[0] LÉGATION A CAIUS ou DES VERTUS. (1) Jusqu'à quand nous autres vieillards serons-nous enfants ? En vain l'âge a blanchi notre tête ; le corps a vieilli, l'âme est restée naïve, abandonnée à l'inexpérience de la jeunesse ; la fortune, qui est de toutes les choses la plus inconstante, nous paraît stable ; la nature au contraire, qui est immuable, nous semble inconstante. Comme au jeu des osselets, nous renversons les objets et bouleversons la réalité, en nous persuadant que ce qui vient de la fortune dure plus que ce qui vient de la nature, et que l'ordre de la nature est moins assuré que le cours de la fortune. La cause de cet aveuglement, c'est que nous jugeons seulement d'après le présent, que nous ne portons pas nos regards sur l'avenir, que nous nous arrêtons plus à un sens abusé qu'à la raison cachée des choses. Les yeux, en effet, perçoivent ce qui est en évidence ou à notre portée, tandis que la raison, montant plus haut, passe au travers des choses invisibles et découvre l'avenir. Mais cette vue de l'âme, plus perçante que celle du corps, nous l'offusquons ou par la chère ou par le vin, ou par l'ignorance, qui est le plus grand des maux. Notre époque cependant et les événements qui l'ont marquée nous font assez connaître que Dieu veille sur les affaires humaines et surtout sur la nation pieuse; le roi suprême, l'auteur de tout bien et le père de l'univers la traite comme son propre héritage et la reconnaît pour son peuple. Cette nation, en chaldéen se nomme Israël, c'est-à-dire "qui voit Dieu". Ce privilége me paraît au-dessus de n'importe quel avantage public ou privé. Si la présence des vieillards, des maîtres, des magistrats, de nos parents, nous porte au respect, à la modestie, à l'amour de la sagesse, quel mobile de vertu et d'honnêteté ne devons-nous pas nous attendre à trouver dans les âmes qui, dédaignant les créatures, ont appris à contempler Dieu, l'Être incréé, le souverain bien, la beauté, la félicité suprêmes, et, s'il faut dire la vérité, Celui qui surpasse toute bonté, toute beauté, tout bonheur, toute félicité, enfin toutes les perfections que la parole peut exprimer? Le langage en effet ne peut s'élever jusqu'à Dieu : pour lui Dieu est inaccessible, insaisissable ; il recule et fuit. Les mots nous manquent pour atteindre à Dieu, comme par des degrés, et arriver à l'expression, non pas de Celui qui est (car le ciel entier fût-il transformé en une parole immense n'aurait pas de termes convenables et adéquats), mais seulement pour atteindre à l'expression des Puissances qui l'entourent, telles que la Puissance créatrice, la Puissance royale, la Puissance providentielle, et enfin de toutes celles qui dispensent la récompense ou le châtiment. Il faut ranger en effet les Puissances vengeresses parmi les bienfaitrices, non seulement parce qu'elles font partie du Droit et de la Loi (car la loi est fondée sur une double sanction, l'honneur rendu aux bons, la peine infligée aux méchants), mais encore parce que le châtiment redresse et corrige les coupables, ou du moins ceux qui sont sur le point de le devenir. Il y en a beaucoup que la punition d'autrui rend meilleurs, par la crainte d'en subir une pareille. Quel est l'homme qui, voyant Caïus, après la mort de Tibère César, en possession de l'empire de la terre et des mers, maître d'un pouvoir tranquille, bien organisé, tendant de toutes parts à la concorde, associant le Nord au Midi, l'Orient à l'Occident, les Grecs aux Barbares et les Barbares aux Grecs, unissant les soldats et les citoyens dans les liens d'une heureuse paix, n'aurait été frappé d'admiration et de stupeur en songeant à cette immense fortune que lui mettait tout à coup aux mains l'héritage de Tibère : trésors remplis de richesses, d'or et d'argent, soit en lingots, soit en monnaies, soit en coupes, et autres objets fabriqués pour la montre ? Ajoutez à cela les troupes de pied, la cavalerie, les forces de mer, [10] des tributs affluant comme d'une source intarissable. Son pouvoir s'étendait aux principales contrées de la partie du globe qu'on appelle habitable, depuis l'Euphrate jusqu'au Rhin, celui-ci qui borne la Germanie et d'autres peuples sauvages, celui-là qui sépare les Parthes des Sarmates et des Scythes aussi féroces que les Germains ; il comprenait tous les pays situés en-deçà et au-delà de l'Océan, toute la terre de l'Orient à l'Occident. Le peuple romain, l'Italie entière, les nations d'Europe et les nations d'Asie étaient dans l'allégresse. Jamais sous aucun autre empereur on n'avait ressenti une joie si universelle; ce n'était pas la possession et l'usage des biens publics et privés qu'on espérait : on s'imaginait tenir; par la faveur du Ciel, la plénitude de toutes les prospérités. Dans chaque ville on ne voyait que des autels, des victimes, des sacrifices, des hommes vêtus de blanc portant des couronnes sur la tête et montrant le bonheur peint sur leurs traits; on ne voyait que fêtes, réjouissances, concours de musique, jeux du cirque, banquets; ce n'étaient partout que concerts de flûtes et de cithares, amusements, chômages, plaisirs de toute sorte. Riches et pauvres, grands et petits, créanciers et débiteurs, maîtres et esclaves, étaient confondus ; cet événement semblait avoir effacé toutes les distinctions. Le règne de Saturne, chanté par les poètes, ne paraissait plus une fiction de la fable : telles étaient la félicité et la prospérité publiques, telles étaient jour et nuit l'allégresse et la sécurité au sein des familles et des peuples. Tout d'abord ce bonheur dura sept mois sans interruption. Le huitième mois une grave maladie saisit Caïus, qui avait subitement changé en un genre de vie somptueux le régime frugal et, par conséquent, plus sain, qu'il suivait du vivant de Tibère. Il s'abandonna sans mesure au vin et à la gloutonnerie ; il avait beau se gorger, ses appétits restaient inassouvis; il prenait des bains à contre-temps; les vomissements qui survenaient étaient suivis de nouvelles orgies où le vin et la chère s'offraient de mutuels excitants ; puis venaient les débauches où il se vautrait parmi les femmes et les jeunes garçons, enfin tous les excès nuisibles au corps et à l'âme et capables de briser leurs liens. Le prix de la sobriété, c'est la santé et la force ; le châtiment de l'intempérance, c'est l'infirmité et la maladie qui conduisent à la mort.La nouvelle de cette maladie se répandit bientôt : la mer était alors propice à la navigation, car l'automne commençait; c'était le dernier voyage des trafiquants qui des différents marchés reviennent dans leurs ports, surtout de ceux qui ne veulent point passer l'hiver en pays étranger. Aussitôt l'allégresse se changea en deuil; les maisons et les villes prirent un aspect de tristesse, la douleur égala la joie qui venait de s'évanouir. Les provinces de la terre entière souffrirent du mal de Caïus et en souffrirent plus gravement que lui, car, chez l'Empereur, c'était le corps seul qui était malade, chez les peuples c'était l'âme. Plus d'espérance ! C'en était fait, pensait-on, de la paix, de la liberté, de la prospérité publiques ; l'image des calamités qui naissent de l'anarchie se présentait à tous, la famine, la guerre, les champs ravagés, les villes saccagées, les pays dévastés, les biens mis au pillage, la terreur, la captivité, la mort. Il n'y avait qu'un remède à tous ces maux, c'était la guérison de Caïus. Aussitôt que la maladie commença à décroître, le bruit s'en répandit en peu de temps jusqu'aux frontières les plus reculées, car rien n'est plus rapide que la renommée : toutes les villes étaient, pour ainsi dire, debout, prêtant une oreille avide aux nouvelles rassurantes. Enfin, quand les courriers annoncèrent le complet rétablissement de l'Empereur, on revint à l'allégresse première ; les habitants des continents et des îles s'imaginaient avoir recouvré la santé. Jamais, de mémoire d'homme, chez aucun peuple, en aucun pays, la guérison d'un prince n'avait causé une joie pareille à celle qui éclata dans le monde entier lorsque Caïus revint à la santé. [20] Il sembla qu'on échangeait les rigueurs d'une vie grossière et sauvage contre les douceurs de la vie civilisée, qu'on abandonnait les solitudes et les cavernes pour émigrer dans les murs des villes; on se réjouissait de passer d'une vie errante et vagabonde sous les lois d'un bon pasteur auquel il serait doux d'obéir. On ignorait la vérité. L'esprit humain s'aveugle et ne discerne pas ce qui est réellement utile, car, au lieu d'user des lumières de la raison, il s'attache aux apparences et aux conjectures. Bientôt après, celui que toutes les espérances avaient accueilli comme un sauveur et un protecteur, qui devait répandre sur l'Europe et sur l'Asie des torrents de félicité nouvelle, et leur prodiguer tous les biens publics et privés, se changea en un tyran cruel ou plutôt montra ouvertement des penchants qu'il avait jusqu'alors couverts du voile de l'hypocrisie. Son cousin, héritier comme lui de l'empire, le plus proche successeur de Tibère, puisqu'il était son petit-fils par le sang, tandis que Caïus ne l'était que par adoption, fut sa première victime. Il prétendit qu'il conspirait contre lui: son âge ne permettait pas cette accusation : l'infortuné sortait à peine de l'enfance pour entrer dans l'adolescence. Il y en a qui disent que si Tibère eût vécu quelque temps encore, il aurait écarté Caïus, qui lui était devenu suspect, et que son petit-fils légitime aurait été déclaré seul successeur de l'empire. Mais la mort le surprit et l'enleva avant qu'il pût accomplir son dessein. Caïus, voulant exclure son parent de la participation au pouvoir, participation à laquelle il avait droit, et prévenir les accusations, imagina cette ruse. Il réunit les grands : "Je voudrais", leur dit-il, "suivant la dernière volonté de Tibère, associer à l'empire celui dont la nature m'a fait le cousin et dont l'amitié m'a fait le frère ; mais vous voyez qu'il est encore bien jeune, il lui faut des gouverneurs, des précepteurs, des maîtres. Rie ne peut m'arriver de plus heureux que d'être soulagé de l'énorme fardeau de l'empire, trop pesant pour les épaules et la tête d'un seul. Eh bien, ajouta-t-il, je déclare que je prétends être désormais pour cet enfant plus qu'un précepteur, plus qu'un gouverneur, plus qu'un maître; je veux qu'on m'appelle son père et qu'on le nomme mon fils." Quand il eut trompé par ces paroles le sénat et le jeune prince (car cette adoption, loin de l'appeler au pouvoir, l'en éloignait), se trouvant à couvert, et libre désormais de tout obstacle, il se mit à dresser des embûches à son collègue, à son cohéritier. La loi romaine met le fils sous la toute puissance du père ; d'ailleurs la dignité impériale confère tous les droits et donne un pouvoir absolu que personne n'ose et ne peut contrôler. Caïus traita cet enfant comme un adversaire que l'on terrasse dans une lutte, sans égard pour le souvenir d'une éducation commune, sans pitié pour sa tendre jeunesse, sans respect pour les droits qu'il avait comme lui à l'héritage de Tibère, dont il était le plus proche descendant et auquel on avait espéré le voir seul succéder; en effet, le petit-fils, après la mort du père, est toujours réputé fils par son aïeul. [30] Caïus exigea, dit-on, que l'enfant se tuât de ses propres mains, en présence des centurions et des tribuns, auxquels on avait défendu de faciliter ce crime; car il eût été sacrilége qu'une main étrangère se portât sur un fils des Césars. Ainsi il attestait le droit en consommant l'iniquité, il attestait le respect des choses saintes en commettant cet attentat, il bafouait la vérité ! Le pauvre enfant, ne sachant ce qu'on voulait de lui, car il n'avait jamais vu de meurtre ni manié d'armes, et ne s'amusait pas comme les jeunes princes, en temps de paix, à des simulacres de combats, tendit le cou à ceux qui venaient vers lui. Voyant qu'on le repoussait, il prit un poignard, et, dans son innocence, demanda quel endroit il fallait frapper pour faire une blessure mortelle et terminer des jours infortunés. Il obtint qu'on lui rendît ce triste service : le suicide, auquel on le força, fut la première et la dernière leçon qu'il reçut de ses maîtres. Lorsque Caïus eut terminé cette première et redoutable lutte, quand il ne resta plus personne de la famille impériale autour duquel pussent se rallier ses ennemis et ceux qu'il tenait en défiance, il entama une seconde lutte contre Macron, qui lui avait non seulement rendu des services après son élévation (car c'est le propre d'un flatteur de ne servir que les heureux), mais aussi avant qu'il fût parvenu à l'empire. Tibère était doué d'une pénétration profonde, et l'homme, de tous ceux qui l'entouraient, le plus habile- à percer les secrètes pensées - : sa finesse n'avait d'égale que sa puissance. Souvent il soupçonna Caïus d'être hostile à toute la famille Claudia et favorable exclusivement à sa famille maternelle ; il craignait que son petit-fils, qu'il laissait en bas âge, ne lui survécût pas longtemps ; d'ailleurs il jugeait incapable de gouverner un si grand empire, un homme de moeurs sauvages, insociable et d'un caractère inconstant. Ses manières s'écartaient parfois des convenances et trahissaient un germe de folie; son langage et sa conduite semblaient se contredire. Macron employait tous ses efforts à pallier tout cela; il combattait les soupçons de Tibère, les inquiétudes que lui inspirait son petit-fils adoptif et qui le tenaient sans cesse en émoi. "Caïus, disait-il, serait bienveillant et docile; il était entièrement dévoué à son cousin au point de lui abandonner volontiers tout l'empire ; mais il était retenu par la crainte de paraître chercher la popularité ; c'était pourquoi, malgré la suite et la sincérité de sa conduite, on l'accusait de mobilité et d'incohérence." Quand Macron sentait qu'on ne se laissait pas prendre à la vraisemblance de ses raisons, il mettait en avant sa garantie personnelle : « Je réponds de lui, je promets qu'il sera tel que je le montre : j'ai précédemment donné assez de preuves de mon dévouement aux Césars et en particulier à Tibère, lors de la conspiration de Séjan, que j'ai découverte et étouffée. » Ainsi Macron faisait l'éloge de Caïus, si toutefois c'était faire son éloge que le défendre contre des motifs vagues de soupçon et des accusations secrètes. Tout le zèle qu'on peut employer pour un frère ou un fils, et même davantage peut-être, il le mettait en oeuvre pour Caïus auprès de Tibère. Il faut, selon opinion générale, attribuer ce dévouement d'abord aux égards de Caïus pour Macron, dont l'influence fut à ce moment prépondérante et même souveraine dans le gouvernement, et aussi à la femme de Macron, pour un motif que le silence doit couvrir. Chaque jour elle excitait son mari à ne perdre aucune occasion de servir le jeune prince. Rien n'est habile à conduire et maîtriser la volonté d'un homme comme la femme, et surtout la femme impudique, qui se rend d'autant plus séduisante qu'elle se sent coupable. [40] Macron ignorait la honte de sa femme et le déshonneur de sa maison; il croyait inspirées par l'affection les caresses qu'il recevait; ces manoeuvres le séduisirent et le trompèrent; il se dévoua à des ennemis acharnés qu'il prenait pour ses meilleurs amis. Enhardi par la conscience qu'il avait d'avoir mille fois sauvé la vie à l'Empereur, il l'avertissait librement, sans feinte, comme tout bon ouvrier qui met sa gloire dans la durée de son oeuvre, et craint de la laisser périr d'elle-même ou détruire par autrui. Voyait-il Caïus dormir à table, il l'éveillait, dans la pensée que ce n'était ni honnête ni sûr : s'abandonner dans cette situation au sommeil, c'est se livrer aux embûches. Quand il le voyait se passionner à la vue des danseurs, au point de se mettre à danser ; quand, au lieu de sourire décemment aux bouffonneries des mimes, il les accueillait par des éclats puérils; quand il se laissait entraîner à la mélodie des joueurs de flûte et des choeurs au point de les accompagner de son chant, Macron le poussait du coude (car il se tenait toujours à ses côtés) et s'efforçait de le contenir. Souvent, se penchant vers lui, il lui parlait doucement à l'oreille, de façon à n'être entendu de personne : « Il ne faut, disait-il, ni écouter, ni regarder, ni rien faire comme les assistants et le commun des hommes ; ta manière de vivre doit les surpasser autant que ta dignité et ta fortune t'élèvent au-dessus d'eux. Il n'est pas séant que le souverain de la terre et des mers soit mis hors de lui par des chants, des danses, des bouffonneries et autres futilités de ce genre. Il doit partout et toujours se souvenir qu'il porte la majesté du commandement; il ressemble à un pasteur chargé d'un troupeau : toutes ses paroles, toutes ses actions, doivent avoir un but utile. Chaque fois, ajoutait Macron, que tu assisteras à des représentations scéniques, à des luttes d'athlètes, à des courses de chevaux, oublie le plaisir, songe à l'art, fais-toi ces réflexions : Voilà des choses qui ne servent en rien à la vie, qui ne tendent qu'à l'agrément et à l'amusement des spectateurs; il y a pourtant des gens qui s'y appliquent afin d'obtenir les éloges et l'admiration de la foule, afin de se voir décerner, au son des trompettes, des prix, des