[0] DISCOURS de Pétrarque sur ses entrtiens moraux dédiés à son ami Dom Azone Corregio, Prince de Parme. [1] Quand je considère la constitution et la fortune des hommes et les divers mouvements qui troublent la consistance des choses, je trouve qu'il n'y a rien qui ait moins de repos ni plus de faiblesse que notre vie. Je m'étonne encore que la Nature, ayant donné aux autres animaux l'ignorance de leur état, comme un remède général à tous leurs maux, elle nous ait donné la mémoire, l'entendement et la prévoyance, qui sont, à la vérité, les plus excellentes qualités de notre âme mais qui nous sont d'autant plus désavantageuses qu'elles semblent plus illustres. Nous sommes affligés nécessairement parce que cette mère commune nous a obligés. En effet, nous nous voyons sujets à plusieurs soins, non seulement inutiles, mais encore dommageables ; le présent ne nous inquiète pas seulement, nous nous tourmentons encore de l'avenir et du passé. De sorte qu'il semble que nous ne craignons rien tant que de n'être pas un jour assez misérables. Au reste, nous recherchons avec tant d'empressement les sujets de nos malheurs que nous rendons notre vie une infortune continue au lieu que, si nous savions nous gouverner, ce ne serait qu'une parfaite félicité. Mais dans le dérèglement où nous vivons, nous pouvons remarquer que l'aveuglement et l'oubli en possèdent les premiers commencements, le travail en compose toute la suite, le regret en fait l'issue et l'erreur en occupe généralement toutes les parties. Personne ne poura douter de cette vérité que ceux qui douteront de leur propre condition et chacun verra les fondements de mon opinion en voyant les principes et la conduite de sa vie. Quel jour avons-nous passé dans une tranquillité absolument pacifique ? ou, plutôt, n'avons-nous pas trouvé de la peine jusques dans le repos ? Avons-nous jamais été joyeux le matin que nous n'ayons été tristes devant le soir ? En un mot, avons-nous jamais vécu un seul moment sans mourir en quelque façon par avance. [2] Or, bien que ce mal ait sa principale source dans la nature des choses et dans les conjonctures qui s'en suivent, il est certain néanmoins que si l'amour propre n'aveugle notre raison, nous reconnaîtrons que nous en sommes la principale cause et que nous nous devons accuser de nos misères et non pas la justice du ciel our l'injustice de la fortune. Or, pour ne pas ici parler des autres incommodités où nous vous engageons volontairement, je ne ferai mention que de cette guerre perpétuelle que nous faisons contre un ennemi dont la vertu seule nous pouvait rendre vainqueurs, j'entends parler de cette déesse aveugle à qui nous permettons de nous gouverner à l'avanture au lieu que nous pouvions nous gouverner par raison. Nous l'eussions bien souvent abattue comme une idole, si nous n'eussions mieux aimé avoir de la faiblesse que de la force. Nous avons même rompu avec cette favorable divinité, qui pouvait beaucoup fortifier notre parti et cessé d'être vertueux pour être malheureux avec plus de facilité. Il ne faut donc pas s'étonner si nous sommes terrassés vu que nous nous plaisons à notre défaite et que nous combattons sans compagnie et sans armes contre un adversiare qui se rend puissant par notre impuissance et impitoyable à ceux qui s'estiment dignes de sa pitié. Dans cet empire que nous lui donnons sur nous, il nous élève parfois comme des sujets remplis de légèreté et quelquefois il nous abaisse comme de pesantes masses. En un temps il nous tourne en rond comme des ballons qui lui servent de jouet et, nous ayant fait mettre les pieds où nous avions la tête, il nous fait mettre la tête où nous avions mis les pieds. Il vaudrait bien mieux pour nous d'avoir été vaincus tout à fait que non pas de servir ainsi d'objet de mépris à ce vainqueur insolent ; un bon coeur supporte plus aisément la rigeur de tous les malheurs qu'un seul trait de compassion ou de reproche de ceux qui le persécutent. [3] N'attribuons point ces désavantages à la légèreté de la fortune mais à la nôtre. Ce n'est pas sa puissance qui produit de si funestes effets c'est plutôt notre mollesse. Nous avons jugé que nous étions propres à être ballottés d'un côté et d'autre et que nous étions crées pour ne vivre que peu de jours et souffrir cependant une infinité de disgrâces. Dans l'incertitude où nous sommes, à quel port nous devons mouiller l'ancre et à quelle résolution nous devons nous arrêter, nous nous déterminons enfin à ne rien déterminer touchant la forme de notre vie et nous accoutumons à avoir toujours quelque souvenir qui nous inquiète, quelque tristesse qui nous afflige et quelque crainte qui nous trouble infailliblement. La subtilité de l'esprit ne sert qu'à nous engager en des combats qui n'auront jamais de fin et ce n'est pas défendre que nous avons de l'adresse mais pour avancer à notre ruine. Les bêtes au contraire trouvent une sûreté parfaite ayant évité les dangers présents et, parce que leur connaissance ne s'étend point au-delà de leurs sentiments, elles ne sont tristes que