[2,0] LIVRE DEUXIEME. [2,1] I. - C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS. Il y a plusieurs années que n'avait été offert aux yeux du peuple romain un spectacle aussi grandiose et même aussi digne de mémoire que celui des funérailles publiques de Verginius Rufus, citoyen dont le bonheur égala le mérite et la renommée. Pendant trente ans il survécut à sa gloire. Il put lire des poèmes écrits en son honneur, il put lire l'histoire de sa vie et il jouit des hommages de la postérité. Trois fois consul, il est parvenu au plus haut rang où pouvait monter un simple particulier, qui avait refusé celui de prince. Il a échappé aux Césars dont ses vertus avaient excité les soupçons et même la haine, il a laissé sur le trône le meilleur des empereurs, dont il fut l'ami très cher, et qui semble avoir été réservé pour lui rendre l'honneur de ces funérailles publiques. Il a achevé ses quatre-vingt-trois ans dans la plus grande tranquillité d'âme, entouré d'une vénération égale. Il a joui d'une robuste santé, sauf un tremblement de mains, qui n'allait pas jusqu'à la douleur. Les approches de la mort seulement ont été assez pénibles et longues, mais encore dignes de tout éloge. Comme il se préparait à prendre la parole pour remercier le prince de son élévation au Consulat, le manuscrit qu'il tenait, se trouvant trop lourd pour ce vieillard debout, lui glissa entre les mains par son propre poids. Il voulut le rattraper et le ramasser; mais comme le pavage était uni et glissant, le pied lui manqua, il tomba, et se brisa la cuisse, qui, maladroitement remise en place, et l'âge faisant obstacle aussi à la guérison, ne se souda pas bien. Les funérailles de cet homme éminent firent grand honneur à la fois à l'empereur, à notre siècle, au forum même et au barreau. Son éloge funèbre fut prononcé par Cornelius Tacite : car il eut ce comble de bonheur, d'être loué par le panégyriste le plus éloquent. Il a quitté ce monde, chargé d'années, comblé d'honneurs, même de ceux qu'il refusa. Nous cependant, nous pleurons son absence et le regrettons comme le modèle des anciennes vertus, moi surtout qui le chérissais et l'admirais autant dans le commerce familier que dans la vie publique; d'abord nous étions du même pays, de municipes voisins, nos terres mêmes et nos propriétés se touchaient; et puis m'ayant été laissé pour tuteur il me témoigna toujours l'affection d'un père. C'est ainsi que dans mes candidatures il me soutint toujours de son suffrage, que, à l'occasion de toutes mes entrées en charge, il accourut du fond de ses retraites, alors qu'il avait déjà depuis longtemps renoncé à rendre ces sortes de services; c'est ainsi que le jour où les prêtres désignent les plus dignes du sacerdoce, il me donnait toujours sa voix. Bien mieux, pendant sa dernière maladie, craignant d'être l'un des cinq membres de la commission instituée par décision du sénat pour travailler à la diminution des charges publiques, bien qu'il eût une foule d'amis à la fois âgés et anciens consuls, c'est moi qu'il choisit malgré mon âge, pour le remplacer en disant: "Quand j'aurais un fils, c'est à vous que je confierais ces fonctions." Voilà les motifs qui m'obligent à pleurer auprès de vous sa mort comme un deuil prématuré, si du moins il est permis de la pleurer ou même d'appeler mort, cette disparition qui met un terme plutôt à la condition mortelle de ce grand homme qu'à sa vie. Car il vit et vivra toujours et même de plus en plus présent à la mémoire des hommes et mêlé à leurs discours, depuis qu'il a disparu à leurs yeux. J'aurais voulu vous parler de beaucoup d'autres choses, mais je ne puis détacher mon esprit de cette unique contemplation : c'est à Verginius que je pense, Verginius que je vois, Verginius que des images vaines désormais, vivaces cependant, me montrent : je l'entends, je lui parle, je le tiens dans mes bras; des hommes qui l'égalent en mérite, nous en avons et nous en aurons d'autres, mais aucun n'égalera sa gloire. Adieu. [2,2] II. - C. PLINE SALUE SON CHER PAULINUS. Je suis fâché; je ne vois pas trop si c'est avec raison, mais je suis fâché. Vous savez à quel point l'amitié est injuste parfois, peu maîtresse d'elle même souvent, pointilleuse toujours. Cette fois le motif est sérieux; est-il juste? Le fait est que je suis fâché, comme si le motif était aussi juste que sérieux, de n'avoir depuis aussi longtemps aucune lettre de vous. Vous n'avez qu'un moyen d'obtenir votre pardon, c'est de m'en envoyer sur-le-champ plusieurs et bien longues. C'est pour moi la seule excuse véritable; je regarderai toutes les autres comme des mensonges. Je ne me contenterai pas de « je n'étais pas à Rome » ou « j'étais accablé d'occupations ». Quant à l'excuse : « j'étais un peu souffrant » puissent les dieux ne jamais l'autoriser. Pour moi, dans ma maison de campagne, je me partage entre le plaisir de l'étude et la joie de la paresse, ces deux enfants du loisir. Adieu. [2,3] III. - C. PLINE SALUE SON CHER NÉPOS. Isée avait été précédé par une grande réputation, il s'est révélé plus grand encore. Rien n'égale la facilité, l'abondance, la richesse de son élocution. Il improvise toujours, mais ses improvisations ressemblent à des discours écrits avec soin. Il parle la pure langue grecque, ou plutôt le dialecte attique. Les préambules ont de l'élégance, de la délicatesse, de la douceur, quelquefois de la grandeur et de la majesté. Il demande à ses auditeurs plusieurs sujets de controverse, leur laisse le choix d'un de ces sujets, et souvent même du parti à défendre; il se lève, se drape dans sa toge, commence. Aussitôt tout se trouve presque au même instant sous sa main c'est un flot pressé de fines pensées, de paroles, et quelles paroles ! les plus choisies, les plus parfaites. Dans ses improvisations éclatent les lectures abondantes, l'habitude d'écrire. Les exordes sont justes, ses narrations claires, son argumentation pressante, ses péroraisons vigoureuses, ses figures nobles; en un mot il instruit, il plait, il touche; en quoi réussit-il le mieux? on ne peut le décider. Il use de fréquents enthymêmes, de fréquents syllogismes, mais si serrés et si parfaits que la plume même aurait du mérite d'y parvenir. Sa mémoire est incroyable : il reprend de très haut une improvisation, sans se tromper d'un seul mot. Le travail et l'exercice lui ont acquis cette merveilleuse faculté. Car nuit et jour, il ne fait, il n'écoute, il ne dit rien qui ne vise à cette qualité. Il a dépassé soixante ans, c'est encore uniquement un homme d'étude. Voilà le genre d'esprit chez qui l'on trouve le plus de sincérité, de simplicité, de bonté. Nous autres qui nous consumons dans les contestations réelles du barreau, nous apprenons, même sans le vouloir, beaucoup de méchanceté. L'école au contraire, une salle de lecture, les causes fictives sont choses inoffensives, innocentes, et non moins agréables cependant, surtout pour des vieillards. Y a-t-il en effet rien de plus agréable pour la vieillesse que ce qui fait les délices de la jeunesse? Aussi je regarde Isée non seulement comme le plus éloquent, mais comme le plus heureux des hommes, et si vous ne brûlez du désir de le connaître c'est que vous avez un coeur de pierre et de fer. Ainsi donc, venez, si ce n'est pour d'autres affaires, ou pour moi-même, du moins pour l'entendre, lui. N'avez-vous jamais lu qu'un habitant de Gadès frappé du renom et de la gloire de Tite-Live accourut pour le voir des confins les plus reculés du monde et s'en alla aussitôt après l'avoir vu? Il faut être sans goût, sans culture, sans intelligence et je dirais presque sans honneur, pour ne pas estimer à ce prix la curiosité la plus agréable, la plus belle, la plus digne enfin d'un homme. Vous direz : « J'ai ici à lire des