[0] Préface 1. Certains hommes illustres qui ont brillé d’une gloire éminente et dont le souvenir a été transmis à la mémoire par le talent des plus savants auteurs, étaient présentés comme éparpillés et disséminés dans des volumes différents ; c’est à ta demande, illustre Carrara, toi qui, avec une très grande modération, portes de façon inégalée le sceptre de la célèbre ville de Padoue, que j’ai pensé les réunir et d’une certaine manière les concentrer en un seul ouvrage. 2. Mon propos est de raconter l’histoire ; pour cela il faut marcher sur les traces des plus célèbres écrivains, en retranscrivant toutefois non leurs paroles, mais les faits eux-mêmes. Je n’ignore pas combien il est laborieux de chercher à conserver la dignité du style. En effet si nous n’avons pas la possibilité d’utiliser les mêmes mots ni d’en trouver de meilleurs, une troisième voie s’indique clairement. 3. Que chacun remarque l’ordre et la masse des faits dispersés. En effet les choses que je vais écrire, bien qu’elles figurent chez d’autres auteurs, ne se trouvent cependant pas chez eux placées de la même façon. Ce qui manque chez l’un, je l’ai emprunté à un autre ; j’ai été tantôt plus bref, tantôt plus clair, tantôt aussi plus explicite lorsque la concision obscurcissait le propos ; j’ai réuni ce que d’autres avaient dit de manière dispersée, et avec les récits de plusieurs auteurs, j’en ai fait un seul. 4. En cela, j’ai pensé devoir éviter le scrupule, téméraire et inutile, de ceux qui ont repris les dires de tous les historiens pour ne pas paraître avoir omis quelque chose, même lorsque deux de leurs sources se contredisaient ; ce faisant, ils ont enveloppé tout le texte de leur histoire dans des détours nébuleux et des filets inextricables. 5. Pour ma part, je n’entends ni concilier les historiens ni les rassembler tous ; je veux suivre ceux dont la vraisemblance est plus sûre ou l’autorité plus grande. C’est pourquoi si certaines personnes, habituées à des lectures d’œuvres historiques, trouvent une chose différente ou exprimée d’une manière autre que celle qu’ils ont l’habitude d’entendre ou de lire, je les exhorte et les engage à ne pas porter immédiatement un jugement, ce qui est le propre des gens qui connaissent peu de choses. Qu’ils réfléchissent aux désaccords entre historiens, qui firent douter Tite-Live, tellement plus proche des faits. 6. Je me propose de veiller à la concision et à l’information, en supprimant beaucoup de choses qui, comme je l’ai dit plus haut, apporteraient plus de confusion que d’utilité. Chez moi on ne trouve que ce qui peut être attribué aux vertus ou à leur contraire. Telle est en effet, si je ne m’abuse, la fin que poursuivent les historiens : s’attacher à exposer les exemples que doivent suivre les lecteurs ou ceux qu’ils doivent éviter. L’auteur qui envisagerait de sortir de ces limites doit savoir qu’il erre en terre étrangère et se rappeller qu’il devra revenir sur ses pas, à moins que peut-être, par souci de charmer, il ne recherche parfois des digressions agréables aux lecteurs. 7. De fait, je ne conteste pas que, souvent distrait du projet que je méditais, je m’en suis assez bien éloigné quand il m’était agréable de rappeler à d’autres les moeurs des hommes illustres, leur vie privée, leurs paroles tantôt subtiles tantôt graves, leur aspect physique, leur naissance, le genre de leur mort. 8. Si le résultat obtenu est inférieur à celui que je m’étais fixé, je t’en prie, pardonne-moi, qui que tu sois à lire ceci jusqu’au bout ; en effet je te laisse juge de mon succès, (mais) pour ce qui est de mon intention, je voudrais que tu me croies. Si donc tu trouves des informations excédentaires ou des lacunes, impute-les à l’insuffisance de mon talent ou aux soucis qui me dispersent l’esprit. 9. Et si peut-être la peine que m’ont demandée mes recherches a pu dans une certaine mesure apaiser la soif de ton attente, je ne te demande rien d’autre comme récompense que d’être aimé, même si je suis pour toi un inconnu, même si je suis caché dans un tombeau, réduit en cendres, exactement comme moi j’ai aimé beaucoup de ceux dont j’avais perçu l’aide durant mes veilles, des gens, qui non seulement étaient morts, mais étaient complètement disparus depuis longtemps, depuis plus de mille ans. 10. Mais je ne voudrais pas, en avançant beaucoup d’arguments, paraître me fier trop peu à ton impartialité ; aussi je ne te retiendrai pas davantage et je ne gaspillerai pas en petites préfaces le temps requis pour les choses nécessaires, en espérant qu’il sera suffisant. Je prends donc le chemin qui doit commencer par celui sur lequel, comme on me l’a demandé, je m’apprête à écrire : Romulus, le fondateur de Rome. M’y pousse en effet le désir de celui qui le veut ainsi. J’entreprends donc le voyage que je dois commencer, en partant de cet illustre Romulus, le fondateur de Rome, sur lequel je me prépare à écrire, comme on me l’a demandé, puisque m’y pousse le désir de mon commanditaire.