[5,8,0] CINQUIÈME ENNÉADE. LIVRE HUITIÈME. DE LA BEAUTÉ INTELLIGIBLE. [5,8,1] Puisque celui qui s'élève à la contemplation du monde intelligible, et qui conçoit la beauté de l'Intelligence véritable, peut aussi, comme nous l'avons reconnu, saisir par intuition le principe supérieur, le père de l'Intelligence, essayons de comprendre et de nous expliquer à nous-mêmes, autant que nos forces nous le permettent, comment il est possible de contempler la beauté de l'Intelligence et du monde intelligible. Figurons-nous deux marbres placés l'un à côté de l'autre, l'un brut et sans aucune trace d'art, l'autre façonné par le ciseau du sculpteur qui en a fait la statue d'une déesse, d'une Grâce ou d'une Muse, par exemple, ou bien celle d'un homme, non de tel ou tel individu, mais d'un homme dans lequel l'art aurait réuni tous les traits de beauté qu'offrent les divers individus. Après avoir ainsi reçu de l'art la beauté de la forme, le second marbre paraîtra beau, non en vertu de son essence qui est d'être pierre (sinon, l'autre bloc serait aussi beau que lui), mais en vertu de la forme qu'il a reçue de l'art. Or celle-ci ne se trouvait pas dans la matière de la statue. C'était dans la pensée de l'artiste qu'elle existait avant de passer dans le marbre, et elle existait en lui, non parce qu'il avait des yeux et des mains, mais parce qu'il participait à l'art. C'est donc dans l'Art qu'existait cette beauté supérieure: elle ne saurait s'incorporer à la pierre; demeurant en elle-même, elle a engendré une forme inférieure, qui, en passant dans la matière, n'a pu ni conserver sa pureté, ni répondre complètement à la volonté de l'artiste, et n'a plus d'autre perfection que celle que comporte la matière. Si l'Art réussit à produire des œuvres qui soient conformes à son essence constitutive (sa nature étant de produire le beau), il a encore, par la possession de la beauté qui lui est essentielle, une beauté plus grande et plus véritable que celle qui passe dans les objets extérieurs. En effet, comme toute forme s'étend en passant dans la matière, elle est plus faible que celle qui demeure une. Tout ce qui s'étend s'éloigne de soi-même, comme le font la force, la chaleur, et en général toute propriété ; il en est de même de la beauté. Tout principe créateur est toujours supérieur à la chose créée : ce n'est pas la privation de la musique, mais c'est la musique même qui crée le musicien ; c'est la musique intelligible qui'crée la musique sensible. Si l'on cherche à rabaisser les arts en disant que pour créer ils imitent la nature, nous répondrons d'abord que les natures des êtres sont elles-mêmes les images d'autres essences ; ensuite que les arts ne se bornent pas à imiter les objets qui s'offrent à nos regards, mais qu'ils remontent jusqu'aux raisons {idéales} dont dérive la nature des objets; enfin, qu'ils créent beaucoup de choses par eux-mêmes, et qu'ils ajoutent ce qui manque à la perfection de l'objet, parce qu'ils possèdent en eux-mêmes la beauté. Phidias semble avoir représenté Jupiter sans jeter nul regard sur les choses sensibles, en le concevant tel qu'il nous apparaîtrait s'il se révélait jamais à nos yeux. [5,8,2] Laissons maintenant de côté les arts. Considérons les objets qu'ils imitent, je veux dire les beautés naturelles, les êtres raisonnables et les choses privées de raison; considérons surtout celles qui sont les plus parfaites, où le créateur a pu maîtriser la matière et lui donner la forme qu'il voulait. Qu'est-ce donc qui constitue la beauté dans ces objets? Ce n'est assurément pas le sang, ce ne sont pas les menstrues, mais ce sont la couleur et la figure, qui en diffèrent essentiellement; sinon, ce qui constitue la beauté est une chose indifférente, ou une chose informe, ou une chose qui contient une nature simple {la raison séminale}, comme le fait la matière, par exemple. D'où vient donc la beauté brillante de cette Hélène pour qui furent livrés tant de combats? D'où vient la beauté de tant de femmes comparables à Vénus? D'où vient la beauté de Vénus elle-même? D'où vient celle d'un homme parfait, et celle d'un de ces dieux qui se montrent à nos yeux ou qui, sans se montrer, ont cependant une beauté visible? Ne vient-elle point partout de la forme qui du principe créateur passe dans la créature, comme, dans l'art, ainsi que nous l'avons reconnu, la beauté passe de l'artiste dans l'œuvre? Faut-il admettre que les créatures et la raison {séminale} unie à la matière sont belles, tandis que la raison qui ne se trouve pas unie à la matière, qui réside dans le créateur, qui est première et immatérielle, ne serait pas la beauté, et aurait besoin, pour le devenir, de se trouver unie à la matière. Mais si la masse, en tant que masse, était belle, il s'en suivrait que la raison créatrice ne serait pas belle parce qu'elle ne serait pas masse. Si la forme, qu'elle se trouve dans un objet grand ou dans un objet petit, touche et