les trois. » Voici la division de Cestius : « La mort est pour toi un parti utile, honorable, nécessaire, si tu veux finir ta vie libre et sans souiller ta dignité. » A cet endroit il lança ce trait hardi : « pour être placé à côté de Caton, qui ne put se résigner à être l’esclave du maître d’Antoine, encore moins d’Antoine. » J’aime mieux cette pensée de Marcellus à propos de Caton : « La fortune du peuple romain a-t-elle entraîné toutes choses dans son bouleversement, au point qu’on puisse se demander s’il vaut mieux vivre avec Antoine ou mourir avec Caton ? » Mais revenons à la division de Cestius. Il dit qu’il était utile pour lui de mourir, afin d’éviter aussi des souffrances physiques : il n’aurait pas simplement à subir la mort, s’il tombait entre les mains d’Antoine. Dans cette partie, après avoir représenté les outrages dont on insulterait Cicéron, les coups et les tortures qui l’attendaient, il dit ce trait qui fut couvert de louanges : « Certainement, Cicéron, lorsque tu seras en présence d’Antoine, tu seras le premier à demander la mort ». Varius Géminus divisa ainsi qu’il suit : « s’il fallait forcément choisir entre ces deux partis, mourir ou supplier, je te conseillerais de mourir plutôt que de supplier, » et il résuma ce qui avait été dit avant lui ; mais il ajouta un troisième parti possible ; il l’exhorta à fuir : ici était M. Brutus, là C. Cassius, là-bas Sextus Pompée. Et il ajouta ce trait que Cassius Sévérus admirait par-dessus tout : « Pourquoi perdre courage ? La République, elle aussi, a ses triumvirs. » Ensuite il passa également en revue les pays où il pourrait se rendre : la Sicile, qu’il avait défendue ; la Cilicie, qu’il avait, comme proconsul, admirablement administrée ; en Asie et en Achaïe, il était connu par ses œuvres ; le royaume de Déjotarus lui était attaché par la reconnaissance des services reçus ; l’Égypte se souvenait de ses bienfaits et se repentait de sa perfidie. Mais il l’exhorta de préférence à partir pour l’Asie et la Macédoine, pour le camp de Cassius et de Brutus. Aussi Cassius Sévérus disait-il que les autres avaient parlé en déclamateurs, mais que Varius Géminus seul avait donné un conseil. Peu d’orateurs soutinrent la thèse opposée. Personne n’osa engager Cicéron à demander sa grâce à Antoine ; ils jugèrent bien les sentiments de Cicéron. Varius Géminus parla aussi dans l’autre sens et dit : « J’espère que je persuaderai à mon cher Cicéron de consentir à vivre. Ses grandes phrases, son mot : « La mort n’est jamais prématurée pour un consulaire, ni malheureuse pour un sage, » ne me touchent pas : cela peut imposer au profane ; moi je connais bien le caractère de l’homme ; il suivra mon conseil, il implorera Antoine. L’esclavage, il ne le refusera pas ; il a déjà le cou tout usé par la chaîne : Pompée d’abord, César ensuite l’ont soumis ; vous voyez en lui un vétéran d’esclavage, » Il ajouta un grand nombre d’autres plaisanteries, suivant son habitude. Sa division consista à dire que ces prières ne seraient ni honteuses, ni vaines. Dans la première partie, il établit qu’il n’y avait pas de honte dans les prières adressées par un citoyen vaincu à un citoyen vainqueur. Là il rappela tous ceux qui avaient imploré César ; il rappela aussi Ligarius. Ensuite : il n’était pas injuste que Cicéron accordât une réparation à Antoine, lui qui l’avait proscrit le premier et déclaré ennemi public ; c’était toujours le provocateur qui faisait réparation et la victime qu’on implorait. Ensuite : ce n’était pas pour sa vie, mais pour la république qu’il l’implorerait ; il avait assez vécu pour lui-même, non pour la république. Dans la seconde partie, il dit que, souvent, on se réconciliait avec ses ennemis privés : lui-même avait pardonné à Vatinius et Gabinius qu’il avait accusés et les avait défendus. Antoine pourrait être fléchi plus aisément, car, associé à deux autres hommes, il ne voudrait pas laisser les autres triumvirs lui enlever une si belle occasion de clémence. Peut-être la colère d’Antoine venait-elle de ce qu’il ne l’avait même pas trouvé digne d’être imploré. Après avoir indiqué tous les dangers de la fuite, il