Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Plotin (205 - 270 ap. J.-Chr.)


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 417-422

 

PLOTIN.

Nous savons, ou nous croyons savoir, beaucoup de choses sur Plotin, car son disciple, Porphyre, a écrit, une trentaine d'années après sa mort, une vie de son maître qui nous est parvenue. Plotin est né en 205, peut-être à Alexandrie; il ne fut précoce en rien : il tétait encore sa nourrice à huit ans et c'est à vingt-huit ans qu'il se convertit à la philosophie qu'il n'embrassa définitivement qu'après avoir rencontré Ammonius dont il suivit les cours durant onze ans. Il voulut en 243 faire l'expérience des philosophies perses et indiennes et suivit l'expédition de Gordien. Après la défaite et la mort de celui-ci, il s'installa à Rome (244) où il ouvrit une école, avec un grand succès.

Puis, nous dit Porphyre, à partir de 264 il se mit à écrire. C'est Porphyre qui réunit et édita ces traités en donnant au recueil le plan qu'il a aujourd'hui et qui ne correspond ni à l'ordre chonologique de composition, ni à un ordre systématique voulu par l'auteur lui-même.

De santé fragile durant toute sa vie, Plotin, après l'aggravation de sa maladie, se retira en 269, en Campanie où il mourut l'année suivante.

L'homme, tel qu'il apparaît dans le souvenir qu'il a laissé, est curieux, attachant et probablement très représentatif d'une époque. Sa conversion à la philosophie n'a rien d'original en soi, mais il s'y voue entièrement avec un grand appétit de savoir; en outre il s'attache à découvrir les philosophies orientales et quand il est à Rome, il semble ne vivre que pour la philosophie, choyé par les femmes chez qui il habite, assez semblable au fond à cet ami, Rogatianus, qui abandonne pouvoir, fortune et confort pour mener une existence d'un grand dénuement. Il convient de noter que, pour ce professeur, la philosophie, c'est aussi ou d'abord une manière de vivre.

On ne sait que penser de ce qu'ajoute Porphyre quand il nous explique (chap. 9) qu'on confiait à Plotin de jeunes orphelins et leur fortune; et s'il souligne que le philosophe n'eut jamais un ennemi parmi les hommes politiques, il ouvre par cette curieuse confidence la porte à de multiples interrogations. Etait-il si difficile d'y parvenir à cette époque? Le fait est, en tout cas, que Plotin s'attira la sympathie de l'empereur Gallien et de sa femme Salonine (chap. 12) friands de culture grecque, mais qu'il se vit refuser l'autorisation de restaurer pour les philosophes une ville détruite de Campanie. Il serait intéressant de savoir quelle était la nature exacte de ce projet : phalanstère, couvent, république de philosophes donnant l'exemple de la cité platonicienne, autant de versions substantiellement différentes. Il serait aussi instructif de savoir pourquoi « l'entourage de l'empereur y avait fait obstacle ». Mais toutes ces activités ne forment pas l'essentiel de sa vocation : au contraire son vrai centre d'intérêt est à l'opposé. Toute son oeuvre l'indique : il n'y a pas trace de politique dans ses traités; pour avoir quelque idée de ses sentiments en cette matière, le lecteur en est réduit à traquer les méta- phores et à les interpréter. Mais la démarche naturelle de Plotin est tout autre. Elle ne se tourne ni vers la cité, ni même vers la morale en tant que telle, mais vers soi-même et surtout vers Dieu.

La Vie de Plotin de Porphyre à cet égard est éclairante, même si l'on peut penser que l'auteur tire l'image du maître vers ses propres phantasmes. Plotin, dans cette biographie édifiante, apparaît tout proche d'Apollonios de Tyane. Plus que son système c'est sa personnalité qui est d'abord singulière et attirante. Il est constamment malade et son corps, qu'il méprise (chap. 1 et 2), finit par être repoussant, mais son âme n'en est que plus perceptible à tous dans sa perfection que parachève une ascèse incessante. Au moment de rendre le dernier soupir, il exprime avec clarté ce qui a été et demeure dans cet instant même son but suprême : « Je m'efforce de faire remonter ce qu'il y a de divin en moi à ce qu'il y a de divin dans l'univers » et un serpent glisse du lit où son corps repose, pour se perdre dans un trou de la muraille.

Et justement, ce n'est pas une âme ordinaire. Olympius d'Alexandrie (chap. 10) en fait la cuisante expérience, quand il veut attirer sur Plotin l'influence maligne des astres, car ses maléfices se retournent contre lui. Et le prêtre égyptien, qui évoque, dans l'Iséion de Rome, le démon de Plotin, « voit arriver un dieu qui n'est pas de la race des démons ». Plotin est donc l'égal de Pythagore, qui selon Jamblique (Vie de Plutarque, 30) était lié à un dieu olympien ou au moins à un démon habitant la lune. Comme Apollonios, cet « homme divin » a le don de double vue, décèle les voleurs, voit l'avenir. (Vie de Plotin, chap 11).