émeut également l'âme de celui qui la considère, évidemment la beauté ne dépend pas de la grandeur de la masse. En voici encore une preuve : tant que la forme de l'objet reste extérieure à l'âme et que nous ne la percevons pas, elle nous laisse insensibles; mais dès qu'elle pénètre dans l'âme, elle nous émeut. Or il n'y a que la forme qui puisse pénétrer dans l'âme par les yeux : car de grands objets ne sauraient entrer par un espace aussi étroit. A cet effet, la grandeur de l'objet se contracte, parce que ce qui est grand, ce n'est pas la masse, c'est la forme. Ensuite, il faut que la cause de la beauté soit ou laide, ou belle, ou indifférente. Laide, elle ne saurait produire son contraire ; indifférente, elle n'aurait pas plus de raison pour produire le beau que le laid. Donc la nature qui produit tant de beaux objets doit posséder elle-même une beauté fort supérieure. Mais, comme nous n'avons pas l'habitude de voir l'intérieur des choses,que nous ne le connaissons pas, nous nous attachons à leur extérieur, ignorant que c'est au dedans d'elles que se cache ce qui nous émeut; semblables à un homme qui, voyant son image et ne sachant d'où elle vient, voudrait la saisir. Ce n'est pas la masse d'un objet qui a de l'attrait pour nous, ce n'est pas en elle que réside la beauté. C'est ce que démontre la beauté que nous trouvons dans les sciences, dans les vertus et en général dans les âmes, où elle brille d'un éclat plus vrai quand on y contemple et qu'on y admire la sagesse; nous ne considérons pas alors le visage, qui peut être laid; nous laissons de côté la forme du corps, pour ne nous attacher qu'à la beauté intérieure. Si, dans l'émotion que doit te causer ce spectacle, tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant ton regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme qu'a la beauté, c'est en vain que, dans une pareille disposition, tu chercherais la beauté intelligible : car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà pourquoi les discours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi la beauté, élève-toi à la réminiscence {de la beauté intelligible}. [5,8,3] La raison de la beauté dans la nature est l'archélype de la beauté du corps ; elle a elle-même pour archétype la raison plus belle qui réside dans l'âme et dont elle provient. Cette dernière brille du plus vif éclat dans l'âme vertueuse, quand elle s'y développe : car, en ornant l'âme et en lui faisant part d'une lumière qui provient elle-même d'une lumière supérieure encore, c'est-à-dire de la Beauté première, elle fait comprendre, parce qu'elle est elle-même dans l'âme, ce qu'est la raison de la beauté qui lui est supérieure, raison qui n'est pas adventice ni placée dans une chose autre qu'elle-même, mais qui demeure en elle-même. Aussi n'est-ce pas simplement une raison, mais bien le principe créateur de la raison première, c'est-à-dire de la beauté de l'âme, laquelle joue à son égard le rôle de matière; c'est enfin l'Intelligence, qui est éternelle et immuable parce qu'elle n'est pas adventice. Quelle image l'Intelligence donne-t-elle donc d'elle-même (car toute image que nous en donnerait autre chose qu'elle serait imparfaite)? Cette image quel'Intelligence nous donne d'elle-même ne saurait être une image proprement dite ; elle doit être ce qu'est tel ou tel morceau d'or par rapport à l'or en général, dont il est un échantillon. Si l'or dont nous avons alors une perception n'est pas pur, nous devons le purifier soit par notre travail, soit par notre pensée, en remarquant que ce n'est pas l'or en général que nous avons sous les yeux, mais l'or en particulier, considéré dans une masse individuelle. De même {dans l'étude qui nous occupe} nous devons prendre pour point de départ notre intelligence purifiée, ou, si tu veux, les dieux eux-mêmes, en considérant quelle sorte d'intelligence se trouve en eux : car tous sont vénérables et beaux et ont une beauté inestimable. A quoi doivent-ils leur perfection? A l'intelligence, qui agit en eux avec assez de force pour les manifester. Ils ne la doivent pas en effet à la beauté de leur corps : car ce n'est pas en tant qu'ils ont un corps qu'ils sont des dieux; c'est donc à l'intelligence que les dieux doivent leur caractère. Or les dieux sont beaux; ils ne sont pas tantôt sages, tantôt privés de sagesse; ils possèdent la sagesse par une intelligence impassible, immuable, pure; ils savent tout; ils connaissent non les choses humaines, mais celles qui leur sont propres, les choses qui sont divines et toutes celles que contemple l'Intelligence. Parmi les dieux, ceux qui résident dans le ciel visible, ayant beaucoup de loisir, contemplent toujours les choses qui se trouvent dans le ciel supérieur, mais de loin en quelque sorte et du sommet de leur tête ; ceux au contraire qui sont dans le ciel supérieur, qui y ont leur demeure, y demeurent tout entiers parce qu'ils y habitent partout. Car