auteurs non moins éloquents. » Sans doute; mais on a toujours l'occasion de lire, pas toujours celle d'entendre. Sans compter que comme l'on dit, le débit de vive voix impressionne bien davantage. Ce que vous lisez, fût-il plus énergique, pénètre moins profondément dans l'esprit que ce qu'y enfonce la prononciation, l'expression du visage, le port et enfin le geste de l'orateur. A moins de taxer de fausseté ce trait d'Eschine, qui, ayant lu aux Rhodiens un discours de Démosthène, que tous admiraient, aurait ajouté, dit-on : "Que serait-ce donc, si vous aviez entendu le monstre lui-même?" Et pourtant, si l'on en croit Démosthène, Eschine avait un organe très sonore. Il avouait néanmoins que ce discours avait été bien mieux prononcé par son auteur. Tout cela n'a qu'un but, c'est de vous décider à entendre Isée, ne serait-ce que pour l'avoir entendu. Adieu. [2,4] IV. - C. PLINE SALUE SA CHÉRE CALVINA. Si votre père avait laissé plusieurs créanciers, ou même un seul autre que moi, vous auriez peut-être eu raison de délibérer si vous devez accepter un héritage, lourd même pour un homme. Mais puisque, guidé par les devoirs de la parenté, j'ai désintéressé je ne dis pas les plus importuns, mais les plus pressés, et que je reste votre seul créancier; puisque même du vivant de votre père au moment de votre mariage j'ai contribué à votre dot pour une somme de cent mille sesterces, outre celle que votre père promit pour ainsi dire sur mon bien, (car c'est sur ma fortune qu'elle devait être payée), vous avez un gage certain de ma bienveillance, et, confiante en elle, vous devez relever la mémoire et l'honneur de celui qui n'est plus. Pour vous y exhorter plus par des actes que par des paroles, je vous ferai donner quittance de tout ce que me devait votre père. N'appréhendez point qu'une telle donation me soit onéreuse. Il est vrai que mes ressources sont en somme modestes, mon rang coûteux, mon revenu, par suite de la gestion de mes terres, aussi modique qu'incertain; mais si le revenu manque, l'économie y supplée; elle est comme la source, d'où, jaillissent mes libéralités. Il faut pourtant les régler, de façon qu'elles ne se tarissent pas à force de profusion, mais il faut les régler à l'égard des autres; avec vous au contraire le compte s'en équilibrera toujours, même si ma générosité a dépassé la mesure. Adieu. [2,5] V. - C. PLINE SALUE SON CHER LUPERCUS. Le plaidoyer que vous m'avez plusieurs fois réclamé et que je vous ai souvent promis, je vous l'envoie enfin, et non pas tout entier; car une partie est encore sur le métier. Entre temps j'ai cru bon de soumettre à votre critique ce qui m'a paru le plus achevé. Lisez ces fragments avec attention et la plume à la main, car jusqu'à présent je n'ai rien entrepris, qui m'ait demandé plus d'application. Dans mes autres discours on n'avait à juger que de mon zèle et de ma probité d'avocat, ici on jugera en outre de mon amour de la patrie. Aussi mon ouvrage s'est-il étendu, à cause du plaisir que j'éprouvais à louer et à célébrer ma patrie, tout en me consacrant à sa défense et à sa gloire. Même là cependant, coupez et retranchez, autant qu'il sera nécessaire. Car toutes les fois que je pense au goût difficile et capricieux des lecteurs, je comprends qu'il faut attendre de la petitesse même de mon volume sa meilleure recommandation. Néanmoins, tout en réclamant de vous cette sévérité, je me vois forcé de vous demander une faveur toute contraire : c'est de vous laisser souvent dérider le front. Il faut bien faire quelques concessions aux oreilles des jeunes gens, surtout quand le sujet ne s'y oppose pas; il n'est pas interdit de prêter aux descriptions de pays, qui seront assez fréquentes dans cet ouvrage, non seulement les ornements de l'histoire, mais aussi ceux de la poésie. Si pourtant quelqu'un pensait que j'ai répandu plus de fleurs que n'en veut la gravité oratoire, sa morosité, qu'on me passe l'expression, se laissera fléchir, je l'espère, par les autres parties du plaidoyer. Le vrai c'est que je me suis efforcé d'intéresser la plus grande diversité de lecteurs en employant plusieurs genres de style. Si donc je crains que quelques-uns, chacun selon son goût personnel, n'aiment pas certaines parties, je crois pouvoir m'assurer que l'ensemble se recommandera à tous par sa variété même. Dans un grand repas, quoique chacun s'abstienne de plusieurs plats, nous n'en louons pas moins tous l'ensemble de la table, et les mets que notre palais refuse n'ôtent rien de leur agrément à ceux qui lui plaisent. N'allez pas croire par là que je prétende avoir atteint le but; je veux seulement vous faire entendre que je me suis efforcé d'y atteindre, peut-être pas en vain, si vous vouliez bien donner vos soins d'abord à ce que je vous envoie, et ensuite à ce qui suivra. Vous direz qu'il ne vous est pas facile de vous acquitter bien de ce soin, sans connaître tout le plaidoyer, j'en conviens. Pour le moment vous vous familiariserez toujours avec les morceaux que je vous soumets, et vous y trouverez quelques endroits qui pourront souffrir des corrections partielles. Si l'on vous présentait la tête ou quelque membre détaché d'une statue, vous ne pourriez certes pas en saisir le rapport et la proportion avec l'ensemble, mais vous pourriez juger de la perfection de ces parties. Pour quelle autre raison colporte-t-on des feuilles d'exordes, sinon parce qu'on est persuadé qu'une partie peut avoir sa perfection, indépendamment du reste? Je me suis laissé entraîner trop loin par le plaisir de causer avec vous. Je finis vite, pour ne pas excéder dans une lettre la mesure, que je conseille de garder même dans les discours. Adieu. [2,6] VI. - C. PLINE SALUE SON CHER AVITUS. Il serait trop long de revenir sur le passé, et la chose n'en vaut pas la peine, pour vous dire comment, malgré mon peu de familiarité avec lui, je me suis trouvé à dîner chez un homme, selon lui, magnifique et économe, selon moi, avare et prodigue. A lui et à quelques privilégiés il faisait servir des mets excellents, aux autres des plats grossiers et réduits. Pour les vins aussi il les avait répartis en trois catégories dans de petites bouteilles, non pour laisser la liberté de choisir, mais afin d'ôter le droit de refuser; la première était pour lui et pour nous, la seconde pour les amis de moindre importance (car il y a des degrés dans son amitié), la dernière pour ses affranchis et pour les nôtres. Mon voisin de table remarqua cette ordonnance du repas et me demanda si je l'approuvais. « Nullement, répondis-je. » - « Et vous, ajouta-t-il, quelle est donc votre habitude? » - « Je fais servir tout le monde de même; j'invite à un repas, non à une offense; et je veux que tout aille de pair entre ceux que j'ai admis de pair à ma table et sur mon divan. » - « Même les affranchis? » - « Oui; ils ne sont plus alors à nos yeux des affranchis, mais des convives. » - « Cela vous coûte beaucoup, ajouta-t-il? » - « Point du tout. » - « Est-il possible? » - « Très possible, pour la bonne raison que mes affranchis ne boivent pas le même vin que moi, c'est moi qui bois le même vin que mes affranchis. » Eh ! parbleu, si vous modérez votre gourmandise, il ne vous en coûte jamais bien cher de partager avec plusieurs ce dont vous vous contentez vous-même. C'est notre propre sensualité qu'il faut réprimer, et pour ainsi dire, rappeler à l'ordre, si l'on veut ménager la dépense, qu'il est plus convenable d'épargner par sa propre tempérance que par l'humiliation d'autrui. A quoi tend ce discours? A ce que vous, qui êtes jeune et d'un excellent naturel, vous ne vous en laissiez pas imposer par le luxe de la table qu'étalent certaines personnes sous l'apparence de l'économie. L'affection que je vous porte me fait un