[81] LXXXI. DISCUSSION ENTRE UN FLORENTIN ET UN VÉNITIEN. Les Vénitiens avaient conclu la paix pour dix années avec le Duc de Milan. Pendant ce temps, éclata la première guerre entre les Florentins et le Duc; les affaires des Florentins allaient mal, quand les Vénitiens, au mépris de leur traite, attaquèrent le Duc, qui était sans méfiance, et occupèrent Brescia, dans la crainte que le Duc victorieux ne tournât contre eux toutes ses forces. Quelque temps après, un Florentin et un Vénitien parlaient entre eux de ces événements : "Vous nous devez la liberté ; c'est grâce à nous que vous êtes libres", disait le Vénitien. — "Point du tout," riposta le Florentin pour rabattre la jactance de l'autre, "vous ne nous avez pas faits libres, mais nous avons fait de vous des traîtres". [82] LXXXII. COMPARAISON D'ANTONIO LUSCO. Cyriaque d'Ancône, insupportable bavard, déplorait un jour, en notre présence, la chute et la destruction de l'Empire Romain et en paraissait on ne peut plus affligé. Antonio Lusco, docte personnage, qui se trouvait avec nous, se mit à rire de la sotte douleur de cet homme : « Cyriaque, » dit-il, « ressemble a ce Milanais qui écoutait, un jour de fête, un de ces chanteurs à la douzaine, dont le métier est de réciter aux badauds les exploits des paladins; notre homme, en entendant raconter la mort de Roland, tué, il y aura bientôt sept cents ans, dans la bataille, se mit à pleurer à chaudes larmes. De retour chez lui, comme sa femme, le voyant triste et abattu, lui demandait ce qui lui était arrivé : — « Hélas, ma femme, je suis mort, » s'écria-t-il. — « Mon ami, » reprit-elle, « quel malheur t'est donc survenu ? » Remets-toi et viens diner. » Notre homme continuait à gémir et refusait de manger. Sa femme le supplia de lui dire la cause d'un si grand chagrin : — « Ignores-tu donc, » lui demanda-t-il, « ce que je viens d'apprendre à l'instant? — Mais dis quoi, enfin, mon ami ? — Roland est mort, Roland, le seul défenseur des Chrétiens ! » La femme calma l'absurde douleur de son mari, et elle eut beaucoup de peine à le faire mettre à table. » [83] LXXXIII. D'un chanteur qui annonça qu'il déclamerait la Mort d'Hector. Un des assistants nous conta un autre trait de semblable sottise : « Un de mes voisins, » dit-il, un homme simple, entendit un de ces mêmes improvisateurs annoncer à la fin de ses séances, pour allécher le public, que le lendemain il déclamerait la Mort d'Hector. Mon homme ne le laissa pas partir sans avoir obtenu, à prix d'argent, qu'il ne tuerait pas sitôt un si brave guerrier. La Mort d'Hector fut remise au jour suivant. L'imbécile paya de nouveau, puis encore, toujours pour prolonger la vie du héros. Enfin, quand il n'eut plus le sou, il dut entendre raconter la mort d'Hector, non sans accompagner le récit de pleurs abondants et de gémissements lamentables. » [84] LXXXIV. D'une femme qui fit croire à son mari qu'elle était à moitié morte. Sarda est un village situé dans nos montagnes. Un mari, bonne pâte d'homme, y surprit sa femme en flagrant délit avec un autre; la femme fit mine de se pâmer, et se laissa choir à terre comme un cadavre. L' homme s'approcha, crut qu'elle était vraiment morte, et tout en pleurant se mit à lui frictionner les membres. Elle entrouvrit alors les yeux, comme si elle reprenait peu à peu ses sens, et le mari lui demanda ce qui lui était arrivé : — « C’est que j'ai eu bien peur, » répondit-elle. L'imbécile la consola et lui promit tout ce qu'elle pourrait désirer : — « Je veux, » dit-elle, « que tu n'aies rien vu et que tu me le jures. » L'homme jura, et elle revint aussitôt à la vie. [85] LXXXV. BONNE PLAISANTERIE D'UN CHEVALIER FLORENTIN. Rosso de Ricci, Chevalier Florentin, homme sage et grave, avait une femme nominée Telda, vieille et rien moins que séduisante. Il jeta les yeux sur