honneurs, des couronnes. Que ne doit donc pas faire celui qui pratique un art beaucoup plus élevé, le plus grand de tous, l'art de régner? C'est par lui que le sol fertile et profond est cultivé dans les plaines et sur les montagnes, c'est par lui que la mer entière est sillonnée avec sécurité de grands vaisseaux par lesquels s'échangent les productions des diverses contrées, car chacune reçoit ce qui lui manque et donne en retour ce dont elle a abondance. La haine, grâce à lui, ne saurait envahir le monde entier ou même ses plus grandes parties, l'Asie et l'Europe; pareille aux serpents venimeux, elle se tient tapie dans son trou; son action, resserrée dans d'étroites limites, s'exerce sur un homme, sur une maison, et, dans ses plus grandes fureurs, peut au plus s'étendre à une ville; elle ne désole jamais de grandes contrées, de grands peuples, surtout depuis que ton auguste famille a établi son pouvoir en tous lieux. Les maux qui s'étaient établis et allaient s'aggravant au sein des États, ont été relégués aux abîmes du Tartare les plus éloignés ; les biens, qui étaient bannis, ont été ramenés des extrémités du monde dans nos pays. [50] Telle est la situation qu'on t'a laissée à maintenir. La nature t'a placé au sommet de la poupe et t'a donné le gouvernail; conduis, de manière à le préserver du péril, le vaisseau du genre humain; mets ton premier plaisir à faire du bien à tes sujets. Les tributs que dans les villes on retire des particuliers sont de différentes sorte; ce que, en retour, les sujets attendent d'un prince, ce qui lui est propre, ce sont de sages desseins, bien exécutés : on aime à le voir prodiguer généreusement ses richesses, réservant seulement ce que la prévoyance lui ordonne de ménager, pour parer aux coups incertains du sort'. » C'est en lui répétant ces avis que l'infortuné tâchait de rendre Caïus meilleur; mais la pétulance de celui-ci et sa méchanceté l'entraînaient sur une pente opposée; il repoussait brutalement ce sage conseiller. Quand il le voyait venir de loin, il disait à ceux qui l'entouraient : « Voici le maître de celui qui n'a plus besoin de leçons, le pédagogue de celui qui n'est plus un enfant, le conseiller d'un homme plus avisé que lui. Il prétend soumettre à l'un de ses sujets un empereur versé dans l'art du gouvernement. Il se proclame maître dans cet art; je ne sais qui l'a initié à ses secrets. Mais moi, n'ai-je pas eu pour éducateurs depuis mon berceau cette illustre et nombreuse lignée de pères, de frères, d'oncles, de cousins, d'aïeux, d'ancêtres, aussi bien du côté de ma famille paternelle que de ma famille maternelle, qui ont eu le maniement de l'empire? Je ne parle pas des vertus royales qui doivent, dès le principe, exister dans les races de princes ; mais puisque les descendants rappellent leurs ancêtres par les formes du corps comme par le caractère, l'aspect, le geste, les desseins, les actes, n'est-il pas vraisemblable qu'il y a dans la semence elle-même les propriétés qui forment le prince? Et un ignorant me viendra, à moi qui dans le sein de ma mère et par les mains de la nature fus fait empereur avant de voir le jour, enseigner l'art du commandement, que certes je connais mieux que lui ! N'est-ce pas une honte que celui qui n'était tout à l'heure qu'un simple particulier veuille se mêler aux pensées d'une âme royale? Il y en a cependant d'assez impudents et audacieux pour profaner ces mystères et enseigner l'art sublime du gouvernement dont ils possèdent à peine les premières notions! De la sorte il cherchait à s'éloigner peu à peu de Marron, inventant contre lui des prétextes d'accusation mensongers, mais toutefois vraisemblables, car il y a des gens habiles à forger des mensonges qui paraissent l'expression de la vérité. Macron fut accusé de tenir ces propos : « Caïus est mon ouvrage; il m'appartient sinon plus, au moins tout autant qu'à son père; trois fois mes instances l'ont arraché aux soupçons de Tibère qui voulait le faire périr. Après la mort de Tibère, je lui ai livré les prétoriens que j'avais sous mes ordres, en faisant entendre qu'on n'avait besoin que d'un prince, que c'était le moyen d'assurer l'intégrité et la paix de l'Empire. » Il y en eut qui crurent ces fausses accusations : on ne connaissait pas encore la fourberie de celui qui les portait ; son caractère faux et mobile ne s'était point révélé. Peu de jours après le malheureux périssait avec sa femme, expiant ainsi cruellement l'excès de son zèle. [60] C'est la récompense que les ingrats accordent aux services qu'on leur rend : ils les font tourner à la ruine de leurs bienfaiteurs. C'est ainsi que Macron, qui avait certainement tout fait, qui n'avait épargné ni les soins les plus persévérants, ni l'amitié la plus dévouée d'abord pour sauver Caïus, ensuite pour lui assurer le pouvoir sans partage, fut payé de ses services. On rapporte que l'infortuné fut contraint de se tuer de ses propres mains, et que sa femme eut le même sort, malgré les relations qu'elle avait, dit-on, avec César. Il n'y a dans l'amour aucun motif d'affection solide; la passion satisfaite amène le dégoût et le besoin de changement. Lorsque Macron eut été immolé avec toute sa maison, Caïus entama une troisième lutte, où il déploya plus de ruse encore. Il avait eu pour beau-père Marcus Silanus, homme d'un grand coeur et d'une illustre race. Bien que celui-ci eût perdu sa fille, enlevée par une mort prématurée, il ne cessa d'entourer son gendre d'une affection de père; il espérait en recevoir les égards qu'il méritait, pour l'avoir traité non en gendre, mais en fils. Vain espoir ! trompeuse attente! Il l'entretenait sans cesse avec franchise de ce qui pouvait l'améliorer, corriger son caractère, régler sa vie, lui apprendre à gouverner. Il ne manquait pas d'occasions sérieuses qui l'autorisaient à cette liberté; n'avait-il pas d'ailleurs son haut rang et des liens de famille ? Sa fille n'était pas morte depuis assez longtemps pour que les droits de parenté fussent éteints : à peine avait-elle rendu le dernier soupir, son corps devait conserver des restes de vie, quelques-uns des tressaillements suprêmes. Les conseils de Silanus parurent à Caïus un outrage : il se trouvait plus magnanime, plus sage, plus courageux, plus juste que personne; il haïssait moins ses ennemis déclarés que ceux qui essayaient de le diriger. Il sentit que Silanus serait aussi un obstacle à la violence de ses passions ; il le chargea de saluer les mânes de la défunte, il fit tuer le père de sa femme, son beau-père. Ce criminel coup d'audace fut publié avec le meurtre des autres principaux personnages de l'Empire ; le bruit de ces forfaits était dans toutes les bouches : il se colporta d'abord timidement, à voix basse, puis on changea d'attitude avec la mobilité que le vulgaire porte en toute chose, dans ses opinions, dans son langage, dans ses actions. On ne pouvait croire que Caïus, qui avait, peu auparavant, la réputation d'un prince affable, humain, juste et doux, eût sitôt changé. On lui chercha des excuses; à force de lui en chercher on en trouva. Pour ce qui regardait son cousin et cohéritier, on disait que, selon le droit immuable de la nature, le pouvoir n'admettait point de partage. La mort du jeune Tibère avait prévenu l'assassinat de Caïus, qu'il aurait commis s'il eût été le plus fort. C'était moins un meurtre que l'exécution d'un dessein de la Providence qui avait supprimé ce jeune prince pour le bien du genre humain tout entier; sans cela des partis se seraient formés autour des deux rivaux et auraient provoqué des guerrres intestines et extérieures. La paix n'était-elle pas le plus grand des biens? Or elle résultait d'un bon gouvernement, et il n'y avait de bon gouvernement que celui qui, supprimant les contestations et les querelles des princes, maintenait tout dans l'ordre. On disait de Macron que l'excès de son orgueil l'avait perdu, qu'il avait méconnu le précepte de l'oracle de Delphes : "Connais-toi". La connaissance de soi-même, ajoutait-on, procure le bonheur, comme au contraire l'ignorance de soi-même cause l'infortune. Dans quel but voulait-il changer les rôles, se substituer, lui sujet, au prince, et mettre Caïus, l'Empereur, dans la situation d'un sujet? Il n'appartenait qu'au prince de commander, et Macron s'arrogeait ce privilége; c'était au sujet d'obéir, et il voulait soumettre Caïus à ses volontés. [70] Insensés ! qui appelaient commandement une simple remontrance, qui confondaient le conseiller avec le souverain ; gens aveugles, flatteurs détestables, accontumés à tout défigurer, même à changer le nom des choses. On se moquait de Silanus : il avait été ridicule de s'imaginer que l'autorité d'un beau-père sur son gendre égalait celle d'un père sur son propre fils. Cependant, chez les simples particuliers, quand un père voit son fils arriver aux grandes charges et à la puissance, il abandonne son autorité sur lui et consent volontiers à se mettre après lui. C'était à Silanus, qui n'était plus même le beau-père de l'Empereur, trop de naïveté que de prendre souci de choses qui ne le regardaient pas. Ne comprenait-il point que les liens de parenté étaient rompus par la mort de sa fille? Entre deux familles, étrangères jusque-là l'une à l'autre, le lien établi par le mariage se brise en même temps que l'union, surtout lorsque, par un malheur irrémédiable, la femme qui a passé dans une autre famille vient à mourir. Tel était le sens de tous les entretiens ; car chacun repoussait l'idée que l'Empereur pût être aussi cruel ; on pensait que la bonté d'âme, l'humanité, étaient plus grandes chez Caïus que chez aucun de ses prédécesseurs ; on ne pouvait s'imaginer qu'en si peu de temps il fût survenu en lui un tel changement. Quand il eut terminé contre les trois ordres de l'État les luttes que nous venons de raconter, après avoir remporté deux victoires sur l'ordre des chevaliers et celui du sénat, qui étaient les premiers de l'Empire, et une troisième sur un membre de sa famille, il pensa qu'ayant abattu les plus nobles têtes, il serait désormais redoutable à tous, aux sénateurs, parmi lesquels Silanus jouissait d'une haute considération, aux chevaliers, parmi lesquels Macron avait acquis une dignité et des honneurs qui le plaçaient au premier rang, enfin à toute sa famille, par le meurtre de son cousin et cohéritier. Alors il ne se contint plus dans les bornes de la nature et aspira à se faire passer pour un dieu. Voici, dit-on, le raisonnement dont il usa au début de cette folle entreprise : « Si les bergers d'un troupeau, si les chevriers et les bouviers ne sont point des brebis, des béliers, des boeufs, mais des hommes d'une nature et d'une condition supérieures, il faut penser de même que moi, pasteur du premier des troupeaux, c'est-à-dire du genre humain, je ne ressemble pas au reste des mortels, mais que je suis d'une condition supérieure et plus divine. L'insensé se pénétra de cette idée et finit par prendre pour des réalités les fictions des poètes. Il s'enhardit au point d'oser produire en public cette impie divinisation de sa personne; il s'appliqua à faire tout ce qui en était la conséquence logique, et à monter peu à peu, comme par degrés, de plus en plus haut. D'abord il affecta de se rendre semblable à ceux qu'on nomme demi-dieux, Bacchus, Hercule, les Dioscures, Trophonius, Amphiaraüs, Amphiloque et les autres. Il se moqua de leurs oracles et de leurs fêtes, qu'il comparait à l'éclat de sa propre puissance. Puis, comme les acteurs sur la scène, il revêtit successivement les attributs de ces divinités. Tantôt c'était la massue et la peau du lion, mais toutes deux en or, qu'il prenait pour se déguiser en Hercule ; tantôt, pour représenter les Dioscures, il se coiffait du bonnet phrygien ; tantôt il figurait Bacchus avec une couronne de lierre, un thyrse et la dépouille d'un faon. [80] Il s'arrogeait cependant une prérogative; car chacune de ces divinités se contente des honneurs qui lui sont propres et n'empiète pas sur ceux des autres : Caïus voulait accumuler sur sa personne les attributs de tous les demi-dieux, afin de surpasser ceux qu'il jalousait. Il ne prétendait point, à l'instar de Géryon, le monstre au triple corps, surprendre par sa masse les spectateurs; mais, par un raffinement plus incroyable, il faisait successivement subir à un seul et même corps différentes métamorphoses, comme jadis l'Égyptien Protée, qu'Homère nous montre prenant tous les aspects des forces de la nature, tour-à-tour flamme rapide, bête effrayante, fleuve transparent. Mais, Caïus, qu'avais-tu besoin de prendre les attributs de ces idoles? Il fallait imiter leurs vertus. Hercule purgeait la terre et les mers ; il engageait des luttes utiles et nécessaires au genre humain, pour détruire les monstres nuisibles de l'un et l'autre élément. Bacchus cultiva la vigne et en exprima cette suave liqueur qui est bienfaisante à l'âme et au corps : à l'âme, elle inspire la sérénité, l'oubli des souffrances, l'espoir du bonheur; elle rend le corps plus sain, plus agile et plus fort. Et ce n'est pas seulement aux individus, mais aux familles, aux cités, que le vin procure ces bienfaits; aux labeurs de la vie il fait succéder de douces jouissances; comme d'une source inépuisable, il verse indistinctement aux Grecs et aux Barbares la gaieté et l'allégresse des jours de fête. Voilà ce que nous devons au vin. Quant aux fils jumeaux de Jupiter, on rapporte qu'ils partagèrent ensemble l'immortalité; l'un des deux, qui seul était immortel, ne trouva pas raisonnable de s'aimer lui-même au point d'oublier son frère et de ne pas lui témoigner l'affection qu'il lui devait; il réfléchit qu'il ne mourrait jamais, que son frère mourrait pour toujours, que cette immortalité ne ferait qu'éterniser sa douleur; par un merveilleux échange, il obtint pour lui-même de participer à la condition mortelle, et pour son frère de participer à la condition immortelle; il corrigea ainsi l'inégalité, qui est le principe de l'injustice, par l'égalité, qui est la source de toute justice. C'est par leurs bienfaits que tous ces demi-dieux, ô Caïus ! ont excité et excitent encore l'admiration; c'est pour cela qu'on les vénère et qu'on leur rend même des honneurs divins. Mais toi, qu'as-tu fait pour nous de semblable, dont tu puisses t'enorgueillir et te vanter? As-tu, pour commencer par là, imité l'affection fraternelle des fils de Jupiter? Ton frère, ton cohéritier, un enfant à la fleur de l'âge, ne l'as-tu pas cruellement égorgé, coeur de fer, âme sans pitié ? N'as-tu pas, peu après, dans la crainte qu'elles ne t'arrachassent l'empire, envoyé tes soeurs en exil? As-tu imité Bacchus? Tu as sans doute imaginé de nouveaux bienfaits et, comme lui, rempli d'allégresse le monde entier! sans doute l'Europe et l'Asie ne suffisent plus à contenir tes faveurs! Oui assurément, tu t'es signalé par de nouvelles inventions, mais en fléau public, en scélérat. N'as-tu pas changé la joie en douleur et le plaisir en deuil ? De toutes parts tu as rendu à tous la vie amère; tu t'es approprié les richesses et les biens d'autrui, poussé par une insatiable convoitise qui ravage la terre de l'Orient à l'Occident, du Nord au Midi. En retour de leurs biens engloutis, tu envoies aux provinces désolées les abominables semences de ton âme malfaisante, qui sont la ruine du genre humain. C'est ainsi que tu nous apparais comme un autre Bacchus. [90] As-tu, par des travaux sans trêve et des hauts faits éclatants, imité Hercule? As-tu rempli le continent et les îles de bonnes lois, de jugements équitables, d'abondance, enfin de tous les bienfaits d'une paix heureuse, toi le plus lâche et le plus tremblant des hommes, toi qui as ravi à toutes les régions de l'Empire la tranquillité et la prospérité, qui les as remplies de troubles et de séditions et, par conséquent, rendues misérables? Dis, Caïus, est-ce pour nous avoir affligés de tous ces désastres que tu prétends à l'immortalité ? C'est sans doute afin de ne pas borner à quelques jours les calamités dont tu nous accables, mais de les prolonger sans fin. Moi, je pense au contraire, eusses-tu été pris pour un dieu, que ta perversité te réduirait à la condition mortelle; car, si la vertu immortalise, le vice rend périssable. Ne te mets donc pas au rang des fils de Jupiter, illustrés par l'amour fraternel, toi l'assassin et le bourreau de ton frère et de tes soeurs ; n'ambitionne pas les honneurs d'Hercule et de Bacchus, qui ont adouci la vie humaine, toi dont les scélératesses ont empoisonné leurs bienfaits. Mais telles étaient sa démence et sa frénésie, que, s'élevant au-dessus des demi-dieux, il aspira aux honneurs des grands dieux, de Mercure, d'Apollon et de Mars. D'abord il prit le caducée, les talonnières et la chlamyde de Mercure, montrant de l'ordre dans ce bouleversement, de la suite dans ce désordre, de la logique dans cette folie. Puis bientôt, cédant à une autre fantaisie, il laissait ces insignes et se transformait en Apollon ; il se ceignait la tête d'une couronne rayonnante, ayant dans sa main gauche l'arc et les flèches, et de sa main droite présentant les Grâces. Il voulait ainsi faire entendre qu'il fallait tenir toujours prêts à les répandre les bienfaits, en leur donnant la première place, qui est à la droite, qu'il fallait