devoir, chaque fois qu'une occasion semblable se présente, d'en profiter pour vous avertir par un exemple de ce que vous devez éviter. Souvenez-vous donc que l'on ne saurait trop fuir cet hypocrite mélange de prodigalité et d'avarice tout récent et que si ces deux vices pris isolément sont honteux, leur réunion en augmente encore la honte. Adieu. [2,7] VII. - C. PLINE SALUE SON CHER MACRINUS. Hier le sénat, sur la proposition de l'empereur, a décidé d'élever une statue triomphale à Vestricius Spurinna, non comme à tant d'autres, qui ne se sont jamais trouvés dans une bataille, qui n'ont jamais vu de camp, jamais entendu la trompette que dans les théâtres, mais comme à ceux qui ont acheté cet honneur au prix de leurs fatigues, de leur sang et de leurs exploits. En effet Spurinna, par la force des armes, a rétabli le roi des Bructères dans ses états; il lui a suffi de paraître en armes (et c'est sans doute la plus glorieuse de toutes les victoires), pour dompter par la terreur une nation si belliqueuse. En même temps qu'on a ainsi récompensé son courage, on a consolé sa douleur, en accordant aussi à son fils Cottius, qu'il a perdu pendant son absence, l'honneur d'une statue. C'est une gloire rare pour un jeune homme; mais le père l'avait bien méritée aussi, et il ne fallait rien moins qu'un si puissant remède pour une blessure si cruelle. D'ailleurs Cottius lui-même brillait déjà de tant de vertus, que sa vie courte et modeste méritait d'être prolongée par une sorte d'immortalité. La pureté de ses moeurs, son sérieux, son ascendant même lui permettaient de disputer de mérite avec les vieillards auxquels cette distinction l'a égalé. Une telle distinction, si je ne me trompe, vise non seulement à la gloire du défunt, à la consolation du père, mais encore à l'exemple. Les jeunes gens animés par l'espoir de si nobles récompenses, offertes même à leur jeunesse, pourvu qu'elle en soit digne, se distingueront à l'envi dans l'exercice des vertus; les citoyens du plus haut rang brûleront d'élever des enfants pour avoir les joies qu'ils leur donneront s'ils vivent, ou pour recevoir de si glorieuses consolations, s'ils les perdent. Voilà pourquoi je me réjouis au nom de l'état, mais aussi de l'amitié, qu'on ait érigé une statue à Cottius. Mon affection pour ce jeune homme accompli a été aussi vive que sont maintenant inconsolables mes regrets; et je serai heureux de contempler de temps en temps cette statue de lui, de me retourner quelquefois pour la voir, de m'arrêter à ses pieds, de passer devant elle. Si les images des morts placées dans nos demeures allègent notre douleur, combien elles nous consolent davantage celles qui, dressées dans un lieu fréquenté, nous retracent non seulement la stature et les traits des disparus, mais leurs honneurs et leur gloire. Adieu. [2,8] VIII. - C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS. Vous livrez-vous à l'étude, à la pêche, à la chasse, ou à toutes ces distractions à la fois? Car on peut les goûter toutes à la fois sur les bords de notre cher Larius. Le lac procure en abondance du poisson, les forêts qui l'environnent du gibier, et votre profonde retraite éveille en foule les pensées. Mais que vous jouissiez de tous ces plaisirs ou de quelqu'autre, je ne puis vous dire : « Je vous envie. » Je souffre pourtant de ne pouvoir profiter ainsi que vous de ces délassements après lesquels je soupire comme les malades après le vin, les bains et les sources. Ne romprai-je donc jamais les liens qui m'attachent si étroitement, puisqu'il m'est impossible de les dénouer? Jamais, je crois, car aux vieilles affaires de nouvelles se joignent, sans que les premières soient terminées. Chaque jour ajoute un noeud, un anneau à la longue chaîne de mes occupations. Adieu. [2,9] IX. - C. PLINE SALUE SON CHER APOLLINARIS. Je suis dans une grande perplexité et dans un grand souci au sujet des démarches de mon ami Erucius. Je ressens pour cet autre moi-même des tourments et des angoisses qu'en pareille occasion je n'ai point éprouvés pour moi; et d'autre part mon honneur, ma réputation, mon crédit courent des risques. C'est moi qui ai obtenu de notre César le laticlave pour Sextus et la charge de questeur; il doit à mon appui le droit de poser sa candidature au tribunat, et s'il ne l'obtient du Sénat, je crains de paraître avoir abusé le prince. Je ne dois donc rien négliger pour que le jugement public confirme l'opinion que l'empereur, sur ma parole, a bien voulu concevoir de ses mérites. Quand je n'aurais pas ce motif pressant de m'intéresser à lui, je n'en désirerais pas moins venir en aide à un jeune homme plein de probité, de sérieux, de savoir, digne enfin de tout éloge, ainsi du reste que sa famille entière. Car son père, Erucius Clarus, est un homme très digne, d'une vertu antique, avocat éloquent et expérimenté, qui plaide avec une parfaite loyauté, une fermeté égale et non moins de modestie. Il a pour oncle C. Septicius, qui est la vérité, la franchise, la droiture, la sûreté même. Tous rivalisent d'affection pour moi, tout en m'aimant également; voici une occasion de m'acquitter envers tous en la personne d'un seul. J'arrête donc, je supplie, j'assiège mes amis; je vais de maison en maison, de réunion en réunion, et j'éprouve par mes prières le degré de crédit ou de considération dont je jouis. Je vous conjure donc à votre tour de vouloir bien vous charger d'une partie des soins que je me suis imposés; je vous paierai de retour, si vous le demandez, et même sans que vous le demandiez. On vous aime, on vous honore, on vous courtise. Manifestez seulement vos intentions, et il ne manquera pas de gens pour les seconder avec empressement. Adieu. [2,10] X. - C. PLINE SALUE SON CHER OCTAVIUS. Que vous êtes indifférent, ou plutôt dur, et presque cruel, de retenir si longtemps de si beaux ouvrages ! Jusqu'à quand, jaloux et de vous et de moi nous refuserez-vous à vous une gloire éclatante, à moi le plus délicat des plaisirs? Laissez-les voler de bouche en bouche et se répandre aussi loin que la langue latine. Une attente si vive et déjà si prolongée ne vous permet plus de la tromper ni de différer davantage. Quelques-uns de vos vers ont déjà paru avec éclat, s'échappant malgré vous de leur prison. Si vous ne les ramenez pas au bercail, ces vagabonds trouveront quelque jour un maître. Songez à votre condition mortelle; ce monument seul peut vous assurer contre elle; le reste se brise et tombe comme les hommes eux-mêmes meurent et disparaissent. Vous me direz selon votre habitude : « Cela regarde mes amis. » Je souhaite que vous ayez des amis assez dévoués, assez savants, assez laborieux, pour pouvoir et vouloir se charger d'un tel soin et d'un tel effort, mais prenez garde qu'il ne soit peu prudent d'espérer d'autrui ce qu'on ne s'accorde pas à soi-même. Pour la publication, attendons, si vous voulez. Faites au moins une lecture publique, pour vous donner l'envie de publier, pour que vous goûtiez enfin la joie, que je pressens depuis longtemps pour vous non sans raison. Je me représente en effet cette foule d'auditeurs, qui vous attendent, ces transports d'admiration, ces applaudissements, ce silence même, qui, lorsque je plaide ou que je donne une lecture, n'a pas moins de charmes pour moi que les applaudissements, pourvu qu'il soit un silence attentif, ardent, avide d'entendre la suite. Cessez donc de dérober à vos veilles, par des délais éternels, une jouissance si douce et si assurée; votre hésitation excessive risquerait d'être taxée de paresse, de négligence ou même de timidité. Adieu. [2,11] XI. - C. PLINE SALUE SON CHER ARRIANUS. C'est toujours une joie pour vous, quand notre sénat accomplit quelque acte digne de cet ordre auguste. Quoique l'amour de la tranquillité