ajouta que, dans quelque pays qu’il se rendit, il lui faudrait être esclave : il devrait supporter la violence de Cassius, l’arrogance de Brutus ou la sottise de Pompée. Puisque nous en sommes venus à cette suasoire, je ne crois pas hors de propos d’indiquer le jugement que chacun des historiens a porté sur la mémoire de Cicéron. Car Cicéron n'était pas assez lâche pour implorer Antoine, ni assez sot pour espérer le fléchir, et personne n’en doute, sauf Asinius Pollion, qui ne cessa de se montrer l’ennemi le plus acharné de la gloire de Cicéron. Il fournit même aux écoliers le sujet d’une seconde suasoire sur Cicéron ; les écoliers traitent souvent en déclamation la matière suivante : Cicéron délibère s’il brûlera ses discours, sur la promesse d’Antoine de lui laisser la vie à cette condition. Le premier venu est capable de voir ce qu’il y a d’absurde dans cette hypothèse. Pollion veut nous prouver qu’elle est vraie : il dit, en effet, dans son discours pour Lamia qu’il fit paraître : « Voilà pourquoi jamais Cicéron n’hésita à renier ses nombreux discours contre Antoine, où il avait versé toute sa passion ; pour les réfuter, il promettait d’en publier un très grand nombre d’autres encore plus soigneusement écrits, et même de les lire lui-même en public devant l’assemblée du peuple.» A ces assertions, il en ajoutait d’autres encore bien moins honorables ; par là on voyait bien que tout le récit était faux : la preuve en est que Pollion lui-même n’a pas osé le reproduire dans son histoire. Dans tous les cas, ceux qui ont assisté à sa plaidoirie disent qu’il n’a pas prononcé ces paroles (en effet, il n’aurait pas osé mentir, quand les triumvirs savaient ce qui s’était passé réellement), mais qu’il les a composées dans la suite. Je ne veux pas vous fâcher, mes enfants, en passant des déclamateurs aux historiens. Je vous tiendrai promesse et peut-être arriverai-je, après vous avoir fait lire ces pensées solides et pleines de vérité, à vous détourner des orateurs d’école : mais, comme je ne pourrai pas atteindre mon but directement, je serai forcé de vous tromper, à la façon des enfants, à qui l’on va donner une potion médicinale salutaire. Prenez vos coupes. Tite-Live dit si peu que Cicéron avait l’occasion de se rétracter, qu’il raconte même qu’il n’en eut pas le temps. En effet, voici ses paroles. TITE-LIVE. « M. Cicéron, à l’approche des triumvirs, était sorti de Rome, tenant pour certain, avec raison, qu’il n’avait pas plus de grâce à attendre d’Antoine que Cassius et Brutus de César ; d’abord il avait fui vers sa campagne de Tusculum ; ensuite, par des chemins de traverse, il se dirige vers sa campagne de Formies, avec l’intention de s’embarquer à Gaëte. De là, il gagne le large à plusieurs reprises ; mais, comme les vents contraires l’avaient ramené au rivage, et que, de plus, il n’avait pu supporter les mouvements du navire, que secouaient des vagues de fond, il revint à sa villa d'en haut, qui est éloignée de la mer de plus de mille pas et s’écria : « Je mourrai sur le sol de cette patrie qui m’a dû tant de fois son salut. » II est constant que ses esclaves étaient déterminés à combattre pour lui courageusement et fidèlement ; mais il leur ordonna lui-même de déposer sa litière par terre et de l’abandonner aux arrêts d’un sort inique. Il se pencha hors, de la litière et tendit sa gorge aux assassins, qui lui coupèrent la tête. Et cela ne suffît pas à la stupide cruauté de la soldatesque : ses mains aussi, elle les coupa, leur reprochant d’avoir écrit contre Antoine. Alors la tête fut apportée à Antoine, et, par son ordre, placée entre les deux mains sur les rostres, où, en qualité de consul, où, souvent, en qualité de consulaire, où cette année même, on l’avait entendu parler contre Antoine avec une éloquence qui avait excité une admiration que n’avait jamais soulevée aucune voix humaine ; c’est à peine si, levant leurs yeux baignés de larmes, les citoyens avaient la force de considérer ces membres mutilés. » Aufidius Bassus, non plus, n’a pas douté du courage de Cicéron, qui l’a porté à affronter courageusement la mort et même à la chercher. AUFIDIUS BASSUS : « Cicéron, ayant un peu écarté les rideaux de sa litière et voyant des hommes armés, dit : « Je reste ici : approche-toi vétéran, et, si du moins tu es capable d’y arriver, frappe au cou. » Comme le soldat tremblait et hésitait : « Qu’aurait-ce été, ajouta-t-il, si vous aviez commencé les exécutions par moi ? » Crémutius Cordus, lui aussi, dit que Cicéron se demanda s’il irait retrouver Brutus, Cassius ou Sextus Pompée, mais que tous les partis lui déplurent, sauf la mort. CREMUTIUS CORDUS. « A cette vue, Antoine, transporté de joie, déclare que ses proscriptions sont terminées, qu’il est non seulement rassasié, mais repu du sang de ses concitoyens, et fait exposer les restes de Cicéron sur les rostres. Aussi à l’endroit même vers lequel il s’était plus d’une fois avancé, entouré d’une foule immense, qui, peu de jours avant, écoutait ses admirables discours, qui avaient sauvé bien des têtes, à ce même endroit, représenté par ses membres seuls, ses concitoyens le virent tout autrement que de coutume ; le sang corrompu des mains, coulait sur la tête, pendue devant elles, et sur la bouche de cet homme, hier le premier du sénat et la gloire du nom romain, aujourd’hui source de profits pour son assassin. Surtout ce qui fit éclater tous les cœurs en larmes et en sanglots, ce fut, clouée près de sa tête, sa main droite, qui collaborait à sa divine éloquence : toutes les autres victimes firent prendre le deuil à quelques personnes, celle-là seule à tout le monde. » BRUTTEDIUS NIGER. « Cependant, s’étant sauvé de sa villa par le côté opposé, Cicéron fuyait dans sa litière à travers la campagne ; mais, quand il vit approcher un soldat qu’il connaissait, nommé Popillius, il se souvint de l’avoir défendu, et son visage s’éclaira. Mais le soldat, pour s’en faire un mérite auprès des vainqueurs, se hâte de commettre le crime, coupe la tête d’un homme qui, à ses derniers moments, ne fit aucun acte qui pût trahir ses sentiments, et la porte à Antoine, oubliant que, peu de temps avant, Cicéron l’avait défendu. » Lui aussi voulut décrire l’expression vraiment émouvante de cette tête suspendue aux rostres, mais il fut écrasé par la grandeur du sujet. « Dès qu’on aperçut cette tête placée entre ces deux mains, par l’ordre d’Antoine, sur la tribune aux harangues, à l’endroit même où on avait entendu Cicéron parler si souvent, les gémissements et les pleurs furent les offrandes faites aux mânes de cet homme éminent, et, contrairement à l’habitude, rassemblée n’entendit pas raconter la vie d’un mort déposé sur la tribune aux harangues, mais la raconta elle-même. Il n’y avait pas de partie du forum qui ne fût marquée par le souvenir d’un de ses plaidoyers illustres, pas de personne qui n’avouât quelque bienfait reçu de lui : dans tous les cas, tout le monde voyait le service qu’il avait rendu à l’État, en retardant de Catilina jusqu’à Antoine l’esclavage de cette époque lamentable. » Toutes les fois que les historiens ont raconté la mort de quelque grand homme, ils ne manquent pas de joindre à leur récit un résumé de toute sa vie et une sorte d’oraison funèbre. Ce procédé, employé une ou deux fois par Thucydide, imité par Salluste pour très peu de personnages également, Tite-Live s’en est servi libéralement pour tous les grands hommes et les historiens suivants en ont usé bien plus abondamment. Quant à Cicéron, voici l’épitaphe, pour me servir du mot grec, que lui consacre Tite-Live. TITE-LIVE. « Il vécut soixante-trois ans, si bien que, même s’il n’eût pas été tué de mort violente, sa mort aurait pu ne pas sembler prématurée. Son génie fut heureux par ses œuvres et par les récompenses qu’elles lui valurent, et lui-même fut longtemps favorisé de la fortune ; mais, au cours de cette longue prospérité, frappé quelquefois de blessures cruelles, l’exil, la ruine de son parti, la mort de sa fille, une fin si triste et si cruelle, de tous ces malheurs la mort est le seul qu’il supporta comme un homme : encore, si on l’examine sans parti-pris, pourrait-on la trouver moins révoltante, parce que son ennemi, dans son triomphe, ne lui a pas fait subir un traitement plus cruel que celui qu’il