[3,8,0] TROISIÈME ENNÉADE. LIVRE HUITIÈME. DE LA NATURE, DE LA CONTEMPLATION ET DE L'UN. [3,8,1] {PRÉAMBULE}. Si, badinant avant d'aborder la discussion sérieuse de la question, nous disions que tous les êtres, non-seulement les êtres raisonnables, mais encore les êtres irraisonnables, les végétaux ainsi que la terre qui les engendre, aspirent à la contemplation {à la pensée} et tendent à ce but, que même ils l'atteignent dans la mesure où il leur est donné naturellement de l'atteindre; que, par suite de la différence qui existe entre eux, les uns arrivent véritablement à la contemplation, tandis que les autres n'en ont qu'un reflet et qu'une image, ne regarderait-on pas notre assertion comme un paradoxe insoutenable ? Mais, comme nous discutons entre nous, nous pouvons sans crainte soutenir, en badinant, ce paradoxe. Nous-mêmes, en effet, tout en badinant, ne nous livrons-nous pas en ce moment même à la contemplation ? Et non-seulement nous, mais tous ceux qui badinent, n'en font-ils pas autant et n'aspirent-ils pas à la contemplation ? On pourrait dire que l'enfant qui badine, aussi bien que l'homme qui médite, ont tous deux pour but, l'un quand il badine, l'autre quand il médite, d'arriver à la contemplation ; qu'enfin toute action tend à la contemplation ; qu'elle détourne la contemplation plus ou moins vers les choses extérieures selon qu'elle est accomplie nécessairement ou librement ; qu'en tout cas, elle a toujours la contemplation pour fin dernière. Mais nous traiterons ce sujet plus loin. Commençons par expliquer quelle peut être la nature de la contemplation {de la pensée} que nous attribuons à la terre, aux arbres et aux plantes {ainsi que nous l'avons dit plus haut}, de quelle manière se ramènent à l'acte de la contemplation les choses que ces êtres produisent et engendrent; comment la Nature, que l'on regarde comme privée de raison et d'imagination, est cependant elle-même capable d'une espèce de contemplation, et produit toutes ses œuvres en vertu de la contemplation, que cependant elle ne possède pas {à proprement parler}. [3,8,2] La Nature n'a évidemment ni pieds, ni mains, ni aucun instrument naturel ou artificiel. Pour produire, il ne lui faut qu'une matière, sur laquelle elle travaille et à laquelle elle donne une forme. Les œuvres de la Nature excluent toute idée d'opération mécanique : ce n'est pas par voie d'impulsion, ni en employant des leviers et des machines, qu'elle produit les couleurs variées, qu'elle façonne les contours des objets. En effet, les ouvriers mêmes qui fabriquent des figures de cire, et au travail desquels on compare souvent celui de la Nature, ne peuvent donner des couleurs aux objets qu'ils font qu'en les empruntant ailleurs. II faut d'ailleurs remarquer que ces artisans ont en eux une puissance qui demeure immobile, et en vertu de laquelle seule ils fabriquent leurs ouvrages avec leurs mains. De même, il y a dans la Nature une puissance qui demeure immobile, mais qui agit sans le secours des mains. Cette puissance demeure immobile tout entière : elle n'a pas besoin d'avoir des parties qui demeurent immobiles et d'autres qui se meuvent. C'est la matière seule qui subit le mouvement ; la puissance formatrice n'est mue en aucune manière. Si la puissance formatrice était mue, elle ne serait plus le premier moteur ; le premier moteur lui-même ne serait plus alors la Nature, mais ce qui serait immobile dans l'ensemble. — Sans doute, dira-t-on peut-être, la raison {séminale} reste immobile, mais la Nature est distincte de la raison, et elle est mue.— Si l'on parle de la Nature entière, il faut y comprendre la raison. Si l'on ne considère comme immobile qu'une de ses parties, cette partie sera encore la raison. La Nature doit être une forme, et non un composé de matière et de forme. Quel besoin pourrait-elle avoir d'une matière qui fût froide ou chaude, puisque la matière, soumise à la forme, ou possède ces qualités, ou les reçoit, ou plutôt subit l'action de la raison avant d'avoir aucune qualité. En effet, ce n'est pas par le feu que la matière devient feu, c'est par la raison. On voit par là que, dans les animaux et les plantes, ce sont les raisons qui produisent, que la Nature est une raison qui produit une autre raison, en donnant quelque chose d'elle-même au sujet soumis à son influence, tout en demeurant en