vous ait conduit dans la retraite, vous gardez cependant au fond du coeur le souci de la grandeur de l'état. Apprenez donc l'événement de ces jours derniers, événement fameux par la célébrité du personnage, salutaire par la sévérité de l'exemple, mémorable à jamais par son importance. Marius Priscus, accusé par les Africains, dont il a été le proconsul, renonçant à toute défense, se bornait à demander son renvoi devant une commission. Cornélius Tacite et moi invités par ordre du sénat à assister les provinciaux, nous crûmes qu'il était de notre devoir de représenter au sénat que la cruauté et la barbarie de Priscus avaient dépassé la mesure des crimes auxquels on peut accorder le renvoi à une commission. On l'accusait d'avoir reçu de l'argent pour condamner et même faire égorger des innocents. Catius Fronto répondit en suppliant le sénat de limiter l'affaire à un procès en restitution; et cet orateur très habile à tirer des larmes, enfla toutes les voiles de sa plaidoirie d'un grand vent de pitié. Grande contestation, grandes clameurs de part et d'autres : selon les uns la compétence du sénat était limitée par la loi, selon les autres elle était dégagée de toute restriction, et quels que fussent les crimes de l'accusé, le sénat avait le droit de les punir. Enfin le consul désigné Julius Ferox, homme droit et intègre, fut d'avis de donner, par provision, des juges à Marius, et en attendant de citer les personnes auxquelles on affirmait qu'il avait vendu le sang innocent. Non seulement cet avis l'emporta, mais il fut presque le seul, après tant de discussions, à réunir un assez grand nombre de voix, et l'on vit par expérience que si les premiers mouvements de l'enthousiasme et de la pitié sont vifs et impétueux, peu à peu la sagesse et la raison éteignent pour ainsi dire leur flamme, et les apaisent. C'est pourquoi ce que beaucoup soutiennent en mêlant leurs cris à ceux de la multitude, personne n'ose plus le proposer, quand tout le monde se tait. La vérité, obscurcie par la foule, se manifeste, dès qu'on s'en sépare. Bientôt arrivèrent les accusés assignés, Vitellius Honoratus et Flavius Marcianus; Honoratus était convaincu d'avoir donné trois cent mille sesterces pour l'exil d'un chevalier romain et pour le dernier supplice de sept de ses amis, Marcianus d'avoir acheté sept cent mille sesterces diverses peines imposées à un seul chevalier romain; ce malheureux avait été en effet battu de verges, envoyé aux mines, étranglé en prison. Une mort opportune déroba Honoratus à la justice du sénat; Marcianus fut introduit en l'absence de Priscus. Aussi Tuccius Cerialis, personnage consulaire, usant de son droit de sénateur, demanda-t-il que Priscus en fût informé : il espérait accroître par sa présence soit la compassion soit la haine, ou bien (et je crois plutôt cela) il jugeait équitable que les deux accusés repoussassent en commun une accusation commune, ou s'ils ne pouvaient se justifier, qu'ils fussent punis ensemble. L'affaire fut renvoyée à la première assemblée du sénat, qui eut une physionomie tout à fait solennelle. Le prince la présidait; il était en effet consul; en outre on était en Janvier, mois qui de tous rassemble à Rome le plus de monde et particulièrement de sénateurs; d'ailleurs l'importance de la cause, l'attente et le bruit qui s'étaient encore accrus de tant de remises, la curiosité naturelle à tous les hommes de voir de près des événements graves et extraordinaires avait attiré de toutes parts un grand concours. Imaginez-vous quel sujet d'inquiétude et de crainte pour moi qui devais porter la parole dans une si grande affaire, devant une si auguste assemblée, en présence de l'empereur. J'ai bien plaidé plusieurs fois devant le sénat; nulle part même je ne suis écouté avec plus de bienveillance; ce jour-là cependant, en présence d'une situation toute nouvelle, j'étais rempli d'une appréhension nouvelle. Je me représentais outre celles déjà indiquées, la difficulté de la cause; je voyais devant moi un homme naguère consulaire, naguère septemvir des banquets sacrés; maintenant, déchu de ces deux dignités. Il m'était extrêmement pénible d'accuser un homme déjà condamné, qui, chargé d'une part d'une accusation atroce, était d'autre part couvert par cette sorte de pitié qui s'attache à une première condamnation. Toutefois, lorsque j'eus raffermi mes esprits et mes idées, je commençai mon plaidoyer qui fut écouté avec une bienveillance égale à mon trouble. Je parlai près de cinq heures, car aux douze clepsydres très larges que l'on m'avait d'abord accordées, on en ajouta quatre autres. Tant les parties mêmes de la cause qui m'avaient paru, avant de parler, épineuses et défavorables, me secondèrent, quand je vins à les traiter. Les bontés de l'empereur pour moi, ses soins, je n'ose dire son souci, allèrent si loin, qu'il me fit avertir plusieurs fois par mon affranchi qui se tenait derrière moi de ménager ma gorge et ma poitrine, quand il craignait que la chaleur de l'action ne m'emportât plus loin que ne le permettait la faiblesse de ma complexion. Claudius Marcellinus, défenseur de Marcianus, me répondit. Ensuite la séance du sénat fut levée et renvoyée au lendemain, car on ne pouvait plus commencer un autre plaidoyer, sans être interrompu par l'arrivée de la nuit. Le lendemain Salvius Liberalis parla pour Marius : cet orateur a de la finesse, de l'art, de la force, de la facilité. Il déploya dans cette occasion tous ses avantages. Cornelius Tacitus lui répondit avec beaucoup d'éloquence et avec cette élévation majestueuse qui caractérise ses discours. Catius Fronto parla à son tour pour Marius; il le fit avec talent, et se conformant à la circonstance, il donna plus de temps aux prières qu'à la défense. Le soir tomba avec la fin de ce plaidoyer sans l'interrompre d'ailleurs. On renvoya donc les preuves au troisième jour. C'est déjà quelque chose de beau et d'antique, de voir le sénat ne se séparer qu'à la nuit, s'assembler trois jours de suite, trois jours de suite siéger sans désemparer. Cornutus Tertullus, consul désigné, homme d'un rare mérite et d'une franchise incorruptible, opina le premier. Il fut d'avis de condamner Marius à verser au trésor public les sept cent mille sesterces, qu'il avait reçus, et à être banni de Rome et de l'Italie, Marcianus à être banni en outre de l'Afrique. Il conclut en disant que, Tacite et moi ayant soutenu avec conscience et courage l'accusation dont nous avions été chargés, le sénat déclarât que nous avions dignement rempli notre mission. Les consuls désignés et même tous les consulaires se rangèrent à cet avis, jusqu'au tour de Pompeius Collega. Celui-ci proposa de verser au trésor public les sept cent mille sesterces qu'avait touchés Marius, d'exiler Marcianus pour cinq ans, et pour Marius de ne rien ajouter à la condamnation en restitution prononcée déjà. Chaque opinion eut de nombreux partisans, la dernière en réunit peut-être même un plus grand nombre, comme plus indulgente ou moins rigoureuse. Car plusieurs de ceux qui semblaient avoir adopté le sentiment de Cornutus, suivaient maintenant Collega, qui avait opiné après eux. Toutefois lorsqu'on vint à compter les suffrages, les sénateurs placés près des sièges des consuls commencèrent à se ranger du côté de Cornutus. Alors ceux qui avaient autorisé à croire qu'ils étaient de l'avis de Collega repassèrent du côté opposé, laissant Collega presque seul. Plus tard il se plaignit amèrement de ceux qui l'avaient engagé dans ce parti, principalement de Regulus, qui avait trahi un avis dont il était l'auteur. En fait Regulus est un esprit si léger qu'il passe en un moment de l'extrême audace à l'extrême crainte. Tel fut le dénouement de cette grande affaire. Il nous reste cependant