tout ce qui se trouve là-haut, terre, mer, végétaux, animaux, hommes, fait partie du ciel ; or tout ce qui fait partie du ciel est céleste. Les dieux qui y résident ne dédaignent pas les hommes, ni aucune autre des essences qui se trouvent là-haut, parce que toutes sont divines et qu'ils parcourent toute la région céleste sans sortir de leur repos. [5,8,4] C'est pour cette raison que les dieux mènent dans le ciel une vie facile, qu'ils ont la vérité pour mère, pour nourrice, pour essence et pour aliment, qu'ils voient toutes choses, non les choses qui sont soumises à la génération, mais celles qui ont la permanence de l'Essence, enfin qu'ils se voient eux-mêmes dans tout le reste. En effet, dans ce monde intelligible, tout est transparent; nulle ombre n'y borne la vue; toutes les essences s'y voient et s'y pénètrent dans la profondeur la plus intime de leur nature. La lumière y rencontre de tous côtés la lumière. Chaque être comprend en lui-même le monde intelligible tout entier, et le voit également tout entier dans un être quelconque. Toutes choses y sont partout; chaque chose y est tout, et tout y est chaque chose ; il y brille une splendeur infinie. Chaque chose y est grande, parce que le petit même y est grand. Ce monde a son soleil et ses étoiles ; chaque étoile y est le soleil et toutes les étoiles; chacune d'elles, en même temps qu'elle brille d'un éclat qui lui est propre, réfléchit la lumière des autres. Là règne un mouvement pur : car celui qui produit le mouvement, ne lui étant pas étranger, ne le trouble pas quand il se produit. Le repos y est parfait, parce que nul principe d'agitation ne s'y mêle. Le beau y est complètement beau, parce qu'il ne réside pas dans ce qui n'est pas beau {dans la matière} ; chacune des choses qui sont dans le ciel, au lieu de reposer sur une base étrangère, a son siège , son origine et son principe dans son essence même, et ne diffère pas de la région qu'elle habite , parce qu'elle a pour substance l'Intelligence et qu'elle est elle-même intelligible. Pour le concevoir, qu'on s'imagine que ce ciel visible est une pure lumière qui engendre tous les astres. Ici-bas, sans doute, une partie ne saurait naître d'une autre; chaque partie a son existence individuelle. Dans le monde intelligible, au contraire, chaque partie naît du tout, est à la fois le tout et chaque partie : où apparaît la partie, le tout se révèle. Le Lyncée de la fable, dont le regard perçait les entrailles mêmes de la terre, n'est que le symbole de la vie céleste. Là, l'œil contemple sans fatigue, et le désir de contempler est insatiable, parce qu'il ne suppose pas un vide à remplir, un besoin dont la satisfaction amène le dégoût. Dans le monde intelligible , les êtres ne différent pas entre eux de telle sorte que ce qui appartient à l'un ne convienne pas à l'autre. Tous y sont d'ailleurs indestructibles. S'ils sont insatiables {dans la contemplation}, c'est en ce sens que la satiété ne leur fait pas mépriser ce qui les rassasie. Plus chacun voit, mieux il voit; en se voyant lui-même infini ainsi que les objets qui s'offrent à ses regards, chacun suit sa nature. Là-haut, la vie n'est point un travail, parce qu'elle est pure. Comment la vie qui est la meilleure offrirait-elle quelque fatigue? Cette vie, c'est la sagesse, sagesse qui, étant éternelle, ne s'acquiert point par des raisonnements, et qui, étant parfaitement complète, n'exige aucune recherche. C'est la Sagesse première, qui ne dérive d'aucune autre, qui est essence, qui n'est pas une qualité adventice de l'Intelligence : aussi n'a-t-elle pas de supérieure. Dans le monde intelligible, la Science absolue accompagne l'Intelligence, parce qu'elle apparaît avec elle, comme la Justice siège à côté de Jupiter. Toutes les essences sont dans le monde intelligible comme autant de statues qui sont visibles par elles-mêmes et dont le spectacle donne aux spectateurs une ineffable félicité. Ce qui fait comprendre la grandeur et la puissance de la sagesse, c'est qu'elle possède en elle tous les êtres et qu'elle les a tous produits. Elle en est l'origine, elle leur est identique, ne fait qu'un avec eux : car la sagesse est l'essence même. Nous ne le comprenons pas parce que nous croyons que les sciences sont des ensembles de démonstrations et de propositions, ce qui n'est pas vrai même de nos sciences. Au reste, laissons là nos sciences, si on nous conteste ce point. Revenons à la science propre à l'Intelligence dont Platon dit : « Elle ne se montre pas différente dans les différents objets.» Comment cela se peut-il? C'est ce que Platon nous a laissé à expliquer si nous voulons montrer que nous méritons d'être appelés ses interprètes. Or, voici le point par lequel il nous semble convenable de débuter dans cette recherche. [5,8,5] Toutes les productions de la nature ou de l'art sont les œuvres d'une certaine sagesse qui préside toujours à leur création. Seule, l'existence