[6,9,0] SIXIEME ENNÉADE. LIVRE NEUVIÈME. DU BIEN ET DE L'UN. [6,9,1] Tous les êtres, tant les êtres premiers que ceux qui reçoivent le nom d'êtres à un titre quelconque, ne sont des êtres que par leur unité. Que seraient-ils, en effet, sans elle? Privés de leur unité, ils cesseraient d'être ce qu'on dit qu'ils sont. Une armée n'existe point, en effet, si elle n'est une; il en est de même d'un chœur, d'un troupeau. Une maison, un vaisseau non plus ne sont point, s'ils ne possèdent l'unité; en la perdant, ils cesseraient d'être ce qu'ils sont. Il en est de même des quantités continues : elles n'existeraient pas si elles n'avaient pas d'unité : quand on les divise, en perdant leur unité, elles perdent en même temps leur nature. Considérez encore les corps des plantes et des animaux, dont chacun est un : s'ils viennent à perdre leur unité en se fractionnant en plusieurs parties, ils perdent aussitôt leur essence ; ils ne sont plus ce qu'ils étaient, ils sont devenus des êtres nouveaux, qui n'existent eux-mêmes qu'autant qu'ils sont uns. Ce qui fait en nous la santé, c'est que les parties de notre corps sont coordonnées dans l'unité ; la beauté, c'est que l'unité contient tous nos membres ; la vertu, c'est que notre âme tend à l'unité et devient une par l'harmonie de ses facultés. Puisque l'Âme amène à l'unité toutes choses en les produisant, en les façonnant, en leur donnant la forme, devons-nous, après nous être élevés jusqu'à l'âme, dire qu'elle ne donne pas seulement l'unité, mais qu'elle est elle-même l'Un en soi? — Non. Comme les autres choses que l'âme donne aux corps, telles que la forme, la figure, ne sont nullement identiques à l'âme qui les donne ; de même, elle donne l'unité sans être l'Un : ce n'est qu'en contemplant l'Un qu'elle rend une chacune de ses productions, comme ce n'est qu'en contemplant l'homme en soi qu'elle fait l'homme (à condition cependant qu'elle prenne avec l'idée de l'homme en soi l'unité qui s'y trouve impliquée). Toutes les choses que l'on appelle unes ont chacune une unité proportionnée à leur essence, en sorte qu'elles participent plus ou moins de l'unité selon qu'elles participent plus ou moins de l'être. Ainsi, l'âme est autre chose que l'Un; cependant, comme elle est à un plus haut degré {que le corps}, elle participe davantage de l'unité, sans être l'Un même : car elle est une, mais l'unité en elle est contingente. L'âme et l'Un sont deux choses différentes, comme le corps et l'Un. Une quantité discrète comme un chœur est très loin de l'Un; une quantité continue en approche davantage ; l'âme en approche et en participe encore plus. Si, de ce que l'âme ne saurait exister sans être une, on conclut que l'âme et l'Un sont identiques, nous ferons à cela deux réponses. D'abord, les autres choses ont aussi une existence individuelle parce qu'elles possèdent l'unité, et cependant elles ne sont pas l'Un même (car le corps n'est pas identique à l'Un, et il participe cependant de l'Un). Ensuite, l'âme est multiple aussi bien qu'elle est une, quoiqu'elle ne se compose point de parties : car elle possède plusieurs facultés, la raison discursive, le désir, la perception, etc., facultés que l'unité, comme un lien, joint toutes ensemble. L'âme donne sans doute l'unité à une autre chose {au corps}, parce qu'elle possède elle-même l'unité; mais cette unité, elle la reçoit d'un autre principe {savoir de l'Un même}. [6,9,2] Mais {dira-t-on}, dans chacun des êtres particuliers qui sont uns, l'essence n'est-elle pas identique à l'unité ? Dans toute essence et tout être l'essence et l'être ne sont-ils pas identiques à l'unité, de telle sorte qu'en trouvant l'être on trouve aussi l'unité? L'essence en soi n'est-elle pas l'unité en soi, de telle sorte que, si l'essence est intelligence, l'unité soit aussi intelligence, intelligence qui, étant l'être au premier degré, soit aussi l'unité au premier degré, et qui, donnant l'être aux autres choses, leur donne également l'unité? Que peut être l'unité, en effet, en dehors de l'être et de l'essence? L'être est identique à l'unité (car homme et un homme signifient la même chose), ou bien l'unité est le nombre de chaque chose prise à part, et, de même qu'on dit deux d'un objet qui est joint à un autre, on dit un d'un objet qui est seul. Si le nombre fait partie des êtres, évidemment l'unité aussi en fait partie, et il faut chercher quelle espèce d'être elle est. Si l'unité n'est qu'une notion imaginée par l'âme pour nombrer, l'unité n'a pas d'existence réelle. Nous avons dit cependant plus haut que chaque chose, en perdant l'unité, perd aussi l'existence. Il faut donc voir si l'être et l'unité sont identiques, soit considérés dans chaque chose, soit pris absolument. Si l'être de chaque chose est pluralité, l'unité ne pouvant être pluralité, l'unité et l'être sont deux choses différentes. Or l'homme, étant animal et raisonnable, renferme une pluralité d'éléments dont l'unité est le lien. L'homme et l'unité sont donc deux choses différentes : l'homme est divisible, l'unité est indivisible. En outre, l'Être universel, renfermant en lui tous les êtres, est encore plus multiple ; il diffère donc de l'unité; néanmoins il possède l'unité par participation. L'Être possède la vie et l'intelligence (car on ne peut le regarder comme privé de la vie); il est donc multiple. Enfin, si l'Être est Intelligence, il est également multiple sous ce rapport, et il l'est bien plus