encore un office à remplir qui n'est pas minime : c'est le cas d'Hostilius Firmus, lieutenant de Marius Priscus, qui, impliqué dans cette affaire. a subi de terribles assauts. Il était convaincu par les registres de Marcianus et par le discours qu'il prononça dans le sénat de Leptis d'avoir rendu à Priscus d'infâmes services et de lui avoir fait promettre cinquante mille deniers par Marcianus; lui-même en outre aurait reçu dix mille sesterces, à titre de parfumeur, titre honteux, qui ne convient pas trop mal cependant à un homme toujours si soigneux de sa coiffure et de la douceur de sa peau. On a décidé sur l'avis de Cornutus, de renvoyer l'affaire à la prochaine séance du sénat; car, soit hasard, soit conscience de sa culpabilité, Hostilius était absent alors. Voilà les nouvelles de la ville; à votre tour donnez-m'en de la campagne. Que deviennent vos arbres fruitiers, vos vignes, vos blés, vos brebis, si délicatement vêtues? Bref, si vous ne m'envoyez pas une lettre d'égale longueur, n'en attendez jamais plus de moi que de très courtes. Adieu. [2,12] XII. - C. PLINE SALUE SON CHER ARRIANUS. Cet office, qui nous restait du procès de Marius Priscus, ainsi que je vous l'écrivais dernièrement, je ne sais si nous l'avons heureusement rempli, mais enfin nous avons si bien taillé et poli, qu'il est achevé. Firminus comparut devant le sénat et répondit à l'accusation, dont les motifs étaient déjà connus. Puis les avis se partagèrent entre les consuls désignés. Cornutus Tertullus opinait à le chasser du sénat, Acutius Nerva seulement à l'exclure du tirage au sort de la province. Cette opinion prévalut, comme la plus douce, quoiqu'elle soit en réalité plus sévère et plus dure. Qu'y a-t-il de plus déplorable que d'être privé et écarté des honneurs attachés à la fonction de sénateur, sans être dispensé des peines et des ennuis? Qu'y a-t-il de plus affreux pour un homme frappé d'une telle ignominie que de ne pouvoir pas se cacher au fond d'une solitude, et d'être obligé de rester dans cette situation en vue qui le donne en spectacle à tous les regards? Bien plus, que peut-on imaginer de plus bizarre dans un état et de plus indécent, que de voir siéger au sénat un homme que le sénat a flétri? de le voir l'égal de ceux mêmes qui l'ont flétri? de le voir, lui exclu du proconsulat pour cause de prévarication, juger des proconsuls, de voir enfin un homme condamné pour des ignominies, condamner ou absoudre les autres? Mais la majorité en a décidé ainsi. On compte les voix, on ne les pèse pas; il ne faut attendre rien de mieux de ces assemblées publiques où la plus choquante inégalité est dans l'égalité même, puisque, sans avoir les mêmes lumières, tous les membres ont la même autorité. J'ai accompli la promesse que je vous avais faite dans ma dernière lettre et tenu ma parole. Si je calcule bien le temps depuis son départ, vous devez l'avoir reçue; je l'ai remise à un courrier prompt et diligent, s'il n'a point rencontré d'obstacle sur son chemin. C'est à vous maintenant de me récompenser de ma première et de cette seconde lettre, par quelques-unes de ces missives aussi plantureuses que peut les produire votre pays. Adieu. [2,13] XIII. - C. PLINE SALUE SON CHER PRISCUS. Si vous saisissez avec empressement toutes les occasions de me rendre service, de mon côté il n'est personne à qui j'aime mieux avoir obligation qu'à vous. Ce double motif me détermine à vous demander à vous de préférence un service que je désire vivement obtenir. Vous êtes à la tête d'une puissante armée; ce poste met à votre disposition un grand nombre de faveurs, et depuis le temps que vous l'occupez, vous avez pu en combler tous vos amis. Tournez vos regards vers les miens, pas vers un grand nombre pourtant. Vous préféreriez, vous, en obliger beaucoup, mais ma discrétion se contentera de vous parler d'un ou de deux, ou plutôt d'un seul. Ce sera Voconius Romanus. Son père s'était distingué dans l'ordre équestre, son beau-père, ou plutôt son second père (car il avait mérité aussi ce nom par son affection) .y avait acquis plus de distinction encore et sa mère tenait aux premières familles. Lui a été l'an dernier choisi pour Flamine par l'Espagne citérieure et vous savez quel est le bon sens et le sérieux de cette province. Notre intime et tendre amitié a commencé avec nos études; nous logions ensemble à la ville et à la campagne; il partage mes occupations et mes plaisirs. Où trouver un ami plus sûr, un compagnon plus agréable? Quel charme ravissant dans sa conversation, et non moins ravissant dans sa voix même et dans son visage ! Ajoutez-y un naturel noble, un esprit fin, délicat, avec de la facilité et la science du barreau. Il écrit des lettres dans lesquelles on croit entendre les Muses mêmes parler latin. Je l'aime de tout ceeur et son amitié ne le cède pas à la mienne. Dès notre jeunesse commune, je lui ai rendu avec passion tous les services que me permettait notre âge, et je viens de lui obtenir de notre bon prince, le privilège que l'on accorde pour trois enfants; quoique l'empereur ne le donne que rarement et avec choix, il a bien voulu me le concéder avec autant de bonne grâce que s'il l'avait choisi lui-même. Je ne puis mieux soutenir mes premiers bienfaits qu'en y ajoutant, surtout parce qu'il montre une telle reconnaissance, qu'en recevant les uns, il en mérite d'autres. Vous savez quel est Romanus, combien je l'estime, combien il m'est cher; procurez-lui, je vous prie, un emploi digne de votre caractère, digne de votre haute situation. Surtout aimez-le; car même en lui faisant tout le bien qui est en votre pouvoir, vous ne pouvez lui accorder rien de plus précieux que votre amitié. C'est pour vous prouver qu'il la mérite et que vous pouvez même l'admettre dans votre intimité, que je vous ai dépeint en peu de mots ses goûts, son caractère, et tout son genre de vie. J'allongerais mes recommandations, si je ne savais pas que vous n'aimez pas à vous faire prier longtemps, et si je n'avais fait cela tout le long de ma lettre. Car c'est prier, et prier très efficacement que de donner la raison de ses prières. Adieu. [2,14] XIV. - C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS. Vous avez deviné, je suis harcelé par les causes que je plaide devant les centumvirs : la peine passe le plaisir. La plupart sont minces et frivoles; rarement s'en présente-t-il une, qui, par le rang des parties, ou l'importance de l'affaire, attire l'attention. En outre bien peu d'adversaires avec qui il soit agréable de plaider; le reste se compose de gens audacieux, même en grande partie de jeunes gens obscurs qui ne viennent là que pour déclamer, avec si peu de respect et de retenue que notre cher Attilius a eu parfaitement raison de dire : « Les enfants font leurs premiers pas au barreau dans les causes des centumvirs, comme à l'école dans la lecture d'Homère. » Car dans l'un et l'autre cas on commence par le plus difficile. Tandis que, sur ma foi, dans l'ancien temps, comme disent les vieillards, les jeunes gens, même de la plus haute naissance, n'étaient point admis devant les centumvirs, s'ils n'étaient présentés par quelque consulaire, tant on avait alors de vénération pour une si noble tâche. Maintenant on a brisé les barrières de la discrétion et de la retenue et tout s'ouvre à tous; on n'entre plus au barreau, on y fait irruption. Viennent ensuite des auditeurs, pareils aux avocats, loués et achetés à prix d'argent; on entoure l'agent d'embauchage; et là en pleine basilique, aussi librement que dans une salle à manger, il distribue les sportules. D'un procès on passe au suivant pour un salaire égal. Aussi les a-t-on nommés assez plaisamment en grec g-sophokleis qui crient bravo ! et en latin "laudiceni" (qui applaudissent pour un