[5,5,0] ENNÉADE V, LIVRE V. [5,5,1] Y a-t-il quelqu'un qui puisse croire que l'intelligence véritable et réelle soit capable de se tromper et d'admettre l'existence de choses qui n'existeraient pas? Personne, assurément. Comment l'intelligence mériterait-elle encore le nom d'intelligence si elle n'était pas intelligente? Il faut donc qu'elle possède toujours la science sans être sujette à l'oubli, et que la science qu'elle possède ne soit ni conjecturale, ni douteuse, ni empruntée à autrui, ni par conséquent acquise au moyen de la démonstration : car, supposât-on qu'elle dût quelque chose à la démonstration, on ne refuserait pas sans doute d'admettre qu'elle possède par elle-même des connaissances certaines ; mais disons plutôt, comme l'exige la raison, qu'elle tire tout de son propre fond. Autrement, comment distinguerait-on ce qu'elle aurait par elle-même de ce qu'elle tiendrait d'autrui? D'où viendrait la certitude des connaissances qu'elle ne devrait qu'à elle-même? Comment aurait-elle le droit de croire que les choses sont telles qu'elle les conçoit? En effet, quoique les choses qui tombent sous les sens semblent capables de produire en nous le plus haut degré d'évidence, on se demande si leur nature apparente ne dépend pas plus de nos modifications que des objets eux-mêmes ; on exige pour y croire l'assentiment de l'intelligence, ou du moins de la raison discursive : car, tout en admettant que les choses perçues par les sens existent dans les objets sensibles, on n'en reconnaît pas moins que ce qui est perçu par la sensation n'est qu'une représentation de l'objet extérieur et que la sensation n'atteint pas cet objet même, puisqu'il reste en dehors d'elle. Mais, quand l'intelligence connaît, et qu'elle connaît les intelligibles, comment les rencontre-t-elle, si elle les connaît comme existant hors d'elle-même? Ne peut-il arriver qu'elle ne les rencontre pas, par conséquent, qu'elle ne les connaisse pas? Si c'est par hasard qu'elle les rencontre, la connaissance qu'elle en aura sera accidentelle et passagère. Dira-t-on que la connaissance s'opère par l'union de l'intelligible avec l'intelligence? Alors quel sera le lien qui les unit? Dans cette hypothèse, les connaissances que l'intelligence aura de l'intelligible seront des empreintes de la réalité, et, par conséquent, ce seront des impressions accidentelles. Comment de pareilles empreintes pourront-elles exister dans l'intelligence? Quelle forme auront-elles? Enfin, comme elles resteront extérieures à l'intelligence, leur connaissance ne ressemblera-t-elle pas à la sensation ? En quoi en différera-t-elle ? Sera-ce en ce que l'intelligence percevra des objets plus ténus? Comment saura-t-elle qu'elle les perçoit réellement ? Comment saura-t-elle qu'une chose est bonne, juste, belle? Le juste, le bien, le beau lui seront extérieurs et étrangers : elle n'aura pas en elle-même les principes qui pourraient régler ses jugements et mériter sa confiance ; ils seront hors d'elle ainsi que la vérité. D'un autre côté, ou les intelligibles sont privés de sentiment, de vie et d'intelligence, ou ils sont intelligents. S'ils sont intelligente, ils ne font, ainsi que la vérité, qu'une seule chose avec l'intelligence, et cette chose est l'intelligence première. Dans ce cas, nous aurons à chercher dans quel rapport sont l'intelligence, l'intelligible et la vérité. N'y a-t-il là qu'une seule chose ? Y a-t-il deux choses ? Si les intelligibles sont sans vie, sans intelligence, que sont-ils? Car ils ne sont ni des propositions, ni des axiomes, ni des mots, parce que, dans ce cas, ils énonceraient des choses différentes d'eux, ils ne seraient pas des choses mêmes ; ainsi, quand on dit que le bien est beau, ces deux choses seraient étrangères l'une à l'autre. Avancera-t-on que les intelligibles, que la beauté et la justice, par exemple, sont des choses simples, mais complètement séparées l'une de l'autre? D'abord, l'intelligible ne sera plus un, ne résidera plus en un sujet un ; il sera dispersé en une foule de choses particulières : alors, en quels lieux seront ainsi éparpillés les -éléments divers de l'intelligible? Ensuite, comment l'intelligence pourra-t-elle embrasser ces éléments et les suivre dans leurs pérégrinations? Comment restera-t-elle permanente, et se fixera-t-elle sur des objets identiques ? Quelle forme d'ailleurs, quelle figure auront les intelligibles? Seront-ils comme des statues d'or ou des effigies et des images faites avec quelque autre matière? Dans ce cas, l'intelligence qui les contemplera ne différera pas de la sensation. Pourquoi l'un d'eux sera-t-il la justice, un autre une autre chose? Enfin, ce qui est le plus important, si l'on admet que les intelligibles soient extérieurs à l'intelligence, il en résultera nécessairement que, contemplant des objets ainsi placés hors d'elle, l'intelligence n'en possédera pas