écarters les peines ou du moins leur assigner une place inférieure, à la gauche. Derrière lui venaient des choeurs qui chantaient le Péan en l'honneur de celui qu'on avait peu auparavant célébré sous les noms de Bacchus, d'Évius et de Lyaeus, quand il avait revêtu les attributs de ce dieu. Souvent aussi il paraissait avec une cuirasse, un casque, un bouclier, l'épée à la main, et se faisait appeler Mars. A ses côtés marchait un cortége de Saliens d'un nouveau genre, troupe d'assassins dressés à remplir auprès de lui le rôle de bourreaux, et à assouvir sa soif de sang humain. Cette conduite étrange remplissait d'étonnement ceux qui en étaient témoins; on se demandait pourquoi, faisant le contraire de ceux aux honneurs desquels il prétendait, il dédaignait d'imiter leurs vertus et n'usurpait que leurs attributs. Et pourtant les insignes et les attributs, dont on entoure les images et les statues, ne sont que des symboles qui rappellent les services rendus au genre humain par ceux qu'on vénère. Pourquoi a-t-on mis des ailes aux talons de Mercure, sinon pour le rendre agile? Cette agilité convient au messager, à l'interprète des dieux, comme l'indique son nom d'Hermès, dont l'office est d'annoncer de bonnes nouvelles. Si l'homme sage ne peut être un messager de mal, à plus forte raison Dieu. C'est pourquoi il convient que Mercure soit agile et vole en quelque sorte pour hâter ses messages; si la vitesse est naturelle quand il s'agit de porter d'heureuses nouvelles, la lenteur est ordinaire quand il s'agit d'en porter de fâcheuses. [100] On lui donne aussi le caducée, comme symbole de son rôle de pacificateur. En effet, les guerres se suspendent ou se terminent par l'entremise des hérauts, qui rétablissent la paix. Sans leurs bons offices on ne verrait point de terme aux luttes que provoque l'attaque et que nécessite la défense. Mais quel besoin Caïus avait-il de talonnières? Était-ce afin que ses scélératesses, qu'un silence éternel aurait dû couvrir, fussent rapidement publiées de toutes parts? Qu'avait-il besoin de célérité? Il pouvait, restant toujours dans le même lieu et y produisant forfaits sur forfaits, inonder, comme une source intarissable, les diverses contrées du monde habité. Pourquoi ce caducée, à lui dont pas une parole, pas un acte n'ont servi la paix? Au contraire il n'y a pas de famille, pas de cité, chez les Grecs et les Barbares, qu'il n'ait remplies de troubles et de guerres civiles. Qu'il laisse donc les attributs de Mercure et n'usurpe pas un nom auquel il n'a pas le moindre droit. Quel rapport y a-t-il entre lui et Apollon? Il porte une couronne où l'artiste a merveilleusement imité les rayons du soleil, comme si c'était le soleil, la lumière, et non la nuit et les plus noires ténèbres, qui lui fussent nécessaires pour accomplir ses forfaits! Les bonnes actions veulent être faites en plein jour, afin d'être vues de chacun; quant aux actions honteuses, on convient qu'il les faut reléguer au fond du Tartare, digne réceptacle de tout ce qui doit demeurer caché. Qu'il remette chaque chose à sa place et change de main les attributs du dieu; qu'il prenne dans sa droite l'arc et les flèches : n'est-il pas habitué à exterminer par des coups trop assurés les hommes, les femmes, des familles entières et des cités populeuses ? Qu'il retienne dans sa gauche les Grâces, ou plutôt qu'il les abandonne : n'a-t-il pas, à la face du monde, souillé leur beauté par sa soif insatiable de richesses ? N'a-t-il pas égorgé, non content de les dépouiller, les possesseurs de ces richesses, infortunés ! dont l'opulence a causé la ruine ? Quant aux bienfaits de l'art médical d'Apollon, ils n'ont rien que d'opposé aux méchancetés de Caïus. Apollon inventa des remèdes salutaires qui rendent la santé aux hommes ; telles étaient sa douceur et sa bonté qu'il voulut guérir les maladies envoyées par les autres dieux. Mais Caïus a porté la maladie chez ceux qui jouissaient de la santé, il a mutilé ceux qui avaient tous leurs membres, il a infligé aux vivants une mort violente avant le terme fixé par la nature; il amassait des poisons, avec lesquels, s'il n'eût été prévenu et enlevé par la justice divine, il aurait détruit ce qu'il y avait de plus illustre dans chaque ville. Il faisait ces préparatifs contre les gens en charge et les personnages les plus riches, principalement contre ceux de Rome et du reste de l'Italie, possesseurs de telles quantités d'or et d'argent, qu'on ne pourrait les égaler en rassemblant ce qu'en contient tout le monde habité, depuis les limites les plus reculées. Ainsi ce fut dans sa patrie, la dernière contrée à laquelle il eût dû toucher, qu'il commença à étouffer les germes de la paix et à se montrer ennemi des villes, bourreau, peste et fléau des peuples. Une autre gloire d'Apollon, c'est de joindre à la science médicale le don de prophétie, d'annoncer aux hommes, pour leur utilité, l'avenir par ses oracles. De la sorte les ténèbres de l'incertitude sont dissipées dans l'âme, on ne peut craindre de trébucher dans sa marche comme un aveugle et, en cherchant la bonne voie, de prendre par ignorance la mauvaise. Celui qui connaît l'avenir a les yeux attachés sur lui comme s'il était présent; cette prescience le protége, de même que le ministère des yeux préserve le corps de tout accident. [110] Faut-il mettre en regard de ces prédictions les infâmes oracles de Caïus annonçant aux princes et aux grands de tous les pays les confiscations, l'exil, la mort? Qu'a-t-il donc de commun avec Apollon? Il n'a jamais rien fait qui l'en rapproche. Qu'on fasse taire ce faux péan composé à l'imitation du vrai. On n'a pas plus le droit de contrefaire l'image de la Divinité que de fausser la monnaie. Mais qui se fût attendu à le voir, avec un tel corps, avec une telle âme, tous deux également lâches et sans vigueur, affecter la puissance et le courage de Mars? Cependant, comme il arrive sur la scène d'un acteur qui change de rôle, il abusa par un nouveau déguisement les yeux des spectateurs. Ne nous arrêtons pas à l'examen du corps et de l'âme qui offraient chez Caïus tout l'opposé de ce qu'on rapporte des mouvements et de l'attitude de ce Génie. Je ne parle pas du Mars de la fable, mais de celui qui a été doué de la force naturelle et est devenu le protecteur et le sauveur des opprimés, ainsi que son nom grec Arès le montre ; ce nom me semble venir en effet du verbe g-arehgein, dont le sens est secourir, parce qu'il empêche la guerre et fait la paix ; au contraire celui des poètes trouble le calme et hait la paix autant que le vrai Mars hait la guerre. Nous savons maintenant que Caïus ne peut être assimilé à aucun des dieux ou même des demi-dieux, ni pour le caractère, ni pour la nature, ni pour la conduite. Il faut croire qu'il obéit en cette circonstance à une aveugle ambition, à un orgueil insensé. Malheureusement il avait, pour se satisfaire, un pouvoir sans limites dont nous autres, misérables, fûmes les premiers à sentir les coups. Il soupçonnait que les Juifs seraient les seuls qui ne se prêteraient point à ses projets : dès le berceau leurs parents, leurs précepteurs, leurs maîtres, et par-dessus tout leurs saintes lois et même les usages qui ne sont pas écrits, tout leur enseigne à croire en un seul Dieu, père et créateur du monde. Le reste du genre humain, hommes, femmes, villes, nations, et, pour ainsi dire, toutes les contrées de la terre, bien qu'en gémissant de ce qui se passait, acclamèrent cette démence et, par des honneurs excessifs, gonflèrent encore son orgueil. Quelques-uns aussi, ayant introduit en Italie l'usage barbare de l'adoration, corrompaient la noble fierté romaine. Le peuple juif seul lui était suspect, à cause de la résistance qu'il allait lui opposer. Nous acceptons la mort avec joie, comme si nous recevions l'immortalité, plutôt que de laisser toucher à aucun des usages de nos ancêtres, persuadés qu'il en arriverait comme de ces édifices auxquels on arrache une pierre, et qui, tout en paraissant rester fermes, s'affaissent peu à peu et tombent en ruines. Il ne s'agissait pas d'ailleurs d'une chose sans portée, mais de la plus grave de toutes : faire d'un homme, d'un être engendré et périssable l'image de l'être incréé, éternel ! Les Juifs jugeaient que c'était le comble de l'impiété et de la profanation : Dieu se changerait plutôt en homme que l'homme en Dieu. En outre il en résulterait les deux plus grands maux, c'est-à-dire l'infidélité et l'ingratitude envers le bienfaiteur de toutes les créatures, celui dont la puissance s'étend à toutes les parties de l'univers pour les combler de biens. C'était une guerre terrible, sans merci, qui se déchainaît contre notre nation. Quel plus grand malheur peut survenir à un esclave que l'inimitié de son maître? Or, les sujets de l'Empereur sont ses esclaves; s'il en avait été autrement jusque-là sous le gouvernement paternel des empereurs précédents, telle était du moins notre condition sous Caïus, qui avait banni de son coeur tout sentiment de clémence, et foulait aux pieds tous les droits. La loi, pensait- il, c'était lui-même ; il bravait, comme de vaines paroles, tout ce que la législation avait consacré. Nous fûmes donc mis moins au rang des esclaves qu'au rang des valets les plus infimes ; au lieu d'un prince nous eûmes un maître. [120] Lorsque la populace désordonnée et séditieuse d'Alexandrie s'en aperçut, elle crut avoir trouvé une bonne occasion de donner cours à la haine qu'elle nous portait depuis longtemps ; elle remplit la ville d'épouvante et de trouble. Comme si l'Empereur nous eût abandonnés à sa barbarie pour souffrir les plus grandes misères, comme si le sort des armes nous eût livrés entre ses mains, elle se jeta sur nous avec une fureur sauvage. Nos maisons furent pillées; on en chassa les maîtres avec leurs femmes et leurs enfants, au point qu'elles restèrent désertes; on en arracha les meubles et ce qu'il y avait de plus précieux, non pas comme le font les voleurs, qui, dans la crainte d'être pris, cherchent l'obscurité de la nuit, mais en plein jour et publiquement. Chacun montrait son butin aux passants, comme une chose acquise par héritage ou à prix d'argent. Quelques-uns, qui s'étaient associés pour le pillage, partageaient leur prise dans la place publique, souvent sous les yeux des malheureux qu'ils avaient dépouillés et qu'ils insultaient de leurs railleries, ce qui était plus dur que tout le reste. Tout cela était bien assez triste sans y rien ajouter. Qui n'eût trouvé affreux en effet de voir ces infortunés tomber de la richesse dans la pauvreté, de l'opulence dans la misère, sans avoir commis le moindre mal; de les voir chassés de leurs foyers déserts, errants à travers les rues, exposés à succomber aux ardeurs d'un soleil torride, aux rigueurs de nuits glaciales? C'était cependant moins affreux que ce qui suivit. On chassa les Juifs de la ville entière; des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, acculés dans un quartier étroit, pareil à une caverne, furent entassés comme de vils troupeaux, dans l'espoir qu'en peu de jours ils ne seraient plus qu'un monceau de cadavres. On comptait qu'ils périraient de faim, faute de provisions dont ils n'avaient pu se munir dans cette attaque imprévue et soudaine, ou bien que, resserrés dans un espace étroit et brûlant, ils succomberaient à la corruption de l'air environnant et à l'épuisement des principes vitaux que cet air contenait. Il faut ajouter que l'haleine aussi de ces malheureux était corrompue, car elle sortait par la bouche et les narines d'un corps chaud et fiévreux, et, selon l'expression proverbiale, ajoutait du feu à l'incendie. En effet la nature des viscères intérieurs est très chaude, et, quand ils sont doucement rafraîchis par l'air extérieur, les organes de la respiration se trouvent bien de cette fraîcheur; mais, si l'atmosphère dépasse le degré voulu de température, cet excès produit nécessairement un malaise : le feu s'ajoute au feu. Quand il leur fut devenu impossible de supporter plus longtemps les souffrances de cet entassement, ils se répandirent dans les solitudes au bord de la mer et jusque dans les tombeaux, cherchant du moins à respirer un air pur et inoffensif. Ceux qui étaient surpris dans les autres quartiers de la ville, ceux qui arrivaient de la campagne, ignorant le malheur de leurs frères, étaient en butte à toutes sortes de mauvais traitements : on les blessait à coups de pierres, de briques ou de fragments de vases; on les frappait avec des bâtons à la tête et partout où les blessures peuvent être mortelles, jusqu'à ce qu'on les eût tués. La partie oisive de la populace d'Alexandrie s'était postée tout autour de l'étroit quartier dans lequel on avait refoulé les Juifs; elle les tenait assiégés comme dans les murs d'une ville et veillait à ce qu'aucun ne pût furtivement s'évader. On prévoyait que beaucoup, pressés par la famine, braveraient la mort pour ne pas voir périr d'inanition leur famille, et se résoudraient à sortir. Leurs ennemis leur fermaient rigoureusement toute issue; ceux qu'on arrêtait s'échappant étaient tués après d'affreux supplices. Une autre troupe, sur les quais du fleuve, avait tendu une embuscade pour piller les Juifs qui abordaient, et s'emparer des marchandises qu'ils apportaient. On montait sur leurs vaisseaux, on s'emparait du chargement sous les yeux du maître, on le garrottait, puis on le brûlait vif ; les rames, les vergues, les planches et le pont du vaisseau servaient à lui construire un bûcher. [130] D'autres furent brûlés dans la ville avec un raffinement de cruauté épouvantable : comme le gros bois manquait, on entassa sur eux des branchages auxquels on mit le feu; ils furent plutôt étouffés par la fumée que consumés; car c'était une flamme de peu de durée qui s'élevait de ces matériaux trop légers pour pouvoir se réduire en charbons. Il y en eut aussi que l'on prit vivants ; on leur mit aux talons des lanières et des courroies ; ils furent ainsi traînés à travers les places et foulés aux pieds par la plèbe qui ne respecta pas même leurs cadavres. Leurs corps, mis en pièces comme l'eussent pu faire des bêtes féroces transportées de rage, perdirent toute forme, au point qu'il n'en resta pas même des débris pour la sépulture. Le gouverneur de la contrée, qui à lui seul, s'il l'avait voulu, pouvait en un moment dompter cette foule déchaînée, feignait de ne rien voir et de ne rien entendre ; il nous laissait avec indifférence en butte aux vexations et aux outrages, et permettait ainsi que l'ordre et la paix fussent troublés. Alors les séditieux enhardis se portèrent à des forfaits plus atroces. Ils se réunirent en bandes nombreuses et dévastèrent nos proseuques (il y en a plusieurs dans chaque quartier de la ville), soit en abattant les arbres qui les entouraient, soit en renversant de fond en comble les constructions. Il y en eut où l'on mit le feu avec tant de furie et d'aveuglement, qu'on ne songea point à préserver les maisons voisines, et on sait que rien n'est plus rapide que l'incendie, quand il s'est emparé d'une matière. Je ne parle pas des objets dédiés aux empereurs, boucliers, couronnes d'or, colonnes avec leurs inscriptions qui furent détruits dans cet incendie ; et pourtant le respect dû aux princes n'eût-il pas dû arrêter cette fureur? Si l'on porta aussi loin l'audace, c'est qu'on n'avait à redouter de Caïus aucun châtiment : on savait qu'il était très hostile aux Juifs, et qu'on ne pouvait rien lui faire de plus agréable que de nous affliger de toutes sortes de maux. Pour consommer notre ruine en se mettant eux-mêmes à l'abri, pour se concilier sa faveur par une flatterie nouvelle, que firent-ils? Toutes les proseuques qu'ils n'avaient pu incendier ou détruire, à cause de la multitude des Juifs qui habitaient autour, furent souillées et déshonorées d'une autre façon, au mépris de nos institutions et de nos lois. Ils placèrent dans toutes des statues de Caïus. Dans la plus grande et la plus apparente, ils mirent une statue de l'Empereur sur un quadrige d'airain. Ils y apportèrent un tel empressement, une telle précipitation que, n'ayant pas de quadrige neuf, ils en tirèrent du gymnase un qui était vieux et rouillé, et dont les chevaux avaient les oreilles, la queue et les pieds mutilés. Il avait été dédié autrefois, dit-on, à Cléopâtre, bisaïeule de la dernière reine de ce nom. Ce fut là une grande et criminelle irrévérence, la chose est pour tous évidente. Convenait-il de consacrer à l'Empereur un quadrige qui avait été dédié à une femme, eût-il été neuf? et eût-il appartenu précédemment à un homme, n'était-il pas souillé par sa vétusté? Ce quadrige enfin, quel qu'il fût, appartenait et avait été dédié à un autre. Ne craignaient-ils point d'offenser, par de tels présents, un empereur qui voulait les honneurs les plus éclatants? Bien au contraire, ils attendaient un surcroît d'éloges et de faveur pour avoir fait de nos proseuques de nouveaux temples de Caïus. Ils cherchaient moins du reste à honorer le prince qu'à assouvir leur haine en nous accablant de toutes sortes de maux. En voici des preuves irrécusables. Durant les trois cents ans qu'ont régné les Ptolémées au nombre de plus de dix, les Égyptiens ne leur ont érigé ni statues ni images dans nos proseuques; et