encore s'il contient les formes : car l'idée n'est pas véritablement une; c'est plutôt un nombre, aussi bien l'idée individuelle que l'idée générale; elle n'est une que comme le monde est un. En outre, l'Un en soi est ce qui est premier ; mais l'Intelligence, les formes et l'Être ne sont pas choses premières. Chaque forme est multiple et composée, par conséquent, c'est une chose postérieure : car les parties sont antérieures au composé qu'elles constituent. Que l'Intelligence ne soit pas ce qui est premier, on le voit par les faits suivants : exister pour l'Intelligence, c'est nécessairement penser, et l'Intelligence la meilleure, celle qui ne contemple pas les objets extérieurs, doit penser ce qui est au-dessus d'elle : car, en se tournant vers elle-même, elle se tourne vers son principe. D'un côté, si l'Intelligence est à la fois la chose pensante et la chose pensée, elle implique dualité, elle n'est pas simple, elle n'est pas l'Un. D'un autre côté, si l'Intelligence contemple un objet autre qu'elle, ce ne peut être qu'un objet meilleur qu'elle et placé au-dessus d'elle. Enfin, si tout à la fois l'Intelligence se contemple elle-même et contemple ce qui est meilleur qu'elle, de cette manière elle est encore au second rang. Il faut donc admettre que l'Intelligence qui a une telle nature jouit de la présence du Bien, du Premier, et qu'elle le contemple; mais qu'elle est en même temps présente à elle-même, et qu'elle se pense comme étant toutes choses. Or, renfermant une telle diversité, elle est bien éloignée d'être l'Un. Ainsi, l'Un n'est point toutes choses : car de cette manière il ne serait plus l'Un ; il n'est point non plus l'Intelligence : car alors il serait encore toutes choses, puisque l'Intelligence est toutes choses. Il n'est point non plus l'Être, puisque l'Être aussi est toutes choses. [6,9,3] Qu'est donc l'Un? Quelle est sa nature? Il n'est point étonnant qu'il soit si difficile de le dire, lorsqu'il est difficile de dire même ce que c'est que l'être, ce que c'est que la forme. Les formes sont cependant le fondement de notre connaissance. Toutes les fois que l'âme s'avance vers ce qui est sans forme, ne pouvant le comprendre parce qu'il n'est point déterminé et n'a point reçu pour ainsi dire l'empreinte d'un type distinctif, elle s'en écarte parce qu'elle craint de n'avoir devant elle que le néant. Aussi se trouble-t-elle en présence des choses de cette sorte, et redescend-elle souvent avec plaisir; alors, s'éloignant d'elles, elle se laisse en quelque sorte tomber jusqu'à ce qu'elle rencontre quelque objet sensible, sur lequel elle s'arrête et s'affermit : semblable à l'œil, qui, fatigué par la contemplation de petits objets, se reporte volontiers sur les grands Lorsque l'âme veut voir par elle-même, voyant alors seulement parce qu'elle est avec l'objet qu'elle voit, et de plus étant une parce qu'elle ne fait qu'un avec cet objet, elle s'imagine que ce qu'elle cherchait lui a échappé, parce qu'elle n'est pas distincte de l'objet qu'elle pense. Toutefois, celui qui voudra faire une étude philosophique de l'Un devra adopter la marche suivante : puisque c'est l'Un que nous cherchons, puisque c'est le Principe de toutes choses, le Bien, le Premier, que nous considérons, quiconque veut l'atteindre ne s'éloignera pas de ce qui tient le premier rang pour tomber à ce qui occupe le dernier, mais il ramènera son âme des choses sensibles, qui occupent le dernier degré parmi les êtres, aux choses qui tiennent le premier rang; il se délivrera de tout mal puisqu'il souhaite s'élever au Bien; il remontera au principe qu'il possède en lui-même; enfin, il deviendra un de multiple qu'il était ; ce n'est qu'à ces conditions qu'il contemplera le Principe suprême, l'Un. Devenu ainsi intelligence, ayant confié son âme à l'intelligence et l'ayant édifiée en elle, afin qu'elle perçoive avec une attention vigilante tout ce que voit l'intelligence, il contemplera l'Un avec celle-ci, sans se servir d'aucun des sens, sans mélanger aucune de leurs perceptions aux données de l'intelligence; il contemplera, dis-je, le principe le plus pur avec l'intelligence pure, avec ce qui en constitue le degré le plus élevé. Lors donc qu'un homme qui s'applique à la contemplation d'un tel principe se le représente comme une grandeur ou une figure ou enfin une forme, ce n'est pas son intelligence qui le guide dans cette contemplation (car l'intelligence n'est pas destinée à voir de telles choses) ; c'est la sensation, ou l'opinion, compagne de la sensation, qui agit en lui. L'intelligence est seule capable de nous faire connaître les choses qui sont de son ressort. L'Intelligence peut voir et les choses qui sont au-dessus d'elle, et celles qui lui appartiennent, et celles qui procèdent d'elle. Les choses qui appartiennent à l'Intelligence sont pures ; mais elles sont encore moins pures et moins simples que les choses qui sont au-dessus de l'Intelligence ou plutôt que la chose qui est au-dessus d'elle : cette chose n'est point l'Intelligence, elle est supérieure à l'Intelligence. L'Intelligence est en effet être, tandis que le Principe qui est au-dessus d'elle n'est point être, mais est supérieur à tous les êtres. Il n'est point non plus l'Être : car l'Être a une forme spéciale, celle de l'Être, et l'Un est sans forme, même intelligible. Étant la nature qui engendre toutes choses, l'Un ne peut être aucune d'elles. Il n'est donc ni une certaine