une véritable connaissance, qu'elle n'en aura qu'une fausse intuition. Puisque, dans cette hypothèse, les vraies réalités demeureront extérieures à l'intelligence, celle-ci, en les contemplant, ne les possédera pas ; en les connaissant, elle ne saisira que leurs images. Réduite ainsi à ne percevoir que des images de la vérité, au lieu de posséder la vérité même, elle ne saisira que des choses mensongères et n'atteindra point les réalités. Dans ce cas, ou elle reconnaîtra qu'elle ne saisit que des choses mensongères, et elle sera obligée d'avouer qu'elle n'a point la vérité en partage ; ou elle l'ignorera, elle croira posséder la vérité quand elle en est privée, et, se trompant ainsi doublement, elle sera par là même encore plus éloignée de la vérité. C'est pour cette raison, je crois, que la sensation ne peut atteindre la vérité : elle est réduite à l'opinion, parce qu'elle est une puissance réceptive, comme l'exprime le mot g-doxa {dérivé de g-dechesthai, recevoir}, et parce qu'elle reçoit une chose étrangère : car l'objet dont elle reçoit ce qu'elle possède reste hors d'elle. Donc, chercher la vérité hors de l'intelligence, c'est réduire celle-ci à n'être ni la vérité, ni l'intelligence véritable; c'est anéantir l'intelligence; et la vérité qui doit l'habiter ne subsistera plus nulle part. [5,5,2] Ainsi, il ne faut pas regarder les intelligibles comme des choses extérieures à l'intelligence, ni comme des empreintes gravées en elle, ni refuser à celle-ci la possession infime de la vérité ; sinon, on rend impossible la connaissance des intelligibles, on détruit leur réalité et celle de l'intelligence. Voulons-nous au contraire laisser subsister dans l'intelligence la connaissance et la vérité, sauver la réalité des intelligibles, rendre possible la connaissance de l'essence de chaque chose, au lieu de nous borner à la simple notion de ses qualités, notion qui ne nous donne que l'image et le vestige de l'objet, qui ne nous permet pas de la posséder, de nous unir à lui, de ne faire qu'un avec lui, alors nous devons attribuer à l'intelligence véritable la possession intime de toutes les essences. C'est à cette condition seulement que l'intelligence pourra connaître, et connaître véritablement, sans être exposée à oublier ni à chercher autour d'elle ; qu'elle sera le lieu où habitera la vérité, où subsisteront les essences ; qu'elle aura la vie et la pensée, toutes choses qui doivent appartenir à cette nature bienheureuse (sans quoi on ne saurait trouver nulle part quelque chose qui méritât notre estime et notre respect). C'est à cette condition enfin que l'intelligence n'aura besoin ni de foi ni de démonstration pour croire aux réalités : car elle est ces réalités mêmes, et elle a d'elle-même une conscience claire; elle voit quel est son principe, elle voit également ce qui est au-dessous d'elle et qu'elle engendre; elle sait que, pour connaître sa propre nature, elle ne doit ajouter foi a nul autre témoignage qu'au sien propre, qu'elle est essentiellement la réalité intelligible. Elle est donc la vérité même, dont l'essence est d'être conforme non à un objet étranger, mais à elle-même. En elle, l'être et ce qui en affirme l'existence ne font qu'un; la réalité s'y affirme elle-même. Qui donc la convaincrait d'erreur? Quelle preuve pourrait être invoquée à ce sujet? Celle qu'on avancerait rentrerait dans une preuve précédente, et, tout en semblant énoncer quelque chose de différent, formerait une pétition de principe : car on ne saurait trouver rien de plus vrai que la vérité même. [5,5,3] Ainsi l'Intelligence, avec les essences et la vérité, ne constitue pour nous qu'une seule et même nature. Elle est un grand Dieu, ou plutôt elle n'est pas tel ou tel Dieu, mais elle est quelque Dieu que ce soit : car elle juge digne d'elle d'être toutes ces choses. Si cette nature est Dieu, elle n'est cependant que le second Dieu {l'Intelligence}, qui se manifeste à nous avant que nous voyions le Dieu suprême {l'Un}. Elle est le trône magnifique qu'il s'est donné et où il est assis immobile. Car il ne fallait pas que ce Dieu suprême s'avançât vers nous porté sur quelque chose d'inanimé, ni qu'il se manifestât immédiatement dans le sein même de l'Âme universelle, mais qu'il annonçât son approche en se faisant précéder par une éclatante beauté, comme il convenait à un grand Roi. Quand on s'élève à lui, on rencontre d'abord les choses qui par leur dignité inférieure sont placées aux premiers rangs du cortège, ensuite celles qui sont plus grandes et plus belles : autour du Roi se tiennent celles qui sont vraiment royales, et celles qui viennent après lui ont aussi leur prix. Enfin, après toutes ces choses, le grand Roi lui-même apparaît tout à coup à notre vue ; alors se prosternent et l'adorent ceux qui ne se sont pas déjà retirés, satisfaits d'avoir vu ce qui le précédait. Une différence