lui réservait, s’il eût été à sa place. Cependant, si l’on met en balance ses qualités et ses défauts, c’est un grand homme, digne de l’immortalité, et dont les louanges, pour être célébrées dignement, demanderaient la voix d’un Cicéron. » Comme Tite-Live est porté, par son caractère, à apprécier très franchement tous les grands esprits, il a rendu à Cicéron pleine justice. Ce n’est pas la peine de reproduire l’éloge de Cicéron par CREMUTIUS CORDUS : on n’y trouve rien qui soit digne de Cicéron, même ce passage qui, pris en lui-même, est très supportable : « Les haines privées, il estimait qu’il fallait quelquefois les oublier, et les haines publiques, qu’il ne fallait jamais mettre la force à leur service : ce fut un citoyen éminent, non seulement par la hauteur, mais aussi par le nombre de ses vertus. » AUFIDIUS BASSUS. « Ainsi mourut Cicéron, homme né pour le salut de la république, qui, longtemps défendue et gouvernée par lui, échappa à ses mains seulement quand il fut vieux ; il ne l’affaiblit que par une faute : il crut que l’unique moyen de la sauver était d’écarter Antoine. Il vécut soixante-trois ans, toujours attaquant ou attaqué, et il ne vit rien de plus rare qu’un jour où sa mort aurait été indifférente à tout le monde. » Même Asinius Pollion, qui nous représente Verrès, l’accusé de Cicéron, comme mourant avec un très grand courage, et qui, seul, raconte avec malveillance la mort de Cicéron, lui a pourtant rendu pleine justice, malgré lui, il est vrai. ASINIUS POLLION. « Lorsqu’il s’agit d’un homme que tant d’œuvres si remarquables feront vivre à jamais, il est superflu de louer son génie et son activité. La nature et la fortune le favorisèrent également, puisque, jusqu’à la vieillesse, son visage resta beau et sa santé florissante ; alors il eut le bonheur de vivre à une époque paisible pour laquelle ses qualités étaient faites, car, la justice étant rendue suivant l’ancienne sévérité, il y avait une très grande abondance de coupables ; il se les attachait en les défendant et en les sauvant presque toujours ; il fut très heureux en briguant le consulat et en l’exerçant, par une faveur particulière des dieux, qui lui accordèrent autant de résolution que de dévouement. Plût aux dieux qu’il eût montré plus de modération dans la prospérité et de courage dans l’adversité ! En effet, dans l’un et l’autre cas, il était persuadé que sa fortune ne changerait plus. De là de grands orages suscités contre lui par la jalousie, de là, chez ses ennemis, plus de confiance à l’attaquer, car il mettait plus de constance à provoquer les haines qu’à les combattre. Mais, puisqu’aucun homme n’a eu le bonheur de posséder une vertu parfaite, c’est, pour la vie comme pour le talent, par le côté où un homme s’est montré le plus grand, qu’il faut le juger. Et pour moi je n’estimerais même pas nécessaire de plaindre sa mort, si lui-même n’avait pensé qu’on était bien à plaindre de mourir. » Je puis vous affirmer que rien, dans son histoire, n’est plus éloquent que le passage que je viens de citer ; il me semble, non pas qu’il loue Cicéron, mais qu’il veut rivaliser avec lui. Je ne vous dis pas cela pour vous enlever le désir de lire son histoire ; ayez ce désir et ce sera une satisfaction donnée à Cicéron. Cependant, de tous ces hommes très éloquents, personne ne pleura mieux la mort de Cicéron que Cornélius Sévérus. CORNELIUS SEVERUS. « Et les bouches de ces grands hommes, ces bouches à peine fermées furent placées sur les Rostres qui étaient devenues comme leur bien ; mais tout disparaissait devant l’image de Cicéron assassiné : on eût dit qu’elle y était seule. Alors reviennent à tous les esprits les nobles actions du consul et les serments des conjurés, les pactes du crime qu’il découvrit et le forfait patricien qu’il étouffa : alors revient à la mémoire le châtiment de Céthégus et Catilina précipité du haut de ses vœux impies. Faveur, popularité, années pleines d’honneur, à quoi lui avait servi tout cela ? à quoi sa vie tout entière consacrée à des arts augustes ? Un seul jour a tranché cette gloire de Rome, et, frappée avec lui, portant son deuil, tristement s’est