chose, ni quantité, ni qualité, ni intelligence, ni âme, ni ce qui se meut, ni ce qui est stable: il n'est ni dans le lieu ni dans le temps ; mais il est l'uniforme en soi, ou plutôt il est sans forme, il est au-dessus de toute forme, au-dessus du mouvement et de la stabilité : car tout cela appartient à l'Être et le rend multiple. — Mais pourquoi n'est-il point stable, s'il ne se meut point? — C'est qu'une de ces deux choses ou toutes les deux ensemble ne peuvent convenir qu'à l'Être. En outre, ce qui est stable est stable par la stabilité et n'est point identique à la stabilité même ; aussi ne possède-t-il la stabilité que par accident et ne demeure-t-il plus simple. Qu'on ne vienne pas non plus nous objecter qu'en disant que l'Un est cause première, nous lui attribuons quelque chose de contingent; c'est à nous-mêmes que nous attribuons alors la contingence, puisque c'est nous qui recevons quelque chose de l'Un, tandis que lui il demeure en lui-même. Pour parler avec exactitude, il ne faut donc pas dire de l'Un qu'il est ceci ou cela {il ne faut lui donner ni un nom, ni un autre}; nous ne pouvons, pour ainsi dire, que tourner autour de lui, et essayer d'exprimer ce que nous éprouvons {par rapport à lui}, car tantôt nous approchons de l'Un, tantôt nous nous éloignons de lui par l'effet de notre incertitude à son égard. [6,9,4] La cause principale de notre incertitude, c'est que la compréhension que nous avons de l'Un ne nous vient ni par la connaissance scientifique, ni par la pensée, comme la connaissance des autres choses intelligibles, mais par une présence qui est supérieure à la science. Lorsque l'âme acquiert la connaissance scientifique d'un objet, elle s'éloigne de l'Un et elle cesse d'être tout à fait une : car la science implique la raison discursive, et la raison discursive implique multiplicité. L'âme, dans ce cas, s'écarte de l'Un et tombe dans le nombre et la multiplicité. Il faut donc {pour atteindre l'Un} s'élever au-dessus de la science, ne jamais s'éloigner de ce qui est essentiellement un; il faut par conséquent renoncer à la science, aux objets de la science et à tout autre spectacle {que celui de l'Un}, même à celui du Beau : car le Beau est postérieur à l'Un et vient de lui, comme la lumière du jour vient du soleil. C'est pourquoi Platon dit de Lui qu'il est ineffable et indescriptible. Cependant nous parlons de lui, nous écrivons sur lui, mais c'est pour exciter notre âme par nos discussions et la diriger vers ce spectacle divin, comme on montre la route à celui qui désire aller voir un objet. L'enseignement en effet va bien jusqu'à nous montrer le chemin et nous guider dans la route ; mais obtenir la vision {de Dieu}, c'est l'œuvre propre de celui qui a désiré l'obtenir. Si votre âme ne parvient pas à jouir de ce spectacle, si elle n'a pas l'intuition de la lumière divine, si elle reste froide et n'éprouve pas en elle-même un ravissement analogue à celui de l'amant qui contemple l'objet aimé et qui se repose en son sein, ravissement qu'éprouve celui qui a vu la lumière véritable et dont l'âme a été inondée de clarté en s'approchant de cette lumière, c'est que vous avez tenté de vous élever à Dieu sans vous être débarrassé des entraves qui devaient vous arrêter dans votre marche et vous empêcher de contempler ; c'est que vous ne vous êtes pas élevé seul, mais que vous aviez retenu avec vous quelque chose qui vous séparait de Lui ; ou plutôt, c'est que vous n'étiez pas encore réduit à l'unité. Car Lui, il n'est absent d'aucun être, et cependant il est absent de tous, en sorte qu'il est présent {à tous} sans être présent {à tous}. Il est présent pour ceux-là seuls qui peuvent le recevoir et qui y sont préparés, qui sont capables de se mettre en harmonie avec lui, de l'atteindre et de le toucher en quelque sorte en vertu de la conformité qu'ils ont avec lui, en vertu également d'une puissance innée analogue à celle qui découle de lui, quand leur âme enfin se trouve dans l'état où elle était après avoir communiqué avec lui : alors ils peuvent le voir autant qu'il est visible de sa nature. Je le répète donc : si vous ne vous êtes pas déjà élevé jusque-là, c'est que vous en êtes encore éloigné soit par les obstacles dont nous avons parlé plus haut, soit par le défaut d'un enseignement qui vous ait appris la route à suivre et qui vous ait donné la foi aux choses divines. Dans tous les cas, vous ne devez vous en prendre qu'à vous-même; vous n'avez pour être seul qu'à vous détacher de tout. Quant au manque de foi dans les raisonnements que l'on fait sur ce point, on y remédiera par les réflexions suivantes. [6,9,5] Quiconque s'imagine que les êtres sont gouvernés par la fortune et le hasard et dépendent de causes matérielles est très éloigné de Dieu et de la conception de l'Un. Ce n'est pas à de tels hommes que nous nous adressons, mais à ceux qui admettent qu'il y a une autre nature que les corps, et qui s'élèvent au moins jusqu'à l'âme. Pour ceux-là, ils doivent s'appliquer à bien comprendre la nature de l'âme, apprendre, entre autres vérités, qu'elle procède de l'intelligence, et que c'est en participant à celle-ci par la raison qu'elle possède la vertu ; ils doivent ensuite reconnaître qu'il existe une intelligence supérieure à l'intelligence qui raisonne, c'est-à-dire à la raison discursive, que les raisonnements impliquent un intervalle {entre les notions} et un mouvement {par lequel l'âme