cependant ils appartenaient à la dynastie du pays, ils passaient pour dieux; les inscriptions leur en donnaient le titre ; ils le portaient constamment. Ils étaient hommes après tout, et comment leurs sujets leur auraient-ils refusé un tel honneur, quand ils mettent au rang des dieux les chiens, les loups, les lions, les crocodiles et la plupart des bêtes terrestres, aquatiques ou volatiles, dont les temples, les autels, les bois sacrés remplissent la contrée ? [140] Ils allégueront peut-être ce qu'autrefois ils n'auraient pas osé dire (car c'est plutôt à la fortune des princes qu'à leur personne qu'ils rendent hommage), ils diront que la puissance des Césars les élève bien au-dessus des Ptolémées et qu'on leur doit par conséquent de plus grands honneurs. Mais alors vous êtes, pour me servir d'un terme radouci, les plus insensés des hommes. Pourquoi, avant Caïus, n'avez-vous pas décerné les mêmes honneurs à Tibère, qui lui a transmis le pouvoir, qui, pendant les vingt-trois années qu'il fut souverain des terres et des mers, ne laissa subsister dans la Grèce et dans la Barbarie aucun principe de guerre, en étouffa la moindre étincelle et maintint avec tant de constance et d'énergie la paix et toutes les prospérités dont elle est la source? Était-il d'une moins noble race? Il sortait des deux familles les plus illustres. Lui était-il inférieur en savoir? Et qui, de son temps, le surpassa en sagesse et en éloquence? Lui était-il inférieur par l'âge? Aucun roi, aucun empereur n'est parvenu si heureusement à la vieillesse ; même pendant qu'il était jeune, on le disait vieux, tant était grande la modestie qu'il portait dans la sagesse. Voilà l'homme, le grand homme que vous avez oublié et dédaigné ! Que dire de celui qui, dans toutes les vertus, surpassa la nature humaine, à qui l'éclat de sa fortune et la grandeur de sa puissance méritèrent le premier le nom d'Auguste? Car il ne le reçut pas de l'héritage de ses ancêtres, il l'inaugura dans sa famille et le transmit à ses descendants. Il prit le gouvernail de l'État au milieu des troubles et des discordes, dans un moment où les ïles et les continents, sous la conduite de ce que Rome avait de plus illustre, se disputaient l'empire. L'Asie et l'Europe alors soulevées entre-choquaient, dans une mêlée immense, furieuse, sur terre et sur mer, les peuples arrachés des frontières les plus reculées. Cette lutte menaçait d'anéantir tout le genre humain, n'eût été l'intervention d'un seul homme, le chef de la famille des Augustes qui mérita ainsi le titre de Génie tutélaire. Ce César illustre, conjurant les tempêtes amoncelées de tous les points de l'horizon, ramena la sérénité, remédia aux calamités publiques qui, chez les Grecs et les Barbares, de l'Orient à l'Occident, du Nord au Midi, avaient désolé, rempli de maux, les terres et les mers. Il n'a pas seulement relâché, mais brisé les liens qui enserraient le monde. Il a mis un terme aux guerres ouvertes et cachées du brigandage, il a purgé les mers des pirates et les a couvertes de vaisseaux de transport, il a donné la liberté à toutes les villes, fait régner l'ordre à la place de l'anarchie. C'est lui qui a façonné aux douceurs de la civilisation les nations sauvages qui vivaient dans l'isolement, qui a reculé les limites de la Grèce et fait une nouvelle Grèce des plus belles contrées du monde barbare. Il fut le gardien de la paix, l'équitable dispensateur des lois, et, tant qu'il vécut, la source et le canal de toutes les prospérités.Voilà le bienfaiteur illustre que vous avez négligé d'honorer pendant les quarante-trois années qu'il a tenu l'Égypte sous son pouvoir, car vous ne lui avez consacré ni statues, ni images, ni inscriptions dans les proseuques. Si des honneurs nouveaux et extraordinaires étaient dus à quelqu'un, n'était-ce pas à lui, non seulement parce qu'il était le chef et le fondateur de la maison des Augustes, mais encore parce qu'il avait été le premier et le plus grand bienfaiteur de l'humanité, en réunissant dans ses mains tous les pouvoirs, en prenant à lui seul le gouvernail du vaisseau de l'État? Cet homme admirable était d'ailleuirs un profond politique; on l'a dit avec raison : "Il n'est pas bon que le pouvoir appartienne à plusieurs, car la diversité des vues est la source de tous maux." [150] S'il fallait imaginer des honneurs nouveaux, n'était-ce pas pour celui à qui le monde entier avait décerné les honneurs de l'Olympe, consacré des temples, des sanctuaires, des bocages, des portiques, qui, dans toutes les villes et surtout à Alexandrie, surpassent par leur beauté et leur grandeur tous les édifices anciennement ou récemment dédiés aux Césars? Rien, en effet, de comparable au temple appelé Sébastion, érigé dans cette cité à Auguste, protecteur de la navigation. Ce monument est situé en face du port, sur une élévation ; il est immense, magnifique, sans rival ; il est plus qu'aucun autre, rempli d'offrandes, de tableaux, de statues, et orné tout autour d'or et d'argent; il est spacieux, embelli de portiques, de bibliothèques, de parvis, de plantations, de vestibules, de péristyles, de galeries; tout y est d'une somptuosité admirable. C'est là que repose l'espoir des voyageurs qui partent; c'est là qu'est la protection de ceux qui débarquent. Bien qu'on eût tant d'occasions d'honorer Auguste, au sein de cet accord éclatant manifesté par les peuples, on respecta nos proseuques. Est-ce à dire qu'on ait manqué de rendre à César les honneurs qu'il méritait? Nul homme sensé ne le pourra prétendre. Et pourquoi nos proseuques furent-elles alors respectées ? Je le dirai sans rien cacher. On connaissait le bon gouvernement de l'Empereur, on savait qu'il n'était pas moins attentif à maintenir les institutions particulières aux provinces que les institutions romaines. Il pensait avec raison que les honneurs excessifs qu'il recevait des flatteurs, au lieu d'être un prétexte pour abolir les institutions des peuples, devaient uniquement servir à rehausser l'éclat de son pouvoir, qui semblait tirer de là quelque lustre. Jamais il ne se laissa enivrer par les louanges : la preuve la plus claire en est qu'il ne souffrit point qu'on l'appelât dieu ou seigneur. Ces titres lui répugnaient. En agissant ainsi, il approuvait implicitement les Juifs qui ont de telles abominations en horreur. Sans cela, leur eût-il permis d'occuper une bonne partie de Rome, au-delà du Tibre ? La plupart des prisonniers de guerre amenés en Italie, ayant été affranchis, étaient devenus citoyens romains; ils avaient reçu de leurs maîtres la liberté, sans qu'on les forçât de renoncer à aucun des usages de leur pays. L'Empereur savait qu'ils avaient des proseuques où ils se réunissaient, surtout les saints jours de sabbat, et faisaient publiquement profession de la religion de leurs pères; il savait qu'ils recueillaient des prémices et envoyaient des sommes d'argent à Jérusalem, par des députés qui les offraient pour les sacrifices. Cependant il ne les chassa pas de Rome, il ne les dépouilla pas du droit de citoyens ;-il voulut que leurs institutions fussent maintenues, aussi bien dans ce pays qu'en Judée; il ne fit aucune innovation contre nos proseuques, il n'empêcha pas les assemblées où s'enseignent nos lois, il ne s'opposa pas à ce qu'on recueillît les prémices. Enfin, il montra tant de déférence pour nos usages religieux que notre temple fut non seulement enrichi des dons de tous les gens de sa maison, mais encore qu'il leur enjoignit d'y faire sacrifier chaque jour, à ses frais, des victimes entières et des holocaustes au Dieu Très-Haut. Ces sacrifices se font maintenant encore et resteront comme un monument éternel des vertus de l'Empereur. A Rome, chaque fois que le peuple reçut des distributions mensuelles d'argent et de blé, il voulut qu'on n'oubliat point les Juifs; si cette largesse tombait un jour de sabbat, jour où nos coreligionnaires ne peuvent ni donner, ni recevoir, ni faire quoi que ce soit qui concerne la vie, rien surtout en vue du gain, les distributeurs avaient l'ordre de remettre, pour les Juifs, le don public au lendemain. Aussi, tous les peuples de l'Empire, même ceux qui nous étaient naturellement hostiles, se gardaient de toucher à la moindre de nos lois. Il en fut de même sous Tibère, malgré la persécution provoquée contre nous dans toute l'Italie par Séjan. [160] L'Empereur, après la chute de celui-ci, reconnut que les accusations portées par lui contre les Juifs de Rome étaient mensongères, que c'étaient des calomnies inventées pour détruire notre nation; car cet ambitieux savait que nous serions les seuls ou certainement les plus dévoués à combattre les criminelles tentatives qui mettraient l'Empereur en danger. Tibère manda à tous les gouverneurs des provinces d'épargner dans chaque ville notre nation, de ne rechercher que les coupables, qui étaient en petit nombre, de ne faire aucune innovation dans nos usages, d'avoir pour nous les égards dus à des gens d'humeur pacifique, de respecter nos lois, comme contribuant à l'ordre public. Caïus s'enorgueillit au point de ne pas seulement se proclamer dieu, mais de se croire tel. Il ne trouva point chez les Grecs et les Barbares d'hommes plus portés que les Alexandrins à encourager cette prétention monstrueuse qui dépassait les bornes de la nature humaine. Les Alexandrins sont en effet de grands artisans de flatteries, de jongleries et de mensonges, prodigues de discours séducteurs, habitués à tout bouleverser avec leur langue effrénée. En hommes très religieux ils ont voué au nom de Dieu le plus grand respect; ils jugent les ibis, les serpents venimeux de leur pays et beaucoup d'autres bêtes, dignes de le porter. Comme ils prodiguent ce nom, ils peuvent bien tromper les gens simples et ceux qui ne connaissent pas l'impiété égyptienne, mais n'en imposent point à ceux qui savent leur démence ou plutôt leur criminelle effronterie. Caïus, ignorant cela, s'imaginait que les Alexandrins le croyaient dieu sérieusement, puisqu'ils lui prodiguaient sans détour les titres dont ils honorent leurs autres divinités. Il pensait d'ailleurs que la profanation des proseuques leur avait été inspirée sans arrière-pensée, par un zèle ardent pour sa personne;. Il en était arrivé là, soit en lisant les récits journaliers qu'on lui envoyait d'Alexandrie et auxquels il s'intéressait tellement qu'il ne trouvait plus de goût aux écrits des historiens et des poètes, soit en écoutant des esclaves qui renchérissaient sur ses plaisanteries et sur ses critiques. La plupart étaient des Égyptiens, race méchante, dont l'âme est pénétrée du venin des serpents et des crocodiles de leur pays. Le chef de la bande égyptienne était un certain Hélicon, esclave scélérat, qui s'était glissé dans le palais par d'infâmes moyens. L'affection de son premier maître, qui l'avait donné à Tibère, lui avait valu d'être initié aux arts libéraux; mais il était resté sans crédit, car Tibère haïssait les flatteries puériles, et dès sa jeunesse avait montré du penchant à la gravité et à la sévérité. Tibère mort et remplacé au pouvoir par Caïus, Hélicon s'accommoda aux goûts de son nouveau maître, qu'il voyait avide de voluptés et de jouissances. Il se dit : « Voici une occasion pour toi, Hélicon: debout! Tu as, pour te produire, l'auditeur et le spectateur le meilleur qui se puisse trouver. Tu as l'esprit souple, tu n'as pas ton égal pour les bons mots et les lazzi; tu connais les passe-temps et les amusements folâtres de la jeunesse; tu n'es pas étranger aux arts libéraux ; tu es expert dans les plus vils métiers et possèdes quelque agrément de langage ; tes plaisanteries ont un aiguillon dont tu piques malicieusement, en sorte que tu ne fais pas seulement rire, mais que tu irrites par le soupçon. Tu as tout entier en ton pouvoir un maître qui se plaît à écouter ses sarcasmes bouffons; il tient, tu le sais, ses oreilles toujours ouvertes et attentives pour ceux qui s'étudient aux délations, aux injures, aux médisances ! [170] Ne va pas plus loin chercher matière à t'exercer : les Juifs et leurs usages t'offrent de quoi incriminer. N'as-tu pas appris à le faire dès ton enfance, non d'un seul homme, mais de la partie la plus bavarde du peuple d'Alexandrie? Montre ce qu'on t'a appris." Cédant à ces pensées, aussi insensées que coupables, il s'attacha à l'Empereur, ne le quittant ni jour ni nuit. Il profitait même, pour noircir les Juifs, de ses moments de solitude et de loisir. Afin de nous frapper plus sûrement, il déployait toute son adresse à l'amuser de ses quolibets. Il ne se déclarait pas ouvertement notre accusateur ; il ne le pouvait pas, d'après son plan qui était d'user de détours et de ruse, mais il nous faisait ainsi beaucoup plus de mal que ceux qui manifestaient ouvertement leur hostilité. Les députés d'Alexandrie qui, dit-on, savaient cela, lui firent secrètement des présents considérables; non seulement il reçut d'eux des sommes d'argent, mais on lui fit espérer que des honneurs lui seraient décernés dans un avenir prochain, lors du voyage de Caïus à Alexandrie. Hélicon, rêvant à ce moment fortuné où il serait comblé d'honneurs, sous les yeux de son maître, à la face du monde entier (car on ne pouvait douter que tout ce qu'il y avait de plus illustre dans l'Empire ne vînt des frontières les plus lointaines, autant pour faire cortège à l'Empereur que pour visiter cette grande et fameuse cité), Hélicon promit tout ce qu'on demandait. Nous ignorâmes quelque temps cet ennemi secret, car nous ne prenions garde qu'à ceux du dehors. Quand nous l'eûmes découvert, nous cherchâmes par tous les moyens à adoucir, à apaiser cet homme dont les traits assurés nous frappaient de toutes parts et de toutes les façons. Il était avec l'Empereur à la paume, à la palestre, au bain, à table; il assistait même à son coucher, car il était chambellan. Cette charge, qu'il ne partageait avec personne, tenait toujours ouvertes pour lui seul les oreilles de l'Empereur. Caïus négligeait les affaires pour accueillir les bouffonneries d'Hélicon, qui le réjouissaient beaucoup. Les délations contre nous se trouvaient adroitement mêlées à ces bouffonneries, afin d'amuser le prince et de nous nuire en même temps. Les plaisanteries, qui paraissaient sa principale préoccupation, n'étaient qu'un prétexte, tandis que les accusations, qui semblaient survenir par incident, étaient son unique préoccupation. Pareil au vaisseau délivré de ses amarres, poussé par un vent favorable qui le prend en poupe et gonfle ses voiles déployées, il voguait à son aise, accumulant contre nous les accusations : elles s'enracinèrent si bien dans l'esprit de l'Empereur qu'il n'en put désormais chasser le souvenir. Dans cet embarras, ne sachant quel parti prendre, nous remuons tout pour apaiser Hélicon. Nous ne pouvons obtenir accès auprès de lui : telle était l'arrogance dont il usait envers tout le monde qu'on n'osait ni l'approcher ni l'entretenir. Enfin, comme nous ignorions s'il avait contre les Juifs quelque motif de haine personnelle, pour exciter ainsi sans relâche son maître contre eux, nous cessâmes de diriger de ce côté nos efforts ; nous les tournâmes vers une nécessité plus pressante. Nous résolûmes de présenter à Caïus un mémoire qui contiendrait le récit sommaire des maux que nous avions endurés, et où nous le supplierions de les faire cesser. C'était à peu près l'abrégé de la requête détaillée que peu auparavant nous lui avions envoyée par le roi Agrippa, qui, s'en allant en Syrie prendre possession du royaume que l' Empereur lui avait donné, passa par hasard à Alexandrie. [180] Nous ignorions alors combien nous nous faisions illusion : depuis le moment où nous avions pris la mer, nous nous étions flattés de trouver un juge qui nous rendrait justice; au contraire, nous trouvâmes un ennemi mortel. Cependant il nous caressait et nous abusait par un air gracieux et des paroles bienveillantes. En effet, la première fois qu'il nous rencontra (ce fut au Champ de Mars, au sortir des jardins de sa mère), il nous rendit notre salut, et nous fit de la main un signe favorable ; il nous envoya Homilus, introducteur des ambassades, nous dire : « J'entendrai votre cause à la première occasion. » Tous ceux qui nous entouraient se réjouirent de ces paroles comme si nous eussions déjà remporté la victoire, et avec eux tous les nôtres qui jugeaient des choses sur l'aspect et la contenance de Caïus. Quant à moi, que l'étude et les ans ont peut-être rendu plus sage, je trouvais des motifs d'inquiétude dans ce qui réjouissait les autres. «D'où vient, me disais je, que, dans un moment où affluent les ambassadeurs de toutes les parties du globe, il dit qu'il n'entendra que nous? Ignore-t-il que nous sommes Juifs, et que nous nous contenterions d'être traités comme tout le monde ? Espérer un privilége d'un jeune homme qui n'est pas de notre nation, et qui dispose d'un pouvoir absolu, ne serait-ce pas folie? Il n'y a pas de doute qu'il est favorable aux Alexandrins, et qu'il a déjà préjugé la cause à leur avantage. Plaise au ciel qu'il se conduise en juge envers les parties et ne se montre point l'avocat de nos adversaires !» Je roulais ces pensées au sein de l'angoisse, ne goûtant plus, ni jour ni nuit, aucun repos. Toutefois je cachais ma tristesse, j'étouffais