dîner). Et pourtant cette indignité grandit de jour en jour, quoique flétrie dans les deux langues. Hier deux de mes nomenclateurs (ils ont bien l'âge des jeunes gens qui viennent de prendre la toge) consentaient à applaudir pour trois deniers chacun. Il n'en coûte pas plus pour être éloquent; à ce prix n'importe quel nombre de bancs se remplissent, à ce prix on rassemble un vaste cercle d'auditeurs, à ce prix on soulève des applaudissements sans fin, au signal du Coryphée. Il faut bien en effet un signal pour des gens qui ne comprennent pas, qui n'écoutent même pas; car la plupart n'écoutent pas, mais n'en applaudissent que plus énergiquement. S'il vous arrive de traverser la basilique et si vous désirez connaître la valeur de chaque avocat nul besoin de monter sur l'estrade du tribunal, nul besoin de prêter votre attention; il vous sera facile de le deviner; sachez que le pire des orateurs sera celui qui recueillera le plus d'applaudissements. Le premier qui amena cette mode fut Larcins Licinius, mais il se contentait d'inviter des auditeurs. C'est du moins ce qu'il me souvient d'avoir entendu raconter à mon maître Quintilien. Il disait : « J'accompagnais Domitius Afer un jour qu'il plaidait devant les centumvirs avec gravité et avec lenteur (c'était sa manière); il entend dans le Voisinage des cris formidables et extraordinaires. Surpris, il se tut; le silence revenu, il reprit son discours interrompu. Les clameurs se renouvelèrent, il se tut de nouveau et, le silence rétabli, il reprit la parole. Même interruption pour la troisième fois. Enfin il demanda qui plaidait. On lui répondit : Licinius. Alors abandonnant sa cause : "Centumvirs, dit-il, notre art est perdu." Pourtant cet art commençait à se perdre, quand Afer le croyait déjà perdu; mais aujourd'hui il est presque entièrement éteint et anéanti. Je rougis de vous dire quels discours on tient et avec quelle molle prononciation; quelles acclamations prodiguées par quelles bouches efféminées les accueillent. Il ne manque à ces psalmodies que les battements de mains ou plutôt que les cymbales et les tambourins; pour les hurlements (on ne peut exprimer par un autre terme ces acclamations indécentes même pour un théâtre) nous en avons de reste. Pour moi cependant l'intérêt de mes amis et la considération de mon âge m'arrêtent et me retiennent encore. Je crains que l'on ne me soupçonne moins d'abandonner ces procédés indignes, que de fuir le travail. Toutefois je parais plus rarement qu'autrefois, inaugurant ainsi ma retraite graduelle. Adieu. [2,15] XV. - C. PLINE SALUE SON CHER VALERIANUS Etes-vous toujours content de votre ancienne propriété des Marses? Et votre nouvelle acquisition? Un domaine garde-t-il ses charmes, après qu'il est entré en votre possession? Ce serait bien étonnant, car rien ne plaît autant à celui qui possède qu'à celui qui désire. Moi je n'ai pas trop à me louer des domaines hérités de ma mère; je les aime pourtant parce qu'ils me viennent d'elle, et d'ailleurs une longue patience m'a endurci. Ainsi se terminent les plaintes perpétuelles : à la fin on a honte de se plaindre. Adieu. [2,16] XVI. - C. PLINE SALUE SON CHER ANNIANUS. Vous voulez bien avec votre zèle ordinaire, m'avertir que les codicilles d'Acilianus qui m'a institué son héritier pour moitié, doivent être regardés comme nuls, parce que le testament ne les confirme pas. Je n'ignore pas ce point de droit, connu même de ceux qui ne savent pas autre chose. Mais je me suis fait une loi toute particulière de respecter les volontés des morts, même au cas où elles pécheraient en droit, comme si elles remplissaient toutes les conditions. Or il est certain que ces codicilles dont vous me parlez sont écrits de la main d'Acilianus. Quoiqu'ils n'aient pas été confirmés par le testament, je les observerai, comme s'ils l'étaient, surtout n'ayant rien à craindre de la délation. Car si l'on devait appréhender que mes libéralités ne fussent confisquées par le trésor, je devrais peut-être me montrer plus circonspect et plus prudent. Mais comme il est permis à un héritier de disposer à son gré des biens d'une succession, je ne vois rien qui fasse obstacle à l'exécution de ma loi particulière à laquelle ne s'opposent pas les lois publiques. Adieu. [2,17] XVII. - C. PLINE SALUE SON CHER GALLUS. Vous êtes surpris que je trouve tant de charmes à ma villa du Laurentin, ou si vous préférez, des Laurentes. Votre surprise cessera, quand vous connaîtrez l'agrément de cette demeure, son heureuse situation, la largeur de sa plage. Située à dix-sept mille pas de Rome, elle est juste assez retirée pour que, après avoir achevé ses affaires, on puisse, sans rien prendre sur sa journée bien remplie, venir y passer la nuit. On y arrive par plus d'une route, car la voie Laurentine et celle d'Ostie y conduisent; mais on doit quitter la première au quatorzième milliaire, et la seconde au onzième. De chacune d'elles se détache un chemin en partie sablonneux, où les attelages roulent avec assez de peine et de lenteur, mais court et souple pour un cavalier. De tous côtés ce ne sont que paysages variés. Tantôt la route traverse des bois qui la resserrent, tantôt elle s'étend au milieu de vastes prairies, largement découverte. Là de nombreux troupeaux de brebis, de chevaux et de boeufs, dès que l'hiver les chasse des montagnes, s'engraissent en paissant dans une tiédeur printanière. La maison est assez grande et commode, sans être d'un entretien dispendieux. On entre dans un atrium d'une simplicité qui ne manque pas d'élégance; il est suivi d'un portique dont la colonnade arrondie en forme de D entoure une cour toute petite, mais charmante. C'est une retraite excellente contre le mauvais temps, car on y est protégé par des vitres et surtout par les saillies des toits. Vers le milieu de la colonnade s'ouvre une cour intérieure fort gaie, de là on passe dans une assez belle salle à manger qui s'avance sur la plage, et que les vagues, quand la mer est soulevée par le vent d'Afrique viennent, de leurs flots brisés déjà et mourants, baigner doucement. De tous les côtés elle est garnie de portes à deux battants, et de fenêtres aussi grandes que les portes, de manière que de deux côtés et de face on découvre comme trois mers différentes; par derrière la vue s'étend sur la cour intérieure, le portique, la petite cour, le portique encore, puis l'atrium, enfin les bois et, dans le lointain, les montagnes. A gauche de cette salle à manger et un peu en retrait est une grande chambre, puis une plus petite, qui, d'une fenêtre reçoit les premiers rayons du soleil, de l'autre retient les derniers; celle-ci donne aussi sur la mer, que l'on voit de plus loin, mais avec plus de sécurité. L'angle que forme la salle à manger avec le mur de la chambre semble fait pour réunir et pour cencentrer les plus chauds rayons du soleil. C'est l'appartement d'hiver, et aussi le gymnase de mes gens. Là se taisent tous les vents, excepté ceux qui couvrent le ciel de nuages et nuisent à la lumière sans empêcher de jouir de ce lieu abrité. A cet angle est annexée une chambre en forme de demi-rotonde dont les fenêtres reçoivent successivement le soleil toute la journée. On a ménagé dans le mur une armoire qui me sert de bibliothèque, et qui contient non les livres qu'on lit une fois, mais ceux qu'on relit souvent. A côté se trouve l'aile des chambres à coucher, séparée de la bibliothèque par un étroit couloir garni de tuyaux suspendus qui répandent et distribuent de tous côtés une douce chaleur. Le reste de ce corps de logis est réservé à l'usage des esclaves et des affranchis; cependant la plupart de ces pièces sont tenues si proprement, qu'on pourrait y loger des maîtres. A droite de la salle à manger est une chambre fort