parcourt cet intervalle}, que les connaissances scientifiques sont aussi des raisons de la même nature {des notions rationnelles}, des raisons propres à l'âme, mais qui sont devenues claires, parce qu'à l'âme s'est ajoutée l'intelligence qui est la source des connaissances scientifiques. Par l'intelligence {qui lui appartient}, l'âme voit l'Intellect divin, qui est en quelque sorte sensible pour elle en ce sens qu'il se laisse percevoir par elle, l'Intellect, dis-je, qui domine sur l'âme et qui est son Père, c'est-à-dire le Monde intelligible, Intellect calme qui se meut sans sortir de sa quiétude, qui renferme tout en son sein et qui est tout, qui est à la fois multitude indistincte et multitude distincte : car les idées qu'il contient ne sont pas distinctes comme les raisons {les notions rationnelles} qui sont conçues une à une; toutefois elles ne se confondent pas: chacune d'elles apparaît comme distincte des autres, de même que dans une science toutes les notions, bien que formant un tout indivisible, ont cependant chacune leur existence à part. Cette multitude des idées prise dans son ensemble constitue le Monde intelligible : celui-ci est ce qu'il y a de plus près du Premier; son existence est invinciblement démontrée par la raison, comme la nécessité de l'existence de l'âme elle-même; mais, quoique le Monde intelligible soit quelque chose de supérieur à l'âme, il n'est cependant pas encore le Premier, parce qu'il n'est ni un, ni simple, taudis que l'Un, le Principe de tous les êtres, est parfaitement simple. Qu'est donc le principe supérieur à ce qu'il y a de plus élevé parmi les êtres, à l'Intelligence {à l'Intellect et au Monde intelligible}? Il faut en effet qu'il y ait un principe au-dessus de l'Intelligence : celle-ci aspire bien à être l'Un, mais elle n'est pas l'Un, elle a seulement la forme de l'Un : car, considérée en elle-même, elle n'est pas divisée, mais elle est véritablement présente à elle-même; elle ne se démembre point, parce qu'elle est voisine de l'Un, quoiqu'elle ait osé s'éloigner de lui. — Ce qui est au-dessus de l'Intelligence, c'est l'Un même, merveille incompréhensible, dont on ne peut dire même qu'il est être, pour ne point faire de lui l'attribut d'une autre chose, et auquel aucun nom ne convient véritablement. S'il faut cependant le nommer, on peut convenablement l'appeler en général l'Un, mais en comprenant bien qu'il n'est pas d'abord quelque autre chose, et ensuite un. C'est pour cela que l'Un est si difficile à connaître en lui-même; il est plutôt connu par ce qui naît de lui, c'est-à-dire par l'Essence, parce que l'intelligence conduit à l'Essence. La nature de l'Un est en effet d'être la source des choses excellentes, la puissance qui engendre les êtres, tout en demeurant en elle-même, sans éprouver aucune diminution, sans passer dans les êtres auxquels elle donne naissance. Si nous appelons ce principe l'Un, c'est pour nous le désigner les uns aux autres en nous élevant à une conception indivisible et en amenant notre âme à l'unité. Mais, quand nous disons que ce principe est un et indivisible, ce n'est pas dans le même sens que nous le disons du point {géométrique} et de la monade {de l'unité arithmétique} : car ce qui est un de la manière dont le sont le point et la monade est principe de quantité et n'existerait point s'il n'y avait avant lui l'Essence et le Principe qui est encore avant l'Essence. Ce n'est donc point à cette espèce d'un qu'il faut appliquer notre pensée ; nous croyons cependant que le point et la monade ont de l'analogie avec l'Un par leur simplicité ainsi que par l'absence de toute multiplicité et de toute division. [6,9,6] En quel sens disons-nous donc l'Un, et comment pouvons-nous le concevoir ? — Reconnaissons que l'Un est une unité beaucoup plus parfaite que le point et la monade : car dans ceux-ci, faisant abstraction de la grandeur {géométrique} et delà pluralité numérique, on s'arrête à ce qu'il y a de plus petit et on se repose dans une chose indivisible, il est vrai, mais qui existait déjà dans un être divisible, dans un sujet autre qu'elle-même; mais l'Un n'est ni dans un sujet autre que lui-même, ni dans une chose divisible. S'il est indivisible, ce n'est pas non plus de la même manière que ce qu'il y a de plus petit ; tout au contraire, il est ce qu'il y a de plus grand, non par la grandeur {géométrique} , mais par la puissance; n'ayant pas de grandeur {géométrique}, il est indivisible dans sa puissance : car les êtres qui sont au-dessous de lui sont indivisibles dans leurs puissances, et non dans leur masse {puisqu'ils sont incorporels}. Il faut admettre également que l'Un est infini, non comme le serait une masse ou une grandeur qu'on ne pourrait parcourir, mais par l'incommensurabilité de sa puissance. Lors même que vous le concevez comme Intelligence ou comme Dieu, il est encore au-dessus. Lorsque, par la pensée, vous vous le représentez comme l'unité la plus parfaite, il est au-dessus encore; vous tâchez de vous former une idée de Dieu en vous élevant à ce qu'il y a de plus un dans votre intelligence {mais il est encore plus simple} : car il demeure en lui-même et il n'y a en lui rien de contingent. On peut encore comprendre qu'il est souverainement un par ce fait qu'il se suffit à lui-même (qu'il est absolu) : car le principe le plus parfait est nécessairement celui qui se suffit le mieux à lui-même, qui a le moins besoin d'autrui. Or