profonde distingue le grand Roi de ceux qui le précèdent. Il ne faut cependant pas croire qu'il les gouverne comme un homme gouverne d'autres hommes. Il possède l'empire le plus juste et le plus naturel, la véritable royauté parce qu'il est le roi de la vérité, qu'il est le maître naturel de tous ces êtres qu'il a engendrés et qui forment son divin cortège. Il est le Roi du roi et des rois {c'est-à-dire le Roi de l'Intelligence et des intelligibles} ; il est appelé justement le Père des dieux. Jupiter même {qui est l'Ame universelle} l'imite sous ce rapport qu'il ne s'arrête pas à la contemplation de son père {qui est l'Intelligence}, qu'il s'élève jusqu'à l'acte de son grand-père {qui est l'Un}, dont il pénètre l'essence. [5,5,4] Nous avons déjà dit qu'il faut s'élever au principe qui est un, réellement un, et non un de la même manière que les autres choses, lesquelles, multiples par elles-mêmes, ne sont unes que par participation {ce principe, au contraire, n'est pas un par participation, comme l'est ce qui n'est pas plutôt un que multiple) - Nous avons également dit que l'Intelligence et le monde intelligible sont plus uns que le reste, qu'ils approchent de l'Un plus que toutes les autres choses, mais qu'ils ne sont pas purement l'Un. Maintenant, nous allons examiner, autant que nos forces nous le permettent, en quoi consiste le principe qui est l'Un purement, essentiellement, et non par autrui. Élevons-nous donc à l'Un, ne lui ajoutons rien, et reposons-nous en lui, en prenant garde de nous en éloigner et de tomber dans la dualité. Sans cette attention, en effet, nous aurons la dualité, qui ne peut nous offrir l'unité, parce qu'elle lui est postérieure. L'Un ne se laisse pas nombrer avec autre chose, ni avec la monade, ni avec quoi que ce soit; il ne se laisse nombrer d'aucune manière : car il est la mesure sans être mesuré lui-même; il n'est pas au même rang que les autres choses, il ne s'additionne pas avec elles; sinon, il aurait quelque chose de commun avec les êtres avec lesquels il serait nombre ; par suite, il serait inférieur à ce quelque chose de commun, tandis qu'il doit n'avoir rien au-dessus de lui. Ni le nombre essentiel, ni le nombre inférieur à celui-ci et propre à la quantité ne peuvent être affirmés de l'Un : ni le nombre essentiel, dis-je, en qui l'être est identique à la pensée ; ni le nombre propre à la quantité, qui constitue la quantité concurremment avec les autres genres, ou même sans leur concours, puisque tout nombre est quantité. En outre, le nombre propre à la quantité, imitant les nombres antérieurs dans leur rapport à l'Un qui est leur principe, trouve son existence dans son rapport à l'Un véritable, qu'il ne partage point et ne divise point; mais, quand la dyade est née, la monade est avant la dyade, elle n'est d'ailleurs ni chacune des unités qui constituent la dyade, ni l'une d'elles seulement : car, pourquoi serait-elle l'une plutôt que l'autre? Si donc la monade n'est aucune des deux unités qui constituent la dyade, elle leur est supérieure, et, tout en demeurant en elle-même, elle parait ne pas y demeurer. Comment donc ces unités sont-elles autres que la monade? Comment la dyade est-elle une, et l'unité qu'elle forme est-elle la même que celle qui est contenue dans chacune des deux unités qui la constituent? Les unités {qui constituent la dyade} participent de l'unité première, mais en diffèrent. La dyade, en tant qu'elle est une, participe aussi de l'unité, mais de manières diverses : car une maison et une armée ne sont pas deux unités pareilles ; c'est ainsi que la dyade, dans son rapport au continu, n'est pas la même en tant qu'elle est une et en tant qu'elle est une quantité une. Les unités contenues dans la pentade sont-elles donc dans un autre rapport avec l'un que les unités contenues dans la décade ? Si, quand on compare un petit navire à un grand, une ville à une autre, une armée à une autre, l'unité est la même, elle sera aussi la même dans ces nombres; si elle n'est pas la même dans le premier cas, elle n'est pas non plus la même dans le second. S'il reste encore quelques questions à résoudre sur ce sujet, nous les examinerons dans la suite. [5,5,5] Revenons maintenant à l'assertion que nous avons émise plus haut, à savoir que le Premier reste toujours identique, quoique les autres êtres naissent de lui. La génération des nombres s'explique par l'immanence de l'unité el l'action d'un autre principe qui les forme à l'image de l'unité. A plus forte raison, le principe supérieur aux êtres est l'unité immanente; seulement ici, ce n'est pas un autre principe qui produit les êtres à l'image du Premier pendant que celui-ci demeure en lui-même, c'est le Premier lui-même qui engendre les êtres. De même que la forme de l'unité, qui est le principe des nombres, existe dans tous à des degrés divers, parce que les nombres postérieurs