[3,4,0] TROISIÈME ENNÉADE. LIVRE QUATRIÈME. DU DÉMON QUI EST PROPRE A CHACUN DE NOUS. [3,4,1] Parmi les principes, il en est qui produisent leur hypostase en demeurant immobiles. Quant à l'Ame universelle, elle entre en mouvement pour engendrer son hypostase, savoir, la Puissance sensitive avec la Nature {Puissance végétative}, et descendre par cette dernière jusque dans les plantes. L'âme même qui réside en nous a pour hypostase la Nature ; cependant la Nature ne domine pas alors, parce qu'elle n'est qu'une partie de notre être. Mais, quand la Nature est engendrée dans les plantes, c'est elle qui domine, parce qu'elle est alors en quelque sorte seule. La Nature n'engendre donc rien, ou du moins, si elle engendre, c'est une chose fort différente d'elle-même {la Matière} : car la vie s'arrête à la Nature ; ce qui naît de la Nature est complètement privé de vie. Tout ce qui est né de l'Ame universelle avant la Matière est né informe, mais a reçu une forme en se tournant vers le principe qui l'a engendré et qui le nourrit en quelque sorte. Ce qui est né de la Nature n'est plus une forme de l'Ame, parce que ce n'est plus une espèce de vie ; c'est l' indétermination absolue. Les choses antérieures {à la Matière, savoir, la Puissance sensitive et la Nature} sont indéterminées sans doute, mais dans leur forme seulement ; elles ne sont pas absolument indéterminées; elles ne sont indéterminées que sous le rapport de leur perfection. La Matière, au contraire, est absolument indéterminée. Quand elle arrive à être parfaite, elle devient le corps, en recevant la forme que comporte sa puissance et qui est le réceptacle du principe qui l'a engendrée et qui la nourrit. C'est la seule trace qu'il y ait des choses de là-haut dans le corps, qui occupe le dernier rang parmi les choses d'ici-bas. [3,4,2] C'est à cette Ame {universelle} surtout que s'appliquent ces paroles de Platon : « L'âme en général prend soin de tout ce qui est inanimé. » Les autres âmes {les âmes particulières} sont dans des conditions différentes. « L'àme fait le tour du ciel {ajoute Platon}, en prenant successivement des formes diverses. » Ces formes sont la forme rationnelle, la forme sensitive, la forme végétative. La partie qui domine dans l'âme remplit la fonction qui lui est propre; les autres restent inactives et lui semblent en quelque sorte extérieures. Dans l'homme, ce ne sont pas les puissances inférieures de l'âme qui dominent : elles existent seulement avec les autres ; ce n'est pas non plus la meilleure puissance {la raison} qui domine toujours : les puissances inférieures ont également leur place. Aussi l'homme {outre qu'il est un être raisonnable} est-il encore un être sensitif, parce qu'il possède les organes des sens. Il est également un être végétatif sous beaucoup de rapports : car son corps se nourrit et engendre comme une plante. Toutes ces puissances {la raison, la sensibilité, la puissance végétative} agissent donc ensemble dans l'homme; mais c'est d'après la meilleure d'entre elles qu'on qualifie la forme totale de cet être {en l'appelant un être raisonnable}. L'âme, en sortant du corps, devient la puissance qu'elle a développée le plus. Fuyons donc d'ici-bas et élevons-nous au monde intelligible, pour ne pas tomber dans la vie purement sensitive, en nous laissant aller à suivre les images sensibles ou dans la vie végétative, en nous abandonnant aux plaisirs de l'amour physique et à la gourmandise; élevons-nous, dis-je, au monde intelligible, à l'Intelligence, à Dieu. Ceux qui ont exercé les facultés humaines renaissent hommes. Ceux qui n'ont fait usage que de leurs sens passent dans des corps de brutes et particulièrement dans des corps de bêtes féroces, s'ils se sont abandonnés aux emportements de la colère; de telle sorte que, même en ce cas, la différence des corps qu'ils animent est conforme à la différence de leurs penchants. Ceux qui n'ont cherché qu'à satisfaire leur concupiscence et leurs appétits passent dans des corps d'animaux lascifs et gloutons. Enfin ceux qui, au lieu de suivre leur concupiscence ou leur colère, ont plutôt dégradé leur sens