toute chose qui n'est pas une, mais multiple, a besoin d'autrui: n'étant pas une, mais composée d'éléments multiples, son essence a besoin de devenir une ; mais l'Un ne saurait avoir besoin de lui-même, puisqu'il est déjà un. Bien plus, l'être qui est multiple a besoin d'autant de choses qu'il en contient en lui : car chacune des choses qui sont en lui n'existant que par son union avec les autres, et non en elle-même, se trouve avoir besoin des autres ; de sorte qu'un tel être a besoin d'autrui, soit pour les choses qui sont en lui, soit pour son ensemble. Si donc il doit y avoir quelque chose qui se suffise pleinement à soi-même, c'est assurément l'Un, qui seul n'a besoin de rien soit relativement à lui-même, soit relativement au reste. Il n'a besoin de rien ni pour être, ni pour être heureux, ni pour être édifié. D'abord, étant la cause des autres êtres, il ne leur doit pas l'existence. Ensuite, comment tiendrait-il son bonheur du dehors? En lui, le bonheur n'est pas une chose contingente, c'est sa nature même. Enfin, n'occupant point de lieu, il n'a pas besoin d'un fondement pour être édifié dessus, comme s'il ne pouvait pas se soutenir lui-même; tout ce qui a besoin d'être édifié est inanimé ; c'est une masse prête à tomber si elle n'a point de soutien. Quant à l'Un, {bien loin qu'il ait besoin d'un soutien,} c'est sur lui que sont édifiées toutes les autres choses, c'est lui qui en leur donnant l'existence leur a donné en même temps un lieu où elles fussent placées. Or ce qui demande à être placé dans un lieu ne se suffit pas par soi-même. Ce qui est principe n'a pas besoin de ce qui est au-dessous de lui. Le principe de toutes les choses n'a besoin d'aucune d'elles. Tout être qui ne se suffit pas par lui-même ne se suffit pas parce qu'il aspire à son principe. Si l'Un aspirait à quelque chose, il aspirerait évidemment à n'être plus un, c'est-à-dire, à s'anéantir; mais tout ce qui aspire à quelque chose aspire évidemment au bonheur et à la conservation; ainsi, puisqu'il n'y a pas pour l'Un de bien hors de lui, il n'y a rien qu'il puisse vouloir. Il est le Bien d'une manière transcendante ; il est le Bien, non pour lui-même, mais pour les autres êtres, pour ceux qui peuvent participer de lui. Il n'y a donc pas de pensée dans l'Un, parce qu'il ne doit pas y a voir en lui de différence; ni de mouvement, parce que l'Un est antérieur au mouvement comme à la pensée. Que penserait-il d'ailleurs? Se penserait-il lui-même? Dans ce cas, avant de penser il serait ignorant et il aurait besoin de la pensée, lui qui se suffit pleinement à lui-même. N'allez pas croire d'ailleurs que, parce qu'il ne se connaît pas et qu'il ne se pense pas, il y ait pour cela ignorance en lui. L'ignorance suppose un rapport, elle consiste en ce qu'une chose n'en connaît pas une autre. Mais l'Un, étant seul, ne peut ni rien connaître ni rien ignorer : étant avec soi, il n'a pas besoin de la connaissance de soi ; il ne faut même pas lui attribuer ce qu'on appelle être avec soi si l'on veut qu'il reste l'Un dans toute sa pureté ; il faut au contraire supprimer l'intelligence, la conscience, la connaissance de soi-même et d'autres êtres. On ne doit pas le concevoir comme éatnt ce qui pense, mais plutôt comme étant la pensée. La pensée ne pense pas, mais est la cause qui fait penser à un autre être, la cause ne peut être identique à ce qui est causé. A plus forte raison, ce qui est la cause de toutes les choses existantes ne peut être aucune d'elles. Il ne faut donc pas regarder cette cause comme identique au bien qu'elle dispense, mais la concevoir comme le Bien dans un sens plus élevé, le Bien qui est au-dessus de tous les autres biens. [6,9,7] Si, parce que Dieu n'est aucune de ces choses {que vous connaissez}, votre esprit reste dans l'incertitude, appliquez-le d'abord à ces choses, puis, de là, fixez-le sur Dieu. Or, le fixant sur Dieu, ne vous laissez distraire par rien d'extérieur : car il n'est pas dans un lieu déterminé, privant le reste de sa présence, mais il est présent partout où il se trouve quelqu'un qui puisse entrer en contact avec lui; il n'est absent que pour ceux qui ne peuvent y réussir. De même que, pour les autres objets, on ne saurait découvrir celui que l'on cherche si l'on pense à un autre, et que l'on ne doit rien ajouter d'étranger à l'objet qu'on pense si l'on veut s'identifier avec lui ; de même ici il faut être bien convaincu qu'il est impossible à celui qui a dans l'âme quelque image étrangère de concevoir Dieu tant que cette image distrait son attention; il est également impossible que l'âme, au moment où elle est attentive et attachée à d'autres choses, prenne la forme de ce qui leur est contraire. De même encore que l'on dit de la matière qu'elle doit être absolument privée de toute qualité pour être susceptible de recevoir toutes les formes ; de même , et à plus forte raison encore, l'âme doit-elle être dégagée de toute forme, si elle veut que rien en elle ne l'empêche d'être remplie et illuminée par la nature première. Ainsi, après s'être affranchie de toutes les choses extérieures, l'âme se tournera entièrement vers ce qu'il y a de plus intime en elle; elle ne se laissera détourner par aucun des objets qui l'entourent; elle ignorera toutes choses, d'abord par l'effet même de l'état dans lequel elle se trouvera, ensuite par l'absence de toute conception des formes ; elle ne saura même pas qu'elle s'applique