tue l’éloquence des Latins. Cet homme, autrefois l’unique appui, l’unique salut des accusés, tête éternellement glorieuse de la patrie, défenseur du sénat, du forum, des lois, des mœurs et de la concorde, lui, la voix du pays, des armes cruelles l’ont rendue muette pour toujours. Ces traits défigurés, cette chevelure blanche qu’un sacrilège avait souillée de sang, ces mains sacrées, instrument de si grandes œuvres, un citoyen, dans un délire de joie, les a foulées sous ses pieds orgueilleux, sans penser à l’incertitude des destinées ni aux dieux. Jamais, en aucun temps, Antoine ne pourra expier ce forfait. Ces souillures, un vainqueur moins cruel ne les avait pas infligées à l’Émathien {Macédonien} Persée, ni à toi, cruel Syphax, ni à un ennemi comme Philippe ; Jugurtha, lorsqu’on triompha de lui, ne subit aucun outrage et le farouche Annibal, tombant sous les coups de notre colère, descendit vers les ombrages du Styx sans voir ses membres mutilés. » Je ne veux pas frustrer un de nos compatriotes de son bon vers qui a inspiré le vers, beaucoup meilleur, de Cornélius Sévérus : « Tristement s’est tue l’éloquence des Latins. » Sextilius Éna fut un homme de talent plutôt qu’un esprit cultivé, un poète inégal, et, par certains côtés, tout à fait semblable au portrait que Cicéron trace des poètes de Cordoue, « dont les vers ont quelque chose de traînant et d’étranger. » Comme il devait lire précisément la peinture de cette proscription chez Messala Corvinus, il avait invité Asinius Pollion. Au début, il lut, non sans applaudissements, ce vers : « Il faut pleurer Cicéron et le silence de l’éloquence latine. » Asinius Pollion en fut froissé et dit : « Messala, à toi de voir ce que tu veux faire chez toi ; mais moi, je n’écouterai pas cet homme, qui me regarde comme un muet, » et, là-dessus, il se leva. A la lecture d’Éna assistait aussi, je le sais, Cornélius Sévérus ; le vers, on le voit bien, ne lui déplut pas autant qu’à Asinius Pollion, puisque, de son côté, il en composa un meilleur, mais assez analogue. Si je termine ici mon livre, je sais ce qui arrivera : vous cesserez de me lire à l’endroit où j’ai laissé de côté les maîtres de la déclamation ; aussi, pour vous forcer à lire le livre jusqu’à la fin, j’ajouterai une suasoire semblable à celle-ci. [7] Cicéron délibère s’il brûlera ses œuvres, sur la promesse d’Antoine de lui laisser la vie sauve, s'il le fait. Q. HATERIUS. Il te sera impossible de supporter Antoine : la prospérité d’une âme mauvaise est intolérable et rien n’excite plus au mal ceux qui aiment à le faire que la conscience d’être arrivé au succès par le déshonneur. Il lui est difficile de se contenir ; tu ne le supporteras pas, te dis-je, et tu désireras de nouveau provoquer sa haine pour qu’il te fasse mourir. Je suis bien au-dessous de Cicéron ; cependant la vie que je mènerais provoquerait en moi, non seulement le dégoût, mais la honte. Tu devrais tenir à ton talent pour cette seule raison qu’Antoine le hait plus que ta personne. Il dit qu’il te permet de vivre, après avoir songé aux moyens d’effacer même le souvenir de ta vie. Antoine est plus cruel en te proposant ce traité qu’en te proscrivant. Tu avais un génie sur lequel les armes des triumvirs ne pouvaient rien ; Antoine a trouvé le moyen de faire proscrire par Cicéron ce qu’il ne pouvait proscrire avec Cicéron. Je t’engagerais, Cicéron, à attacher quelque prix à la vie, si la liberté avait sa place dans l’état et l’éloquence dans la liberté, si l’épée des citoyens ne venait, comme par divertissement, frapper leurs concitoyens ; au contraire, la plus forte preuve que pour toi le meilleur parti est la mort, c’est qu’Antoine te promet la vie. La liste des proscriptions scélérates est affichée : combien de prétoriens, de consulaires, de membres de l’ordre équestre ont péri ! On laisse la vie seulement à ceux qui ont une âme d’esclave. Je ne sais si tu consentiras à vivre dans une telle époque, Cicéron ; à coup sûr, il n’est personne avec qui tu consentes à vivre. Assurément tu as bien fait de rester en vie à l’époque où César, de lui-même, t’a, sans conditions, demandé de vivre, quand la