elle-même. La raison qui consiste dans une forme visible occupe le dernier rang ; elle est morte et ne produit rien. La raison vivante {qui administre le corps de l'être vivant}, étant sœur de la raison qui a produit la forme visible {en engendrant le corps de l'être vivant}, et possédant la même puissance que cette raison, produit seule dans l'être engendré. [3,8,3] Comment la Nature produit-elle, et comment, en produisant ainsi, arrive-t-elle à la contemplation ? Puisqu'elle produit en demeurant immobile en elle-même et qu'elle est une raison, elle est une contemplation. Toute action en effet est produite selon une raison, par conséquent en diffère. La raison assiste et préside à l'action, par conséquent n'est pas une action. Puisque la raison n'est pas une action, elle est une contemplation. Dans la Raison universelle, la raison qui tient le dernier rang procède elle-même de la contemplation, et mérite encore le nom de contemplation en ce sens qu'elle est le produit de la contemplation {de l'Âme}. Quant à la Raison universelle, qui est supérieure à cette dernière raison, elle peut être considérée sous deux points de vue, comme Âme et comme Nature. {Commençons par la nature.} La Raison considérée comme Nature dérive-t-elle aussi de la contemplation ? Oui, mais à la condition qu'elle se soit elle-même en quelque sorte contemplée : car elle est le produit d'une contemplation et d'un principe qui a contemplé. Comment se contemple-t-elle elle-même ? Elle n'a pas ce mode de contemplation qui procède de la raison {discursive}, c'est-à-dire qui consiste à considérer discursivement ce qu'on a en soi. Comment se fait-il qu'étant une raison vivante, une puissance productrice, elle ne considère pas discursivement ce qu'elle a en elle ? C'est qu'on ne considère discursivement que ce qu'on ne possède pas encore. Or, comme la Nature possède, elle produit par cela même qu'elle possède. Être ce qu'elle est et produire ce qu'elle produit sont en elle une seule et même chose. Elle est contemplation et objet contemplé parce qu'elle est raison. Étant contemplation, objet contemplé et raison, elle produit par cela même qu'il est dans son essence d'être ces choses. L'action est donc évidemment, comme nous venons de le montrer, une contemplation : car elle est le résultat de la contemplation qui demeure immobile, qui ne fait rien que contempler et qui produit par cela seul qu'elle contemple. [3,8,4] Si quelqu'un demandait à la Nature pourquoi elle produit, elle lui répondrait, si elle voulait bien l'écouter et parler : « II ne fallait pas m'interroger, mais comprendre, en gardant le silence comme je le garde : car je n'ai pas l'habitude de parler. Que devais-tu comprendre ? Le voici. D'abord, ce qui est produit est l'œuvre de ma spéculation silencieuse, est une contemplation produite par ma nature : car, étant née moi-même de la contemplation, j'ai une nature contemplative. Ensuite, ce qui contemple en moi produit une œuvre de contemplation, comme les géomètres décrivent des figures en contemplant : mais, ce n'est pas en décrivant des figures, c'est en contemplant que je laisse tomber de mon sein les lignes qui dessinent les formes des corps. Je conserve en moi la disposition de ma mère {l'Âme universelle} et celle des principes qui m'ont engendrée {les raisons formelles}. Ceux-ci, en effet, sont nés de la contemplation ; j'ai été engendrée de la même manière. Ces principes m'ont donné, naissance sans agir, par cela seul qu'ils sont des raisons plus puissantes et qu'ils se contemplent eux-mêmes. Que signifient ces paroles ? que la Nature est une Âme engendrée par une Âme supérieure qui possède une vie plus puissante, qu'elle renferme sa contemplation silencieusement en elle-même, sans incliner ni vers ce qui est supérieur, ni vers ce qui est inférieur. Demeurant dans son essence, c'est-à-dire dans son repos et dans la conscience qu'elle a d'elle-même, elle a, par cette connaissance et par cette conscience qu'elle a d'elle-même, connu autant que cela lui était possible ce qui est au-dessous d'elle, et, sans chercher davantage, elle a produit un objet de contemplation agréable et brillant. Si l'on veut attribuer à la Nature une espèce de connaissance ou de sensation, celles-ci ne ressembleront à la connaissance et à la sensation véritables que comme ressemblent à celles d'un