Quoi d'étonnant à ce que, en réalité, la quête philosophique de Plotin soit une quête de Dieu? Mais une quête qui empruntait d'autres méthodes que celles des dévots qui l'entouraient. A Amélius qui cherchait à l'entraîner aux cérémonies de la nouvelle lune, il répondit : « C'est aux dieux de venir à moi, et non à moi d'aller à eux », ce qui déconcerta ses amis; mais ne voulait-il pas parler de cette communication intérieure par laquelle on se met en état de recevoir Dieu. C'est ce que nous laisse entendre Porphyre : « Son âme était pure et toute tendue vers le divin. » Mais il faut aussi entendre cette recherche dans son sens le plus concret : ainsi que Porphyre nous l'indique, Plotin atteignit quatre fois de son vivant l'union intime avec Dieu, avant de rejoindre l'assemblée des démons bienheureux.

Cette démarche, qui chez les platoniciens antérieurs demeurait en partie extérieure à leur réflexion philosophique, est au centre de la pensée de Plotin qui s'organise entièrement autour d'une représentation globale du monde. E. Bréhier l'a défini : « Rien n'est que par l'Un... l'être est toujours subordonné à l'Un; l'Un est le principe de l'être. » Plotin, à partir du Phédon, du Parménide (et, occasionnellement, du Timée) reconstruit le système platonicien en lui donnant une sorte de cohérence théologique : on en trouvera l'exposé le plus complet dans le fameux traité Sur le Bien (VI, 9). Mais l'ensemble de la doctrine est présent dans chaque traité et chaque exposé supposait que le lecteur parcourût par la pensée l'ensemble du système.

L'Un ou Premier ou encore le Bien est la source première d'où procède tout le reste. La seconde hypostase est l'Intelligence qui naît de la conversion et de la contemplation de cette émanation par elle-même. Elle contient les idées de toutes les choses. La troisième hypostase, l'Âme, est l'intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible qu'elle organise. Au-dessous de ces trois hypostases divines, une autre hypostase, la matière, n'est pas indépendante de l'Un, mais « elle en est comme le dernier reflet avant l'obscurité complète du néant ». Le système qui, avec des variantes et des déformations, restera celui de tout le néoplatonisme, a une particularité; il intègre la plupart des éléments de la pensée platonicienne à laquelle tous entendaient demeurer fidèles, mais il y apporte deux compléments. D'une part il ajoute une sorte de cohérence avec une structure explicite et démultipliée où la hiérarchie des hypostases permet d'expliquer ou d'expliciter tous les enchaînements par lesquels on peut aller de l'Idée de l'Idée aux derniers rivages du Devenir et de la corruption. D'autre part, la procession et les émanations expliquent par une sorte de mouvement intemporel l'ensemble de cette circulation pour ainsi dire figée que la réalité parcourt dans un sens tandis que l'âme humaine la remonte par l'effort de la meilleure part d'elle-même. Ne nous étonnons pas que le néoplatonisme proclame l'éternité de ce monde qui n'est pas créé et qui n'a pas d'histoire.

Mais ce qui est étrange précisément, c'est la démarche de Plotin. Il ne s'agit pas ici d'une intuition mystique au départ, mais d'un labeur acharné à partir de textes, le plus souvent émanant de Platon, mais également de l'ensemble de la tradition philosophique hellénique; c'est ce qu'il dit avec modestie : « Nos théories n'ont rien de nouveau et elles ne sont pas d'aujourd'hui. Elles ont été énoncées il y a longtemps mais sans être développées, et nous ne sommes aujourd'hui que les exégètes de ces vieilles doctrines dont l'antiquité nous est témoignée par les écrits de Platon » (Enn., V, 1, 8, 10). Tous les éléments de sa philosophie sont (ou sont donnés comme) repris des penseurs antérieurs; aucune forfanterie d'innovation n'anime ses méditations qui, loin de se présenter comme un exposé systématique des idées du maître, n'apparaissent que comme des réponses ponctuelles et mesurées à des interrogations extérieures. L'unité profonde de l'oeuvre ne vient pas de l'enchaînement des démonstrations, mais de l'unité, de la fixité même de la vision du maître. Quel que soit le thème traité, l'auteur avec le lecteur parcourt l'ensemble du Tout et se réfère à toute son organisation comme si elle était préexistante et implicite. C'est ainsi que le lecteur, à force de voyages, découvre une géographie métaphysique dont l'auteur ne nous donne jamais aucune carte intégrale. C'est en ce sens que Plotin tout à la fois propose indirectement une synthèse authentiquement originale et d'autre part, dans chacun des parcours particuliers, affecte de demeurer fidèle à ses prédécesseurs.