république n’existait plus, c’est vrai, mais était tombée aux mains d’un bon prince. CESTIUS PIUS. Me suis-je trompé ? Antoine a bien vu que Cicéron ne mourrait pas, si les monuments de son éloquence continuaient à vivre. On te propose un accord, qui s’attaque, sous tes yeux, à la meilleure partie de toi-même. Prête-moi quelques instants ton éloquence ; je demanderai que Cicéron périsse. — Si César et Pompée t’avaient écouté, ils n’auraient pas formé leur alliance honteuse et ne l’auraient pas brisée ; s’ils avaient jamais voulu suivre tes conseils, Pompée ne se serait pas séparé de César, ni César de Pompée. — Faut-il rappeler ton consulat qui sauva notre ville, ton exil plus honorable que ton consulat, la puissance de Sylla que, pour tes débuts, tu attaquas sans détours à l’aube de ton adolescence, Antoine arraché au parti de Catilina, rendu à la république ? Pardonne-moi, Cicéron, si j’insiste sur ces souvenirs ; c’est peut-être la dernière fois qu’on les évoque. — Que Cicéron meure, il dormira près des deux Pompée, le père et le fils, près d’Afranius, de Pétreius, de Q. Catulus, de M. Antoine, qui n’avait pas mérité de voir sa race, après lui, ainsi déshonorée ; s’il conserve la vie, il vivra au milieu des Ventidius, des Canidius et des Saxa. Dans ces conditions le doute est-il possible ? Vaut-il mieux dormir près de ceux-là ou vivre avec ceux-ci ? — Tu rachètes la vie d’un homme par un dommage public. — Je sais que tout prix est inique, fixé par lui : je neveux pas donner, pour la vie de Cicéron, le prix que demande Antoine. — S’il te proposait ce pacte : « Tu vivras, mais on t’arrachera les yeux ; tu vivras, mais on te mutilera les pieds, » même si tu devais endurer d’autres souffrances physiques, du moins tu aurais conservé ta langue. — Oublies-tu cette noble parole que tu as prononcée : « Mourir, dans la nature, est une fin, non un châtiment ? » Pour toi seul cela ne serait pas évident ? Pourtant il semble que tu aies réussi à persuader Antoine. — Attache-toi plutôt à la liberté et charge ton ennemi d’un nouveau crime ; en mourant, rends Antoine plus coupable. P. ASPRENAS. Pour acheter la grâce d’Antoine, Cicéron sévira-t-il lui-même contre son éloquence ? Et que te promet cet accord ? De te rendre M. Pompée, M. Caton et cet ancien état de la république, si digne d’entendre la parole de Cicéron ? — Souvent des hommes, qui avaient bien des raisons de vivre, sont morts parce qu’ils méprisaient leur caractère ; d’autres, sur le point de périr, se sont soustraits à la mort parce qu’ils admiraient leur âme préparée au trépas et leur seule raison de vivre a été d’être disposés à mourir courageusement. — Permets au peuple romain de mettre ses promesses en balance avec celles d’Antoine : si tu brûles tes livres, Antoine te promet quelques années ; si tu ne les brûles pas, l’affection du peuple romain te promet toutes les années à venir. POMPEIUS SILON. C’est un sort cruel d’être privés à jamais de l’éloquence de Cicéron, et de nous en rapporter à la bonne foi d’Antoine. — Tu appelles un acte de miséricorde ce supplice infligé au talent de Cicéron ? — Ayons confiance dans Antoine, Cicéron, si les prêteurs ont eu raison de lui accorder la leur pour des prêts d’argent, Brutus et Cassius pour la paix. Homme que rendent fous les vices de sa nature et la licence du temps, qui, parmi des amours de théâtre, se baigne avec transport dans le sang de ses concitoyens, homme qui, à ses créanciers, a donné pour gage la république, dont la gloutonnerie, pour se satisfaire, n’a pas eu assez des biens des deux principaux citoyens : César et Pompée. Ce sont tes mots dont je vais me servir, Cicéron : « Comment attacher du prix à une vie, que peut laisser ou enlever Antoine ?» Je ne tiens pas à ce que Cicéron conserve la vie, s’il la doit à Antoine. TRIARIUS. Autrefois le peuple romain fut réduit à cette détresse de n’avoir d’autre appui que Jupiter assiégé et Camille exilé ; cependant, de tous les services que leur rendit Camille, le plus important fut d’estimer qu’il était indigne des Romains de devoir leur salut à une convention. — O vie désormais pénible, même si tu ne devais