homme éveillé celles d'un homme qui dort. Ca la Nature contemple paisiblement son objet, objet né en elle de ce qu'elle demeure en elle-même et avec elle-même, de ce qu'elle est elle-même un objet de contemplation et une contemplation silencieuse, mais faible. Il y a, en effet, une autre puissance qui contemple avec plus de force : la Nature n'est que l'image d'une autre contemplation. Aussi ce qu'elle a produit est-il très-faible, parce qu'une contemplation affaiblie engendre un objet faible. De même, ce sont les hommes trop faibles pour la spéculation qui cherchent dans l'action une ombre de la spéculation et de la raison. N'étant point capables de s'élever à la spéculation, ne pouvant à cause de la faiblesse de leur âme saisir l'intelligible en lui-même et s'en remplir, désirant cependant le contempler, ils s'efforcent d'atteindre par l'action ce qu'ils ne sauraient obtenir par la seule pensée. Ainsi, quand nous agissons, que nous voulons voir, contempler, saisir l'intelligible, que nous essayons de le faire saisir aux autres, que nous nous proposons d'agir autant que nous en sommes capables, dans tous ces cas, nous trouvons que l'action est une faiblesse de la contemplation ou une conséquence de la contemplation : une faiblesse, si, après avoir agi, l'on ne possède rien que ce qu'on a fait; une conséquence, si {après avoir agi} l'on a à contempler quelque chose de meilleur que ce qu'on a fait. Quel homme, en effet, pouvant contempler réellement la vérité en va contempler l'image? De là vient le goût qu'ont pour les arts manuels et pour l'activité corporelle les enfants qui ont un esprit faible et qui ne peuvent comprendre les théories des sciences spéculatives. [3,8,5] Après avoir parlé de la Nature, et expliqué de quelle manière la génération est pour elle une contemplation, passons à l'Âme qui occupe un rang supérieur à la Nature. Voici ce que nous avons à en dire. Par son habitude contemplative, par son ardent désir de s'instruire et de découvrir, par la fécondité de ses connaissances et le besoin d'enfanter qui en est le résultat, l'Âme, étant devenue elle-même tout entière un objet de contemplation, a donné naissance à un autre objet ; de même que la science, arrivée à la plénitude, engendre par l'enseignement une petite science dans l'âme du jeune disciple qui possède des images de toutes les choses, mais seulement à l'état de théories obscures, de spéculations faibles, incapables de se suffire à elles-mêmes. La partie supérieure et rationnelle de l'Âme demeure toujours dans la région supérieure du monde intelligible, qui l'illumine et la féconde ; l'autre partie participe à ce que la partie supérieure a reçu en participant immédiatement à l'intelligible : car la vie procède toujours de la vie, son acte s'étend à tout et est présent partout. Dans sa procession, l'Âme universelle laisse sa partie supérieure demeurer dans le monde intelligible (car, si elle se détachait de cette partie supérieure, elle ne serait plus présente partout; elle ne subsisterait plus que dans la région inférieure à laquelle elle aboutit) ; en outre, la partie de l'Âme qui procède ainsi hors du monde intelligible n'est pas égale à celle qui y demeure. Donc, s'il faut que l'Âme soit présente partout, fasse sentir partout son action, et que ce qui occupe le rang supérieur diffère de ce qui occupe le rang inférieur; si en outre l'action procède de la contemplation ou de l'action {mais d'abord de la contemplation}, parce que celle-ci est antérieure à l'action qui ne saurait exister sans elle ; s'il en est ainsi, dis-je, il en résulte qu'un acte est plus faible qu'un autre, mais qu'il est toujours une contemplation, de telle sorte que l'action qui naît de la contemplation semble n'être qu'une contemplation affaiblie : car ce qui est engendré doit toujours avoir la même nature que son principe générateur, mais en même temps être plus faible que lui, puisqu'il occupe un rang inférieur. Toutes choses procèdent donc silencieusement de l'Âme, parce qu'elles n'ont besoin ni de contemplation ni d'action extérieure et visible. Ainsi, l'Âme contemple, et la partie de l'Âme qui contemple, étant en quelque sorte placée en dehors de la partie supérieure et différente d'elle, produit ce qui est au-dessous d'elle : la contemplation engendre donc la contemplation. La contemplation, en