par leur inertie, sont réduits à végéter dans des plantes : car ils n'ont dans leur existence antérieure exercé que leur puissance végétative, et ils n'ont travaillé qu'à devenir des arbres. Ceux qui ont trop aimé les jouissances de la musique, et qui ont d'ailleurs vécu purs, passent dans des corps d'oiseaux mélodieux. Ceux qui ont régné tyranniquement deviennent des aigles, s'ils n'ont pas d'ailleurs d'autre vice. Enfin, ceux qui ont parlé avec légèreté des choses célestes, tenant toujours leurs regards élevés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent toujours vers les hautes régions de l'air. Celui qui a acquis les vertus civiles redevient homme; mais, s'il ne possède pas ces vertus à un degré suffisant, il est transformé en un animal sociable, tel que l'abeille ou tout autre être de cette espèce. [3,4,3] Qu'est donc notre démon ? C'est une des puissances de notre âme. Qu'est notre dieu? C'est également une des puissances de notre âme. {Est-ce la puissance qui agit principalement en nous comme le croient quelques-uns?} Car la puissance qui agit en nous semble être ce qui nous conduit, puisque c'est le principe qui domine en nous. Est-ce là le démon auquel nous sommes échus pendant le cours de notre vie ? Non : notre démon est la puissance immédiatement supérieure à celle que nous exerçons : car elle préside à notre vie sans agir elle-même. La puissance qui agit en nous est la puissance inférieure à celle qui préside à notre vie, et c'est elle qui nous constitue essentiellement. Si donc nous vivons de la vie sensitive, nous avons pour démon la Raison ; si nous vivons de la vie rationnelle, nous avons pour démon le principe supérieur à la raison {l'Intelligence}, principe qui préside à notre vie, mais n'agit pas lui-même et laisse agir la puissance inférieure. Platon dit avec vérité que « nous choisissons notre démon» : car, par le genre de vie que nous préférons, nous choisissons le démon qui préside à notre vie. Pourquoi donc nous conduit-il? Il nous conduit durant le cours de notre vie mortelle {parce qu'il nous est donné pour nous aider à accomplir notre destinée} ; mais il ne peut plus nous conduire quand notre destinée est accomplie, parce que la puissance à l'exercice de laquelle il présidait laisse agir à sa place une autre puissance (car elle est morte, puisque la vie dans laquelle elle agissait est terminée). Cette autre puissance veut agir à son tour, et, après avoir établi sa prépondérance, elle s'exerce durant le cours d'une nouvelle vie, ayant elle-même un autre démon. Si nous venons alors à nous dégrader en laissant prévaloir en nous une puissance inférieure, nous en sommes punis. En effet, le méchant déchoit, parce que la puissance qu'il a développée dans sa vie le fait descendre à l'existence de la brute en le rendant semblable à elle par ses mœurs. S'il pouvait suivre le démon qui lui est supérieur, il deviendrait lui-même supérieur en partageant sa vie. Il prendrait ensuite pour guide une partie de lui-même supérieure à celle qui le gouverne, puis une autre partie supérieure encore, jusqu'à ce qu'il fût parvenu à la plus élevée. En effet, l'âme est plusieurs choses, ou plutôt, elle est toutes choses : elle est à la fois les choses inférieures et les choses supérieures ; elle contient tous les degrés de la vie. Nous sommes chacun en quelque sorte le monde intelligible : nous sommes liés par notre partie inférieure au monde sensible, et par notre partie supérieure au monde intelligible ; nous demeurons là-haut par ce qui constitue notre essence intelligible; nous sommes attachés ici-bas par les puissances qui tiennent le dernier rang dans l'âme. Nous faisons passer ainsi de l'intelligible dans le sensible une émanation ou plutôt un acte qui ne fait rien perdre à l'intelligible. [3,4,4] La puissance qui est l'acte de l'âme est-elle toujours unie à un corps ? Nullement. Quand l'âme se tourne vers les régions supérieures, elle y élève cette puissance avec elle. L'Ame universelle élève-t-elle aussi avec elle-même au monde intelligible la puissance inférieure qui est son acte {la Nature} ? Non : car elle