à l'unité participent d'elle inégalement ; de même, les êtres inférieurs au Premier ont tous en eux quelque chose de lui, qui constitue leur forme. Les nombres tiennent leur quantité de leur participation à l'unité. De même ici, les êtres doivent leur essence à la trace de l'Un qu'ils ont en eux, en sorte que leur être est cette trace de l'Un. On ne s'éloignerait pas de la vérité si l'on disait que le mot g-einai, être, qui exprime l'essence, est dérivé du mot un. En effet l'être a procédé immédiatement de l'Un et ne s'en est éloigné que fort peu; en se tournant vers son propre fond, il s'est posé, il est devenu et il est l'essence de tout. Celui qui énonce l'être, en appuyant sur ce mot, produit l'unité, en montrant que l'être provient de l'unité comme l'indique, autant qu'il est possible, ce mot être. C'est ainsi que l'essence, et l'être imitent autant qu'il est en eux le principe de la puissance duquel ils sont émanés. L'esprit, remarquant ces choses et guidé par leur contemplation, a imité ce qu'il voyait en proférant les mots (être), (exister), (essence), (Hestia ou Vesta). En effet, ces sons essaient d'exprimer la nature de ce qui a été engendré par l'Un, au moyen de l'effort même que fait celui qui parle afin d'imiter, autant qu'il le peut, la génération de l'être. [5,5,6] Quelle que soit la valeur de ces étymologies, comme l'essence engendrée est une forme (car on ne saurait donner un autre nom à ce qui est engendré par l'Un), comme elle est, non une forme particulière, mais toute forme, sans aucune exception, il est nécessaire que l'Un n'ait pas de forme. N'ayant pas de forme, il ne peut être essence : car l'essence doit être quelque chose d'individuel, c'est-à-dire de déterminé. Or l'Un ne saurait être conçu comme quelque chose de déterminé : car alors il ne serait plus principe ; ii serait seulement la chose déterminée qu'on lui aurait attribuée. Si toutes choses sont dans ce qui est engendré, aucune d'elles ne saurait être l'Un. Si l'Un n'est aucune d'elles, il ne peut être que ce qui est au-dessus d'elles; par conséquent, comme ces choses sont les êtres et l'être, l'Un est au-dessus de l'être. En effet, en disant que l'Un est au-dessus de l'être, on ne dit pas qu'il est quelque chose de déterminé, on n'en affirme rien, on ne prétend pas même lui assigner ainsi un nom ; on avance seulement qu'il n'est pas telle ou telle chose; on n'a pas la prétention de l'embrasser : il serait absurde de prétendre embrasser une nature infinie. Prétendre le faire, c'est s'éloigner de lui et perdre la légère trace qu'on en avait. Quand on veut voir l'essence intelligible, il faut n'avoir plus présente à l'esprit aucune image des choses sensibles afin de contempler ce qui est au-dessus d'elles; de même, quand on veut contempler Celui qui est au-dessus de l'intelligible, on doit laisser de côté tout intelligible pour contempler l'Un; on saura de cette manière qu'il est, sans essayer de déterminer ce qu'il est. Au reste, en parlant de l'Un, on ne peut indiquer ce qu'il est qu'en disant ce qu'il n'est pas. Car on ne saurait énoncer ce qu'est un principe dont on ne peut dire : il est ceci ou cela. Mais nous autres hommes, dans nos doutes semblables aux douleurs de l'enfantement, nous ne savons comment appeler ce principe ; nous parlons de ce qui est ineffable et nous lui donnons un nom, pour nous le désigner comme nous le pouvons. Le nom même d'Un n'exprime autre chose que la négation de la pluralité. C'est pour cette raison que les Pythagoriciens désignaient entre eux ce principe d'une manière symbolique en l'appelant Apollon, {de g-a-g-polys}, nom qui est la négation même de la pluralité. Si l'on veut au contraire attacher au nom d'Un un sens positif, le nom et l'objet nommé deviendront alors plus obscurs que si l'on s'abstenait de regarder le nom d'Un comme le nom propre du premier principe. Si l'on emploie ce nom, c'est pour que l'esprit qui cherche le premier principe, s'attachant d'abord à ce qui exprime la plus grande simplicité, arrive enfin à rejeter ce nom qui n'a été admis que comme le meilleur possible. En effet, ce nom même n'est pas propre à désigner cette nature, qui ne peut être saisie par l'ouïe, ni comprise de celui qui l'entend nommer ; si elle pouvait être saisie par un sens, ce serait par la vue; encore ne faudrait-il pas chercher à voir une forme : car alors on n'atteindrait pas le premier principe. [5,5,7] L'intelligence peut voir en acte de deux manières, comme le fait l'oeil lui-même. Autre chose est pour l'œil voir la forme de l'objet visible, autre chose voir la lumière par laquelle il voit cet objet. Cette lumière est elle-même visible, mais elle est différente de la forme de l'objet; elle fait voir cette forme et est vue elle-même avec cette forme à laquelle elle est unie : aussi ne la voit-on pas elle-même distinctement, parce que l'œil est tout entier