mes gémissements : la prudence l'ordonnait ! Soudain un malheur nouveau et imprévu, qui menaçait non pas seulement une fraction des Juifs, mais la nation entière, vint m'assaillir. Nous étions allés de Rome à Putéoli à la suite de Caïus ; l'Empereur était descendu vers la mer et visitait l'une après l'autre les villas nombreuses et splendides du golfe. Nous songions à notre défense (car nous attendions toujours qu'on nous appelât), lorsque survint l'un des nôtres, tout éploré, le regard plein d'épouvante, la poitrine haletante. Comme nous étions au milieu de la foule, il nous tira un peu à l'écart : « Savez-vous, nous dit-il, la nouvelle?... » Il voulut parler, mais il resta muet, suffoqué par les larmes qu'il versait en abondance. Trois fois il voulut commencer son récit sans y parvenir. L'épouvante nous gagnait. Nous le supplions de nous raconter l'affaire pour laquelle il était ainsi accouru : car ce n'était pas sans doute pour nous rendre témoins de ses gémissements qu'il venait; si la chose était déplorable, nous demandions à partager sa douleur; nous étions d'ailleurs endurcis à l'infortune. Enfin, avec effort et d'une voix entrecoupée par les sanglots, il s'écria : « C'en est fait du temple ! Caïus ordonne qu'on lui élève une statue colossale au plus profond du sanctuaire et qu'on la lui dédie sous le nom de Jupiter. » Stupéfaits de ce qu'on nous rapportait, nous restons cloués sur place par le saisissement, muets, sentant le coeur nous manquer et les forces nous échapper. D'autres survinrent, qui nous confirmèrent ces tristes nouvelles. [190] Alors nous nous enfermons tous ensemble pour déplorer, par les plaintes que l'angoisse nous suggérait, notre infortune et celle de la nation. Rien n'inspire plus le besoin de s'épancher que la douleur. Quel ennui, quel regret d'avoir, en plein hiver traversé la mer avec l'espoir de mettre un terme aux maux dont on nous accablait, sans nous douter qu'une tempête plus terrible que les coups de la mer nous attendait sur terre ! C'est d'ailleurs l'ordre de la nature qui veut les mauvais temps et distingue les saisons, et cet ordre est salutaire, tandis que cette autre tempêté était soulevée par un homme dont le coeur n'avait aucun sentiment humain, par un jeune fou avide d'innovations, abandonné à tous les dérèglements de la tyrannie, à toute la fougue de la jeunesse, exalté de plus par la toute puissance. C'était là un mal sans remède possible. Qui oserait l'aborder pour lui ouvrir la bouche de nos proseuques, quand il profanait le plus vénéré des temples? Il était évident qu'il se souciait peu des lieux saints ordinaires, puisqu'il ne respectait pas le sanctuaire illustre que, du couchant à l'aurore, on vénère religieusement comme l'astre du jour? Si l'on obtenait audience, il fallait s'attendre à une mort certaine. Eh bien ! mourons; c'est vivre que de mourir glorieusement pour les lois de son pays. Mais cette mort inutile, quand même nous la chercherions pour remplir notre mission, ne serait-ce pas de la démence? Notre perte ne serait-elle pas plus fatale encore à ceux qui nous ont envoyés qu'à nous-mêmes? Il ne manquera pas, même parmi les nôtres, de gens malicieux qui nous accuseront d'impiété pour avoir, au fort de la tempête, abandonné l'intérêt général menacé-et prêté l'oreille aux suggestions de l'égoïsme. Les petites choses doivent le céder aux grandes; l'intérêt privé passe après l'intérêt public : car de la défense de ce dernier dépendent tous nos droits; si on l'abandonne, ces droits périssent. C'était le seul parti qu'il fût convenable et possible de prendre dans cette lutte, car nous étions Alexandrins, et sur nous seuls pesait le danger qui menaçait les droits de la nation juive entière. Il était à craindre en effet que ce terrible et méchant novateur, après avoir détruit le temple, ne voulût effacer jusqu'au nom de notre peuple. Mais, puisqu'il ne s'agissait plus des deux choses qui concernaient votre députation, ne pouviez-vous, dira-t-on peut-être, songer au retour et vous mettre en sûreté? A celui qui tiendrait ce langage je dirais : Ou tu n'es pas un homme de coeur, ou tu n'as pas été élevé et instruit dans la connaissance des saintes Écritures. L'espoir n'abandonne jamais les gens de coeur, l'espoir habite toujours en ceux qui ne se contentent pas d'effleurer du bout des lèvres nos lois sacrées. Qui sait si Dieu ne frappe pas ainsi notre génération pour éprouver sa vertu et voir si nous avons appris, par une raison assurée, à supporter l'adversité ? Toutes les ressources humaines nous manquent; disons leur adieu; affermissons dans nos âmes une confiance inébranlable en Dieu, notre sauveur, qui souvent a délivré notre nation des crises les plus terribles. C'est ainsi que nous déplorions les coups imprévus qui nous accablaient et que nous nous encouragions mutuellement à espérer quelque revirement favorable. Après un moment de silence, nous dîmes aux messagers : "Pourquoi restez-vous ainsi tranquillement assis? Vous n'avez fait que jeter dans nos oreilles le charbon qui nous brûle; il faut nous découvrir les motifs qui ont poussé Caïus". - "Le premier et le plus puissant de ces motifs, vous le savez, nous dirent-ils, aussi bien que le reste du genre humain, c'est qu'il veut se faire passer pour dieu. Il est convaincu que les Juifs seuls lui résisteront, et qu'on ne peut leur faire de plus grand mal que de profaner la majesté de leur temple. On lui a raconté que c'était le plus beau du monde et qu'à travers les âges il a été successivement et sans relâche embelli à grands frais. Caïus, qui est opiniâtre et querelleur, prétend se l'approprier." Il a d'ailleurs été récemment irrité par une lettre du questeur Capiton, qui est en Judée chargé de la rentrée des impôts et déteste les Juifs. Capiton est parti pauvre, ses rapines l'ont enrichi ; il craint d'être mis en accusation, et il a imaginé un moyen perfide de prévenir les plaintes de ceux qu'il a pressurés. [200] Voici le fait qui lui en a fourni l'occasion : Iamnia est une des villes les plus peuplées de la Judée ; sa population est mélangée de Juifs, qui y sont en majorité, et d'étrangers en moins grand nombre qui, pour notre malheur, sont venus des contrées voisines. Ces étrangers suscitent toujours des embarras aux indigènes et s'attaquent continuellemeut aux usages des Juifs. Ils ont appris par les voyageurs avec quelle passion Caïus poursuit l'ouvre de sa divinisation, et combien il hait toute la nation juive ; il leur a paru que c'était une bonne occasion de nous nuire. Aussitôt ils érigent un autel avec les plus vils matériaux, avec de la boue dont ils font des briques, dans l'unique but de molester leurs concitoyens. Ils s'attendaient bien que les Juifs ne pourraient souffrir cette violation de leurs usages. C'est ce qui est arrivé.« A cette vue, en effet, les Juifs indignés qu'on foule ainsi aux pieds les coutumes vénérables de la Terre Sainte, accourent et renversent l'autel. Leurs ennemis vont aussitôt trouver Capiton qui avait arrangé toute cette comédie. Le questeur, pensant avoir trouvé l'occasion qu'il cherchait depuis longtemps, écrit à Caïus en exagérant et amplifiant ce qui s'est passé. L'Empereur, à cette nouvelle, veut en place de l'autel de briques violemment renversé à Iamnia quelque chose de plus riche et de plus magnifique; il ordonne qu'on lui dresse une statue colossale en or dans le temple de la métropole. Les sages et honnêtes conseillers qu'il a écoutés sont Hélicon, l'illustre Hélicon, cet esclave bavard et scélérat; Apelle, un comédien qui jadis trafiqua, dit-on, de la beauté de sa jeunesse et qui, après l'avoir perdue, se mit à la scène. Les gens qui font ce métier et se donnent en spectacle sur les théâtres ne gardent aucune pudeur et s'adonnent à toutes les débauches, à toutes les turpitudes. Voilà les talents qui ont mis Apelle au rang des conseillers de l'Empereur. Caïus peut de la sorte, sans souci de rendre à ses sujets la justice qu'il leur doit, sans souci de maintenir la paix, apprendre de l'un à chanter, de l'autre à plaisanter. C'est ainsi qu'un valet, Hélicon, pareil au scorpion, a lancé contre les Juifs son venin d'Égypte, et Apelle son venin d'Ascalon : car il est né dans cette ville; or les Ascalonites, et les Juifs de la Terre Sainte, leurs voisins, ont entre eux une haine ancienne, indestructible." Nous écoutions ce récit dont chaque détail, chaque mot nous frappait au coeur. Quelque temps après, ces habiles donneurs de bons conseils reçurent le prix de leur impiété. Apelle fut chargé par Caïus de chaînes de fer, à cause de ses autres crimes, et mis à la torture de la roue avec des suspensions fréquentes pour imiter ces maladies qui reviennent à jour fixe. Quant à Hélicon, il fut mis à mort par Claudius César Germanicus, aussi pour d'autres fautes que sa frénésie lui avait fait commettre. Mais ces événements furent postérieurs.La lettre qui ordonnait la dédicace de la statue fut écrite non simplement, mais avec toutes les précautions qui devaient en assurer l'exécution : Caïus commandait à Petronius gouverneur de toute la Syrie, auquel cette lettre était adressée, de prendre la moitié de l'armée cantonnée près de l'Euphrate et chargée d'arrêter les invasions des rois et des nations de l'Orient, et de la conduire en Judée. Elle devait accompagner la statue, non pour en rendre la dédicace plus solennelle, mais pour mettre à mort quiconque oserait résister. Qu'est-ce à dire, seigneur? Tu prévois que les Juifs ne souffriront pas cette profanation, qu'ils combattront jusqu'à la mort pour leurs lois, pour la patrie, et tu leur déclares la guerre ? On ne dira pas que tu ignorais le soulèvement qui devait avoir lieu si on tentait de souiller le temple : tu prévois exactement ce qui doit se passer, comme si c'était présent; tu ordonnes d'amener l'armée ; tu veux qu'au lieu des saints sacrifices qui s'offraient dans le lieu sacré, ta statue y soit arrosée du sang d'une foule de malheureux, du sang des hommes et même de celui des femmes ! Quand Petronius eut pris connaissance de la lettre de l'Empereur, il ne sut à quoi se résoudre. Il n'osait désobéir; il savait qu'on ne lui pardonnerait pas l'hésitation ou même le retard dans l'exécution des ordres reçus. D'un autre côté l'entreprise était difficile : Petronius savait que les Juifs souffriraient non pas une fois, mais mille fois, s'il était possible, la mort plutôt que de permettre une infraction à leurs lois. [210] Toutes les nations sont attachées aux usages de leur pays, mais les Juifs plus qu'aucune autre. Ils croient que leurs lois ont été révélées de Dieu, ils les étudient dès l'enfance, ils en impriment, en quelque sorte, dans leur âme l'image qu'ils contemplent sans cesse, et dont ils s'appliquent à pénétrer le sens profond; ils traitent avec les mêmes égards que leurs compatriotes ceux des étrangers qui observent ces lois, tandis qu'ils regardent comme ennemis ceux qui les abolissent ou les critiquent. Telle est l'horreur qu'ils ressentent pour les choses défendues que toutes les grandeurs, toutes les voluptés du monde ne les amèneraient pas à la transgression. Rien n'est plus sacré pour eux que leur temple, et à ce point qu'on punit de mort impitoyablement ceux qui franchissent l'enceinte intérieure : car c'est dans l'enceinte extérieure qu'on reçoit les membres de la nation qui viennent de toutes les parties du monde. Petronius réfléchissait à cela et ne se hâtait point d'agir, pensant combien l'aventure était grande et dangereuse. Après avoir évoqué dans son esprit, comme dans une assemblée, toutes les réflexions que suggérait la circonstance, après avoir consulté chacune d'elles, il les trouva toutes d'accord pour ne rien innover dans l'ordre antique de la religion; d'abord parce que la piété et la justice le voulaient ainsi, ensuite parce que c'était assumer un péril non seulement de la part de Dieu, mais aussi de la part des hommes, que cette innovation offenserait et irriterait. Petronius songeait aussi combien cette nation est nombreuse, qu'elle n'est pas comme les autres renfermée dans les limites d'une seule contrée, mais répandue dans le monde presque entier. Elle est, en effet, disséminée dans toutes les îles, dans toutes les provinces du continent, et n'est pas loin d'égaler en nombre les indigènes. N'était-ce pas affronter un terrible danger que de soulever tant de milliers d'hommes? S'ils conspiraient par toute la terre, si, pour repousser la violence, ils accouraient en foule, n'en résulterait-il pas une guerre insurmontable? D'ailleurs la Judée était remplie d'une multitude immense d'hommes au corps robuste, à l'âme vaillante, tous prêts à chercher une mort glorieuse plutôt que d'abandonner les usages de la patrie, tous remplis de ce fier courage qui les fait traiter de barbares par nos calomniateurs et qui cependant est le signe d'une nature noble et généreuse. Petronius redoutait aussi les troupes d'au-delà de l'Euphrate ; Babylone et beaucoup d'autres satrapies ont des colonies de Juifs. Il le savait aussi bien par le témoignage de ses yeux que de ses oreilles : chaque année les Hébreux de ces pays envoyaient des messagers porter au temple des sommes considérables en or et en argent, provenant des prémices et des offrandes qu'ils recueillaient. Loin d'être arrêtés par des routes longues et impraticables, ils les trouvaient courtes et commodes, car elles conduisaient au service de Dieu. Petronius craignait avec raison que la nouvelle de cette dédicace inouïe ne les poussât à une expédition soudaine et que, se soulevant de toutes parts, ils n'enfermassent, comme dans un cercle, les troupes romaines, pour les tailler en pièces.Telles étaient les réflexions qui arrêtaient Petronius. D'autres pensées l'entraînaient en sens opposé. «L'ordre, se disait-il, vient d'un maître jeune, jugeant utile tout ce qui lui sourit, prétendant accomplir coûte que coûte sa volonté, dont l'orgueil et l'audace l'ont jeté hors des bornes de la nature humaine, puisqu'il se met au rang des dieux. Il y va pour moi de la vie à désobéir aussi bien qu'à obéir. L'obéissance avec la guerre me ménage les ressources et les chances de la lutte, tandis que la résistance me vaut, de la part de Caïus, la mort la plus certaine.» La plupart des Romains qui se partageaient sous lui le gouvernement de la Syrie, sachant qu'ils seraient victimes les premiers de la colère de l'Empereur, qu'on les accuserait de complicité dans la désobéissance, se ralliaient à l'avis qu'il fallait faire la guerre. [220] Le délai nécessaire à préparer la statue donnait le temps de réfléchir plus mûrement : car elle n'avait pas été envoyée d'Italie, et cela, je pense; par une secrète faveur de Dieu dont le bras s'étendait sur les opprimés. On n'avait pas non plus ordonné à Petronius de prendre la plus belle statue de toute la Syrie ; dans ce cas la profanation eût été consommée de suite et aurait provoqué un soulèvement soudain, avant qu'on pût mettre en œuvre les utiles suggestions de la prudence ; car les événements précipités paralysent les efforts de la raison. Caïus avait commandé qu'on préparât la statue dans quelque pays voisin. Petronius fit donc venir de Phénicie les meilleurs ouvriers et leur donna la matière. Ces ouvriers travaillaient à Sidon. Cela fait, il convoqua les principaux d'entre les Juifs, les prêtres et les magistrats, pour leur annoncer les ordres de Caïus, les exhorter à en souffrir patiemment l'exécution et leur mettre sous les yeux le danger qui les menaçait : la Syrie était remplie de forces immenses qui allaient couvrir la Judée de cadavres. Il pensait qu'il parviendrait à les faire fléchir, et pourrait par eux amener le peuple à la soumission. Mais il se trompait bien. Aux premiers mots qu'il prononça, ils témoignèrent, dit-on, de l'étonnement, puis quand ils connurent la réalité de leur malheur, ils restèrent muets; enfin leurs larmes jaillirent en abondance, ils s'arrachèrent les cheveux et la barbe en s'écriant : "Nous étions trop heureux! Hélas! n'avons-nous tant souffert avant d'atteindre cette heureuse vieillesse que pour voir un spectacle épargné à tous nos ancêtres ! Nous nous arracherons les yeux, et avec eux une vie misérable et douloureuse, plutôt que de supporter la vue d'un forfait qu'on ne peut ni entendre ni concevoir ! » C'est ainsi qu'ils se lamentèrent. Cependant ceux de Jérusalem et du reste du pays ayant appris ce qu'on voulait tenter, comme s'ils eussent obéi à un mot d'ordre que la douleur publique avait donné, partirent en une troupe immense, abandonnant les villes, les bourgades, les maisons, et sans s'arrêter allèrent jusqu'en Phénicie, où se trouvait alors Petronius. Les Romains, ayant aperçu au loin cette foule qui se précipitait avec une sorte de furie, accoururent prévenir leur général de se mettre sur ses ses gardes, car ils pensaient qu'il faudrait livrer bataille. Pendant qu'ils parlaient encore et avant que Petronius pût prendre ses précautions, tout à coup la multitude des Juifs, pareille à une nuée, survint et envahit la Phénicie entière. Ceux qui ne savaient pas combien notre nation est nombreuse furent saisis d'effroi. D'abord une clameur mêlée de gémissements et du bruit qu'ils faisaient en se frappant la poitrine s'éleva, si immense qu'elle assourdit les