n'incline pas vers sa partie inférieure, parce qu'elle n'est ni venue ni descendue dans le monde ; mais, tandis qu'elle reste en elle-même, le corps du monde vient s'unir à elle et s'offrir au rayonnement de sa lumière ; il ne lui cause pas d'ailleurs d'inquiétude, parce qu'il n'est exposé à aucun péril. Quoi, le monde n'a-t-il point de sens ? « Il n'a point la vue, dit Timée : car il n'a point d'yeux. Il n'a pas non plus d'oreilles, ni de narines, ni de langue » À-t-il, comme nous, le sentiment de ce qui se passe en lui? Comme toutes choses se passent en lui uniformément selon la nature, il est, sous ce rapport, dans une espèce de repos ; par conséquent il n'éprouve pas de plaisir. La puissance végétative est en lui sans y être présente ; il en est de même de la puissance sensitive. Au reste, nous reviendrons ailleurs sur le monde. Pour le moment, nous en avons dit tout ce qui se rapporte à la question que nous traitons. [3,4,5] Mais si {avant de venir sur la terre} l'âme choisit sa vie et son démon, comment conservons-nous encore notre liberté? C'est que ce qu'on appelle choix désigne d'une manière allégorique, le caractère de l'âme et la disposition générale qu'elle a partout. — Mais {dira-t-on}, si le caractère de l'âme est prépondérant, si l'âme est dominée par la partie que la vie précédente a rendue la plus active en elle, ce n'est plus le corps qui est pour elle la cause du mal : car, si le caractère de l'âme est antérieur à son union avec le corps, si elle a le caractère qu'elle a choisi, si, comme le dit Platon, elle ne change pas son démon, ce n'est pas ici-bas qu'un homme peut devenir bon ou mauvais. — L'homme est en puissance bon et mauvais également. Il devient en acte l'un ou l'autre {par son choix}. Qu'arrivera-t-il donc si un homme vertueux a un corps d'une mauvaise nature, un homme vicieux un corps d'une bonne nature? — La bonté de l'âme a plus ou moins d'influence sur la bonté du corps. Les choses extérieures ne changent pas le caractère choisi par l'âme. Quand Platon dit que les sorts sont répandus devant les âmes, ensuite que les diverses espèces de conditions sont étalées devant elles, enfin que la fortune de chacun résulte du choix qu'il fait parmi les diverses espèces de vie présentes, choix qu'il fait selon son caractère, il attribue évidemment à l'âme le pouvoir de rendre conforme à son caractère la condition qui lui est échue. Au reste, notre démon ne nous est pas tout à fait extérieur, et, d'un autre côté, il n'est pas lié à nous, n'agit pas en nous : il est nôtre, en ce sens qu'il a un certain rapport avec notre âme ; il n'est pas nôtre, en ce sens que nous sommes tels hommes, menant telle vie sous sa surveillance. C'est ce que signifient les termes dont Platon se sert dans le Timée. Si on les prend dans notre sens, tout s'explique ; sinon, Platon se contredit. On comprend encore ainsi pourquoi il dit que notre démon nous aide à remplir la destinée que nous avons choisie. En effet, présidant à notre vie, il ne nous permet pas de descendre beaucoup au-dessous de la condition dont nous avons fait choix. Mais ce qui agit alors, c'est le principe qui est au-dessous du démon, et qui ne peut ni le dépasser, ni l'égaler : car il ne saurait devenir autre qu'il n'est. [3,4,6] Quel est donc l'homme vertueux? C'est celui dans lequel agit la partie la plus élevée de l'âme. Il ne mériterait plus d'être appelé vertueux si son démon concourait à ses actes. Or, c'est l'intelligence qui agit dans l'homme vertueux. Celui-ci est donc un démon, ou vit selon un démon ; son démon d'ailleurs est Dieu. Ce démon est-il au-dessus de l'Intelligence ? Oui, si l'âme a pour démon le principe supérieur à l'Intelligence {le Bien}. Mais pourquoi l'homme vertueux ne jouit-il pas de ce privilège dès le principe? A cause du trouble qu'il a éprouvé en tombant dans la génération. Il a cependant en lui, même avant l'exercice de la raison, un désir qui le porte aux choses qui lui sont propres. Mais ce désir dirige-t-il souverainement? Non, pas souverainement : car l'âme est disposée de telle sorte que, devenant telle dans telles circonstances, elle