une servante qu'il avait chez lui, et comme il l'importunait tous les jours, cette fille en prévint sa maîtresse ; celle-ci lui conseilla de consentir et de donner à Rosso un rendez-vous en certain endroit obscur, où elle-même se glissa subrepticement à sa place. Rosso arrive et se met à caresser longuement sa femme, qu'il prend pour la servante ; mais tout a coup une défaillance le saisit et il ne peut rien conclure : « Ah ! chevalier de merde, » s'écrie Telda; « si c'eût été la servante, tu lui aurais bien fait l'affaire. — "Pardieu, Telda ma mie, " répartit le Chevalier, le bon compagnon que voici a bien plus de nez que moi; à peine t'ai-je approchée, croyant tâter de la servante, qu'il a senti tout de suite quel mauvais morceau tu es, et qu'il est rentré chez moi à reculons. » [86] LXXXVI D'un chevalier qui avait une femme acariâtre. Un Chevalier Florentin, de la plus haute noblesse, avait une femme acariâtre et méchante qui, tous les jours, allait trouver son Confesseur ou, comme on dit, son Directeur, et lui rapportait les méfaits et les défauts de son mari. Le Confesseur n'épargnait a ce dernier ni observations, ni reproches. Un jour que la femme avait demandé au prêtre de mettre la paix dans son ménage, il engagea le mari à se confesser à lui-même : c'était, a son avis, le meilleur moyen de rétablir entre eux la Concorde. Le Chevalier consentit, et le Religieux l'invitant à commencer sa confession : — « Ce n'est pas la peine, » dit-il; « tous les péchés que j'ai » pu commettre, ma femme vous les a souvent racontés, et bien d'autres encore. » [87] LXXXVII. D'un empirique qui soignait les ânes. Il y avait naguère à Florence un homme, plein d'assurance et d'audace, qui n'exerçait aucun métier. Il lut, dans je ne sais quel livre de Médecine, le nom et la composition de certaines pilules réputées souveraines contre diverses maladies, et conçut l'idée bizarre de se faire d'emblée Médecin, grâce à ces pilules. Après en avoir fabriqué un grand nombre, il sortit de Florence et se mit à parcourir les villages et les fermes en exerçant la Médecine. Il administrait indifféremment ses pilules pour toutes les maladies; le hasard fit qu'elles rendirent la santé à quelques personnes. La renommée de cet ignorant se répandit parmi les ignorants de son espèce, si bien qu*un homme ayant perdu son baudet vint un jour lui demander s'il n'avait pas quelque remède pour faire retrouver les ânes. L'empirique dit que oui, et lui donna six pilules a avaler. Le paysan les prit et s'en alla. Le lendemain, pendant qu'il cherchait sa bête, les pilules firent leur effet; il se retira dans une oseraie où il trouva son âne qui paissait. Il éleva aux nues la science et les pilules du Médecin, et de toutes parts, comme vers un nouvel Esculape, les paysans accoururent en foule vers ce Docteur qui avait des remèdes même pour faire retrouver les ânes. [88] LXXXVIII. COMMENT PIETRO DE EGHIS DISAIT QUE S'ACHÈTENT LES PLACES. A Florence, dans une sédition, les citoyens se battaient entre eux pour changer la forme du gouvernement, et l'un des chefs de parti venait d'être tué par ses adversaires au milieu d'un grand tumulte. Un spectateur, voyant les épées tirées, les hommes courant de côté et d'autre, demanda à ses voisins ce que cela voulait dire : — « On se partage ici-bas les magistratures et les charges de la cité, » lui répondit l'un d'eux, nommé Pietro de Eghis. — « Puisqu'elles coûtent si cher, » répliqua le questionneur, "je n'en veux pas," et il s'en alla sans tarder. [89] LXXXIX. D'UN MÉDECIN. Plusieurs de mes collègues, grands amateurs de gais propos, dînaient chez moi, et, tout en mangeant, on racontait maintes histoires plaisantes : « Cecchino, Médecin à Arezzo, » dit l'un d'eux en souriant, "fut un jour appelé au chevet d'une belle jeune fille qui s'était, en