CHAPITRE LXXI. VERS la fin du règne d'Eugène IV, le savant Pogge et un de ses amis, serviteurs du pape l'un et l'autre, montèrent sur la colline du Capitole; ils se reposèrent parmi les débris des colonnes et des temples, et de cette hauteur, ils contemplèrent l'immense tableau de destruction qui s'offrait à leurs yeux. Le lieu de la scène et ce spectacle leur ouvraient un vaste champ de moralités sur les vicissitudes de la fortune, qui n'épargne ni l'homme, ni ses ouvrages les plus orgueilleux, qui précipite dans le même tombeau les empires et les cités; et ils se réunirent dans cette opinion que, comparativement à sa grandeur passée, Rome était de toutes les villes du monde celle dont la chute offrait l'aspect le plus imposant et le plus déplorable. « L'imagination de Virgile, dit le Pogge à son ami, a décrit Rome dans son premier état, et telle qu'elle pouvait être à l'époque où Evandre accueillit le réfugié Troïen. La roche Tarpéienne que voilà ne présentait alors qu'un hallier sauvage et solitaire : au temps du poète, sa cime était couronnée d'un temple et de ses toits dorés. Le temple n'est plus ; on a pillé l'or qui le décorait; la roue de la fortune a achevé sa révolution, les épines et les ronces défigurent de nouveau ce terrain sacré. La colline du Capitole, où nous sommes assis, était jadis la tête de l'Empire Romain, la citadelle du monde et la terreur des rois : honorée par les traces de tant de triomphateurs, enrichie des dépouilles et des tributs d'un si grand nombre de nations; ce spectacle qui attirait les regards du monde, combien il est déchu ! combien il est changé! combien il s'est effacé ! Des vignes embarrassent le chemin des vainqueurs, la fange souille l'emplacement qu'occupaient les bancs des sénateurs. Jetez les yeux sur le mont Palatin, et parmi ses énormes et uniformes débris, cherehez le théâtre de marbre, les obélisques, les statues colossales, les portiques du palais de Néron ; examinez les autres collines de la cité, partout vous apercevrez des espaces vides, coupés seulement par des ruines et des jardins. Le Forum, où le peuple romain faisait ses lois et nommait ses magistrats, contient aujourd'hui des enclos destinés à la culture des légumes ou des espaces que parcourent les buffles et les pourceaux. Tant d'édifices publics et particuliers, qui, par la solidité de leur construction, semblaient braver tous les âges, gisent renversés, dépouillés, épars dans la poussière, comme les membres d'un robuste géant et ceux de ces ouvrages imposants qui ont survécu aux outrages du temps et de la fortune rendent plus frappante la destruction du reste. » Ces ruines sont décrites fort en détail par le Pogge, l'un des premiers qui se soit élevé des monuments de la superstition religieuse à ceux de la superstition classique ... [Tiré de : François GUIZOT, Histoire de la décadence et de la chute de l'empire Romain ; traduction française de "Edward GIBBON, History of the decline and the fall of the Roman empire" ; vol. XIII, Paris, Ledentu, 1828]