de cette sagesse rend l'art possible. Le talent de l'artiste se ramène à la sagesse de la Nature qui préside à la production de toute œuvre. Cette sagesse n'est pas une suite de démonstrations ; elle forme tout entière une unité; elle n'est pas une pluralité ramenée à l'unité, mais une unité qui se résout dans une pluralité. Si l'on admet que cette sagesse est la Sagesse première, il n'y a rien à chercher au delà d'elle, puisqu'elle est dans ce cas indépendante de tout principe et qu'elle a son siège en elle-même. Si l'on dit au contraire que la Nature possède la raison {séminale} et en est le principe, nous demanderons d'où elle la tient. Si l'on répond que c'est d'un principe supérieur, nous demanderons d'où ce principe provient; s'il ne provient de rien, nous nous y arrêterons. Si l'on s'élève enfin à l'Intelligence, nous examinerons si l'Intelligence a engendré la Sagesse. Si elle l'a engendrée, comment l'a-t-elle pu? Si elle l'a engendrée d'elle-même, elle n'a pu le faire sans être elle-même la sagesse. La Sagesse véritable est donc essence, et vice-versa l'Essence est sagesse et tient sa dignité de la sagesse; c'est pour cela qu'elle est la véritable essence. Aussi, les essences qui ne possèdent pas la sagesse ne sont des essences que parce qu'elles ont été faites par une certaine sagesse ; mais ce ne sont pas des essences véritables, parce qu'elles ne possèdent pas en elles-mêmes de sagesse. Il ne faut donc pas admettre que les dieux, que les bienheureux habitants du monde intelligible s'occupent dans ce monde à étudier des démonstrations. Les choses qui y existent sont autant de belles formes, telles qu'on en conçoit dans l'âme du sage : je n'entends pas des formes peintes, mais des formes substantielles. C'est pourquoi les anciens disaient que les idées sont des êtres et des essences. [5,8,6] Les sages de l'Egypte me paraissent avoir fait preuve d'une science consommée ou d'un merveilleux instinct, quand, pour nous révéler leur sagesse, ils n'eurent point recours aux lettres qui expriment des mots et des propositions, qui représentent des sons et des énoncés, mais qu'ils figurèrent les objets par des hiéroglyphes et désignèrent symboliquement chacun d'eux par un emblème particulier dans leurs mystères; ainsi, chaque hiéroglyphe constituait une espèce de science ou de sagesse, et mettait la chose sous les yeux d'une manière synthétique, sans conception discursive ni analyse; ensuite, cette notion synthétique était reproduite par d'autres signes qui la développaient, l'exprimaient discursivement, dénonçaient les causes pour lesquelles les choses sont ainsi faites, quand leur belle disposition excite l'admiration. Aussi admirera-t-on la sagesse des Égyptiens si l'on considère comment, ne possédant pas les causes des essences, elle a pu disposer cependant les choses de manière qu'elles soient conformes aux causes des essences. Donc, si quelqu'un trouve que toutes choses sont bien telles qu'elles sont dans ce monde (vérité difficile, impossible peut-être à démontrer), à plus forte raison il faut admettre, avant tout examen et toute discussion, que toutes choses sont bien telles qu'elles sont dans le monde intelligible. Appliquons à un grand exemple cette vérité qui s'applique à tout. [5,8,7] Puisque nous admettons que l'univers procède d'un principe supérieur et qu'il possède une certaine perfection, ce principe a-t-il dû, avant de créer, réfléchir qu'il était nécessaire de former d'abord le globe et de le suspendre au milieu du monde, ensuite de produire l'eau et de la répandre à la surface de la terre, puis de faire successivement les autres choses qui sont contenues dans l'espace entre la terre et le ciel? Enfin, n'a-t-il donné naissance à tous les animaux qu'après s'être représenté leurs formes, leurs organes et leurs parties extérieures? Est-ce seulement après avoir conçu le plan du monde dans son ensemble et ses détails que le créateur a entrepris son œuvre? Non, il n'a pu faire toutes ces considérations. Comment y aurait-il été conduit puisqu'il n'avait encore rien vu de pareil? Il ne pouvait pas non plus, après avoir emprunté à quelque autre l'idée des choses qu'il avait à produire, les exécuter comme le font les artisans qui se servent de leurs mains et de leurs instruments : car les mains et les pieds sont des choses créées. Reste donc que toutes choses soient dans une autre chose {c'est-à-dire dans la matière qui leur sert de sujet}. Or, comme l'Être était voisin de cette autre chose, puisque nul intervalle ne l'en séparait, il a engendré subitement une image, une représentation de lui-même, soit par lui-même, soit par l'intermédiaire de l'Âme universelle, soit par celui d'une âme particulière (car peu importe pour l'objet de notre discussion). Donc, tout ce qui est ici-bas vient de là-haut et est plus beau dans le monde supérieur : car les formes sont ici-bas mêlées à la matière ; là-haut, elles sont