pas l’acheter ! Antoine, déclaré l’ennemi de la république, déclare maintenant que la république est son ennemie. Lépide, pour qu’on ne puisse le soupçonner d’avoir déplu comme collègue à Antoine, Lépide, toujours prêt à prendre la folie d’autrui, Lépide, l'esclave de ses deux collègues, Lépide est notre maître. ARGENTARIUS. A Antoine il ne faut accorder aucune confiance. Je ne dis pas la vérité ? Mais de quoi n’est pas capable un homme capable de tuer Cicéron et incapable de lui accorder la vie, sinon à des conditions plus cruelles que la mort ? Tu crois au pardon de cet homme, dont la colère s’attaque à ton talent ? Tu espères la vie d’un homme qui n’a pas encore oublié tes paroles ? Pour sauver un corps fragile et périssable, tu laisserais disparaître ton génie, qui vivra toujours ! j’aurais été bien étonné si la mort n’était pas moins cruelle qu’un pardon accordé par Antoine. P. Scipion avait dégénéré de ses ancêtres : une mort généreuse l’a remis au nombre des Scipion. Antoine te fait grâce de la mort, mais pour faire périr la seule partie de toi qui soit immortelle ! Quel est ce pacte ? On enlève à Cicéron son génie, sans lui enlever la vie ! S’il consent à effacer son nom, on lui promet quelques années d’esclavage ! Non ! il ne veut pas que tu vives ; il veut que tu survives à ton talent. Apparemment il faudra que Cicéron entende Lépide, que Cicéron entende Antoine et que personne n’entende Cicéron ! Auras-tu toujours la force de voir enterrer sous tes jeux la meilleure partie de Cicéron ? Laisse passer à la postérité ton génie, qui proscrira éternellement Antoine. ARELLIUS FUSCUS. Tant que le genre humain subsistera, tant que l’on attachera aux lettres le prix qu’elles méritent et à l’éloquence le prix qu’elle vaut, tant que notre état verra subsister sa fortune ou durer sa mémoire, ton génie vivra dans l’admiration de la postérité, et, proscrit dans un siècle, tu proscriras Antoine dans tous. Crois-moi : la partie de toi-même la moins précieuse est celle qu’on peut t’enlever ou te laisser ; le véritable Cicéron est celui qu’Antoine pense ne pouvoir être proscrit que par Cicéron lui-même. Il ne te fait pas grâce de ta condamnation, il veut échapper à la sienne. Si Antoine viole sa parole, tu mourras ; s’il la tient, tu seras esclave : pour moi, j’aime mieux qu’il la viole. Par toi-même, M. Tullius, par ces soixante-quatre années glorieusement passées, par ton consulat qui a sauvé la république, par la renommée de ton génie qui vivra éternellement, si tu y consens, par la république, qui est morte avant toi, pour t’enlever le regret de laisser à Antoine aucun objet de ton affection, je t’en prie, je t’en conjure, en quittant la vie, ne va pas avouer à quel point tu aurais voulu ne pas la quitter ! Personne, à ma connaissance, n’a soutenu la thèse opposée. Tous se préoccupèrent des ouvrages de Cicéron, aucun de Cicéron ; pourtant ce point n’était pas si mauvais à développer, car Cicéron, si on lui avait offert la condition dont on parle, aurait hésité. Aussi personne ne traita-t-il cette controverse avec plus de force que Pompeius Silon ; il ne chercha pas les développements brillants, comme Cestius : celui-ci dit que c’était là un supplice plus cruel que la mort, et que telle était la raison pour laquelle Antoine le choisissait ; la vie de l’homme était courte, encore plus celle d’un vieillard ; il devait donc songer à sa réputation, capable d’assurer l’immortalité aux grand hommes, et non pas racheter sa vie à n’importe quel prix. Dans le cas présent, les conditions étaient inacceptables. Y avait-il en effet rien de moins acceptable pour lui que de brûler lui-même tous les monuments de son génie ? Ce serait faire tort au peuple romain, dont il avait élevé la langue au premier rang, et qui, grâce à lui, l’emportait par l’éloquence sur les gloires littéraires de la superbe Grèce autant qu’il la dépassait par la fortune ; cè serait faire tort au genre humain. Il se repentirait d’avoir acheté si cher le droit de respirer, car il lui faudrait vieillir dans l’esclavage et n’employer son éloquence qu’à louer Antoine. C’était une conduite indigne que de lui