Il n'y a pas dans cette attitude la moindre contradiction : Plotin est l'artisan d'une vaste entreprise de réorganisation et de restructuration de la tradition, discrète parce qu'elle procède indirectement et insiste sur ces filiations, parce qu'elle réemploie de préférence des matériaux connus, audacieuse et originale parce que, en réalité, elle affecte tout ce matériel d'une sorte de révolution qui a pour but de mettre la philosophie hellénique en mesure de répondre aux inquiétudes et aux interrogations de son temps : quête intérieure de Dieu, transcendance du divin, qui pourtant demeure omniprésent, unité du monde fondée sur des notions différentes de la physique traditionnelle plus ou moins liée au stoïcisme. De toutes manières, que Plotin soit seulement le signe ou qu'il soit l'auteur de cette révolution philosophique, nous pouvons constater que rien ne sera plus comme avant à partir de ce moment. Les autres écoles philosophiques s'enterrent pour un combat de tranchées, multiplient les commentaires techniques sur les doctrines traditionnelles : le néoplatonisme occupe tout le terrain de la philosophie novatrice et surtout de la théologie. Il est seul maintenant à donner une vision de l'univers réconfortante en même temps que globale, qui satisfasse le besoin de croire en même temps que celui de connaître et qui permette à l'homme de redescendre en lui-même tout en rejoignant le centre du monde. La fameuse phrase de sa sixième Ennéade (VII, 5, 7, 8) mise en valeur par Pierre Hadot le promet dans des termes qui résument à la fois la conversion platonicienne et l'appel vers l'Un. « Tous nous ne faisons qu'un. Mais nous ignorons cette unité parce que nous regardons vers l'extérieur, au lieu de tourner nos regards vers le point où nous sommes attachés. Nous sommes tous comme des visages tournés vers l'extérieur, mais qui, à l'intérieur, se rattacheraient à un sommet unique. Si l'on pouvait se retourner spontanément ou si l'on avait la chance "d'avoir les cheveux tirés par Athéna ", on verrait en même temps Dieu, soi-même et le tout. »

C'est une date capitale dans l'histoire intellectuelle de l'Antiquité. D'une part rien ne paraît changé et le mécanisme même de conservation de la tradition est minutieusement respecté puisque Plotin ne se présente que comme l'interprète ou le commentateur des auteurs classiques. On l'étonnerait beaucoup si on le saluait comme un novateur, encore plus comme un révolutionnaire. D'autre part, il est clair qu'avec Plotin une révolution s'accomplit, s'amorce et se parachève. Elle se parachève car tout dans la pensée du demi-siècle qui précédait laissait prévoir cette remise en ordre, qui est aussi une remise en cause. La quête du divin, le besoin de transcendance à l'égard de Dieu et cependant le désir de sauver l'éternité du monde, le désir de re-fonder des valeurs positives par-delà la crise de confiance qui secoue le stoïcisme. La révolution s'accomplit parce que Plotin met sur pied une philosophie complète, un véritable système d'autant plus cohérent que, toutes les parties s'entretenant, chaque démarche du philosophe parcourt ou suppose l'ensemble, quel que soit le sujet par lequel la réflexion est entamée. Mais une révolution aussi s'amorce. En effet, Plotin a donné le branle à une restructuration philosophique qui, sous les apparences du respect de la tradition, va en profondeur transformer la nature des concepts opératoires, la sensibilité et l'image du monde. L'oeuvre sera poursuivie, trahie probablement souvent mais dévotement reprise, toujours à l'abri de Platon qui sert de caution. C'est la problématique et les modèles néoplatoniciens qui pèseront sur le christianisme devenu adulte et triomphant. Un nouveau monde est né que pétrifieront les Byzantins, que ressuscitera la Renaissance.


| Bibliotheca Classica Selecta (BCS) | Folia Electronica Classica (FEC) | Lupa Capitolina Electronica (LCE) |

Responsables : FR LOG : F. Charlon - J.-L. Langon - BE GLOR & ITINERA-HODOI : P.-A. Deproost - A. Meurant
BE Ingénierie NTIC (TICE) : B. Maroutaeff - C. Ruell - J. Schumacher
Adresse de contact : J. Schumacher
Fureteurs appropriés: Internet Explorer 6.0 & sup.; Netscape 7.0 & sup.; Firefox 0.9 & sup.; ...
Dernière mise à jour : 30/11/2006