assistants : elle avait cessé qu'on l'entendait encore. Elle fut suivie de prières et de supplications telles que cette malheureuse circonstance pouvait les inspirer. Les Juifs étaient groupés en six ordres : d'un côte, ceux des vieillards, des hommes et des enfants; de l'autre, ceux des vieilles femmes, des femmes et des jeunes filles. Quand Petronius fut aperçu sur l'éminence où il se tenait, tous les ordres, comme s'ils eussent obéi au même commandement, se prosternèrent à terre, suppliants et poussant des cris lamentables. On leur dit de se lever et d'approcher. Ils se relevèrent enfin couverts de poussière, baignés de larmes et s'approchèrent comme des criminels condamnés, les mains liées derrière le dos. Alors les anciens, debout, parlèrent ainsi : «Nous nous présentons, tu le vois, sans armes ; personne ne pourra nous accuser d'être venus en ennemis. Les mains même, dont la nature nous a armés, nous les avons ramenées en arrière ; là où elles sont elles ne peuvent rien faire et livrent nos corps sans défense aux coups assurés de ceux qui voudraient nous tuer. [230] Nous avons amené avec nous nos femmes, nos enfants, nos familles, pour nous mettre à tes genoux et à ceux de Caius que tu représentes. Nous n'avons laissé personne au pays, afin que vous nous épargniez tous ou que vous nous fassiez périr tous ensemble. Nous sommes, Petronius, pacifiques de notre nature; notre passé le prouve ; le soin que nous mettons à élever nos enfants nous fait aimer la paix. Lorsque Caïus est parvenu à l'empire, nous avons été les premiers de toute la Syrie à nous en réjouir. Ce fut dans notre ville que Vitellius, ton prédécesseur, reçut la lettre qui lui annonçait cet événement ; ce fut de chez nous que la renommée porta cette bonne nouvelle aux autres villes. Notre temple fut le premier où on immola des victimes pour l'empire de Caïus; est ce une raison pour qu'il soit le premier ou le seul que l'on dépouille de la religion du pays? Nous vous abandonnons nos villes et tous les biens que nos maisons renferment; nos trésors, nos richesses et ce que nous avons de plus précieux, nous vous l'offrons, et de si bon coeur qu'il nous semble recevoir et non donner. Nous vous demandons en retour une seule grâce, c'est de ne pas faire d'innovation dans le temple, de le conserver tel que nos pères nous l'ont laissé. Si cette grâce nous est refusée, nous voulons mourir; nous ne verrons pas un spectacle plus affreux pour nous que la mort. On nous a dit qu'on rassemblait contre nous de la cavalerie, et de l'infanterie au cas où nous voudrions empêcher qu'on place la statue dans le temple. Nous ne sommes pas assez insensés pour imiter l'esclave qui résiste à son maître : nous nous laisserons égorger. Qu'on nous tue, qu'on nous coupe par morceaux, il n'y aura ni lutte ni péril pour nos bourreaux. Qu'on nous fasse tout ce qu'on peut faire à des ennemis vaincus, qu'est-il besoin pour cela d'armée? Nous mêmes donnerons l'exemple et serons les premiers prêtres de ce beau sacrifice. Nous amènerons au temple nos épouses pour les immoler, nous y conduirons de même nos frères et nos soeurs, nous y égorgerons enfin nos fils et nos filles, de pauvres innocents ! Nous deviendrons assassins de nos femmes, de nos frères et de nos enfants ; il faut dans des calamités tragiques se servir de mots tragiques. Puis, debout, au milieu de cet holocauste, arrosés du sang de nos proches (c'est la purification qui convient à ceux qui vont mourir), nous mêlerons notre sang à celui de nos victimes, nous nous immolerons sur leurs cadavres. Dieu nous pardonnera, car nous aurons accompli un double devoir, en accordant à l'Empereur l'obéissance qu'on lui doit, en respectant nos lois sacrées, pour lesquelles nous devons sans regret sacrifier notre vie. Nous savons une ancienne fable tirée des livres grecs, et suivant laquelle la puissance de la tête de la Gorgone aurait été telle que sa vue changeait les hommes en pierre. Bien que la chose soit une fiction, on ne peut nier cependant que les coups terribles et imprévus n'opèrent quelque chose d'analogue. La colère du Seigneur donne la mort, ou peu s'en faut. Crois-tu, Petronius, que si tu envoyais (ce dont Dieu nous préserve!) quelqu'un de nous dans le temple pour y trouver une statue, crois-tu que cette vue ne le changerait pas en pierre ; que le saisissement et l'effroi ne le cloueraient pas sur place et ne paralyseraient pas tous ses mouvements? Nous te ferons, Petronius, une dernière prière : elle est équitable. Nous ne prétendons pas t'empêcher d'exécuter tes ordres, nous demandons seulement un délai. Qu'il nous soit permis, nous t'en conjurons, d'envoyer une ambassade au seigneur. [240] Peut-être l'amènerons-nous ainsi, soit à respecter Dieu, soit à maintenir nos lois, et à ne pas nous mettre au-dessous des nations les plus lointaines, dont on conserve les usages. Peut-être, en nous écoutant, s'adoucira-t il : les volontés des grands ne sont pas immuables, leur colère s'évanouit à la longue. On nous calomnie, permets-nous de nous défendre ; il nous serait dur d'être condamnés sans avoir été entendus. Si nous échouons, rien ne t'empêchera d'exécuter tes ordres. Jusqu'à ce que nous ayons envoyé une députation, ne détruis pas l'espoir de tant de milliers d'hommes. Ce n'est pas l'intérêt, c'est la piété qu'ils ont à coeur. Mais non, c'est l'intérêt qui les pousse, le plus puissant, le plus noble de tous, le respect des choses saintes!" Ainsi parlèrent, d'une voix entrecoupée par les sanglots, ces vénérables vieillards baignés de larmes et souillés de sueur. Petronius et les assistants en furent touchés de compassion ; car le gouverneur était d'un naturel doux et bon. Ce discours et ce spectacle l'avaient ému; ce qu'ils avaient dit lui paraissait très juste, et c'était grande pitié que de les voir. Il se leva pour délibérer avec ceux qui l'entouraient sur le parti qu'il fallait prendre; il vit que les uns, qui peu auparavant s'étaient avec rigueur prononcés contre les Juifs, hésitaient; que les autres, qui étaient pour la justice et la pitié, ralliaient le plus grand nombre à leur avis; il s'en réjouit. Il connaissait pourtant le caractère de l'Empereur et savait que sa colère était implacable; mais il semblait avoir en lui quelque étincelle de la sagesse et de la religion des Juifs, soit qu'il eût autrefois puisé quelque chose de cette sagesse dans nos livres, soit qu'il les eût étudiés depuis qu'il avait le gouvernement de Syrie et d'Asie où les Juifs habitent en grand nombre les villes soit enfin qu'il fût porté à étudier et à comprendre de lui-même les choses dignes d'attention. Dieu, d'ailleurs, inspire aux gens de bien des desseins excellents, salutaires autant aux autres qu'à eux-mêmes. C'est ce qui arriva. Il fut résolu qu'on ne presserait pas les ouvriers, mais qu'on les exhorterait à donner au travail de la statue, qui devait reproduire les formes des plus beaux modèles, tout leur soin, afin qu'elle fût plus durable; car les oeuvres hâtives périssent tôt, tandis que les ouvrages soignés bravent le temps.Toutefois on n'accorda pas aux Juifs l'ambassade qu'ils demandaient : il eût été dangereux pour eux-mêmes de s'en remettre de leurs affaires à la décision du souverain. On ne voulut ni repousser ni accueillir complétement leur requête, ce qui eût été également périlleux. On convint d'écrire à Caïus, sans mettre les Juifs en cause, sans découvrir la réalité, c'est-à-dire leurs supplications et leur résistance; on devait rejeter les causes du retard sur les délais nécessaires aux ouvriers pour préparer la statue. La saison, du reste, fournissait de bonnes occasions d'obliger Caïus, sans l'irriter, à traîner l'affaire en longueur. Les moissons et les autres récoltes étaient mûres, et il était à craindre que, voyant leur religion anéantie, les Juifs n'en vinssent à mépriser la vie, ne dévastassent les champs et ne livrassent leurs récoltes aux flammes, dans les plaines et sur les montagnes. Or, il fallait prendre soin de ces récoltes, aussi bien des moissons que des fruits des arbres. [250] On disait que l'Empereur avait dessein d'aller à Alexandrie, en Égypte; et il ne paraissait pas probable qu'un si grand prince s'exposât en pleine mer aux périls d'une longue traversée, soit à cause de la grandeur de la flotte qui devrait l'accompagner, soit à cause du soin que réclamait sa personne. C'était une route plus facile de suivre le littoral d'Asie et de Syrie ; Caïus aurait ainsi chaque jour la possibilité de débarquer et de s'embarquer, surtout s'il avait à sa suite des vaisseaux longs et non des vaisseaux de transport : les premiers, en effet, suivent les côtes avec plus d'avantage que les vaisseaux de transport qui ont de leur côté, en pleine mer, la supériorité. Il était donc nécessaire de préparer dans toutes les villes de Syrie, principalement dans les villes maritimes, une abondance de provisions pour les hommes et de fourrages pour les bêtes. On s'attendait qu'une grande multitude viendrait par terre et par mer, non seulement de Rome et de l'Italie, mais des autres provinces, sans compter la foule des officiers du palais, des chefs militaires, des troupes de pied, des cavaliers, des forces navales, des valets dont le nombre serait égal à celui des soldats. Ce n'était pas assez qu'on trouvât partout l'abondance, Caïus voulait tout à profusion. Lorsque l'Empereur aura lu cette lettre, il approuvera, pensait Petronius, ma prévoyance, car il croira que je me suis résolu à ce retard, non par intérêt pour les Juifs, mais afin de laisser recueillir les fruits et les moissons. Ceux qui l'entouraient ayant accueilli ce plan, Petronius fit écrire la lettre, qui fut remise à des messagers accoutumés à franchir rapidement de grandes distances. A leur arrivée, les messagers remirent la lettre à Caïus. En la lisant il s'emporta ; sa colère se manifestait à chaque mot. Quand il eut achevé de la lire, il frappa ses mains l'une contre l'autre : «C'est bien, Petronius! s'écria-t-il : tu n'as pas appris à obéir à l'Empereur; tu t'enorgueillis des charges que l'on t'a jusqu'ici continuées; tu ne connais pas même de réputation Caïus, à ce qu'il paraît; tu le connaîtras bientôt. Tu t'intéresses aux lois des Juifs, d'une nation qui m'abhorre et que je hais, tu méprises les ordres souverains de ton prince! Tu as eu peur de la multitude; n'avais-tu pas dans les mains des troupes redoutées de l'Orient, des rois Parthes eux-mêmes? Tu t'es laissé aller à la pitié; Caïus a donc eu moins de pouvoir sur toi que la pitié ! Tu prétextes la moisson ! Bientôt le fer moissonnera ta tête sans merci. Tu allègues la nécessité de faire des approvisionnements pour notre arrivée! Est-ce à dire que si la famine envahissait la Judée, les provinces voisines manqueraient à me fournir des vivres, et ne suppléeraient point par leurs produits à la disette d'une seule contrée? Mais pourquoi retarder le châtiment? Pourquoi révéler aux autres ma volonté ? Petronius recevra son salaire, et sera le premier à sentir sa ruine : cessons nos menaces, poursuivons notre vengeance. » Peu de temps après, il dicte à l'un de ses secrétaires une réponse à Petronius, approuve en apparence sa sagesse, sa prudence, sa sagacité à prévoir l'avenir. Caïus craignait beaucoup les gouverneurs; car il leur était facile de provoquer des séditions, surtout dans les provinces importantes, où il y avait de grandes armées, comme dans la Syrie, qui touche au pays de l'Euphrate. [260] Il le caressa donc dans cette lettre, couvrant de termes flatteurs son ressentiment implacable, jusqu'au moment propice pour le faire éclater. Quelques jours étaient à peines écoulés que l'Empereur écrivit de nouveau à Petronius d'abandonner tout pour la dédicace de sa statue; que la moisson devait être faite, que les grains devaient être rentrés, et que son excuse, vraie ou feinte, n'existait plus. Peu après entra le roi Agrippa, qui venait, comme à l'ordinaire, saluer Caïus. Il ne savait rien, ni de ce que Petronius avait écrit, ni de la première et de la seconde réponse de César; cependant, au désordre de ses mouvements, à l'égarement de ses yeux, il devina qu'il couvait une sourde colère. Il se mit à réfléchir en lui-même, et à repasser les plus petites circonstances, pour savoir s'il avait dit ou fait quelque chose qui pût offenser Caïus, et, ne trouvant rien de tel, il songea naturellement que sa colère s'adressait à d'autres.Toutefois, remarquant que c'était sur lui seul que se dirigeaient les regards courroucés de Caïus, il fut saisi de crainte. Plusieurs fois il voulut l'interroger et s'arrêta pour ne pas attirer sur soi, par une curiosité téméraire, des menaces dont il n'était pas assuré d'être l'objet. Caïus, qui était habile à lire sur le visage de ceux qui l'approchaient leurs pensées secrètes et leurs sentiments, l'ayant vu dans cette hésitation et cette crainte : «Agrippa, lui dit-il, je vais te tirer d'embarras. Toi qui as vécu dans ma familiarité si longtemps, ignores-tu que je m'exprime aussi bien par les yeux que par la voix? Tes bons, tes honnêtes compatriotes, qui, seuls de tout le genre humain, refusent de considérer Caïus comme un dieu, veulent assurément s'attirer la mort par leur insolence. Sur l'ordre que j'ai donné de consacrer dans leur temple une statue à Jupiter, ils sont accourus en foule de la ville et du reste du pays, sous l'aspect de suppliants, mais en réalité pour braver ma volonté.» Il allait en dire davantage, mais le saisissement fit changer le roi de couleur; il devint successivement rouge, pale, livide; un frisson le parcourut des pieds à la tête, accompagné d'un tremblement qui agitait tous ses membres. Les forces l'abandonnaient; il était sur le point de s'évanouir, et serait tombé si quelques-uns des assistants ne l'eussent soutenu. Suivant l'ordre qu'ils reçurent, ils le rapportèrent chez lui, privé de sentiment, plongé par ce coup terrible et soudain dans un assoupissement léthargique. L'irritation de Caïus contre les Juifs ne fit que s'accroître : «Si Agrippa, se dit-il, l'un de mes familiers et de mes meilleurs amis, que des bienfaits sans nombre m'ont attaché, se montre si soumis aux usages de son pays, qu'en entendant parler contre eux il tombe dans un anéantissement voisin de la mort, que faut-il attendre de ses compatriotes, qui n'ont aucune des raisons du roi pour céder à mes volontés?» Agrippa resta tout ce premier jour et la plus grande partie du jour suivant plongé dans un engourdissement profond, sans avoir conscience de ce qui se passait. Enfin, vers le soir, il souleva la tête, entr'ouvrit à peine les paupières, et, promenant autour de lui des regards obscurcis, ne reconnut qu'imparfaitement ceux qui l'entouraient. [270] Il retomba dans sa torpeur, mais parut soulagé, car le repos qu'il prit était plus salutaire que le précédent, comme on put le juger à sa respiration et à son aspect. Quelque temps après il s'éveilla, et dit : «Où suis-je? N'est-ce pas en présence de Caïus? L'Empereur n'est-il pas là?" - Rassure-toi, lui répondit-on, tu es chez toi. Caïus n'est pas là. Tu as assez dormi ; accoude-toi sur ton lit; reconnais ceux qui t'entourent; ce sont tous des gens de ta maison, des amis, des affranchis, des serviteurs, des personnes qui te chérissent et que tu aimes." Il commença à revenir à lui, et aperçut sur le visage des assistants la douleur qu'il leur inspirait. Les médecins firent retirer la foule afin de réparer les forces du roi par des onctions et la nourriture dont il avait besoin. « Pourquoi, dit-il, vous occuper de me préparer des mets raffinés? Ne suffit-il pas à un malheureux de chasser la faim par l'usage des aliments les plus vils? Je refuserais même ceux-ci, si je ne songeais à tenter un effort suprême en faveur de cette nation infortunée. » Et il versa des larmes. Il prit quelque nourriture sans assaisonnement, refusa le vin, même trempé, et ne but que de l'eau. "Maintenant, ajouta-t-il, que ce misérable ventre a ce qu'il demandait, que me reste-t-il à faire, sinon à adresser d'humbles supplications à Caïus sur les affaires présentes ?" Il prit des tablettes et écrivit ce qui suit :« Si je ne m'adresse pas à toi de vive voix, seigneur, c'est que la crainte et le respect m'arrêtent; je fuis la menace, je suis ébloui de tant de majesté. Cette lettre te fera donc mieux connaître les prières que je t'offre, suppliant, en place de rameau d'olivier. Tous les hommes, ô Empereur, ont imprimés au coeur par la nature l'amour de leur pays et le respect des lois de leur patrie. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus : tu aimes ton pays, tu vénères religieusement ses institutions. Chacun, pour sa part, a ces choses à coeur et les considère, quand il n'en serait rien, comme ce qu'il y a de plus parfait et de meilleur au monde. C'est plutôt l'affection que la raison qui nous inspire de tels sentiments. Comme tu le sais, je suis Juif d'origine ; ma patrie, c'est Jérusalem, où est situé le temple vénéré du Dieu Très-Haut. J'ai eu pour aïeux et pour bisaïeux des rois dont la plupart exercèrent le souverain pontificat. Ils mettaient cette dignité au-dessus de celle du roi, dans la pensée qu'autant Dieu l'emporte sur l'homme, autant le pontificat l'emporte sur la royauté; l'un en effet regarde le service de Dieu, l'autre le gouvernement des hommes. A cette nation, à cette patrie, à ce temple, pour lesquels je t'implore, des liens étroits me rattachent. Je t'implore pour la nation : ne la force pas d'abandonner ses sentiments sincères de dévouement pour des dispositions contraires. Elle a dès le commencement affectionné très fidèlement toute votre famille. [280] Autant que cela a été compatible avec le respect de nos lois, elle ne l'a cédé à aucune nation d'Europe ou d'Asie en empressement à offrir des prières et des dons, à immoler de nombreuses victimes, non seulement dans les fêtes publiques, mais encore chaque jour. Ce n'est pas des lèvres et de la langue que les Juifs témoignent leur vénération, ils produisent les sentiments les plus sincères et les plus profonds de leur coeur; ils ne disent pas qu'ils sont les amis des Césars ; ils se montrent tels en réalité. Il faut maintenant que je te parle de la ville sainte. C'est, comme je l'ai dit, ma patrie; elle est la métropole non pas d'une seule contrée, la Judée, mais de beaucoup d'autres, car elle a envoyé des colonies dans les pays environnants, l'Égypte, la Phénicie, la Syrie, la Coelé-Syrie, ou des pays plus éloignés, la Pamphylie, la Cilicie et la plupart des autres provinces de l'Asie, jusque dans la Bithynie et les parties les plus reculées du Pont. Elle en a même envoyé en Europe, dans la Thessalie, la Béotie, la Macédoine, l'Étolie, l'Attique, Corinthe et les principales contrées du Péloponnèse. Et ce n'est pas seulement les provinces du continent qui sont semées de nombreuses colonies juives, mais aussi les îles les plus célèbres, l'Eubée, Chypre, la Crète. Je ne parle pas de celles qui sont au-delà de l'Euphrate : à part une légère fraction de la Babylonie et de quelques autres satrapies, toutes les villes de ces contrées, qui ont un sol fertile, sont habitées par des Juifs. C'est pourquoi, si ma patrie peut obtenir ta grâce, tu auras acquis, en même temps que sa reconnaissance, des droits à celle d'un grand nombre de villes situées par tous pays, en Asie, en Afrique, en Europe, dans les îles, sur les côtes, dans les terres. Il convient à la grandeur de ta fortune de t'attacher une foule de villes par les bienfaits que tu répandras sur une seule, de faire célébrer ta gloire dans toutes les parties du monde, de faire tout retentir des actions de grâces et des louanges que l'on te décernera. Tu as accordé aux compatriotes de quelques-uns de tes amis le droit de cité ; les esclaves d'hier sont devenus aujourd'hui maîtres; ceux qui ont conféré ce bienfait s'en réjouissent autant que ceux à qui il a été accordé. Moi aussi, je sais que j'ai un maître et seigneur, qui me compte au nombre de ses amis; pour la dignité, je ne le cède pas à beaucoup; pour l'affection que je lui porte, si je ne suis pas au premier rang, je ne sais pas à qui je pourrais le céder, et cette affection est autant le résultat de la nature que des bienfaits dont tu m'as comblé. Cependant je ne pousse pas l'audace jusqu'à demander pour ma patrie le droit de cité, la liberté, l'exemption des impôts ou rien d'analogue. Ce que j'implore pour elle,ta bienveillance, te sera facile à donner et lui rendra le plus inappréciable des services. Quel plus grand bonheur peut-il survenir à des sujets que d'obtenir la faveur de leur prince? C'est à Jérusalem que d'abord on apprit, ô Empereur, ton avénement tant souhaité. De la ville sainte la nouvelle se répandit aux provinces voisines. Jérusalem mérite d'obtenir ta faveur : de même que, dans les familles, les aînés jouissent d'un privilége pour avoir les premiers donné à leurs parents les doux noms de père et de mère, de même aussi, puisque c'est la première des villes d'Orient qui te salua empereur, il est équitable de la traiter avec plus de bonté, ou du moins de ne pas la maltraiter plus que les autres. [290] Après t'avoir adressé des supplications que je crois légitimes pour ma patrie, j'arrive en dernier lieu à t'implorer pour le temple. Ce temple, seigneur Caïus, n'a jamais, depuis qu'il existe, admis une image fabriquée de main d'homme, car c'est la maison de Dieu. Les oeuvres des peintres et des statuaires présentent les images de dieux qui tombent sous les sens, mais nos ancêtres ont cru qu'il ne devait pas être permis de peindre ou de figurer l'Être invisible. Agrippa, ton aïeul, a visité le temple et l'a honoré ; Auguste a ordonné dans une lettre d'y laisser envoyer les prémices de toutes parts, il y a institué un sacrifice quotidien. Julie, ta bisaïeule, l'a honoré également. Ni Grec, ni Barbare, ni satrape, ni roi, aucun ennemi, quelle qu'ait été sa rage, nulle sédition, nulle guerre, nulle captivité, nulle dévastation, nulle calamité, rien n'a pu, en violation de l'usage antique, faire entrer dans le temple une image fabriquée de main d'homme. Nos voisins pourtant nous haïssent, mais le respect et la crainte ont toujours empêché qu'on ait violé une seule des anciennes coutumes qui intéressent l'honneur du Dieu, père et créateur de l'univers. On savait, d'ailleurs, qu'une telle violation ne pouvait attirer du ciel que des malheurs et d'affreux désastres ; on redoutait, en semant l'impiété, de récolter la ruine. Qu'ai-je besoin d'alléguer des témoignages étrangers lorsque j'en trouve dans ta propre famille? Marcus Agrippa, ton aïeul maternel vint en Judée, sous le règne d'Hérode, mon grand-père. Il ne dédaigna pas de quitter le littoral pour se rendre dans notre ville, située dans l'intérieur des terres. Quand il eut vu le temple, les belles cérémonies sacerdotales, la sainteté des habitants, il trouva que c'était un spectacle merveilleux et supérieur à tout ce qu'on en pouvait dire. Dans ses entretiens avec ses familiers, il ne faisait que louer le temple et ce qui le concernait. Aussi longtemps qu'Agrippa resta pour plaire à Hérode, il alla chaque jour au temple et se plut à contempler les pompes et l'ordonnance des sacrifices, la majesté du grand pontife, lorsque, revêtu de la robe sacrée, il marche à la tête des prêtres. Après qu'il eut honoré le temple de tous les dons qu'il pouvait faire, après qu'il eut répandu sur les habitants les bienfaits que l'intérêt public permettait, il dit adieu à Hérode, lui adressa des félicitations et en fut comblé à son tour. Il fut reconduit à la mer par les populations, non pas de Jérusalem seulement, mais de toute la contrée, qui le couvraient de feuillage et de fleurs et célébraient sa piété. Tibère César, ton autre aïeul, manifesta à notre égard les mêmes dispositions. On ne peut contester que, pendant les vingt-trois années de son règne, il maintint l'antique religion du temple sans changement, sans la moindre innovation. Je dois le rappeler à sa louange, bien que sous son règne j'aie eu à souffrir mille maux; mais j'aime la vérité et je sais qu'elle t'est chère. Pilate, qui était procurateur de Judée, consacra à l'intérieur de Jérusalem, dans le palais d'Hérode, des boucliers d'or, moins pour honorer Tibère que pour déplaire au peuple. Ils ne portaient aucune image, ni rien qui fût expressément interdit, mais seulement une inscription contenant les noms de celui qui les avait dédiés et de celui auquel ils étaient consacrés. [300] La nouvelle s'en étant répandue, le peuple se rassembla et députa au procurateur les quatre fils du Roi qui, pour la dignité et le rang, ne le cédaient en rien aux rois ; on leur adjoignit les autres membres de la famille royale et tout ce qu'il y avait de hauts personnages pour le prier de renoncer à cette innovation et d'enlever les boucliers, de ne pas violer les usages de nos ancêtres, jusqu'alors respectés par les rois et les empereurs. Pilate opposa à ces prières un refus plein de roideur, car il était d'un caractère dur et opiniâtre. Alors on s'écria : « Ne nous provoque pas à la révolte et à la guerre ; ne cherche pas à troubler la paix; ce n'est pas honorer l'Empereur que de violer des lois depuis longtemps établies ; que ce ne soit pas un prétexte pour toi de persécuter la nation. Tibère ne veut rien changer à nos usages. Si tu le prétends, montre-nous de lui un édit, une lettre ou quelque chose de pareil. Dans ce cas nous ne nous adresserons pas à toi, nous enverrons des députés porter une supplique au seigneur." Cette dernière parole accrut son irritation plus que tout le reste. Il craignit que, si on envoyait des députés, on ne vînt à découvrir les autres méfaits de son gouvernement, ses vexations, ses rapines, ses injustices, ses outrages, les citoyens qu'il avait fait périr sans jugement, enfin son insupportable cruauté. Blessé au vif, Pilate ne savait que résoudre ; il connaissait la fermeté de Tibère en de telles circonstances ; il n'osait enlever les objets consacrés, et ne voulait pas d'ailleurs se rendre agréable à ses sujets. Les grands le devinèrent, et s'aperçurent qu'il se repentait de sa conduite, sans vouloir le témoigner. Ils écrivirent à Tibère une lettre remplie d'humbles prières. L'Empereur, ayant appris la réponse de Pilate et ses menaces, bien qu'il fût peu enclin à la colère, s'irrita si violemment qu'il est à peine utile de le dire, tant l'événement le prouva. Sur-le-champ, sans vouloir remettre l'affaire au lendemain, il lui écrivit pour blâmer énergiquement son audace et lui ordonner de faire aussitôt enlever les boucliers. De la métropole on les transporta à Césarée, à laquelle ton bisaïeul Auguste avait donné son nom, et on les lui consacra danssson temple. De la sorte on accorda le respect dû au prince avec l'observance des moeurs antiques du pays. C'était alors de boucliers sur lesquels il n'y avait aucune effigie qu'il s'agissait, aujourd'hui il s'agit d'une statue colossale ; on avait placé ces boucliers dans la maison du procurateur, et l'on dit que la statue sera érigée au fond du sanctuaire, où le grand prêtre ne pénètre qu'une fois l'an, au temps du jeûne, uniquement pour brûler des parfums et faire, selon l'usage, des voeux afin que l'année soit bonne, qu'il y ait abondance de biens et que la paix règne sur toute la terre. Si quelque Juif, je ne dis pas du peuple, mais de la tribu sacerdotale, fût-il même proche du rang suprême, y entrait avec ou après le pontife, si le pontife lui-même une seconde fois dans l'année ou bien trois ou quatre fois dans ce jour solennel, franchissait l'enceinte sacrée, il serait impitoyablement puni de mort. Le législateur a voulu entourer le sanctuaire d'un profond respect en le conservant intact, en le rendant inaccessible. Combien donc ne dois- tu pas penser que tu trouveras de gens qui, par respect pour le saint lieu, braveront volontairement la mort s'ils voient apporter dans le temple une statue? Je suis persuadé qu'après avoir égorgé leurs femmes et leurs enfantsils s'immoleront eux-mêmes sur les cadavres de leurs victimes. Je t'ai parlé des décrets de Tibère, mais que dirai-je de ceux de ton bisaïeul, le meilleur des empereurs, le premier qui, par ses vertus autant que par sa fortune, a mérité et obtenu le surnom d'Auguste, lui qut fit régner la paix sur terre et sur mer jusqu'aux extrémités du monde? [310] Ayant ouï dire de ce temple qu'il ne contenait aucun simulacre fabriqué de main d'homme, image visible de l'Être invisible, il conçut pour lui une religieuse admiration. C'est qu'il n'avait pas effleuré du bout des lèvres la philosophie ; il ne se passait point de jour qu'il ne nourrît son esprit de quelques-uns de ses préceptes, soit en se remémorant ce qu'il avait autrefois appris dans les écrits des philosophes, soit par la conversation des hommes savants avec lesquels il vivait. La plus grande partie du temps du repas était consacrée par lui à des conversations de cette sorte, afin de donner en même temps au corps et à l'âme leur nourriture propre. Je pourrais rapporter plusieurs exemples qui témoignent de la bienveillance d'Auguste, ton bisaïeul, envers nous : je me contenterai d'en citer deux. Voici le premier : il apprit qu'on ne respectait pas les prémices sacrées. Il écrivit aux gouverneurs de la province d'Asie de laisser les Juifs, par exception, se rassembler dans leurs proseuques, car ces réunions n'avaient pas pour but l'ivrognerie, l'orgie; ce n'étaient pas non plus des rassemblements séditieux faits pour troubler la paix, mais au contraire des écoles de sagesse et de justice où les hommes s'exercent à la vertu, recueillent chaque année des prémices destinées à offrir des sacrifices et les envoient à Jérusalem par l'intermédiaire d'une sainte députation. Il voulut donc qu'on n'empêchât point les Juifs de pratiquer ces réunions, de faire ces collectes et de les envoyer, selon l'usage de leurs pères, à Jérusalem. Si ce ne sont pas les propres termes de la lettre, telle en est du moins la pensée. Je transcris le texte d'une seule lettre qui te donnera, seigneur, foi en mes paroles; elle est de Caïus Norbanus Flaccus, et rapporte les recommandations d'Auguste : "C. Norbanus Flaccus, proconsul, aux magistrats d'Éphèse, salut. César m'a écrit de laisser les Juifs, en quelque lieu que ce soit, pratiquer leurs réunions suivant leurs anciens usages, et ramasser des sommes d'argent, pour les envoyer à Jérusalem. Il veut qu'on ne les entrave point. Je vous fais savoir que j'ordonne que cela soit exécuté." N'est-ce pas là, ô Empereur, la preuve manifeste de la bienveillance de César envers nous et des sentiments pieux qu'il avait pour le temple, puisqu'il autorise les Juifs à célébrer publiquement leurs réunions pour la collecte des prémices et les autres devoirs de la dévotion? Voici le second témoignage, non moins important, de la pensée d'Auguste. Il voulut que sur ses propres revenus on offrît chaque jour en holocauste et suivant les rites des victimes au Dieu Très-Haut. On les offre encore aujourd'hui : ces victimes sont un taureau et deux agneaux, que César destina à notre autel ; il savait bien pourtant qu'il n'y avait là aucun simulacre, ni apparent, ni caché. Ce grand prince, que personne ne surpassa en science et en sagesse, avait compris la nécessité qu'il existât sur la terre un temple dédié au Dieu invisible, ne contenant aucune image, où les hommes viendraient chercher l'espérance et la jouissance des plus grands biens.Ta bisaïeule, Julia Augusta, suivit cet exemple de piété et orna le temple de vases, de coupes d'or et d'autres présents sans nombre et très-précieux. Pourquoi cela? Il n'y avait cependant en ce lieu nul simulacre, et les esprits relativement faibles des femmes ne peuvent rien concevoir que ce qui tombe sous les sens. [320] C'est que, si elle surpassait son sexe en tout, elle le surpassait surtout en sagesse et avait acquis par l'étude et la contemplation ce que la nature semblait lui refuser; c'est qu'elle s'était formé une raison virile et en était arrivée à ce point de lucidité qu'elle percevait plutôt les choses de l'intelligence que les choses des sens, considérant celles-ci comme les ombres des premières. Puisque tu as, seigneur, dans ta famille tant d'exemples des bonnes dispositions de tes ancêtres à notre égard, toi leur descendant, l'héritier de leur souveraine puissance, tu maintiendras ce qu'ils ont tous sans exception maintenu. Ceux qui intercèdent pour nos lois, ce sont des Empereurs auprès d'un Empereur, des Augustes auprès d'un Auguste, des aïeux et des bisaïeux auprès d'un petit-fils. Les voici tous devant toi pour te dire : N'abolis pas les usages des Juifs que nous avons maintenus jusqu'à présent dans nos édits; il se peut que rien de funeste ne suive la violation de leurs lois, néanmoins l'incertitude de l'avenir doit enlever l'assurance aux plus hardis, s'ils n'ont pas renoncé à toute crainte de Dieu ! Si je voulais énumérer les bienfaits dont tu m'as comblé, le reste du jour ne me suffirait pas ; d'ailleurs il ne serait pas convenable qu'un incident prît la place du sujet principal Je me tairai donc là-dessus : les faits parlent assez haut d'eux-mêmes. Tu m'as arraché des fers ; qui l'ignore? Ne me charge pas, ô Empereur, de chaînes plus lourdes encore : les premières n'accablaient qu'une partie de mon corps, mais celles que je redoute s'appesantiraient sur mon âme tout entière. Tu m'as délivré de l'appréhension de la mort que j'avais sans cesse sous les yeux; la crainte m'avait mis, pour ainsi dire, au tombeau; tu m'as rendu à la vie et tiré du sépulcre. O Empereur, continue-moi ta faveur si tu veux que ton Agrippa ne renonce pas à la vie. Autrement il semblera que j'aurai été sauvé, non pour vivre, mais pour arriver à travers de cruelles infortunes à une ruine plus éclatante. Tu m'as donné un trône et porté au faîte des grandeurs humaines; mon royaume n'excédait pas d'abord les limites d'une seule contrée ; tu m'en as donné bientôt une seconde plus grande, la Trachonitide et la Galilée. Seigneur, tu as accru mon royaume d'une domination superflue, ne m'enlève pas ce qui m'est nécessaire ; tu m'as rendu à l'éclat éblouissant du jour, ne me replonge pas au plus profond des ténèbres. J'abandonne ces splendeurs, je reprends mon ancienne condition, je consens à tout et ne demande en retour qu'une seule chose, c'est qu'on respecte les institutions de ma patrie. Et que diront de moi ceux de ma nation et tous les autres hommes? Il arrivera de deux choses l'une, ou que je trahirai les miens, ou que je ne serai plus compté au nombre