pures. Ainsi, cet univers qui procède du monde intelligible est contenu par les formes depuis le commencement jusqu'à la fin. La matière reçoit d'abord la forme des éléments, puis à ces formes viennent s'en ajouter d'autres, puis d'autres encore; en sorte qu'il est difficile de découvrir la matière, cachée qu'elle est sous tant de formes. Comme elle a une espèce de forme qui tient le dernier rang, elle peut facilement recevoir toutes les formes. Quant au principe qui produit, ayant une forme pour modèle, il a produit aisément toutes les formes, parce qu'il est toute essence et toute forme; aussi son œuvre a-t-elle été facile et universelle, parce qu'il était lui-même universel. Il n'a donc rencontré aucun obstacle, et il exerce encore une souveraineté absolue. S'il y a des choses qui se fassent obstacle les unes aux autres, elles ne font pas aujourd'hui même obstacle au Démiurge parce qu'il conserve son universalité. Aussi suis-je persuadé que si nous étions nous-mêmes tout à la fois les modèles, les formes et l'essence des choses, et que la forme qui produit ici-bas fût notre essence, nous réaliserions notre œuvre sans peine, quoique l'homme, dans son état actuel ici-bas, produise une forme autre que lui-même {c'est-à-dire un corps individuel}: en effet, en devenant un individu, l'homme a cessé d'être universel. Mais, en cessant d'être un individu, l'homme « plane dans la région éthérée, dit Platon, et » gouverne le monde entier. » Car, devenant universel, il administre l'univers. Revenons à notre sujet. Tu peux sans doute dire pourquoi la terre est placée au milieu du monde, pourquoi elle a une forme sphérique, pourquoi l'équateur est incliné sur l'écliptique; mais tu aurais tort de croire que l'Intelligence divine s'est proposé d'atteindre ces fins parce qu'elle les a jugées convenables ; si ces choses sont bien, c'est que l'Intelligence divine est ce qu'elle est. Son œuvre ressemble à la conclusion d'un syllogisme, qui serait fondé sur l'intuition des causes et dont les prémisses seraient retranchées. Dans l'Intelligence divine, rien n'est une conséquence, rien ne dépend d'une combinaison de moyens; son plan est conçu indépendamment de telles considérations. Le raisonnement, la démonstration, la foi, sont des choses postérieures. Par cela seul que le principe existe, il détermine ici-bas l'existence et la nature des choses qui en dépendent. Si l'on a raison de dire qu'il ne faut pas chercher les causes d'un principe, c'est surtout quand on parle d'un principe qui est parfait, qui est à la fois principe et fin. Car ce qui est principe et fin tout à la fois est toutes choses à la fois, par conséquent ne laisse rien à désirer. [5,8,8] Ce principe est souverainement beau : il est beau tout entier, il l'est partout, en sorte qu'il n'y a pas une de ses parties qui soit dépourvue de beauté. Qui dira que ce principe n'est pas beau? Certes, ce ne saurait être que celui qui ne possède point le beau dans sa totalité, qui n'en a qu'une partie ou même n'en a rien. Si ce principe n'était pas souverainement beau, quelle autre chose jouirait de ce privilège? car le principe supérieur {l'Un, qui est supérieur à l'Intelligence} est au-dessus de la beauté. Ce qui se présente le premier à nos regards, parce que c'est une forme et l'objet de la contemplation de l'Intelligence, voilà ce dont l'aspect est aimable. C'est afin d'exprimer cette idée d'une manière frappante pour nos esprits que Platon nous représente le Démiurge approuvant son œuvre, dans l'intention de nous faire admirer la beauté du modèle et de l'idée. En effet, admirer une œuvre faite à la ressemblance d'un modèle, n'est-ce pas admirer le modèle lui-même? Si l'on ignore qu'il en est ainsi, il n'y a pas lieu de s'en étonner: car les amants, et en général tous ceux qui admirent la beauté visible, ignorent qu'ils l'admirent à cause de la beauté intelligible {dont elle offre l'image}. Ce qui prouve que Platon rapporte au modèle l'admiration éprouvée par le Démiurge pour son œuvre, c'est qu'après avoir dit : « il admira son œuvre, » il ajoute : « il conçut le dessein de la rendre plus semblable encore à son modèle. » II montre quelle est la beauté du modèle en disant que l'œuvre est belle et qu'elle est l'image du modèle : car, si ce modèle n'était pas souverainement beau, ne possédait pas une beauté ineffable, qu'y aurait-il de plus beau que ce monde visible? C'est donc à tort qu'on critique ce monde; tout ce qu'on a le droit d'en dire, c'est qu'il est inférieur à son modèle. [5,8,9] Supposez par la pensée que dans le monde sensible chaque être demeure ce qu'il est, en se confondant avec les autres dans l'unité du tout autant qu'il en est capable, en sorte que tout ce qui frappe nos regards se perde dans cette unité. Imaginez une sphère transparente placée en dehors du spectateur et dans laquelle on puisse, en y plongeant le regard, voir tout tout ce qu'elle renferme, d'abord