effet, n'a pas de terme, non plus que son objet; voilà pourquoi elle s'étend à tout. Où n'est-elle pas? Toute âme a en elle-même objet de contemplation. Cet objet, sans être circonscrit comme une grandeur, n'est cependant pas de la même façon dans tous les êtres, par conséquent, n'est pas présent de la même manière à toutes les parties de l'âme. C'est pourquoi Platon dit que le conducteur de l'âme fait part à ses coursiers de ce qu'il a vu lui-même. Si ceux-ci reçoivent quelque chose de lui, c'est évidemment parce qu'ils désirent posséder ce qu'ils ont vu : car ils n'ont pas reçu l'intelligible tout entier. S'ils agissent par suite d'un désir, c'est en vue de ce qu'ils désirent qu'ils agissent, c'est-à-dire en vue de la contemplation et de son objet. [3,8,6] Quand on agit, c'est pour contempler et pour posséder l'objet contemplé. La pratique a donc pour fin la contemplation. Ce qu'elle ne peut atteindre directement, elle tâche de l'obtenir par une voie détournée. Il en est de même quand on atteint l'objet de ses vœux : ce qu'on souhaite, ce n'est pas de posséder l'objet de ses vœux sans le connaître, c'est au contraire de le connaître à fond, de le voir présent en son âme et de pouvoir l'y contempler. En effet, c'est toujours en vue du bien qu'on agit: on veut l'avoir intérieurement, se l'approprier et trouver dans sa possession le résultat de son action ; or, comme on ne peut posséder le bien que par l'âme, l'action nous ramène encore ici à la contemplation. Puisque l'âme est une raison, ce qu'elle est capable de posséder ne saurait être qu'une raison silencieuse, d'autant plus silencieuse qu'elle est plus raison : car la raison parfaite ne cherche plus rien : elle se repose dans l'évidence de ce dont elle est remplie ; plus l'évidence est complète, plus la contemplation est calme, plus elle ramène l'âme à l'unité. En effet, dans l'acte de la connaissance (et nous parlons ici sérieusement), il y a identité entre le sujet connaissant et l'objet connu. S'ils faisaient deux choses, ils seraient différents, étrangers l'un à l'autre, sans véritable liaison, comme les raisons {sont étrangères à l'âme} quand elles y sommeillent sans être y aperçues. La raison ne doit donc pas rester étrangère à l'âme qui apprend, mais lui être unie, lui devenir propre. Donc, quand l'âme s'est approprié une raison et s'est familiarisée avec elle, elle la tire en quelque sorte de son sein pour l'examiner. Elle remarque ainsi la chose qu'elle possédait {sans le savoir}, s'en distingue en l'examinant, et, par la conception qu'elle s'en forme, la considère comme une chose étrangère à elle-même : car, quoique l'âme soit elle-même une raison et une espèce d'intelligence, cependant, quand elle considère une chose, elle la considère comme distincte d'elle-même, parce qu'elle ne possède pas la plénitude véritable et qu'elle est défectueuse à l'égard de son principe {qui est l'intelligence}. Elle considère d'ailleurs avec calme ce qu'elle tire d'elle-même : car elle ne tire pas d'elle-même ce dont elle n'avait pas déjà quelque notion. Si d'ailleurs elle tire quelque chose de son sein, c'est qu'elle en avait une vue incomplète et qu'elle veut le connaître. Dans ses actes {tels que la sensation}, elle adapte aux objets extérieurs les raisons qu'elle possède. D'un côté, comme elle possède {les intelligibles} mieux que la nature, elle est aussi plus calme et en même temps plus contemplative ; d'un autre côté, comme elle ne possède pas parfaitement {les intelligibles}, elle désire plus {que l'intelligence} avoir de l'objet qu'elle contemple cette connaissance et cette contemplation qu'on acquiert d'un objet en l'examinant. Après s'être écartée de sa partie supérieure et avoir parcouru {par la raison discursive} la série des différences, elle revient à elle-même, et se livre de nouveau à la contemplation par sa partie supérieure {l'intelligence}, dont elle s'était écartée {pour considérer les différences} : car cette partie ne s'occupe pas des différences, parce qu'elle demeure en elle-même. Aussi l'esprit sage est-il identique avec la raison et possède-t-il en lui-même ce qu'il découvre aux autres. Il se contemple lui-même; il est arrivé à l'unité non-seulement par rapport aux objets extérieurs, mais encore par rapport à lui-même ; il se repose dans cette unité et il trouve toutes choses en son