de tes amis. Quel malheur plus grand que l'une ou l'autre de ces deux extrémités peut me survenir? Si je reste au nombre de tes amis, on m'accusera de trahison, pour n'avoir pas défendu mon pays et préservé le temple de la profanation : car, vous autres puissants, vous servez d'ordinaire les intérêts de vos amis qui ont recours à votre souveraine influence. Si tu te courrouces en ton coeur contre moi, ne m'enchaîne pas comme l'a fait Tibère, délivre-moi -pour toujours de la crainte de porter de nouveau des fers, fais-moi tuer tout de suite. Quel charme trouverai-je désormais à la vie? Je n'ai plus qu'un espoir de salut, c'est ton amitié. [330] Cette lettre fut scellée et envoyée à Caïus. Agrippa, renfermé chez lui, attendait dans les transes de l'angoisse, l'issue de sa tentative. Le danger était immense : il y allait de la vie, de la destruction, de l'anéantissement, non seulement des Juifs qui habitent la Terre Sainte, mais encore de tous ceux qui sont dispersés dans le monde entier. Caïus, ayant reçu la lettre, se mit à la lire, et, à chaque passage, tantôt il s'irritait de la résistance qu'il rencontrait, tantôt se laissait fléchir au bon droit de la cause et aux supplications. Il louait et blâmait tour à tour Agrippa; il le blâmait d'aimer à l'excès ses compatriotes qui étaient de tous les hommes les seuls à lui refuser les honneurs divins; il le louait d'exprimer librement sa pensée et trouvait là, disait-il, l'indice d'un caractère généreux. Il parut s'apaiser et donna une réponse favorable. Il accorda à Agrippa (c'était la plus grande faveur qu'il pût attendre) qu'on ne ferait pas la dédicace de la statue. Il donna ordre d'écrire à Publius Petronius, gouverneur de Syrie, de ne faire aucune innovation dans le temple des Juifs. Sa grâce toutefois ne fut pas complète, il la mélangea de terreur en ajoutant à la lettre : « Si dans les villes de la contrée, à l'exception de la métropole, quelqu'un empêchait ceux qui voudraient élever à moi et aux miens des autels, des temples, des statues, qu'il soit sur-le-champ puni ou envoyé à mon tribunal. Ce n'était rien moins qu'un brandon de révolte et de guerre civile ; c'était détruire, par une voie détournée, la faveur qu'ouvertement on affectait de nous accorder. On calculait en effet que nos ennemis, bien plus en haine des Juifs qu'en l'honneur de Caïus, rempliraient tout le pays de dédicaces, que les Juifs de leur côté, de quelque patience qu'ils fussent armés, ne souffriraient point qu'on violât sous leurs yeux les usages de leur patrie, et qu'enfin un acte de résistance attirerait un sévère châtiment de l'Empereur et ferait renouveler l'ordre de lui dédier une statue dans le temple. Mais, grâce à la Providence, à la protection de Celui qui veille à tout et gouverne avec justice, aucun de nos voisins ne fit contre nous de tentative, en sorte que les Juifs purent se rassurer sur les terribles calamités qui semblaient, à la première dénonciation, prêtes à fondre sur eux pour les accabler.« Mais en quoi, dira-t-on, cette tranquillité de vos voisins vous fut-elle profitable ? Caïus, lui, ne s'apaisa point ! » - Il se repentit en effet d'avoir cédé, et revint à son premier désir. Il fit faire à Rome une autre statue colossale d'airain doré et abandonna celle de Sidon, dans la crainte d'un mouvement populaire. Il voulait profiter du moment où les Juifs seraient paisibles, sans défiance, dans le plus grand calme, pour la transporter en secret sur des vaisseaux et la placer soudain dans le temple, avant qu'on se doutât de rien. Il devait mettre ce plan à exécution dans le voyage qu'il ferait en Égypte, car il était pris d'une vive passion pour Alexandrie, il avait le plus grand désir de la visiter et d'y faire un long séjour. Il se persuadait qu'il suffisait de cette grande cité, si heureusement située, pour consacrer et affermir la divinisation qu'il rêvait; que le culte qu'elle ne manquerait pas de lui rendre passerait de là dans les autres cités moins importantes, les petites villes d'ordinaire se modelant sur les grandes, comme il arrive chez les hommes. Telles étaient, en toute chose, sa fourberie et sa trahison que, quand il avait fait une grâce, il s'en repentait toujours, et cherchait à la détruire de manière à rendre le mal pire qu'auparavant. [340] Ainsi il lui arriva de donner la liberté à des prisonniers, puis, bientôt après, sans le moindre prétexte, de les replonger dans les fers, les affligeant d'un malheur plus affreux que le premier, puisqu'il leur ôtait l'espérance. Il y en eut qu'il condamna à l'exil tandis qu'ils s'attendaient à mourir, non qu'ils eussent commis un crime capital, ou même rien qui méritât la peine la plus légère, mais parce que la cruauté de leur juge leur avait enlevé tout espoir. Infortunés, qui considéraient l'exil comme un adoucissement imprévu à leurs maux, et s'en réjouissaient autant que s'ils fussent rentrés dans leur patrie, pensant avoir échappé à la mort qu'ils avaient redoutée! Mais peu de temps après, sans qu'ils songeassent à conspirer, Caïus envoya secrètement des soldats pour tuer les plus nobles et les plus illustres dans les îles où ils vivaient comme dans leur pays, portant courageusement leur misère. Ce fut à Rome un deuil inattendu au sein des plus grandes familles. Il y en eut auxquels il fit présent de sommes d'argent qu'il leur réclama ensuite, non point seulement comme les ayant prêtées, et avec tous les profits de l'usure, mais comme un vol, dont ils étaient punis sévèrement. Il ne lui suffisait pas de faire rendre aux malheureux ce qu'il leur avait donné, il les obligeait, en outre, à se dépouiller de tous les biens acquis par leur propre industrie ou que leurs parents, leurs proches, leurs amis, leur avaient légués. Quant à ceux qui se croyaient le plus avant dans ses bonnes grâces, ils avaient à supporter d'agréables vexations d'une autre sorte : sous prétexte d'amitié on leur imposait des frais énormes pour subvenir à des voyages sans motif, insensés, soudains, ou à des banquets. Telle était la somptuosité exigée qu'un seul souper dévorait une fortune et qu'il fallait recourir à des prêts usuraires. Aussi arriva-t-il que bien des gens redoutaient sa faveur non seulement comme inutile, mais comme un appât dangereux, une embûche qui couvrait les plus grands malheurs. L'inconstance dont il usa envers notre nation ne fut donc pas exceptionnelle. Mais il est vrai de dire qu'il détestait les Juifs par-dessus tout. Pour satisfaire cette haine, il s'appropria les proseuques qu'ils avaient dans les villes, en commençant par celles d'Alexandrie, et les remplit d'images et de statues à son effigie. Nul n'osant lui résister, il s'abandonna sans frein à l'entraînement de sa puissance. Un seul temple, entouré du plus profond respect, était resté jusque-là sans profanation, le temple de la ville sainte ; il voulut se l'approprier également et qu'on le lui dédiât avec cette inscription : A CAIUS, LE NOUVEAU JUPITER ÉPIPHANE. Qu'est-ce à dire? toi qui n'es qu'un homme il te faut l'espace éthéré, le ciel? Tu n'as pas assez d'un empire qui s'étend sur tant de provinces, tant d'îles, tant de peuples? Ne daigneras-tu pas laisser à Dieu le moindre endroit ici-bas ? Si tu lui refuses une contrée, une ville, accorde-lui du moins le modeste sanctuaire qu'il a consacré et sanctifié par sa propre parole. Il ne restera donc sur le globe aucun vestige, aucun monument de la piété et du respect qui sont dus au Dieu véritable? Quelle belle espérance tu fais concevoir de toi au genre humain ! Ne sais-tu pas que tu ouvres la source de tous les maux, en voulant accomplir ce qu'il est criminel de faire et même d'imaginer? - - -. Il nous semble à propos de raconter ce que nous avons vu et entendu lors de l'ambassade dont nous fûmes chargés pour défendre nos droits pulitiques. En l'abordant, à son regard, à ses mouvements, nous reconnûmes que nous étions en présence non pas d'un juge, mais d'un accusateur et d'un ennemi plus acharné que tous les autres. [350] Le devoir d'un juge, en effet, eût été de siéger au milieu des grands formant son conseil, afin d'y examiner le débat solennel qui, pour la première fois depuis un intervalle de quatre cents ans, s'élevait sur nos droits jusque-là incontestés et intéressait tant de milliers de Juifs alexandrins; le devoir eût été d'appeler les deux parties, d'entendre successivement l'accusation et la défense, en leur mesurant également le temps à la clepsydre, puis de se lever, de prendre l'avis du conseil pour arrêter la sentence équitable qu'il fallait publiquement prononcer. Loin de là, Caïus se conduisit avec une insolence tyrannique et une arrogance outrageante ; il dédaigna toutes les mesures dont je viens de parler. Caïus fit venir les deux intendants des jardins de Mécène et de Lamia, qui sont voisins l'un de l'autre et proches de la ville. Il demeura trois ou quatre jours en ce lieu. C'était là que, nous présents, devait se jouer le drame qui allait décider du sort de toute la nation. L'Empereur avait donné l'ordre qu'on lui ouvrît toutes les villas ; il avait l'intention de les visiter soigneusement l'une après l'autre. On nous mena vers lui. Aussitôt que nous fûmes en sa présence, nous nous prosternâmes à terre avec les marques du plus grand respect; nous le saluâmes des noms d'empereur et d'Auguste. Il nous rendit notre salut avec tant d'aménité que ce ne fut pas de notre cause, mais bien de notre vie elle-même, qu'il nous fallut désespérer. Ce fut en grinçant des dents du ton de l'insulte qu'il nous dit : "N'êtes-vous pas, ces gens, ennemis des dieux, qui, seuls, quand tous les hommes reconnaissent ma divinité, me méprisez et préférez à mon culte celui de votre Dieu sans nom?" En même temps il leva les mains au ciel et proféra un blasphème qu'il n'est pas permis d'entendre, à plus forte raison de répéter. Ce fut une grande joie pour les députés, nos adversaires, qui, sur ce premier mot de Caïus, pressentirent leur triomphe. Transportés de joie, ils lui prodiguent tous les noms des dieux. Isidore, âpre calomniateur, le voyant enivré de ces titres qui l'élevaient au-dessus de l'humanité : « Seigneur, lui dit-il, tu les détesterais encore davantage, eux et leurs pareils, si tu connaissais toute leur haine et leur irrévérence envers toi. Lorsque tout le genre humain offrait des victimes pour ta guérison, eux seuls ont refusé de faire des sacrifices. Je ne dis point cela seulement de ceux-ci, je parle de tous les Juifs." Tous d'une voix nous nous écriâmes : « Seigneur Caïus, on nous calomnie! nous avons sacrifié et immolé des hécatombes dont le sang a été répandu autour de l'autel, bien que nous n'ayons pas, selon la coutume de certaines gens, rapporté les chairs dans nos maisons pour les faire servir à nos repas, et que nous ayons abandonné entièrement les victimes au feu sacré, et cela non pas une fois, mais à trois reprises : d'abord à ton avénement, ensuite lorsque tu as échappé à cette grave maladie qui répandit le deuil sur toute la terre, enfin pour obtenir que tu revinsses triomphant des Germains." - Soit, répondit-il, la chose est vraie ; vous avez fait des sacrifices, mais à un autre, et ce n'était pas pour moi. Que m'importent vos sacrifices, s'ils ne s'adressaient pas à moi ? » Un frisson, parti du fond du coeur, nous monta par tout le corps en entendant pour la première fois un tel langage. En parlant ainsi il parcourait les villas, visitant les appartements destinés aux hommes, les pièces réservées aux femmes, examinant les planchers, les plafonds, critiquant les défauts de certaines constructions, demandant qu'on refît avec plus de splendeur ce qui n'était point à son gré. Nous le suivions en haut, nous le suivions en bas, en butte aux plaisanteries et aux outrages de nos adversaires, comme dans une farce de théâtre. N'était-ce pas là, d'ailleurs, une sorte de comédie où le juge avait pris le rôle d'accusateur, où les accusateurs jouaient le rôle d'un mauvais juge, qui oublie l'équité pour ne songer qu'à sa rancune ? [360] Or, quand c'est le juge, et un juge tout-puissant qui accuse, le silence est une nécessité; il devient même un système de défense. C'était le seul praticable pour nous; car nous n'avions rien à répondre aux accusations dont il cherchait à nous charger, la crainte de voir nos lois et notre peuple anéantis enchaînait notre langue et nous fermait la bouche. Quand il eut donné les ordres relatifs aux constructions, il nous fit une grande et grave question : « Pourquoi ne mangez-vous pas de porc? » Cela souleva un grand éclat de rire chez nos adversaires, dont les uns se réjouissaient, dont les autres, mendiant la faveur du maître, applaudissaient comme à un mot spirituel et piquant. Ce fut au point que des officiers du palais se montrèrent fâchés de cette attitude irrespectueuse auprès de l'Empereur, devant lequel il était à peine permis de sourire, même aux familiers les plus intimes. Nous répondîmes que les usages variaient avec les pays, et qu'à nos adversaires comme à nous l'usage de certaines choses était interdit. Quelqu'un ajouta que beaucoup de personnes ne mangent pas de la viande d'agneau, qui est pourtant si commune. «C'est avec raison, dit Caïus en riant, car elle ne vaut rien. » En nous voyant ainsi le jouet du sarcasme et de l'outrage, nous demeurâmes interdits. A la fin sa colère éclate : « Nous voulons, nous dit-il, connaître vos droits et savoir quelle est votre organisation politique. » Nous commençons à lui donner l'explication qu'il demande ; mais, sentant la justice de nos raisons et qu'il lui en faudrait tenir compte, sans nous laisser le temps de lui en alléguer de plus graves encore, il nous interrompt pour se précipiter dans une vaste maison. Il en fait le tour et ordonne d'en fermer de tous côtés les baies avec du verre blanc, semblable aux pierres spéculaires qui laissent passer la lumière et arrêtent le vent et l'ardeur du soleil. Puis il revient à nous plus calme, et d'un ton radouci nous demande : « Que disiezvous ? Pour la seconde fois nous nous mettons à lui exposer l'affaire en la résumant, pour la seconde fois il nous quitte et s'élance dans une maison où il commande de placer d'anciennes peintures. Voyant notre plaidoyer ainsi traîné en longueur, interrompu, morcelé, nous fûmes gagnés par la lassitude et le désespoir; nous nous attendions à la mort, nous étions hors de nous-mêmes. L'angoisse alors monta de notre coeur comme un appel suprême vers le vrai Dieu pour le supplier d'apaiser la colère de ce faux dieu. Le Seigneur eut pitié de nous et tourna son âme à la clémence. Caïus se radoucit et dit : « Ces imbéciles me semblent plus à plaindre qu'à blâmer, de ne vouloir pas croire que je participe à la nature divine. » Là-dessus il nous quitta et ordonna de nous laisser aller. Nous sortons de ce lieu où nous avions trouvé en place d'un tribunal un théâtre et une prison ; car, comme sur un théâtre, nous avions été en proie au persiflage, au sarcasme, aux plaisanteries outrageantes, comme dans une prison nous avions reçu des coups qui nous avaient traversé les entrailles, nous avions subi des tortures dont toute notre âme était meurtrie en entendant l'Empereur proférer contre Dieu des blasphèmes, et contre nous de terribles menaces. Il fût aisément revenu à d'autres sentiments, si l'unique motif de sa haine contre nous n'avait été la persuasion où il était que les Juifs seuls n'applaudiraient point à son désir de divinisation et ne pouvaient y souscrire. Nous respirions à peine ! Ce n'était pas que, par amour de la vie, il nous eût répugné de mourir. Au contraire, nous eussions accueilli avec joie la mort comme une immortalité si nous avions pensé qu'elle profitât en quelque chose à nos lois. Mais nous savions que notre perte eût été inutile, et plus qu'inutile, ignominieuse au judaïsme ; car l'échec des ambassadeurs retombe toujours sur ceux qui les envoient. [370] Nous pûmes donc voir là un allégement à nos maux. Pour le reste nous demeurions sous le coup de la frayeur et de l'inquiétude ; nous nous disions : « Prendra-t-il connaissance de l'affaire ? Quel sera son avis? Quelle sentence prononcera-t-il? Loin d'avoir entendu la cause entière, il a même refusé d'en écouter un petit nombre de détails. Quel souci de songer que sur nous seuls, les cinq députés d'Alexandrie, pèse d'un poids immense le danger qui menace tous les Juifs en tous lieux ! S'il se déclare pour nos ennemis, aucune ville ne sera sans troubles ; il n'y en aura pas une seule où l'on ne persécute les colonies juives, où l'on ne souille les proseuques. C'est la ruine des droits qui protégent quiconque vit selon les lois juives c'est la destruction, le naufrage, l'anéantissement des priviléges que notre nation possède dans chaque cité. » Telles étaient les tristes pensées dont nous étions, pour ainsi dire, submergés. Ceux qui jusque-là avaient paru se mêler de nos affaires nous avaient abandonnés, et n'avaient pas attendu la fin de l'audience pour sortir, dans la crainte que faisait naître en eux la certitude que Caïus se déclarerait en faveur de ceux qui confessaient sa divinité. 373 Nous avons exposé brièvement la cause de la haine que Caïus portait à toute la nation juive ; il nous reste à dire la défense que nous employâmes auprès de lui - - - .