le soleil et les autres étoiles ensemble, puis la mer, la terre, et tous les animaux. Au moment où vous vous représentez ainsi par la pensée une sphère transparente qui renferme toutes les choses qui sont en mouvement ou en repos, ou tantôt en mouvement, tantôt en repos; tout en conservant la forme de cette sphère , supprimez-en la masse, supprimez-en l'étendue, écartez-en toute notion de matière, sans cependant concevoir cette sphère plus petite: invoquez alors le Dieu qui a fait ce monde dont vous venez de vous former une image, et suppliez-le d'y descendre. Ce Dieu un et multiple tout ensemble viendra pour orner ce monde avec tous les dieux qui sont en lui, dont chacun contient en soi tous les autres, qui sont multiples par leurs puissances, et ne forment cependant qu'un seul Dieu parce que leurs puissances multiples sont renfermées dans l'unité, ou plutôt parce qu'un Dieu unique embrasse en son sein tous les dieux? En effet, ce Dieu unique ne perd rien de sa puissance par la naissance de tous les dieux qui sont en lui. Tous existent ensemble, et, si chacun d'eux est distinct des autres, il se tient à part sans occuper un lieu séparé, sans affecter une forme sensible; sinon, l'un serait ici, l'autre là, chacun serait individuel sans être en même temps universel en soi. Ils n'ont pas non plus des parties qui diffèrent dans chacun d'eux ou qui diffèrent de chacun d'eux ; le tout ijue forme chacun d'eux n'est pas non plus une puissance divisée en une foule de parties , puissance qui aurait une grandeur mesurée par le nombre de ses parties. Pris dans son universalité, le monde intelligible possède une puissance universelle, qui pénètre tout dans son développement infini sans épuiser sa force infinie. Il est si grand que ses parties mêmes sont infinies. Y a-t-il un lieu où il ne pénètre pas? Notre monde aussi est grand; il renferme également toutes les puissances; mais il serait bien meilleur, il aurait une grandeur qu'on ne saurait concevoir s'il ne renfermait aussi des puissances corporelles, qui sont essentiellement petites. En vain prétendrait-on que le feu et les autres corps sont de grandes puissances : elles n'offrent qu'une image de l'infinité de la véritable puissance en brûlant, en écrasant, en détruisant, et en concourant à la génération des animaux ; elles ne détruisent que parce qu'elles sont elles-mêmes détruites; elles ne concourent à la génération que parce qu'elles sont elles-mêmes engendrées. La puissance qui réside dans le monde intelligible est purement essence, mais c'est une essence d'une parfaite beauté. Que deviendrait l'essence sans la beauté? Que deviendrait aussi la beauté sans l'essence? En anéantissant la beauté de l'essence, on anéantit l'essence même. L'essence est donc désirable parce qu'elle est identique à la beauté, et la beauté est aimable parce qu'elle est l'essence. Laquelle des deux est le principe de l'autre, nous n'avons pas besoin de le chercher puisque toutes deux ont la même nature. L'essence mensongère {des corps} a besoin de recevoir l'image empruntée de la beauté pour paraître belle et en général pour exister ; elle n'existe qu'autant qu'elle participe à la beauté qui se trouve dans l'essence ; plus elle y participe, plus elle est parfaite : car elle s'approprie d'autant plus cette belle essence. [5,8,10] Voilà pourquoi Jupiter, le plus ancien des autres dieux, dont il est le chef, s'avance à leur tète à la contemplation du monde intelligible. Il est suivi de ces dieux, des génies et des âmes qui peuvent soutenir l'éclat de ce spectacle. Ce monde divin répand la lumière sur tous d'un lieu invisible; en s'élevant au-dessus de son horizon sublime, il projette partout ses rayons, il inonde tout de sa clarté ; il éblouit ceux qui sont placés au bas du sommet où il brille, et, comme le soleil, il les oblige souvent à détourner leurs regards qui ne peuvent soutenir son éclat ; il fait lever les yeux aux uns, et leur donne la force de contempler; il trouble ceux qui sont éloignés. En l'apercevant, ceux qui peuvent le contempler attachent leurs regards sur lui et sur tout ce qu'il contient. Chacun cependant n'y considère pas toujours la même chose : l'un y voit briller la source et l'essence de la justice ; un autre est rempli du spectacle de la sagesse, dont les hommes ici-bas ont à peine une image affaiblie. Notre sagesse n'est en effet qu'une imitation de la sagesse intelligible : celle-ci, se répandant sur toutes les essences et en embrassant en quelque sorte l'immensité, est aperçue la dernière par ceux qui ont déjà considéré beaucoup de ces brillantes lumières. Tel est le spectacle que contemplent les dieux, tous ensemble et chacun séparément. Tel est aussi celui que contemplent les âmes qui voient toutes les choses contenues dans le monde intelligible ; par cette vue, ces âmes deviennent capables de contenir elles-mêmes, du commencement jusqu'à la fin, toutes les choses que