dansant, luxé le genou. Pour le remettre, il lui fallut manier assez longuement la jambe et la cuisse fort blanche et fort douce, ma foi, de la jeune personne, si bien que "erecta est mentula maiorem in modum", au point de ne pouvoir plus tenir dans la braguette. Il se releva en soupirant, et comme la malade lui demandait ce qu'elle lui devait pour ses soins : — « Rien du tout, » répondit-il. — "Et pourquoi cela ?" dit-elle. — « Nous sommes quittes : je vous ai redressé un membre et vous m'en avez redressé un autre. » [90] XC . PLAISANTERIE SUR UN VÉNITIEN QUI NE RECONNAISSAIT PAS SON CHEVAL On discourait, entre doctes personnages, de la bêtise et de la stupidité générales. Antonio Lusco, homme de beaucoup d'esprit, raconta qu'un jour, en allant de Rome à Vicence, il avait bien voulu faire route avec un Vénitien qui, sans doute, n'était pas souvent monté à cheval. A Sienne, ils descendirent dans une hôtellerie où se trouvaient aussi beaucoup d'autres voyageurs avec leurs chevaux. Le matin, tout le monde se préparait à partir ; seul, le Vénitien se tenait assis à la porte, immobile et tout botté. Lusco, surpris du flegme et de la tranquillité de cet homme qui ne s'occupait de rien tandis que presque tout le monde était déjà en selle, lui dit de monter à cheval s'il voulait partir avec lui, et lui demanda ce qu'il attendait : — « Certainement, je veux m'en aller avec vous, » répondit le Vénitien, « mais parmi tant de chevaux, je suis incapable de m'y reconnaître. J'attends que tous ces messieurs aient pris les leurs et qu'il n'en reste plus qu'un à l'écurie; comme cela, je saurai que c'est le mien. » Lusco, voyant la sottise de son compagnon, attendit le temps nécessaire pour que ce lourdaud, cette bûche, pût enfin prendre comme sien l'unique cheval laissé à l'écurie. [91] XCI. BON MOT DE CARLO DE BOLOGNE. C'est une manière de parler, quand nous voulons témoigner notre mepris à quelqu'un, que de lui dire : Je te laisserais cent fois par jour au cabaret pour l'écot. Dans une réunion, un quidam qui se disputait avec Razello de Bologne lui jeta cette phrase à la tête. Il croyait ainsi se faire valoir et rabaisser Razello. Mais celui-ci était prompt à la riposte : — « Je ne te contredirai point là-dessus, » dit-il ; « car on reçoit bien vite en gage les bonnes choses, celles qui ont de la valeur. Mais toi, mauvais drôle, tu vaux si peu, tu es si vil, qu'on aurait beau te promener dans tous les cabarets, dans toutes les gargotes possibles, personne ne te prendrait en gage, pas même pour un sou. » Razello mit ainsi les rieurs de son côté et battit le mauvais plaisant avec ses propres armes. [92] XCII. D'UN USURIER QUI CESSA DE FAIRE L'USURE DE CRAINTE DE PERDRE CE QU'IL AVAIT ACQUIS. Un ami exhortait un usurier déjà vieux à quitter le métier, pour penser au salut de son âme et prendre un peu de repos; il s'efforçait de lui persuader qu'il ferait bien de s'affranchir enfin des inquiétudes et de l'indignité de sa vie : — « Puisque tu le veux, » répondit notre homme, « je renoncerai à ce métier ; mes créances rentrent si mal maintenant, qu'il me faudrait bientôt, bon gré, mal gré, fermer boutique. » Ainsi, il renonçait a l'usure, non par conscience de l'infamie, mais par crainte de perdre ce qu'il avait gagné. [93] XCIII. D'une vieille fille de joie qui mendiait. On venait de raconter cette histoire dans notre réunion : «Cet usurier» ajouta un de mes collègues, « ressemblait fort à une vieille de ma connaissance (il dit le nom d'une fille de joie) qui, tout a fait décrépite, demandait l'aumône pour vivre : « Ayez pitié, » disait-elle, « d'une pauvre femme qui a renoncé au péché et au métier d'amour. » Un homme de marque lui reprocha de mendier : — "Que voulez-vous que je fasse ?" répondit-elle, "personne ne veut plus de moi". — "C’est donc forcément