à la contemplation de l'Un, qu'elle lui est unie; puis, après être suffisamment demeurée avec lui, elle viendra révéler aux autres, si elle le peut, ce commerce céleste. C'est sans doute pour avoir joui de ce commerce que Minos passa pour avoir conversé avec Jupiter: plein du souvenir de cet entretien, il fit des lois qui en étaient l'image, parce que, lorsqu'il les rédigea, il était encore sous l'influence de son union avec Dieu. Peut-être même l'âme, dans cet état, jugera-t-elle les vertus civiles peu dignes d'elle, si elle veut demeurer là-haut; c'est ce qui arrive à celui qui a longtemps contemplé Dieu. {En résumé} Dieu n'est en dehors d'aucun être; il est au contraire présent à tous les êtres, mais ceux-ci peuvent l'ignorer : c'est qu'ils sont fugitifs et errants hors de lui, ou plutôt hors d'eux-mêmes : ils ne peuvent point atteindre celui qu'ils fuient, ni, s'étant perdus eux-mêmes, trouver un autre être. Un fils, s'il est furieux et hors de lui-même, ne reconnaîtra pas son père. Mais celui qui aura appris à se connaître lui-même connaîtra en même temps d'où il vient. [6,9,8] Si quelque âme s'est connue dans un autre temps, elle sait que son mouvement naturel n'est pas en ligne droite (à moins d'avoir subi quelque déviation), mais qu'il se fait en cercle autour de quelque chose d'intérieur, autour d'un centre. Or le centre, c'est ce dont procède le cercle {qui est l'âme}. L'âme se mouvra donc autour de son centre, c'est-à-dire autour du principe dont elle procède, et, se portant vers lui, elle s'attachera à lui, comme devraient le faire toutes les âmes. Les âmes des dieux se portent toujours vers lui, et c'est là ce qui fait qu'ils sont dieux: car quiconque est attaché au centre {de toutes les âmes} est vraiment dieu; quiconque s'en éloigne beaucoup est un homme qui est resté multiple {qui n'a pas été ramené à l'unité}, ou est une brute. Le centre de l'âme est-il donc le principe que nous cherchons? ou bien faut-il concevoir un autre principe vers lequel tous les centres concourent? Remarquons d'abord que ce n'est que par analogie qu'on emploie les mots de centre et de cercle : en disant que l'âme est un cercle, on n'entend pas qu'elle soit une figure de géométrie, mais qu'en elle et autour d'elle subsiste la nature primordiale ; {en disant qu'elle a un centre, on entend que} l'âme est suspendue au Premier principe {par la partie la plus élevée de son être}, surtout lorsqu'elle est tout entière séparée {du corps}. Et maintenant, comme nous avons une partie de notre être enfermée dans le corps, nous ressemblons à un homme qui aurait les pieds plongés dans l'eau et le reste du corps placé au-dessus de l'eau : nous élevant au-dessus du corps par toute la partie qui n'est pas immergée, nous nous rattachons par le centre de nous-mêmes au centre commun de tous les êtres, de la même façon que nous faisons coïncider les centres des grands cercles avec celui delà sphère qui les entoure. Si les cercles de l'âme étaient corporels il faudrait que le centre commun occupât un certain lieu pour qu'ils coïncidassent avec lui et qu'ils tournassent autour de lui. Mais puisque les âmes sont de l'ordre des essences intelligibles et que l'Un est encore au-dessus de l'Intelligence, il faut admettre que l'union de l'âme et de l'Un s'opère ici par d'autres moyens que ceux par lesquels l'Intelligence s'unit à l'intelligible. Cette union est en effet beaucoup plus étroite que celle qui est réalisée entre l'Intelligence et l'intelligible par la ressemblance ou par l'identité : elle a lieu en vertu de l'intime parenté qui unit l'âme avec l'Un, sans que rien les sépare. Les corps ne peuvent s'unir entre eux {parce qu'ils ne se laissent pas pénétrer}; mais ils ne sauraient empêcher les essences incorporelles de s'unir entre elles : car ce qui les sépare les unes des autres, ce n'est pas une distance locale, c'est leur distinction, leur différence; lorsqu'il n'y a point de différence entre elles, elles sont présentes l'une à l'autre. N'ayant point en lui de différence, l'Un est toujours présent; et nous, nous lui sommes présents dès que nous n'avons plus en nous de différence. Lui, il n'aspire pas à nous, ne se meut pas autour de nous ; c'est nous, au contraire, qui aspirons à lui. Nous nous mouvons toujours autour de lui ; néanmoins, nous ne fixons pas toujours sur lui notre regard : nous ressemblons à un chœur de chanteurs qui entoureraient toujours le coryphée, mais qui ne chanteraient pas en mesure parce qu'ils détourneraient de lui leur attention en la portant sur quelque objet extérieur, tandis que, s'ils se tournaient vers le coryphée, ils chanteraient bien et ils seraient véritablement avec lui. De même, nous tournons toujours autour de l'Un, même lorsque nous nous en détachons tout à fait et que nous ne le connaissons plus. Nous n'avons pas notre regard toujours fixé sur l'Un ; mais quand nous le contemplons, nous atteignons le but de nos vœux, et nous jouissons du repos; nous ne sommes plus en désaccord et nous formons véritablement autour de lui un chœur divin. [6,9,9] Dans ce chœur, l'âme voit la source de la Vie, la source de l'Intelligence, le principe de l'Être, la cause du Bien, la racine de l'Âme. Toutes ces choses découlent de l'Un sans le diminuer. Il n'est point en effet une masse corporelle; sinon, les choses qui naissent de lui seraient périssables. Or elles sont éternelles, parce que leur principe reste toujours