à l'objet illuminé. Quand il n'y a que la lumière, on la voit d'une manière intuitive, quoique alors elle soit encore unie à un autre objet : car, si elle était isolée de toute autre chose, on ne pourrait l'apercevoir ; c'est ainsi que la lumière du soleil échapperait à notre œil si elle n'avait pour siège une masse solide. Mais, si l'on dit que le soleil tout entier est lumière, on pourra de cette manière concevoir ce que nous voulons éclaircir; dans ce cas, la lumière ne résidera dans la forme d'aucun des autres objets qui frappent notre vue et elle n'aura d'autre propriété que d'être visible : car les autres objets visibles ne sont pas la lumière pure. De même, dans l'intuition intellectuelle, l'intelligence voit les objets intelligibles au moyen de la lumière que répand sur eux le Premier, et, en voyant ces objets, elle voit réellement la lumière intelligible; mais, comme elle accorde son attention aux objets éclairés, elle ne voit pas bien nettement le principe qui les éclaire. Si, au contraire, elle oublie les objets qu'elle voit pour ne contempler que la clarté qui les rend visibles, elle voit la lumière même et le principe de la lumière. Mais ce n'est pas hors d'elle-même que l'intelligence contemple la lumière intelligible. Elle ressemble alors à l'oeil qui, sans considérer une lumière extérieure et étrangère, avant même de l'apercevoir, est soudainement frappé par une clarté qui lui est propre, ou par un rayon qui jaillit de lui-même et lui apparaît au milieu des ténèbres ; il en est encore de même quand l'oeil, pour ne rien voir des autres objets, ferme ses paupières et tire de lui-même sa lumière, ou que, pressé par la main, il aperçoit la lumière qu'il a en lui. Alors, sans rien voir d'extérieur, il voit, il voit même plus qu'à tout autre moment : car il voit la lumière. Les autres objets qu'il voyait auparavant, tout en étant lumineux, n'étaient pas la lumière même. De même, quand l'intelligence ferme l'œil en quelque sorte aux autres objets, qu'elle se concentre en elle-même, en ne voyant rien, elle voit non une lumière étrangère qui brille dans des formes étrangères, mais sa propre lumière qui tout à coup rayonne intérieurement d'une pure clarté. [5,5,8] Quand l'intelligence aperçoit ainsi cette lumière divine, on ne sait d'où vient cette lumière, si c'est du dedans ou du dehors; quand elle a cessé de briller, on croit tour à tour qu'elle vient du dedans et qu'elle n'en vient pas. Mais il est inutile de chercher d'où vient cette lumière : on ne peut élever sur elle aucune question de lieu. En effet, elle ne saurait ni s'éloigner, ni s'approcher de nous; elle nous apparaît seulement ou nous reste cachée. Il ne faut donc pas la chercher, mais attendre en repos qu'elle nous apparaisse, et nous préparer à la contempler, de même que l'œil attend le lever du soleil qui apparaît au-dessus de l'horizon, ou qui s'élance de l'Océan, comme le disent les poètes. D'où s'élève Celui dont notre soleil est l'image ? Au-dessus de quel horizon doit-il apparaître pour nous éclairer? Il faut qu'il apparaisse au-dessus de l'intelligence qui contemple. Ainsi, l'intelligence doit rester immobile dans la contemplation, concentrée et absorbée dans le spectacle de la beauté seule qui relève et la remplit de vigueur. Alors l'intelligence sent qu'elle est plus belle et plus brillante, parce qu'elle approche du Premier. Celui-ci ne vient pas, comme on pourrait le croire ; il vient sans venir dans le sens propre du mot : il apparaît sans venir d'aucun lieu, parce qu'il est déjà présent au-dessus de toutes choses avant que l'intelligence s'approche de lui. C'est en effet l'intelligence qui s'approche et qui s'éloigne du Premier ; elle s'en éloigne quand elle ne sait pas où elle doit se tenir ni où se tient le Premier. Le Premier ne se tient nulle part, et, si l'intelligence pouvait aussi ne se tenir nulle part (je ne veux pas dire en aucun lieu : car elle est elle-même hors de tout lieu; j'entends n'être absolument nulle part), elle apercevrait toujours le Premier; ou plutôt, elle ne l'apercevrait pas, elle serait en lui, ne ferait qu'un avec lui. Maintenant, l'intelligence, par cela même qu'elle est intelligence, n'aperçoit le Premier que quand elle l'aperçoit par cette partie d'elle-même qui n'est pas intelligence {qui est supérieure à l'intelligence}. Sans doute, il semble étonnant que l'Un puisse nous être présent sans s'approcher de nous, et, tout en n'étant nulle part, être partout. Cet étonnement est fondé sur la faiblesse de notre nature; mais l'homme qui connaît le Premier s'étonnerait bien plus que les choses fussent autrement. Et en effet, elles ne peuvent être autrement. Qu'on s'en étonne, si l'on veut ; ce que nous venons de dire est cependant l'exacte vérité. [5,5,9] Tout ce qui est engendré par autrui réside soit dans le principe qui l'a engendré, soit dans un autre