et non de bonne volonté que tu es sage," lui dit-il ; "tu as cessé de pécher parce qu'il n'y avait plus moyen." [94] XCIV. D'un docteur et d'un ignorant. Un jour que le Pape Martin causait avec ses secrétaires, la conversation tomba sur les anecdotes plaisantes. Le Pape raconta qu'un Docteur de Bologne faisait a un Légat je ne sais quelle demande, et insistait tellement, que le Légat finit par le traiter d'idiot et de fou : — « Et depuis quand vous êtes-vous aperçu que je suis fou ? » demanda le Docteur. — « Depuis tout à l'heure, » dit le Légat. — « Vous vous trompez, » répliqua l'autre : « je fus un grand fou le jour que je vous fis Docteur en droit civil, vous qui n'entendez rien aux lois. » Le Légat était effectivement docteur, quoique fort peu docte, et cette plaisanterie dévoilait son ignorance. [95] XCV. MOT DE l'EVÊQUE d'ALETH. Un autre, je crois que c'était l'Evêque d'Aleth, raconta un bon mot d'un Romain. Ce particulier rencontra en chemin le Cardinal de Naples, homme sans esprit, sans savoir, qui sortait de chez le Pape. Comme le Cardinal riait sans discontinuer, ainsi qu'il fit à l'habitude, le Romain demanda à son compagnon s'il devinait ce qui pouvait bien faire rire ce Prélat : — « Je n'en sais rien, » lui répondit-on. — "Eh bien," dit l'autre, il rit de la bêtise du Pape qui a fait un Cardinal d'un imbécile tel que lui. » [96] XCVI. MOT PLAISANT D'UN ABBÉ. Un autre rapporta ensuite deux bons mots dus à des Pères du Concile de Constance (c'étaient deux Abbés de l'Ordre de Saint-Benoît). Ils avaient été députés par le Concile auprès de Pierre de Luna, auparavant reconnu comme Pape par les Espagnols et les Français. Dès qu'il les vit : « Voici deux corbeaux qui m'arrivent ! » s'écria Pierre. — « Il n'y a rien d'étonnant, » répondit l'un d'eux, « à ce que des corbeaux soient attirés par une charogne. » Il voulait dire par là que le Concile l'ayant condamné, on devait le regarder comme un cadavre. [97] XCVII. MOT PLAISANT. Dans l'altercation qu'ils eurent avec lui sur la question de savoir qui était le vrai Pape, Pierre leur dit encore : « Ici est l'Arche de Noé. » Il entendait par là qu'il avait seul tous les droits du Siège Apostolique. — « Dans l'Arche de Noé, » lui répondit l'Abbé, « il y avait bien des bêtes. » [98] XCVIII. MERVEILLES RACONTÉES PAR UN COPISTE. Mon copiste, Giovanni, de retour de cette région qu'on appelle la Bretagne, m'a raconté à table, vers le huitième jour des Ides d'Octobre, l'avant-dernière année du Pontificat de Martin V, des choses surnaturelles qu'il affirmait avoir vues ; c'est un homme instruit et peu porté à mentir. En premier lieu, il était tombé une pluie de sang entre la Loire, le Berry et le Poitou, au point que les pierres en furent teintes. L'histoire a souvent rapporté de pareils prodiges, et celui-là en paraîtra moins étonnant. Mais je n'aurais jamais cru le fait que je vais répéter, si Giovanni ne me l'avait affirmé avec serment : A la fête des Apôtres Pierre et Paul, c'est-à-dire au mois de Juin, deux moissonneurs du pays, qui avaient laissé la veille du foin dans leur champ, s'en furent le botteler, crainte de le perdre, au mépris de la solennité du jour. C'était l'affaire d'une heure, mais, par la volonté de Dieu, ils restèrent longtemps dans leur champ, toujours occupés a botteler le foin, sans relâche, jour et nuit, ne prenant ni nourriture ni repos. Ils passèrent ainsi plusieurs jours sans pouvoir sortir du champ et sans que les gens qui s'arrêtaient à les regarder, et qui les prenaient pour des fous, pussent s'approcher d'eux et leur demander ce que cela voulait dire. Le copiste m'a affirmé qu'il avait vu les moissonneurs occupés à botteler ; qu'en est-il advenu ensuite ? il n'en savait rien. [99] XCIX. MERVEILLEUSE PUNITION DU MÉPRIS DES SAINTS. Un autre de mes collègues à la