propre sein. [3,8,7] Ainsi tout dérive de la contemplation, tout est contemplation, les êtres véritables, et les êtres que ceux-ci engendrent en se livrant à la contemplation et qui sont eux-mêmes des objets de contemplation soit pour la sensation, soit pour la connaissance ou l'opinion. Les actions ont pour fin la connaissance ; le désir l'a également pour fin. La génération a pour principe la spéculation et aboutit à la production d'une forme, c'est-à-dire d'un objet de contemplation. En général, tous les êtres qui sont des images des principes générateurs produisent des formes et des objets de contemplation. Les substances engendrées, étant des imitations des êtres, montrent que les principes générateurs ont pour but, non la génération ni l'action, mais la production d'œuvres qui soient elles-mêmes contemplées. C'est à la contemplation qu'aspirent la pensée discursive, et, au-dessous d'elle, la sensation, qui toutes deux ont pour fin la connaissance. Enfin, au-dessous de la pensée discursive et de la sensation, il y a la nature qui, portant en elle-même un objet de contemplation, une raison {séminale}, produit une autre raison {la forme visible}. Telles sont les vérités qui sont évidentes par elles-mêmes ou qu'on peut démontrer par le raisonnement. Il est clair d'ailleurs que, puisque les êtres intelligibles se livrent à la contemplation, tous les autres êtres doivent y aspirer : car le principe des êtres est aussi leur fin. Quand les animaux engendrent, c'est que les raisons {séminales} agissent en eux. La génération est un acte de contemplation ; elle résulte du besoin de produire des formes multiples, des objets de contemplation, de remplir tout de raisons, de contempler sans cesse : engendrer, c'est produire une forme et faire pénétrer partout la contemplation. Les défauts qui se rencontrent dans les choses engendrées ou faites de main d'homme ne sont que des fautes de contemplation. Le mauvais artisan ressemble à celui qui produit de mauvaises formes. Les amants, enfin, doivent être comptés au nombre de ceux qui étudient les formes et qui, par conséquent, se livrent à la contemplation. En voici assez sur ce sujet. [3,8,8] Puisque la contemplation s'élève par degrés, de la Nature à l'Âme, de l'Âme à l'Intelligence, que la pensée y devient de plus en plus intime, de plus en plus unie à celui qui pense, que dans l'âme parfaite les choses connues sont identiques au sujet qui connaît, parce qu'elles aspirent à l'Intelligence, évidemment dans l'Intelligence le sujet doit être identique à l'objet, non parce qu'il se l'est approprié, comme le fait l'âme parfaite, mais parce qu'il a la même essence, qu'être et penser y sont une seule et même chose. Dans l'Intelligence il n'y a plus d'un côté l'objet, d'un autre le sujet; sinon, il faudrait un autre principe où n'existerait plus cette différence. Il faut donc qu'en elle ces deux choses, le sujet et l'objet, n'en fassent réellement qu'une seule ; c'est là une contemplation vivante, et non plus un objet de contemplation qui semble être dans une autre chose : car, être dans une autre chose qui vit, ce n'est pas vivre soi-même. Donc, pour vivre, l'objet de la contemplation et de la pensée doit être la Vie elle-même, et non la vie végétative, ni la vie sensitive, ni la vie psychique : car ce sont là des pensées différentes, l'une étant la pensée végétative, l'autre, la pensée sensitive, l'autre la pensée psychique. Pourquoi sont-ce là des pensées ? c'est que ce sont des raisons. Toute vie est une pensée qui, comme la vie elle-même, peut être plus ou moins vraie. La Pensée la plus vraie est aussi la Vie première, et la Vie première ne fait qu'un avec l'Intelligence première : ainsi, le premier degré de la vie est également le premier degré de la pensée, le second degré de la vie est le second degré de la pensée, et le dernier degré de la vie est aussi le dernier de la pensée. Donc toute vie de cette espèce est une pensée. Cependant les hommes peuvent assigner les différences des divers degrés de vie sans pouvoir indiquer également celles des différents degrés de pensée; ils se contentent de dire que les uns impliquent l'intelligence et que les autres l'excluent, parce qu'ils ne cherchent pas à pénétrer l'essence de la vie. Remarquons du reste que la discussion nous ramène encore ici à cette proposition : Tous