laisser la vie, en lui enlevant son talent. POMPEIUS SILON traita la question en disant qu’Antoine ne voulait pas conclure un traité, mais se jouer de lui ; ce n’était pas un accord, mais un affront, car, ses livres brûlés, il ne le tuerait pas moins ; Antoine n’était pas assez sot pour attacher de l’importance à voir brûler par Cicéron des livres dont les exemplaires étaient répandus par toute la terre ; il n’irait pas lui demander ce qu’il pouvait faire lui-même, à moins qu’il n’eût aucun droit sur les ouvrages de Cicéron, lui qui en avait sur la personne de Cicéron ; ce qu’il voulait, c’était tout simplement que le grand Cicéron, après avoir émis tant de fortes pensées sur le mépris de la mort, fût conduit à accepter des conditions honteuses avant de mourir. Antoine ne lui promettait pas la vie sous certaines conditions ; il cherchait à ne lui donner la mort qu’après l’avoir déshonoré. Il devait donc subir immédiatement avec courage le sort qu’il subirait dans la suite avec honte. Cette suasoire aussi fut rendue remarquable par…. Il y plaça en effet un trait recherché, mais du genre le plus commun et le moins relevé, où une syllabe de plus ou de moins produit le trait : « Oh ! crime indigne ! On oubliera donc que Cicéron a écrit, pour se rappeler qu’Antoine a proscrit. » Devant le rhéteur Cestius Pius, cette suasoire était traitée par Surdinus, jeune homme de talent, qui traduisit élégamment des fables grecques en latin. Ses traits, d’habitude, étaient mous, assez souvent même plus que mous, et languissants. Dans cette suasoire, après avoir donné la forme d’un serment aux jolies pensées qu’il venait d’exprimer : il ajouta : « Aussi vrai que je désire pouvoir te lire ! » Cestius, homme très fin, feignit d’avoir mal entendu, pour gourmander un jeune homme élégant comme s’il eût été indécent : « Comment as-tu dit ? Quoi ? Puissé-je jouir de toi ! » Cestius, à la vérité, n’estimait d’autre talent que le sien ; il détestait même Cicéron, mais ce ne fut pas impunément. En effet, quand l’Asie était gouvernée par M. Tullius, fils de Cicéron, personnage qui n’avait aucun des mérites de son père, sauf l’urbanité, Cestius dînait < une fois > chez lui. M. Tullius avait reçu de la nature une mémoire ingrate, et le peu qui lui en restait disparaissait dans l’ivresse : de temps en temps, il demandait comment s’appelait le convive qui était au bas de la table, et, comme le nom de Cestius, qu’on lui avait répété plusieurs fois, lui sortait toujours de la mémoire, à la fin, un esclave, pour qu’une remarque servît à mieux graver ce nom dans son esprit, répondit à son maître qui lui demandait le nom du convive qui était au bas de la table : « C’est ce Cestius, qui prétend que ton père était un homme illettré » ; aussitôt Tullius ordonna d’apporter les verges et, comme il le devait, vengea Cicéron sur la peau de Cestius. Il était querelleur, même quand la piété filiale ne l’exigeait pas. Le fils d’Hybréas, dont le père était fort éloquent, plaidait mal une cause devant lui : « Eh bien ! dit-il, ne souhaitons-nous pas d’être bien supérieurs à nos pères ? » et comme, dans une autre circonstance, Hybréas lui débitait, mot pour mot, un développement entier de son père, que tout le monde reconnaissait, il lui dit : « Alors, tu crois que je n’ai pas appris les paroles de mon père : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu donc de notre patience ? » GARGONIUS, le plus aimable des imbéciles, surpassa, en deux endroits de cette suasoire, la sottise de tout le monde et même la sienne ; d'abord au début : après avoir commencé par un serment, suivant la coutume déjà presque constante alors à l’école, et avoir débité un flot de paroles, il ajouta : « Aussi que, pour la première fois aujourd’hui, Antoine ressente toute la crainte dont son âme est capable ; puisse Cicéron vivre ou mourir tout entier, comme il est vrai qu’aucun pacte ne me ferait effacer ce que j’ai dit aujourd’hui pour son génie ! » Sa seconde sottise se place dans la partie, où il citait les exemples d’hommes morts courageusement : « Juba et Pétreius se chargèrent mutuellement de blessures et se prêtèrent la mort. »