être, s'il existe quelque être au-dessous du principe générateur : car ce qui est engendré par autrui et qui a besoin d'autrui pour exister a besoin d'autrui partout, par conséquent doit être contenu dans autrui. Il est donc naturel que les choses qui occupent le dernier rang soient contenues dans les choses qui les précèdent immédiatement, que les choses supérieures soient contenues dans celles qui occupent un rang encore plus élevé, et ainsi de suite jusqu'au premier principe. Quant au premier principe, n'ayant rien au-dessus de lui, il ne saurait être contenu dans rien. Puisqu'il n'est contenu dans rien et que les autres choses sont contenues chacune dans celle qui la précède immédiatement, le premier principe contient tous les autres êtres : il les embrasse sans se partager avec eux, et les possède sans être possédé par eux. Puisqu'il les possède sans être possédé par eux, il est partout : car, s'il n'est pas présent, il ne possède pas; d'un autre côté, s'il n'est pas possédé, il n'est pas présent; il en résulte qu'il est et qu'il n'est point présent, en ce sens que, n'étant pas possédé, il n'est pas présent, et que, se trouvant indépendant de tout, il n'est empêché d'être nulle part. En effet, s'il était empêché d'être quelque part, il serait limité par un autre principe, et les choses qui sont au-dessous de lui ne pourraient plus participer de lui; il en résulterait que Dieu serait borné, qu'il n'existerait plus en lui-même, qu'il dépendrait des êtres inférieurs. Toutes les choses contenues en autrui sont dans le principe dont elles dépendent; c'est le contraire pour celles qui ne sont nulle part : il n'est point de lieu où elles ne soient. En effet, s'il est un lieu où Dieu ne soit point, évidemment ce lieu est embrassé par un autre, et Dieu est dans autrui ; d'où suit que {dans cette hypothèse} il est faux que Dieu n'est nulle part. Mais, comme il est au contraire vrai que Dieu n'est nulle part, et faux qu'il soit quelque part, parce qu'il ne saurait être contenu dans autrui, il en résulte que Dieu n'est éloigné de rien. S'il n'est éloigné de rien, n'étant nulle part, il sera en lui-même partout. Il n'aura pas une de ses parties ici, une autre là; il ne sera pas tout entier seulement en tel ou tel lieu ; il sera donc tout entier partout : car il n'y a pas une chose qui le possède exclusivement ou qui ne le possède pas; tout est donc possédé par lui. Vois le monde : comme il n'y a pas d'autre monde que lui, il n'est pas contenu dans un monde ni dans un lieu. Nul lieu en effet n'existait antérieurement au monde. Quant a ses parties, elles dépendent de lui et sont contenues en lui. L'Âme n'est pas contenue dans le monde ; c'est elle au contraire qui le contient : car le lieu de l'Âme n'est point le corps, mais l'Intelligence ; le corps du monde est donc dans l'Âme, l'Âme dans l'Intelligence, et l'Intelligence elle-même dans un autre principe. Mais ce principe lui-même n'est pas dans un autre, duquel il dépendrait; il n'est donc dans rien, par conséquent, il est nulle part. Où sont donc les autres choses? Elles sont dans le premier principe. Il n'est donc pas séparé des autres choses, il n'est pas non plus en elles; il n'y a donc rien qui le possède; c'est lui, au contraire, qui possède tout. C'est pour cela qu'il est le Bien de toutes choses, parce que toutes choses existent par lui et se rapportent à lui, chacune d'une manière différente. C'est pourquoi il y a des choses qui sont meilleures les unes que les autres, parce qu'elles sont les unes plus que les autres {en rapport avec le Bien}. [5,5,10] Ne cherche pas à voir ce principe à l'aide des autres choses; sinon, au lieu de le voir lui-même, tu ne verras que son image. Essaie plutôt de concevoir ce qu'est le principe qu'il faut saisir en lui-même, qui est pur et sans aucun mélange, parce que tous les êtres en participent sans qu'aucun le possède. Aucune autre chose en effet ne saurait être telle ; il faut cependant qu'il y ait une telle chose. Qui pourrait embrasser à la fois dans sa totalité la puissance de ce principe ? Si un être embrassait à la fois dans sa totalité la puissance de ce principe, en quoi en différerait-il? Se borne-t-il à en embrasser une partie ?