les êtres sont des contemplations. Si la vie la plus vraie est la vie de la pensée, si la vie la plus vraie et la vie de la pensée sont identiques, il en résulte que la pensée la plus vraie est une chose vivante. Cette contemplation est vie, l'objet de cette contemplation est être vivant et vie, et tous les deux ne font qu'un. Comment, puisque tous les deux ne font qu'un, l'unité qu'ils forment est-elle devenue multiple ? C'est qu'elle ne contemple pas l'Un ou qu'elle ne le contemple pas en tant qu'il est l'Un ; sinon, elle ne serait pas l'Intelligence. Après avoir commencé par être une, elle a cessé de l'être; elle est, sans le savoir, devenue multiple par l'effet des germes féconds qu'elle portait en elle ; elle s'est développée pour posséder toutes choses, quoiqu'il eût mieux valu pour elle ne pas le souhaiter. En effet, elle est ainsi devenue le second principe, comme un cercle, en se développant, devient une figure et une surface où la circonférence, le centre, les rayons sont choses distinctes, occupent des points différents. Ce dont les choses procèdent est meilleur que ce à quoi elles aboutissent. Ce qui est origine n'est pas tel que ce qui est origine et fin, et ce qui est origine et fin n'est pas tel que ce qui n'est qu'origine. En d'autres termes, l'Intelligence même n'est pas l'intelligence d'une seule chose, mais l'intelligence universelle ; étant universelle, elle est l'intelligence de toutes choses. Il faut donc, si l'Intelligence est l'intelligence universelle, est l'intelligence de toutes choses, que chacune de ses parties soit aussi universelle, possède aussi toutes choses; sinon, il y aurait dans l'Intelligence une partie qui ne serait pas intelligence ; l'Intelligence se composerait de non-intelligences; elle ressemblerait à un amas de choses qui ne formeraient une intelligence que par leur réunion. Ainsi, l'Intelligence est infinie : si quelque chose procède d'elle, il n'en résulte d'affaiblissement ni pour la chose qui procède d'elle, parce que ce qui procède d'elle est aussi toutes choses, ni pour l'Intelligence dont la chose procède, parce qu'elle n'est pas un amas de parties. [3,8,9] Telle est la nature de l'Intelligence. Elle n'occupe donc pas le premier rang. Il doit y avoir au-dessus d'elle un principe, que cette discussion a pour but de mettre en évidence. En effet, la pluralité est postérieure à l'unité : or l'Intelligence est un nombre; le nombre a pour principe l'unité, et le nombre qui constitue l'Intelligence a pour principe l'Unité absolue. L'Intelligence est à la fois intelligence et intelligible; elle est donc deux choses à la fois. Si elle est deux choses, cherchons ce qui est antérieur à cette dualité. Quel est ce principe ? l'intelligence seule ? mais à l'intelligence est toujours lié l'intelligible : si le principe que nous cherchons ne peut être lié à l'intelligible, il ne sera pas non plus l'Intelligence. S'il n'est pas l'intelligence, s'il échappe à la dualité, il doit lui être supérieur, par conséquent être au-dessus de l'intelligence. Sera-t-il l'intelligible seul ? mais nous avons déjà vu que l'intelligible est inséparable de l'intelligence. Si ce principe n'est ni l'intelligence, ni l'intelligible, que peut-il être? Il est le principe dont dérivent l'intelligence et l'intelligible qui est lié à celle-ci. Mais qu'est-il et comment devons-nous nous le représenter ? Il doit ou être intelligent ou n'être pas intelligent. S'il est intelligent, il sera aussi intelligence. S'il n'est pas intelligent, il s'ignorera lui-même et il semblera n'être rien de vénérable. Dire qu'il est le Bien même, qu'il est absolument simple, ce n'est pas encore énoncer une chose claire et évidente (quoiqu'elle soit vraie), puisque nous n'avons pas encore un objet sur lequel nous puissions attacher notre pensée quand nous en parlons. En outre, puisque c'est par l'intelligence et dans l'intelligence qu'a lieu la connaissance des autres objets chez tous les êtres qui peuvent connaître quelque chose d'intelligent, par quelle intuition saisirons -nous ce principe qui est supérieur à l'intelligence ? Par ce qui lui ressemble en nous, répondrons-nous : car il y a en nous quelque chose de lui; ou plutôt, il est dans toutes les choses qui participent de lui. Partout où vous approchez du Bien, ce qui peut en participer en vous en reçoit quelque