élégante, ensuite une pièce qui peut servir soit de grande chambre, soit de petite salle à manger, et que l'éclat du soleil et de la mer égayent à l'envi. Puis on passe dans une chambre à laquelle est jointe une antichambre; elle est fraîche en été à cause de son élévation, tiède en hiver à cause des abris qui la préservent de tous les vents. Une autre chambre avec son antichambre est attenante à celle-ci. De là on arrive à la salle des bains froids spacieuse et vaste; des parois opposées sortent pour ainsi dire et s'arrondissent deux baignoires, bien assez grandes, si l'on songe que la mer est toute proche. Près de là est le cabinet de toilette, la chambre de chauffage, et l'étuve du bain; puis deux pièces plus élégantes que somptueuses; la piscine chaude y fait suite, si merveilleuse, que les nageurs peuvent apercevoir la mer. Non loin est le jeu de paume, qui, dans les jours les plus chauds ne reçoit le soleil qu'à son déclin. Là s'élève une tour, qui a deux cabinets en bas, deux au milieu, et en outre une salle à manger, dont la vue embrasse une vaste étendue de mer, une grande longueur de côtes, et de délicieuses villas. Il y a encore une autre tour, qui contient une chambre, où le soleil entre à son lever et à son coucher; après viennent un vaste cellier et un grenier; au-dessous une salle à manger où n'arrive, quand la mer est grosse, que le fracas de ses bruits, et encore affaibli et amorti; elle donne sur le jardin et sur l'allée pour la promenade en litière qui entoure ce jardin. Cette allée est bordée de buis ou de romarin, là où le buis manque; car dans les endroits où le buis est abrité par les bâtiments, il se pare d'une belle verdure, mais à découvert et exposé au vent, les éclaboussures de l'eau de mer le dessèchent, même si elles ne l'atteignent que de loin. Le long de cette allée et suivant son circuit intérieur court une tonnelle de vigne jeune et touffue dont le sol est doux et souple même sous les pieds nus. Le jardin est couvert de nombreux mûriers et figuiers, auxquels le terrain est aussi favorable qu'il est contraire à tous les autres arbres. Telle est la vue dont on jouit de cette salle à manger : elle n'est guère moins agréable que celle de la mer, dont la pièce est éloignée. Derrière elle se trouvent deux salles dont les fenêtres dominent le vestibule de la villa et un autre jardin rustique mais de rapport. De là s'étend une galerie voûtée qu'on prendrait pour un monument public. Elle est percée de fenêtres des deux côtés; mais sur la mer le nombre en est double; une seule sur le jardin répond à deux sur la mer. Quand le temps est serein et calme, ou les ouvre toutes; quand il est troublé par quelque vent, on les ouvre du côté où il ne souffle pas. Devant cette galerie une terrasse répand le parfum de ses violettes. Elle reçoit les rayons du soleil dont elle augmente la force par la réflexion, et, tout en concentrant la chaleur, elle arrête et repousse l'aquilon; la température est donc aussi chaude devant la galerie que fraîche derrière. Elle défend de même contre le vent d'Afrique et ainsi brise et abat les deux vents opposés l'un d'un côté l'autre de l'autre. Voilà ses agréments en hiver, ils augmentent encore en été. Car son ombre, avant midi, rafraîchit la terrasse, après midi, la partie de l'allée et du jardin qui la borde, et à mesure que les jours deviennent plus courts ou plus longs, elle décroît ou s'allonge d'un côté puis de l'autre. Quant à la galerie elle ne ressent jamais moins les effets du soleil qu'au moment où ses rayons les plus ardents tombent d'aplomb sur la voûte. De plus par ses fenêtres ouvertes elle reçoit et laisse passer les brises de sorte que l'air se renouvelant n'y devient jamais lourd et enfermé. Au delà de la terrasse, de la galerie, et du jardin s'élève un pavillon que j'appelle mes délices, mes vraies délices. J'ai choisi moi-même l'emplacement. Là j'ai une salle de bains solaires qui d'un côté regarde la terrasse, de l'autre la mer, et de tous les deux reçoit le soleil; puis une chambre qui a vue par sa porte à deux battants sur la galerie et par la fenêtre sur la mer. Au milieu d'une paroi s'enfonce un boudoir charmant au possible, qui, au moyen de vitrages et de rideaux que l'on ouvre ou que l'on ferme, peut à volonté se joindre à la chambre ou en être séparé. Il y a place pour un lit de repos et deux chaises. A ses pieds on a la mer, derrière soi des villas, à sa tête des forêts. Autant de paysages, autant de fenêtres pour les distinguer et les réunir à la fois. Une chambre pour la nuit et le sommeil y est attenante. On n'y perçoit ni la voix des esclaves, ni le roulement de la mer, ni le fracas des tempêtes, ni la lueur des éclairs, pas même le jour, à moins d'ouvrir les fenêtres. Ce qui rend le calme de cette retraite si profond, c'est qu'entre le mur de la chambre et celui du jardin il existe un couloir dont le vide absorbe tous les bruits. A cette chambre tient une salle de chauffage toute petite, qui par une bouche étroite répand ou arrête, selon les besoins, la chaleur qu'elle reçoit par-dessous. Plus loin on trouve une antichambre et une chambre bien exposées au soleil, qui les dore dès son lever, et qui les frappe encore après midi de ses rayons, obliques il est vrai. Quand je suis retiré dans ce pavillon. je crois être bien loin même de ma villa et j'en goûte le charme singulier, surtout au temps des Saturnales, quand le reste de la maison retentit de la licence (les cris de joie autorisés en ces jours. Ainsi je ne suis pas plus un obstacle aux amusements de mes esclaves qu'eux à mes études. Ce qui manque à tant d'avantages, à tant d'agréments ce sont des eaux courantes; à leur défaut nous avons des puits ou plutôt des sources, car ils sont peu profonds. La nature de ce rivage est de tous points merveilleuse; en quelque endroit que vous creusiez la terre, on trouve aussitôt de l'eau à souhait; mais de l'eau pure et dont la douceur n'est nullement altérée par la proximité de la mer. Les forêts voisines fournissent du bois en abondance, et toutes les autres ressources se trouvent à la ville d'Ostie. Du reste pour les besoins d'un homme frugal le village même suffit, et je n'en suis séparé que par une villa. On y trouve jusqu'à trois bains publics, précieuse commodité, quand. par hasard une arrivée imprévue ou un délai trop court vous dissuade de chauffer votre bain chez vous. Le rivage est bordé de villas, d'une délicieuse variété, tantôt contiguës, tantôt séparées; on les prendrait pour plusieurs villes, qu'on aille par mer ou par terre le long du rivage; celui-ci offre, parfois, après un long calme, un sol friable; plus souvent le va-et-vient des vagues le durcit. La mer n'abonde pas, il est vrai, en poissons délicats, cependant elle fournit des soles et des squilles excellentes. Ma propriété produit encore toutes les richesses de la terre, et surtout du lait, car c'est là que les troupeaux se rendent en quittant les pâturages, quand ils cherchent l'eau et les ombrages frais. N'ai-je pas raison à vos yeux, maintenant, d'habiter, de ne pas quitter, d'adorer cette retraite? Vous êtes trop citadin, si elle ne vous fait pas envie. Puisse-t-elle vous faire envie? Venez ajouter à tous les charmes de ma petite villa le prix inestimable de votre présence. Adieu. [2,18] XVIII. - C. PLINE SALUE SON CHER MAURICUS. Quelle commission plus agréable pourriez-vous me donner que celle de chercher un précepteur pour les fils de votre frère? Grâce à vous je reviens à l'école et je recommence, en quelque sorte, ces années si douces; je m'assieds, comme autrefois, au milieu des jeunes gens et j'éprouve même combien mes travaux littéraires me donnent de considération auprès d'eux. Dernièrement, au milieu d'un nombreux auditoire, en