le même, qu'il ne se partage pas pour leur donner naissance, mais qu'il demeure tout entier. Elles durent, comme la lumière dure tant que le soleil dure lui-même. Quant à nous, nous ne sommes point séparés de l'Un, nous n'en sommes point distants, quoique la nature corporelle, en s'approchant de nous, nous ait attirés à elle. Mais c'est en l'Un que nous respirons, c'est en lui que nous subsistons : car il ne nous a pas donné une fois pour s'éloigner ensuite de nous ; mais il nous donne toujours, tant qu'il demeure ce qu'il est, ou plutôt tant que nous nous tournons vers lui; c'est là que nous trouvons le bonheur; nous éloigner de lui, c'est déchoir. C'est en lui que notre âme se repose : c'est en s'élevant à ce lieu pur de tout mal qu'elle est délivrée des maux ; c'est là qu'elle pense, là qu'elle est impassible, là qu'elle vit véritablement. La vie actuelle, où l'on n'est pas avec Dieu, n'est qu'un vestige, une ombre de la vie véritable. La vie véritable {où l'on est avec Dieu} est l'actualité de l'Intelligence. C'est cette actualité de l'Intelligence qui engendre les dieux en touchant l'Un par une sorte de tact silencieux; c'est elle qui engendre la beauté, et la justice, et la vertu. Voilà ce que porte dans son sein l'âme remplie de Dieu ; c'est en lui qu'est son principe et sa fin : son principe, parce que c'est de là qu'elle procède; sa fin, parce que c'est là qu'est le bien où elle tend, et qu'en retournant là, elle redevient ce qu'elle était. La vie d'ici-bas, au milieu des choses sensibles, c'est pour l'âme une chute, un exil, la perte de ses ailes. Ce qui démontre encore que notre bien est là-haut, c'est l'amour qui est inné dans notre âme, comme renseignent les descriptions et les mythes qui font de l'Amour l'époux de l'âme. En effet, puisque l'âme, qui est autre que Dieu, procède de lui, il faut nécessairement qu'elle l'aime: mais, quand elle est là-haut, elle a un amour céleste; ici-bas, elle n'a plus qu'un amour vulgaire : car c'est là-haut qu'habite Vénus Uranie; ici-bas, il n'y a que la Vénus populaire et adultère. Or toute âme est une Vénus, comme l'indique le mythe de la naissance de Vénus et de l'Amour, qu'on fait naître en même temps qu'elle.Tant qu'elle reste fidèle à sa nature, l'âme aime donc Dieu et veut s'unir à lui, comme une vierge qui est issue d'un noble père et qui est éprise pour un bel Amour. Mais quand, étant descendue dans la génération, l'âme, trompée par les fausses promesses d'un amant adultère, a échangé son amour divin contre un amour mortel, alors, éloignée de son père, elle se livre à toute sorte d'excès ; mais enfin, elle a honte de ces désordres ; elle se purifie, elle retourne à son père, et elle trouve auprès de lui le vrai bonheur. Quelle félicité est alors la sienne, c'est ce dont ceux qui ne l'ont pas goûtée peuvent juger jusqu'à un certain point par les amours terrestres, en voyant la joie qu'éprouvé celui qui aime et qui obtient ce qu'il aime. Mais ces amours mortelles et trompeuses ne s'adressent qu'à des fantômes; elles ne tardent pas à disparaître parce que ce ne sont pas ces apparences sensibles que nous aimons véritablement, qui sont notre bien et que nous cherchons. Là-haut seulement est l'objet véritable de l'amour, le seul auquel nous puissions nous unir et nous identifier, que nous puissions posséder intimement, parce qu'il n'est point séparé de notre âme par l'enveloppe de la chair. Quiconque le connaît connaît ce que je dis : il sait que l'âme vit alors d'une autre vie, qu'elle s'avance vers Dieu, qu'elle l'atteint, le possède, et, dans cet état, reconnaît la présence du dispensateur de la véritable vie. Alors elle n'a besoin de rien de plus : au contraire, elle doit renoncer à toute autre chose pour se fixer en Dieu seul, s'identifier avec lui, retrancher tout ce qui l'entoure. Il faut donc nous hâter de sortir d'ici-bas, nous détacher autant que nous le pouvons du corps auquel nous avons le chagrin d'être encore enchaînés, faire nos efforts pour embrasser Dieu par tout notre être, sans laisser en nous aucune partie qui ne soit en contact avec lui. Alors, l'âme peut voir Dieu et se voir elle-même, autant que le comporte sa nature; elle se voit brillante de clarté, remplie de la lumière intelligible, ou plutôt elle se voit comme une lumière pure, subtile, légère; elle devient Dieu, ou plutôt elle est Dieu. Dans cet état, l'âme est donc comme un feu resplendissant. Si elle retombe ensuite dans le monde sensible, elle est plongée dans l'obscurité. [6,9,10] Mais pourquoi l'âme qui s'est élevée là-haut n'y demeure-t-elle pas? C'est qu'elle n'est pas encore tout à fait détachée des choses d'ici-bas. Mais un temps viendra où elle jouira sans interruption de la vue de Dieu : c'est quand elle ne sera plus troublée par les passions du corps. La partie de l'âme qui voit Dieu n'est pas celle qui est troublée {l'âme irraisonnable}, mais l'autre partie {l'âme raisonnable} ; or elle perd la vue de Dieu quand elle ne perd pas cette science qui consiste dans les démonstrations, dans les conjectures et les raisonnements. Dans la vision de Dieu, en effet, ce qui voit n'est pas la raison, mais quelque chose d'antérieur, de supérieur à la raison; si ce qui voit est encore uni à la raison, c'est alors comme l'est ce qui est vu. Celui qui se voit, lorsqu'il voit, se verra tel, c'est-à-dire simple, sera uni à lui- même comme étant tel, enfin se sentira devenu tel. Et même