chose. Supposez qu'une voix remplisse un désert et les oreilles des hommes qui peuvent s'y trouver : en quelque endroit que vous prêtiez l'oreille à cette voix, vous la saisirez tout entière en un sens, non tout entière en un autre sens. Comment saisirons-nous donc quelque chose en approchant notre intelligence du Bien ? Pour voir là-haut le principe qu'elle cherche, il faut que l'intelligence retourne pour ainsi dire en arrière, que, formant une dualité, elle se dépasse elle-même en quelque sorte, c'est-à-dire qu'elle cesse d'être l'intelligence de toutes les choses intelligibles. En effet, l'Intelligence est la vie première, l'acte de parcourir toutes choses, non {comme le fait l'Âme} par un mouvement qui s'accomplit actuellement. Donc, si l'Intelligence est la vie, l'acte de parcourir toutes les choses, si elle possède toutes choses distinctement, sans confusion (sinon elle les posséderait d'une manière imparfaite et incomplète), elle doit nécessairement procéder d'un principe supérieur qui, au lieu d'être en mouvement, est le principe du Mouvement {par lequel l'Intelligence parcourt toutes choses}, de la Vie, de l'Intelligence, enfin de toutes choses. Le principe de toutes choses ne saurait être toutes choses, il en est seulement l'origine. Il n'est lui-même ni toutes choses, ni une chose particulière, parce qu'il engendre tout; il n'est pas non plus multitude, parce qu'il est le principe de la multitude. En effet, ce qui engendre est toujours plus simple que ce qui est engendré. Donc, si ce principe engendre l'Intelligence, il est nécessairement plus simple que l'Intelligence. Si l'on croit qu'il est un et tout, il sera toutes choses parce qu'il est toutes choses à la fois, ou qu'il est chaque chose particulière. S'il est toutes choses à la fois, il sera postérieur à toutes choses; s'il est au contraire antérieur à toutes choses, il sera autre que toutes choses : car, si l'Un et toutes choses coexistaient, l'Un ne serait .pas principe ; il faut cependant que l'Un soit principe, qu'il existe antérieurement à toutes choses, pour que toutes choses en dérivent. Si l'on dit que l'Un est chaque chose particulière, il sera par là même identique à chaque chose particulière; il sera ensuite toutes choses à la fois, sans qu'il soit possible de rien discerner. Ainsi l'Un n'est aucune des choses particulières, il est antérieur à toutes choses. [3,8,10] Qu'est donc ce principe ? C'est la puissance de tout. S'il n'existait pas, rien ne serait, pas même l'Intelligence qui est la Vie première et universelle. En effet, ce qui est au-dessus de la vie est la cause de la vie. L'Acte de la vie, étant toutes choses, n'est pas le premier principe: il découle de ce principe comme d'une source. On peut en effet se représenter le premier principe comme une source qui n'a point d'autre origine qu'elle-même, qui se verse à flots dans une multitude de fleuves sans être épuisée par ce qu'elle leur donne, sans même s'écouler, parce que les fleuves qu'elle forme, avant de couler chacun de leur côté, confondent encore en elle leurs eaux, tout en sachant quel cours ils doivent suivre. Qu'on s'imagine encore la vie qui circule dans un grand arbre, sans que son principe sorte de la racine, où il a son siège, pour aller se diviser entre les rameaux : en répandant partout une vie multiple, le principe demeure cependant en lui-même exempt de toute multiplicité et il en est seulement l'origine. Il n'y a là rien d'étonnant. Pourquoi s'étonner en effet que le multiple sorte de Celui qui n'est pas multiple, que le multiple ne puisse exister sans qu'avant lui existe Celui qui n'est pas multiple ? Le principe ne se partage pas dans l'univers; bien plus, s'il se partageait, l'univers serait anéanti : car il ne peut exister qu'autant que son principe demeure en lui-même, sans se confondre avec le reste. Aussi y a-t-il partout retour à l'Un. {Il y a pour chaque chose une unité à laquelle on la ramène} : par conséquent, l'univers doit {être ramené à l'unité qui lui est supérieure, et comme cette unité n'est pas absolument simple, elle doit être elle-même ramenée à une unité supérieure encore, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive à l'Unité absolument simple, qui ne peut être ramenée à aucune autre. Donc, si vous considérez ce qui est un dans un arbre (c'est-à-dire son principe