renferme le monde intelligible; elles y habitent par celle de leurs parties dont la nature le comporte; souvent même elles y résident tout entières, aussi longtemps du moins qu'elles ne s'en éloignent pas. Voilà ce que contemple Jupiter, ainsi que tous ceux d'entre nous qui partagent son amour pour ce spectacle. La dernière chose qui apparaisse alors est la beauté qui brille tout entière dans les essences ainsi que dans ceux qui y participent. Car tout brille dans le monde intelligible, et, en couvrant de splendeur ceux qui le contemplent, les fait paraître beaux eux-mêmes. Ainsi, des hommes qui ont gravi une haute montagne brillent tout à coup, au sommet, de la couleur dorée reflétée par le sol. Or la couleur qui revêt le monde intelligible, c'est la beauté qui s'y épanouit dans sa fleur, ou plutôt, tout est couleur, tout est beauté dans ses profondeurs les plus intimes : car la beauté, dans le monde intelligible, n'est pas une fleur qui s'épanouisse seulement à la surface. Ceux qui n'embrassent pas l'ensemble ne jugent beau que ce qui frappe leurs regards ; mais ceux qui, semblables à des hommes enivrés par ce doux nectar, ont leur âme pénétrée par la beauté du monde intelligible ne sont plus de simples spectateurs : l'objet contemplé et l'âme qui le contemple ne sont plus alors deux choses extérieures l'une à l'autre; si l'âme a un regard pénétrant, elle trouve en elle-même l'objet qu'elle contemple; souvent elle le possède sans le savoir ; alors, elle le contemple comme elle contemplerait un objet extérieur, parce qu'elle cherche à le voir de la même façon. Toutes les fois que l'on considère une chose comme un spectacle, on la voit hors de soi. Or, il faut transporter en soi-même le spectacle du monde intelligible, le contempler comme une chose avec laquelle on ne fait qu'un, à laquelle on est identique. Ainsi l'homme possédé par une divinité, soit par Phébus, soit par une muse, contemplerait cette divinité en lui-même s'il était capable de la contempler. [5,8,11] Si quelqu'un de nous, n'ayant point conscience de lui-même quand il est ravi par la divinité, contemple le spectacle qu'il possède en lui, il se contemple lui-même et voit son image embellie. S'il laisse de côté cette image, quoiqu'elle soit belle, et se concentre dans l'unité sans en rien diviser, il est a la fois un et tout avec ce Dieu qui lui accorde silencieusement sa présence, il lui est uni autant qu'il le peut et qu'il le désire. S'il revient à la dualité en restant pur, il reste aussi rapproché de Dieu que possible, et il jouit de sa présence dès qu'il se tourne vers lui. Voici quel avantage lui procure cette conversion vers Dieu : il a d'abord le sentiment de lui-même tant qu'il reste distinct de Dieu; mais s'il pénètre dans son for intérieur, il possède toutes choses, et, renonçant à avoir conscience de lui-même pour ne pas être distinct de Dieu, il ne fait qu'un avec lui. Dès qu'il désire voir quelque chose pour ainsi dire hors de lui-même, c'est lui-même qu'il considère extérieurement. Il faut que l'âme qui étudie Dieu s'en forme une idée en cherchant à le connaître ; il faut ensuite que, sachant à quelle grande chose elle veut s'unir, et persuadée qu'elle trouvera la béatitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la divinité jusqu'à ce que, au lieu de se contenter de contempler le monde intelligible, elle devienne elle-même un objet de contemplation et brille de la clarté des conceptions qui ont là haut leur source. Comment donc peut-on être uni à la beauté sans la voir? Si on la voit comme une chose distincte de soi-même, on ne lui est pas encore uni. Si l'acte de la vision implique une relation avec un objet extérieur, il n'y a pas là de vision, ou du moins cette vision consiste dans l'identité de ce qui voit et de ce qui est vu. Cette vision est une espèce de conscience, de sentiment que l'on a de soi-même, en prenant garde de rompre son unité pour vouloir en avoir un sentiment trop vif. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les sensations des maux font des impressions plus fortes et donnent des connaissances plus faibles, parce que ces connaissances sont émoussées par la force des impressions. Ainsi, la maladie nous frappe vivement {mais ne nous laisse qu'une notion obscure} ; la santé, au contraire, grâce au calme qui la caractérise, nous donne une notion plus claire d'elle-même : car elle réside en nous tranquillement, parce qu'elle nous est propre, et elle ne fait qu'un avec nous; la maladie, au contraire, ne nous est point propre, mais étrangère; par conséquent, elle se manifeste vivement parce qu'elle est opposée à notre nature, tandis que nous n'avons alors qu'un sentiment faible de nous-mêmes et de ce qui nous appartient. L'état dans lequel nous nous saisissons le mieux, c'est celui dans lequel la connaissance que nous avons de nous-mêmes ne fait qu'un avec nous. Ainsi là-haut, au moment même où nous connaissons