[0] Traité de Ratramne, ou Bertram, du corps et du sang du seigneur. [1] Vous m'avez commandé, Grand Prince, d'expliquer à votre majesté mon sentiment touchant le mystère du sang et du corps de Jésus-Christ. Ce commandement est autant digne d'un prince aussi élevé que vous l'êtes, que l'exécution en est difficile à un homme aussi faible que je le suis. En effet, qu'y a-t-il de plus digne des soins et de l'occupation d'un grand roi que de s'appliquer à n'avoir que des sentiments catholiques touchant les mystères de celui qui a bien voulu le mettre sur le trône et de ne pas souffrir que ses sujets aient des sentiments différents touchant le corps de Jésus-Christ, sur lequel personne ne doute que toute la rédemption des chrétiens ne soit établie. [2] Car pendant que parmi les fidèles les uns disent qu'il n'y a aucun voile ni aucune figure dans le mystère du corps de Jésus-Christ, qu'on célèbre tous les jours dans l'église, mais que cela se fait par une manifestation pure et simple de ce qu'il est véritablement, et que les autres soutiennent, au contraire, que le corps et le sang du sauveur sont contenus sous la figure du mystère et que ce qui y tombe sous les sens corporels est autre chose que ce que l'on y voit avec les yeux de la foi: il paraît qu'il y a entre eux une grande diversité d'opinions. Ainsi, au lieu que l'apôtre écrit aux fidèles d'être tous du même sentiment, d'avoir un même langage et de ne souffrir point de divisions et de schismes (I Cor. I,10), on fait tout le contraire, les hommes n'ayant pas un même sentiment ni un même langage, touchant ce mystère, et ils sont divisés entre eux par un schisme qui n'est pas de petite conséquence. [3] C'est ce qui fait que votre majesté, étant excitée par le zèle de la foi, voyant ces divisions avec peine et désirant selon le précepte de l'apôtre que tous les sujets pensent et parlent de même sur ce mystère, elle recherche avec exactitude le fond de la vérité, afin qu'elle puisse y ramener ceux qui s'en détournent et c'est dans cette vue que vous ne dédaignez pas d'employer à cette recherche les personnes dont la vie est plus dans l'humiliation, sachant bien que le secret d'un si grand mystère ne peut être connu que par la révélation qui nous vient de dieu, qui fait éclater la lumière de sa vérité par le moyen de ceux dont il a fait le choix, sans avoir égard à la condition des personnes. [4] Cependant, je ne saurais trop vous témoigner combien j'ai de joie d'obéir à vos ordres en cette rencontre, quelque faiblesse que je sente en moi pour les exécuter et quelque difficulté qu'il y ait de parler de la chose du monde la plus éloignée des sens que personne ne peut pénétrer et dont il est impossible de discourir à moins que d'être instruit par le saint esprit. Mais étant votre sujet, je suis obligé de vous obéir et me confiant en l'assistance que j'espère de celui dont j'ai à parler, je m'en vais tâcher de vous expliquer mes pensées comme je pourrai ne présumant rien des forces de mon esprit mais en marchant sur les traces des saints pères. [5] Votre majesté demande si le corps et le sang de Jésus-Christ, que les fidèles reçoivent par leur bouche dans l'église, se fait en mystère ou en vérité. C'est-à-dire, si cela se fait de manière qu'il y ait quelque chose de secret et de caché, qui ne soit découvert qu'aux yeux de la foi ou si sans aucun voile de mystère, les yeux du corps y voient à l'extérieur ce que la vue de l'esprit voit au-dedans, en sorte que tout ce qui se fait, y paraisse manifestement et à découvert. De plus, vous demandez si ce même corps qu'on reçoit est celui qui est né de la vierge Marie, qui a souffert, qui est mort, qui a été enseveli et qui, étant ressuscité et monté aux cieux, est assis à la droite du père éternel. [6] Examinons la première de ces deux questions et, afin qu'il n'y ait aucun doute qui nous embarasse, définissons ce qu'on appelle "figure" et ce que c'est qu'on appelle "vérité, afin qu'ayant établi quelque chose de certain, nous connaissions le chemin de la raison dans lequel nous devons marcher. [7] "Figure" est une espèce d'obscurité dans le discours, qui, sous de certains voiles de mots, exprime ce que l'on veut dire. Cette définition s'entend aisément par les exemples : comme, quand voulant parler du verbe éternel, nous l'appelons "pain" dans l'oraison dominicale, lorsque nous disons à dieu "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien" ou que Jésus-Christ dit lui-même dans l'évangile : "Je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel" (Saint Jean, VI, 41) ou qu'il s'appelle lui-même "la vigne" et les disciples "les sarments". "Je suis la vraie vigne et vous êtes les sarments" (Saint Jean, XV, 5). Car toutes ces façons de parler disent une chose et ne laissent pas d'en indiquer et d'en faire entendre une autre. [8] "Vérité", au contraire, est une démonstration manifeste de la chose qui n'est voilée d'aucunes images ni d'aucunes ombres mais qui est expliquée par des termes purs et clairs et, pour parler plus nettement, qui expriment naturellement ce qu'ils signifient c'est-à-dire qui forment un discours qui n'a point d'autre sens que celui qui est naturellement exprimé par la construction et par la force des termes. Comme quand il est dit que Jésus-Christ est né de la vierge, qu'il a souffert, qu'il est mort et qu'il a été enseveli; il n'y a là ni ombres ni voiles ni figures : la vérité y est manifestée par des termes qui expriment naturellement ce qu'ils signifient et qui n'ont point d'autre sens que celui que tout le monde y entend. Mais il n'en est pas de même des expressions figurées dont nous avons parlé auparavant. Car Jésus-Christ n'est pas du pain en sa substance ni une vigne ni les apôtres des sarments et c'est pour cela qu'on reconnaît qu'il y a de la figure dans ces façons de parler au lieu que dans les autres est la vérité; c'est-à-dire qu'elle y est exprimée purement et simplement.