—Tu saisiras bien ce principe par un acte intuitif et simple, mais tu ne te le représenteras point dans sa totalité ; autrement, tu seras l'intelligence pensante, si toutefois tu as atteint ce principe ; mais il te fuira, ou plutôt tu le fuiras toi-même. Quand tu considères Dieu, considère-le donc dans sa totalité. Quand lu le penses, sache que ce que tu te rappelles de lui est le Bien : car il est la cause de la vie sage et intellectuelle, parce qu'il est la puissance dont procèdent la vie et l'intelligence; il est la cause de l'essence et de l'être, parce qu'il est un; il est simple et premier, parce qu'il est principe. C'est de lui que tout procède. C'est de lui que le premier mouvement procède, sans être en lui ; c'est de lui que procède aussi le premier repos, parce que lui, il n'en a pas besoin ; il n'est lui-même ni en mouvement ni en repos : car il n'a rien en quoi il puisse se reposer ou se mouvoir. Par rapport a quoi, vers quoi ou en quoi pourrait-il se mouvoir ou se reposer? Il n'est pas non plus limité : car par quoi serait-il limité? Il n'est pas non plus infini de la manière dont on se représente une masse énorme : car où aurait-il besoin de s'étendre? Serait-ce pour avoir quelque chose? Mais il n'a besoin de rien. C'est sa puissance qui est infinie. Il ne saurait ni changer ni manquer de rien : car les êtres qui ne manquent de rien ne le doivent qu'à lui seul. [5,5,11] Le premier principe est infini parce qu'il est un et que rien en lui ne saurait être limité par quoi que ce soit. Étant un, il n'est pas soumis à la mesure ni au nombre. Il n'est donc borné ni par autrui ni par lui-même, puisque de cette manière il serait double. Il n'a par conséquent point de figure, puisqu'il n'a ni parties ni forme. Ne cherche donc pas à saisir par des yeux mortels ce principe tel que le conçoit la raison. Ne t'imagine pas qu'on puisse le voir, de la manière dont se le figurerait un homme qui croirait que tout est perçu par les sens et anéantirait ainsi le principe qui est la suprême réalité. Les choses auxquelles le vulgaire attribue la réalité ne la possèdent pas : car ce qui est étendu a moins de réalité {que ce qui n'est pas étendu} ; or, le Premier est le principe de l'existence et est supérieur même à l'essence. Il te faut donc admettre le contraire de ce qu'admet le vulgaire; sinon, tu seras privé de Dieu. Tu ressembleras à ces hommes qui, dans les fêtes sacrées, se gorgent d'aliments dont on doit s'abstenir quand on s'approche des dieux, et qui, regardant cette jouissance comme plus certaine que la contemplation de la divinité dont on célèbre la fête, s'en vont sans avoir participé aux mystères. En effet, comme la divinité ne se fait pas voir à eux dans ces mystères, ces hommes grossiers doutent de son existence, parce qu'ils ne regardent comme réel que ce qu'on voit avec les yeux du corps. C'est ainsi que des gens qui passeraient toute leur vie dans le sommeil regarderaient comme certaines et réelles les choses qu'ils verraient dans leurs rêves; si on les éveillait et qu'on les forçât d'ouvrir les yeux, ils n'ajouteraient aucune foi à leur témoignage et se plongeraient de nouveau dans leur sommeil. [5,5,12] Il ne faut chercher à percevoir chaque chose que par la faculté qui est destinée à la connaître : c'est ainsi que nous percevons les couleurs par les yeux, les sons par les oreilles, et d'autres qualités par d'autres sens. Il faut également admettre que l'intelligence a sa fonction propre, et ne pas croire que penser soit la même chose que voir et entendre : agir autrement, c'est ressembler à un homme qui voudrait percevoir des couleurs par les oreilles et qui nierait l'existence des sons parce qu'il ne saurait les voir. Les hommes, pensons-y bien, ont oublié le principe qui depuis le commencement jusqu'à ce jour excite leurs souhaits et leurs désirs. En effet, toutes choses aspirent au premier principe, y tendent par une nécessité naturelle, et semblent deviner qu'elles ne sauraient exister sans lui. La notion du Beau n'est donnée qu'aux âmes qui sont éveillées et qui ont déjà quelque connaissance; à sa vue, elles sont en même temps frappées de stupeur et aiguillonnées par l'amour. Le Bien, au contraire, excite en nous dès l'origine un désir qui est inné; il nous est présent même dans le sommeil ; sa vue ne nous frappe jamais de stupeur, parce qu'il est toujours avec nous ; il n'est pas besoin de réminiscence ni d'attention pour jouir de sa présence, puisqu'on n'en est pas privé même quand on dort. L'amour du beau, en s'emparant de nous, nous cause des soucis parce qu'on désire le beau quand on l'a vu. Comme l'amour que le beau excite ne vient qu'en seconde ligne et qu'il ne se trouve que chez ceux qui ont déjà quelque connaissance, il est évident que le beau n'occupe que le second rang. Le désir du bien est au contraire plus ancien; il n'exige aucune connaissance préalable. Cela montre que le bien est antérieur et supérieur au beau. En outre, tous les hommes sont satisfaits dès qu'ils possèdent le bien : ils se croient arrivés à leur fin. Mais tous ne croient pas que le beau leur suffise : ils pensent que le beau est beau pour lui-même plutôt que pour eux, comme la beauté d'un individu n'est un avantage que pour lui seul. Enfin, la plupart sont contents de paraître beaux, ne le fussent-ils pas réellement; maïs il ne leur suffît pas de paraître posséder le bien, ils veulent le posséder réellement. En effet, tous désirent avoir ce qui tient le premier rang; mais ils luttent, ils rivalisent avec le beau