permanent), ce qui est un dans un animal, dans une âme, dans l'univers, vous aurez partout ce qu'il y a de plus puissant et de plus précieux. Si vous contemplez enfin l'Unité des choses qui existent véritablement, c'est-à-dire leur principe, leur source, leur puissance {productrice}, pouvez-vous douter de sa réalité et croire que ce principe n'est rien ? Sans doute ce principe n'est aucune des choses dont il est le principe : il est tel qu'on ne saurait en affirmer rien, ni l'être, ni l'essence, ni la vie, parce qu'il est supérieur à tout cela. Si vous le saisissez, en faisant abstraction même de l'être, vous serez dans le ravissement ; en dirigeant vers lui votre regard, en l'atteignant et en vous reposant en lui, vous en aurez une intuition une et simple ; vous jugerez de sa grandeur par les choses qui sont après lui et par lui. [3,8,11] Voici encore une réflexion à faire. Puisque l'Intelligence est une intuition, une intuition en acte, elle est par cela même une puissance passée à l'acte. Il y aura donc en elle deux éléments qui joueront le rôle, l'un de matière (c'est-à-dire de matière intelligible), l'autre de forme, comme dans la vision {sensible} en acte : car la vision en acte implique aussi dualité. Donc l'intuition, avant d'être en acte, était unité. Ainsi l'unité est devenue dualité, et la dualité est unité. La vision {sensible} reçoit de l'objet sensible sa plénitude et en quelque sorte sa perfection. Pour l'intuition de l'Intelligence, le Bien est le principe qui lui donne sa plénitude. Si l'Intelligence était le Bien même, à quoi lui servirait son intuition ou son acte? Les autres êtres en effet aspirent au Bien, et l'ont pour but de leur action ; mais le Bien même n'a besoin de rien; il ne possède donc rien que lui-même. Quand on l'a nommé, il ne faut rien lui ajouter par la pensée : car, lui ajouter quelque chose, c'est supposer qu'il a besoin de ce qu'on lui attribue. Il ne faut donc pas lui attribuer même l'intelligence : ce serait introduire en lui une chose étrangère, faire de lui deux choses, l'Intelligence et le Bien. L'Intelligence a besoin du Bien, le Bien n'a pas besoin de l'Intelligence. En atteignant le Bien, l'Intelligence en prend la forme (car c'est du bien qu'elle tient sa forme) et elle devient parfaite, parce qu'elle en prend la nature. Il faut juger ce qu'est l'archétype d'après la trace qu'il laisse dans l'Intelligence» concevoir son vrai caractère d'après l'empreinte qu'il y fait. C'est par cette empreinte que l'Intelligence voit le Bien et le possède. Aussi aspire-t-elle au Bien ; et comme elle y aspire toujours, toujours elle l'atteint. Quant au Bien, il n'aspire à rien : car que désirerait-il ? Il n'atteint rien non plus, puisqu'il ne désire rien. Il n'est donc pas l'Intelligence, puisque celle-ci désire et aspire à la forme du Bien. L'Intelligence est belle sans doute; elle est la plus belle des choses, puisqu'elle est éclairée d'une pure lumière, qu'elle brille d'un pur éclat, qu'elle contient les êtres intelligibles, dont notre monde, malgré sa beauté, n'est qu'une ombre et qu'une image. Quant au monde intelligible, il est placé dans une région brillante de clarté, où il n'y a rien de ténébreux ni d'indéterminé, où il jouit en lui-même d'une vie bienheureuse. Son aspect ravit d'admiration, surtout si l'on sait y pénétrer et s'y unir. Mais, de même que la vue du ciel et de l'éclat des astres fait chercher et concevoir leur auteur, de même la contemplation du monde intelligible et l'admiration qu'elle inspire conduisent à en chercher le père. On se dit alors : quel est celui qui a donné l'existence au monde intelligible? où et comment a-t-îl engendré l'Intellect si pur, ce fils si beau qui tient de son père toute sa plénitude ? Ce principe suprême n'est lui-même ni intellect, ni fils, il est supérieur à l'Intellect, qui est son fils. L'Intellect, son fils, est après lui, parce qu'il a besoin de recevoir de lui son intellection et la plénitude qui est sa nourriture; il tient le premier rang après Celui qui n'a besoin de rien, pas même d intellection. L'Intellect possède cependant la plénitude et la véritable intellection parce qu'il participe du Bien immédiatement. Ainsi, le Bien, étant au-dessus de la véritable plénitude et de l'intellection, ne les possède pas et n'en a pas besoin ; sinon, il ne serait pas le Bien.