le mieux par l'intelligence, nous croyons ignorer, parce que nous consultons la sensation, qui nous affirme n'avoir rien vu; elle n'a rien vu, en effet, et elle ne saurait voir jamais rien de tel {que les intelligibles}. C'est donc la sensation qui doute ; mais celui qui a vu est tout autre que la sensation ; pour que celui-là doutât, il faudrait qu'il ne crût même plus à son existence : car il ne saurait se placer en quelque sorte hors de lui-même pour se considérer avec les yeux du corps. [5,8,12] Nous venons de dire comment il peut voir, soit en étant autre que ce qu'il voit, soit en s'identifiant avec l'objet vu. Or, quand il a vu, soit comme étant autre, soit comme identique, que nous annonce-t-il? — Il nous affirme qu'il a vu Dieu engendrer un fils d'une admirable beauté, produire tout en lui-même, et conserver en lui-même ce qu'il a engendré sans douleur. En effet, charmé des choses qu'il a engendrées, et plein d'amour pour ses œuvres, Dieu les a retenues toutes en lui-même, se félicitant de leur splendeur ainsi que de la sienne propre. Au milieu de ces beautés, inférieures cependant à celles qui sont demeurées dans le sein de Dieu, seul de tous ces êtres, son fils {Jupiter} s'est manifesté au dehors. D'après ce dernier fils on peut concevoir, comme on le ferait d'après une image, la grandeur de son père et celle des frères qui sont demeurés dans le sein du père. D'ailleurs, ce n'est pas en vain que Jupiter nous dit qu'il procède de son père : car il constitue un autre monde qui est devenu beau, parce qu'il est l'image de la beauté et qu'il est impossible que l'image de la beauté et de l'essence ne soit pas belle elle-même. Jupiter imite donc partout son archétype. Voilà pourquoi il possède la vie et constitue une essence, en sa qualité d'image; voilà pourquoi il possède aussi la beauté, en tant qu'il procède de son père. Il a également le privilège d'être l'image de son éternité : sans cela, tantôt il offrirait l'image de son père, tantôt il ne l'offrirait pas, ce qui est impossible, puisqu'il n'est pas une image artificielle. Toute image naturelle reste en effet ce qu'elle est, tant que son archétype subsiste. C'est donc une erreur de croire que, pendant que le monde intelligible subsiste, le monde visible puisse périr et qu'il soit engendré comme si celui qui l'a créé avait délibéré pour le créer. Quel que soit en effet le mode de cette création, ces hommes ne veulent pas concevoir et croire que, tant que le monde intelligible brille, les autres choses qui en procèdent ne sauraient périr, et qu'elles existent depuis que celui-là existe lui-même. Or, celui-là a été et sera toujours : car nous sommes obligés de nous servir de ces termes {malgré leur impropriété} pour exprimer notre pensée. [5,8,13] On représente Saturne toujours enchaîné, parce qu'il reste immobile dans son identité. On dit qu'il a abandonné à son fils Jupiter le gouvernement de l'univers, parce qu'il ne lui convenait pas, à lui qui possède la plénitude des biens, de renoncer au gouvernement du monde intelligible pour rechercher celui d'un empire plus jeune et moins relevé que lui-même. Ensuite, d'un côté, Saturne a fixé en lui-même son père {Cœlus} et s'est élevé jusqu'à lui; d'un autre côté, il a également fixé les choses inférieures qui ont été engendrées par son fils Jupiter. Ainsi, il occupe entre eux deux un rang intermédiaire, entre son père qui est plus parfait et son fils qui l'est moins. D'un côté, il mutile son père en scindant l'unité primitive en deux éléments différents; de l'autre, il s'élève audessus de l'être qui lui est inférieur, en se dégageant des chaînes qui tendraient à l'abaisser. Comme Cœlus, le père de Saturne, est trop grand pour qu'on lui attribue de la beauté, Saturne occupe le premier rang de la beauté. L'Ame universelle est belle aussi ; mais elle est moins belle que Saturne, parce qu'elle est son image, et que par conséquent, quelque belle qu'elle soit par sa nature, elle est plus belle encore quand elle regarde son principe. Donc, si l'Ame universelle, pour nous servir de termes plus clairs, et si Vénus même a de la beauté, que doit être l'Intelligence? Si l'Ame universelle et Vénus sont belles par leur nature, combien doit être belle l'Intelligence? Si l'Ame universelle et Vénus reçoivent leur beauté d'un autre principe, de qui tiennent-elles la beauté qu'elles ont par leur essence même et celle qu'elles acquièrent? Pour nous, nous sommes beaux lorsque nous nous appartenons à nous-mêmes; et laids, quand nous nous abaissons à une nature inférieure. Nous sommes beaux encore quand nous nous connaissons, et laids, quand nous nous ignorons. C'est donc dans le monde intelligible que brille la beauté ; c'est de lui qu'elle rayonne. Ces considérations nous suffisent-elles pour avoir une connaissance claire du inonde intelligible, ou bien est-il nécessaire de parcourir encore une autre route pour atteindre notre but ?