dans l'opinion qu'il est né comme eux. Ils ressemblent à une personne qui se prétendrait l'égale d'une autre personne qui tient le premier rang après le roi parce qu'elle en dépend aussi ; elle ignore que si elle dépend également du roi, elle est inférieure à l'autre dans l'ordre de la hiérarchie : la cause de cette erreur, c'est que toutes deux participent d'un même principe, que l'Un leur est supérieur à toutes deux, qu'enfin le bien n'a pas besoin du beau, tandis que le beau a besoin du bien. Le bien est doux, calme, plein de délices; nous en jouissons comme nous le voulons. Le beau, au contraire, frappe l'âme de stupeur, l'agite et mêle la peine au plaisir. Il nous éloigne souvent du bien à notre insu, comme un objet aimé sépare un fils d'un père. Le bien est plus ancien que le beau, non dans le temps, mais dans la réalité; il a d'ailleurs une puissance qui est supérieure, parce qu'elle n'a pas de bornes. Ce qui lui est inférieur, au lieu d'avoir une puissance sans bornes, ne possède qu'une puissance inférieure et dépendante. Dieu est donc maître même de la puissance qui est inférieure à la sienne; il n'a pas besoin des choses qu'il a engendrées : car c'est lui qui leur a donné tout ce qui se trouve en elles; il n'avait pas d'ailleurs besoin d'engendrer; il est encore tel qu'il était auparavant ; rien ne serait changé pour lui s'il n'avait pas engendré; s'il eût été possible que d'autres choses reçussent l'existence, il ne la leur aurait pas refusée par jalousie. Maintenant il n'est plus possible que rien soit engendré. Dieu a engendré tout ce qu'il pouvait engendrer. U n'est point d'ailleurs l'universalité des choses; il aurait ainsi besoin d'elles. Élevé au-dessus de toutes, il a pu les engendrer et leur permettre d'exister pour elles-mêmes en les dominant toutes. [5,5,13] Étant le Bien même, et non simplement une chose bonne, Dieu ne saurait posséder aucune chose, pas même la qualité d'être bon. S'il possédait quelque chose, cette chose ou serait bonne ou ne le serait pas; or il ne peut y avoir rien qui ne soit bon dans le principe qui est le Bien par excellence et au premier degré ; d'un autre côté, on ne saurait dire que le Bien possède la qualité d'être bon. S'il ne peut posséder ni là qualité d'être bon ni celle de n'être pas bon, il en résulte qu'il ne doit rien posséder, par conséquent, qu'il est unique et isolé de tout le reste. Comme toutes les autres choses ou sont bonnes sans être le Bien, ou ne sont pas bonnes, que le Bien n'a ni la qualité d'être bon, ni celle de n'être pas bon, il n'a rien, et c'est par cela même qu'il est le Bien. Si on lui attribue quelque chose, l'essence, l'intelligence, la beauté, on lui ôte aussitôt le privilège d'être le Bien. Donc, quand on lui ôte tout attribut, qu'on n'affirme rien de lui, qu'on ne commet pas l'erreur de supposer qu'il y ait quelque chose en lui, on le laisse être simplement, sans lui rien prêter des choses qu'il n'a pas. N'imitons pas ces panégyristes ignorants qui rabaissent la gloire de ceux qu'ils louent en leur attribuant des qualités inférieures à leur dignité, parce qu'ils ne savent pas parler convenablement des personnes dont ils font l'éloge. De même, n'attribuons a Dieu aucune des choses qui sont au-dessous de lui et après lui ; reconnaissons qu'il en est la cause éminente sans être aucune d'elles. La nature du Bien ne consiste point a être toutes choses en général, ni l'une d'elles en particulier. En effet, dans ce cas, le Bien ne ferait qu'un avec tous les êtres; par conséquent, il n'en différerait que par son caractère propre, c'est-à-dire par une différence et par l'addition de quelque qualité. Au lieu d'être un, il serait deux choses, dont l'une, savoir, ce qu'il aurait de commun avec les autres êtres, ne serait pas le bien, tandis que l'autre serait le bien. Dans cette hypothèse, il serait mélangé de bien et de non-bien : il ne serait plus le Bien pur et premier. Le Bien premier serait ce dont l'autre chose participerait particulièrement, participation en vertu de laquelle elle deviendrait le bien. Cette chose ne serait ainsi le bien que par participation, tandis que celle dont elle participerait ne serait rien en particulier ; ce qui montre que le Bien n'est rien de particulier. Mais si, dans le Principe que nous examinons, le Bien est tel (c'est-à-dire s'il est une différence dont la présence donne au composé le caractère du bien), ce bien doit dériver d'un autre principe qui soit uniquement et simplement le Bien; ce composé dépend donc du Bien pur et simple. Ainsi, le Premier, le Bien absolu, domine tous les êtres, est uniquement le Bien, ne possède rien en lui, n'est mélangé à rien, est supérieur à toutes choses et est la cause de toutes. Le Beau et les êtres ne sauraient provenir du mal ni de principes indifférents : car la cause est meilleure que l'effet, parce qu'elle est plus parfaite.