il ne faut pas dire qu'il verra, mais qu'il sera ce qui est vu, si toutefois on peut encore distinguer ici ce qui voit et ce qui est vu, et affirmer que ces deux choses n'en font pas une seule ; mais cette assertion serait téméraire : car dans cet état, celui qui voit ne voit pas à proprement parler, ne distingue pas, ne s'imagine pas deux choses ; il devient tout autre, il cesse d'être lui, il ne conserve rien de lui-même. Absorbé en Dieu, il ne fait plus qu'un avec lui, comme un centre qui coïncide avec un autre centre : ceux-ci en effet ne font qu'un en tant qu'ils coïncident, et ils font deux en tant qu'ils sont distincts. C'est dans ce sens que nous disons ici que l'âme est autre que Dieu. Aussi ce mode de vision est-il fort difficile à décrire. Comment en effet dépeindre comme différent de nous Celui qui, lorsque nous le contemplions, ne nous apparaissait pas comme autre que nous-mêmes, mais comme ne faisant qu'un avec nous? [6,9,11] C'est là sans doute ce que signifie la défense qu'on fait dans les mystères d'en révéler le secret aux hommes qui n'ont pas été initiés : comme ce qui est divin est ineffable, on prescrit de n'en point parler à celui qui n'a pas eu le bonheur de le voir. Puis donc que {dans cette vision de Dieu} il n'y avait pas deux choses, que celui qui voyait était identique à Celui qu'il voyait, de telle sorte qu'il ne le voyait pas, mais qu'il lui était uni, si quelqu'un pouvait conserver le souvenir de ce qu'il était quand il se trouvait ainsi absorbé en Dieu, il aurait en lui-même une image fidèle de Dieu. Alors en effet il était lui-même un, il ne renfermait en lui aucune différence, ni par rapport à lui-même, ni par rapport aux autres êtres. Pendant qu'il était ainsi transporté dans la région céleste, rien n'agissait en lui, ni la colère, ni la concupiscence, ni la raison, ni même la pensée; bien plus, il n'était plus lui-même, s'il faut le dire, mais, plongé dans le ravissement ou l'enthousiasme, tranquille et solitaire avec Dieu, il jouissait d'un calme imperturbable; renfermé dans sa propre essence, il n'inclinait d'aucun côté, il ne se tournait même pas vers lui-même, il était enfin dans une stabilité parfaite, il était en quelque sorte devenu la stabilité même. Dans cet état, en effet, l'âme ne s'occupe plus même des belles choses : elle s'élève au-dessus du Beau, elle dépasse le chœur des vertus. C'est ainsi que celui qui pénètre dans l'intérieur d'un sanctuaire laisse derrière lui les statues qui sont placées dans le temple ; ce sont les objets qui se présenteront ensuite les premiers à ses yeux à sa sortie du sanctuaire, après qu'il aura joui du spectacle intérieur, qu'il sera entré en communication intime, non avec une image ou une statue (car ce n'est qu'en sortant qu'il considérera les images et les statues), mais avec la Divinité. Le mot même de spectacle ne paraît pas convenir ici {pour exprimer cette contemplation de l'âme} ; c'est plutôt une extase, une simplification, un abandon de soi, un désir de contact, une parfaite quiétude, enfin un souhait de se confondre avec ce que l'on contemple dans le sanctuaire. Quiconque cherche à voir Dieu d'une autre manière ne saurait jouir de sa présence. Par l'emploi de ces figures mystérieuses, les sages prophètes veulent indiquer comment on voit Dieu. Mais le sage hiérophante, pénétrant le mystère, peut, une fois qu'il est arrivé là, jouir de la vue véritable de ce qui est dans le sanctuaire. S'il n'est pas encore arrivé là, il conçoit du moins que ce qui est dans le sanctuaire est une chose invisible {pour les yeux du corps}, que c'est la source et le principe de tout, et il le connaît ainsi comme le principe par excellence ; {mais quand il a pénétré dans le sanctuaire} , il voit le principe, il entre en communication avec lui, il unit le semblable au semblable, ne laissant de côté rien de ce que l'âme est capable de posséder des choses divines. Avant d'obtenir la vision de Dieu, l'âme désire ce qui lui reste à voir : or, pour qui est monté au-dessus de toutes choses, ce qui reste à voir, c'est Celui-là même qui est au-dessus de toutes choses. En effet, la nature de l'âme n'ira jamais au non-être absolu; en s'abaissant, elle tombera dans le mal, par conséquent, dans le non-être, mais non dans le non-être absolu. Si elle suit la route contraire, elle arrivera non à une chose différente, mais à elle-même. De ce qu'elle n'est alors dans aucune chose différente d'elle, il ne s'ensuit pas qu'elle ne soit dans aucune chose : elle est en elle-même. Or, celui qui est en lui-même, sans être dans l'Être, est nécessairement en Dieu. Il cesse alors lui-même d'être une essence, il devient supérieur à l'Essence en tant qu'il entre en communication avec Dieu. Or, celui qui se voit ainsi devenu Dieu a en lui-même une image de Dieu; et s'il s'élève au-dessus de lui-même, s'il devient comme une image qui viendrait se confondre avec son modèle, il atteindra le terme de son ascension. Ensuite, quand il aura perdu la vue de Dieu, il pourra encore, réveillant la vertu qu'il a conservée en lui, et considérant les perfections qui ornent son âme, remonter à la région céleste, s'élever par la vertu à l'intelligence, et par la sagesse à Dieu même. Telle est la vie des dieux; telle est aussi celle des hommes divins et bienheureux : détachement de toutes les choses d'ici-bas, dédain des voluptés terrestres, fuite de l'âme vers Dieu qu'elle voit seule à seul.