adopte telle vie et suit telle inclination. Platon dit que le démon conduit l'âme aux enfers, et qu'il ne reste pas attaché à la même âme, à moins que celle-ci ne choisisse encore la même condition. Que fait-il avant ce choix? Platon nous apprend que le démon conduit l'âme au jugement, qu'il reprend après la génération la même forme qu'il avait auparavant; ensuite, comme si une autre existence commençait alors, pendant le temps qui s'écoule d'une génération à l'autre, le démon préside aux châtiments des âmes, et cette période est moins pour elles une période de vie qu'une période d'expiation. Les âmes qui entrent dans des corps de brutes ont-elles aussi un démon? — Oui, sans doute, mais un démon méchant ou stupide. Quelle est la condition des âmes qui se sont élevées là- haut? Les unes sont dans le monde sensible, les autres en sont dehors. Les âmes qui sont dans le monde sensible habitent dans le soleil, ou dans quelque planète, ou dans le firmament, selon qu'elles ont plus ou moins développé leur raison. Il faut en effet savoir que notre âme contient en elle-même non-seulement le monde intelligible, mais encore une disposition conforme à l'Ame du monde. Or, cette dernière étant par ses puissances diverses répandue dans les sphères mobiles et dans la sphère immobile, notre âme doit posséder des puissances qui soient conformes à celles-ci et qui exercent chacune leur fonction propre. Les âmes qui se rendent d'ici-bas dans le ciel vont habiter l'astre qui est en harmonie avec leurs mœurs et avec la puissance qu'elles ont développée, avec leur dieu ou leur démon ; alors elles auront ou le même démon, ou le démon qui est supérieur à la puissance qu'elles exercent. Reste à considérer ce qui est le meilleur. Quant aux âmes qui sont sorties du monde sensible, elles sont au-dessus de la condition démonique et de la fatalité de la génération tant qu'elles restent dans le monde intelligible. Elles y ramènent avec elles-mêmes cette partie de leur essence qui est désireuse d'engendrer et qu'on peut avec raison regarder comme l'essence qui est divisible dans les corps et qui se multiplie elle-même en se divisant avec les corps. Au reste, si elle se divise, ce n'est pas sous le rapport de l'étendue : car elle est tout entière dans tous les corps ; d'un autre côté, elle est une, et d'un seul animal en naissent sans cesse une foule d'autres. Elle se divise comme la nature végétative dans les plantes : car cette nature est divisible dans les corps. Quand cette essence divisible demeure dans le même corps, elle lui donne la vie, comme la puissance végétative le fait pour les plantes. Quand elle se retire, elle a déjà communiqué la vie, comme on le voit par les arbres coupés ou par les cadavres où la putréfaction fait naître plusieurs animaux d'un seul animal. D'ailleurs la puissance végétative de l'âme humaine est secondée par la puissance végétative qui provient de l'Ame universelle et qui est ici-bas la même {que là-haut}. Si l'âme revient ici-bas, elle a soit le même démon, soit un autre démon, selon la vie qu'elle doit mener. Elle entre d'abord dans cet univers avec son démon comme avec une nacelle. Elle est alors soumise à la puissance que Platon nomme le fuseau de la Nécessité, et, s'embarquant dans ce monde, elle y prend la place qui lui est assignée par la fortune. Alors, elle est entraînée dans le mouvement circulaire du ciel, dont l'action agite, comme le ferait le vent, la nacelle dans laquelle l'âme est assise ou plutôt portée : de là naissent des spectacles variés, des transformations et des incidents divers pour l'âme qui est embarquée dans cette nacelle, soit à cause de l'agitation de la mer qui la porte, soit à cause de la conduite du passager qui monte la barque et qui y conserve sa puissance d'action. En effet toute âme placée dans les mêmes conditions n'a pas les mêmes mouvements, les mêmes volontés, les mêmes actes. Les différences naissent donc pour les êtres différents de circonstances soit semblables soit différentes, ou bien les mêmes choses leur arrivent dans des circonstances différentes. C'est en cela que consiste le Destin.