Curie, Rollet, natif de Rouen, m'a affirmé qu'il avait vu un miracle analogue, provoqué par le mépris des Saints. Il y a près du château de la ville une paroisse sous l'invocation de Saint Gothard. C'était le jour de sa fête et tous les paroissiens la célébraient, comme d'ordinaire, par une procession magnifique. Une jeune fille d'une autre paroisse se mit à se moquer d'eux, blasphéma le nom du Saint, tourna en dérision les cérémonies et s'écria que pour montrer le cas qu'elle en faisait, elle allait se mettre a filer ; elle prit, en effet, sa quenouille et son fuseau. Aussitôt quenouille et fuseau s'attachèrent à ses mains et à ses doigts en lui faisant grand mal, et si fort, qu'on ne pouvait pas les en arracher; la jeune fille avait perdu la voix et faisait entendre par signes, à défaut de la parole, ce qu'elle souffrait et pourquoi. Enfin, une foule de gens accoururent ; on la mena à l'autel du Saint qu'elle avait offensé et elle là fit un voeu. Aussitôt elle recouvra la voix et, en même temps, sa quenouille et son fuseau lui tombèrent des mains. Rollet disait que la chose s'était passée dans sa paroisse, et il en paraissait si sûr, que, malgré mon incrédulité, je ne l'ai pas trouvée tout à fait indigne de lui. [100] C. PLAISANTE HISTOIRE D'UN VIEILLARD QUI PORTA SON ÂNE. On disait, dans une réunion des secrétaires du Pape, que se régler sur l'opinion du vulgaire c'est se soumettre à l'esclavage le plus rude, car chacun pense à sa manière; l'un veut ceci, l'autre veut cela, et plaire à tout le monde à la fois est chose impossible. Comme preuve du fait, quelqu'un nous conta une histoire qu'il aurait vue, en Allemagne, reproduite par la plume et par le pinceau : « Un vieillard, » dit-il, «était parti avec son fils pour aller vendre son âne au marché : la bête cheminait devant eux, sans aucun fardeau. Des paysans qui travaillaient dans les champs les virent passer et reprochèrent au vieillard de laisser son âne sans aucune charge : Pourquoi ni le père ni le fils n'étaient-ils montés sur lui, quand tous deux en auraient eu besoin, l'un a cause de son grand âge et l'autre à cause de sa jeunesse? Le vieillard mit son fils sur le baudet et continua sa route à pied. Nouvelle rencontre, nouveaux reproches : Quelle stupidité que celle de ce bonhomme tout épuisé de vieillesse, qui fait monter sur la bête son fils, plus robuste que lui, et les suit à pied ! Le père changea d'avis : il fit descendre le jeune homme et prit sa place. Mais, après un peu de chemin, il s'entendit encore blâmer : Quoi ! sans pitié pour l'âge de son fils, il le trainait à sa suite comme un laquais, et c'était lui, le père, qui trônait sur son âne ! Emu par ces reproches, le vieillard fit monter son fils avec lui. Il continuait la route en ce nouvel équipage, lorsque d'autres passants lui demandèrent si l'âne était à lui : « Certainement, » répondit-il; on lui reprocha alors de n'en pas avoir plus de soin que s'il appartenait à un autre : la malheureuse bête n'était pas capable de porter un si lourd fardeau, et c'était bien assez pour elle d'un seul homme. Notre vieillard perdait la tête à entendre des avis si divers : que l'âne fut sans cavalier, qu'il en eut un, qu'il en eut deux, c'était un nouveau blâme à chaque pas ; enfin, il attacha les pieds du baudet, le suspendit à un biton, en prit un bout, donna l'autre à son fils, et tous deux se dirigèrent vers le marché en portant l'âne sur leurs épaules. A ce spectacle nouveau, les passants pouffaient de rire et se moquaient à coeur joie de la bêtise du fils et plus encore de celle du père. Furieux, le vieillard, qui s'était arrêté sur le bord d'une rivière, jeta son âne à l'eau, attaché comme il était, et rentra chez lui. Pour avoir voulu contenter tout le monde, et n'ayant satisfait personne, le bonhomme perdit son âne. »