présence de plusieurs sénateurs, ils plaisantaient entre eux à haute voix; j'entrai; ils se turent; je ne vous rapporterais pas ce détail, s'il ne leur faisait plus d'honneur qu'à moi, et si je ne voulais vous promettre une heureuse éducation pour vos neveux. Il me reste maintenant à vous mander ce que je pense de chacun des professeurs, quand je les aurai entendus tous; je tâcherai, autant du moins qu'une lettre me le permettra, de vous faire croire que vous les avez tous entendus vous-même. Je vous dois à vous, je dois à la mémoire de votre frère cette preuve de fidélité et de zèle, surtout dans une affaire de cette importance. Car que pouvez-vous avoir plus à coeur, que de rendre ces enfants, (je dirais vos enfants, si ceux-ci ne vous inspiraient maintenant une plus grande affection) dignes d'un tel père, dignes d'un oncle tel que vous? Quand vous ne m'auriez pas confié ce soin, je l'aurais réclamé pour moi. Je n'ignore pas que le choix d'un maître va m'exposer à des mécontentements, mais pour l'intérêt de vos neveux, ce n'est pas seulement les mécontentements, mais même des rancunes que je dois affronter avec autant de courage qu'un père le ferait pour ses propres enfants. Adieu. [2,19] XIX. - C. PLINE SALUE SON CHER CÉRIALIS. Vous m'engagez à lire mon discours à une réunion d'amis. Je le ferai, puisque vous m'y engagez, malgré mes vives hésitations. Car je n'ignore pas qu'à la lecture les plaidoyers perdent leur véhémence et leur chaleur, et ne méritent presque plus leur nom; rien en effet ne leur donne ordinairement tant d'intérêt et de feu que la présence de juges, l'affluence des avocats, l'attente du résultat, la réputation non d'un, mais de plusieurs orateurs, les passions diverses qui partagent l'auditoire; ajoutez-y le geste de l'orateur, sa démarche, ses allées et venues, enfin sa vigueur physique conspirant avec tous les sentiments de son âme. De là vient que l'action de ceux qui plaident assis, quoiqu'ils conservent une grande partie des avantages qu'ils auraient eus debout, a, du fait même d'être assis, quelque chose de faible et de languissant. Quant à ceux qui lisent, ils perdent le secours des yeux et des mains, ces puissants auxiliaires de la déclamation. Aussi ne faut-il pas s'étonner que l'attention des auditeurs se refroidisse, lorsque aucune séduction extérieure ne l'entraîne, lorsque aucun aiguillon ne la réveille. En outre le plaidoyer en question est rempli de débats subtils et, je dirais presque, de chicanes. Or il est naturel de croire qu'un discours écrit avec peine sera pénible à entendre pour les auditeurs. Et combien y en a-t-il d'assez raisonnables pour ne pas préférer un discours agréable et harmonieux à un discours grave et serré? C'est un désaccord bien peu honorable, mais réel, que celui qui se produit souvent entre les juges et les auditeurs, les uns n'aimant pas ce qu'approuvent les autres, alors que l'auditeur ne devrait être ému que de ce qui le toucherait aussi, s'il était juge. Cependant, malgré tant d'obstacles, la nouveauté pourra donner de l'attrait à l'ouvrage qui vous intéresse. J'entends sa nouveauté parmi nos compatriotes; car les Grecs ont un genre d'éloquence qui, quoique très différent, offre quelque ressemblance avec celui-ci. C'était leur habitude, quand ils reprochaient à une loi d'être en contradiction avec des lois antérieures, d'en tirer la preuve de la comparaison avec d'autres lois; ainsi moi, pour prouver qu'il y a dans la loi de restitution la disposition que je prétendais y trouver, j'ai ajouté à l'autorité de cette loi celles de plusieurs autres. Cette recherche n'a rien de flatteur pour les oreilles des ignorants, mais elle doit obtenir d'autant plus de faveur auprès des gens cultivés, qu'elle en trouve moins chez les personnes sans culture. Pour moi, si je me décide à cette lecture, je me composerai un auditoire des plus savants. Mais examinez bien encore si je dois m'engager dans cette lecture; additionnez toutes les raisons que je vous ai apportées pour ou contre; et choisissez le total qui l'emportera dans votre compte. De vous en effet on exigera des comptes; moi je trouverai mon excuse dans ma complaisance. Adieu. [2,20] XX. - C. PLINE SALUE SON CHER CALVISIUS. Préparez votre obole et vous aurez un conte qui vaut son pesant d'or; ou plutôt des contes, car le dernier m'en a rappelé de précédents; et peu importe celui par lequel je commencerai. Véranie, femme de Pison, celui qui fut adopté par Galba, était alitée gravement atteinte. Regulus vint la voir. Quelle impudence, d'abord, de venir chez une femme malade, alors qu'il avait toujours été l'ennemi déclaré du mari, et qu'il s'était acharné contre elle-même. Passe encore, pour une simple visite ! mais il s'assied tout prés de son lit, lui demande le jour, l'heure de sa naissance. A peine a-t-il entendu la réponse, qu'il compose son visage, tient les yeux fixes, remue les lèvres, compte sur ses doigts; sans rien dire; après avoir longuement tenu en suspens l'esprit de la pauvre malade : « Vous êtes, dit-il, dans votre année critique, mais vous en réchapperez. Pour vous donner plus de certitude, je vais consulter un haruspice, dont j'ai souvent reconnu la science. » Sans retard, il fait un sacrifice, et affirme que les entrailles des victimes sont d'accord avec le témoignage des astres. Elle, crédule comme on l'est dans le danger, demande des codicilles, et assure un legs à Regulus. Peu après le mal s'aggrave, et sur son lit de mort elle crie : « Le scélérat, le perfide qui enchérit même sur le parjure, puisqu'il lui a fait un faux serment sur les jours de son fils ! » C'est chez Regulus une pratique aussi criminelle que familière, d'appeler la colère des Dieux, qu'il trompe tous les jours, sur la tête de son malheureux enfant. Velleius Blesus, le riche consulaire, aux prises avec sa dernière maladie, désirait modifier son testament. Régulus, qui se promettait quelque profit de la nouvelle rédaction, parce qu'il avait su depuis peu gagner les bonnes grâces du malade, demande aux médecins, les conjure de prolonger à tout prix la vie de notre homme; aussitôt le testament signé, il lève le masque, et change de ton à l'égard des mêmes médecins : « Combien de temps encore tourmenterez-vous ce malheureux? Pourquoi envier une douce mort à qui vous ne pouvez donner la vie? » Blesus meurt et comme s'il eût tout entendu, pas une obole à Régulus. C'est bien assez de deux contes. M'en demandez-vous un troisième, selon le précepte de l'école? Il est tout prêt. Aurélie, femme d'un rang élevé, allait sceller son testament. Elle se pare de ses plus beaux habits; Regulus s'étant rendu à la cérémonie : « Je vous demande, dit-il, de me léguer ces vêtements. » Aurélie croit qu'il plaisante; lui insiste sérieusement. Bref il la contraint d'ouvrir son testament et de lui léguer les robes qu'elle portait; non content de la regarder écrire, il vérifia si elle avait écrit. Du reste Aurélie est vivante, mais il l'a forcée à cela comptant qu'elle allait mourir. Et un tel homme ne laisse pas de recueillir des héritages, de recevoir des legs, comme s'il les méritait. Mais pourquoi m'en indigner dans une ville où depuis longtemps la perversité et la fraude sont autant ou même plus noblement récompensées que l'honneur et la vertu? Voyez Regulus ! il était pauvre et humble; il est devenu si riche à force d'infamies, qu'un jour, il me l'a dit lui-même, consultant les dieux pour savoir s'il arrondirait bientôt ses soixante millions de sesterces, il avait trouvé des entrailles doubles, qui lui en prédirent cent vingt millions. Et il les aura, si seulement il continue à dicter ainsi des testaments (la plus malhonnête de toutes les manières de commettre un faux) à ceux-là qui les possèdent. Adieu.