lors précisément qu'elles sont ou malades ou mal traitées. Il semble donc qu'il vaudrait mieux pour nous d'être nés déraisonnables que non pas d'employer la raison, comme nous faisons, pour combattre contre nous-mêmes. Or, ce mal s'étant autorisé par la coutume aussi bien que par la prescription de l'ancienneté, il est bien malaisé de lui ôter son crédit et sa puissance. Il faut néanmoins s'efforcer de le faire, car si notre dessein n'a pas une issue favorable, nous seront toujours louables d'avoir désiré de bien réussir. Outre que s'il y a du mal dans le monde du côté que nous avons dit, il n'y a point faute de bons remèdes pour le guérir. Il faut seulement souhaiter aredemment sa guérison et se résoudre à perdre la vie ou à recouvrer la santé de l'âme. Il n'y a rien de si difficile qu'une forte résolution ne puisse rendre très aisé. Et puis les discours des hommes sages, qui, à la vérité, sont assez rares en ce temps, et la lecture des bons auteurs nous peuvent beaucoup profiter, si notre dommage ne nous agrée et si nous n'aimons plus la maladie que la santé. [4] Il faut donc joindre notre consentement aux avertissements des autres et je puis dire que c'est la vraie source des bons conseils aussi bien que le principe des bonnes exécutions. Que si les moindres écrivains ont reçu beaucoup de gloire pour avoir aidé médiocrement les hommes, quelle obligation n'avons-nous point à ces grands génies des sciences qui semblent vivre encore avec nous pour nous apprendre à bien vivre. Et nous paraissent à tous moments, quoiqu'ils soient ensevelis dans les ténèbres de la mort, et nous servent de phare dans la mer de cette vie. Ils sont tous ensemble nos conducteurs et nos compagnons ; ils nous rendent assurés parmi les dangers et nous font trouver le calme au milieu de la tempête. C'est la vraie philosophie qui ne s'élève pas avec des ailes de cire pour tomber en montant au ciel et ne s'enfle point par le vent de quelques stériles disputes, qui cachent la vérité en faisant semblant de la découvrir, mais qui prend le chemin de la perfection avec un pas mesuré mais infaillible. [5] De vous exhorter maintenant, Seigneur Corregio, à suivre une si belle voie, ce serait peut-être un effet de zèle d'un ami mais qui semblerait entièrement superflu. La fortune vous a formé dès le commencement à une louable curiosité et, comme elle tient l'empire presque de toutes choses, elle vous a instruit en vous éprouvant dans une infinité d'affaires fort embrouillées. Au reste, quoiqu'elle vous ait ôté le loisir de lire, elle ne vous a pas ôté le désir de connaître les belles choses. Vous vous êtes toujours plu en la compagnie des gens de lettres, si vous n'avez pas toujours eu du temps pour pouvoir feulleter les livres ; vous avez même dérobé quelques heures à vos autres occupations pour les donner à l'étude. Votre mémoire vous sert encore d'une bibliothèque vivante, vous représentant, comme elle fait en un moment, ce qui s'est passé l'espace de tous les siècles. Que, si dès votre jeunesse vous avez eu de si bonnes inclinations, il ne faut pas douter que vous n'en ayez de meilleures maintenant, vu qu'on dit communément qu'un voyageur semble plus prompt à la fin qu'au commencement de son voyage ; parce qu'on se plaint ordinairement que le jour durait lorsque le chemin s'augmente. C'est ce qui nous arrive dans le pélérinage de cette vie, nous tirons vers la fin et croyons n'être encore que sur le commencement. Je ne vous convierai donc pas à faire ce que vous avez toujours fait avec autant de promptitude que d'affection. Il suffira de vous avertir de persévérer et de prendre garde qu'aucun accident humain ne vous détourne d'une si divine occupation et ne vous fasse tomber dans l'aveglement de ceux qui n'ont apparemment bien travaillé pendant leur vie que pour se trouver oiseux à l'article de la mort. [6] Je vous conseille encore que, puisque vous ne pouvez pas lire tout à la fois une infinité de choses n'y vous en ressouvenir, vous fassiez un abrégé des principales, pour vous servir de défense contre les attaques de l'ignorance aussi bien que de la faiblesse. Ce n'est pas qu'il vous faille négliger aucun oracle de la sagesse mais c'est qu'il vous faut être toujours prêt à la pratiquer. Il ne faut pas qu'on vous prenne à l'imprévu, quoique vous n'ayez pas toujours des admoniteurs. or, nous avons une double guerre à faire contre la fortune et, quoiqu'elle nous attaque de deux côtés, nous encourons toujours un même péril. Le peuple ne reconnaît que l'adversité pour notre ennemi. Les philosophes y ajoutent avec raison la prospérité comme la source ordinaire de nos malheurs. J'avoue bien que l'Aristote a défini qu'il est plus difficile de supporter les choses fâcheuses que de se passer simplement des agréables. Et Sénèque a dit aussi qu'on n'a pas tant de peine à se modérer dans la joie qu'à conserver l'égalité d'esprit dans quelque affliction extraordinaire (Lettres à Lucilius, LXVI, 49). Que dois-je faire là-dessus ? oserai-je parler après ces grands génies dont l'éloquence nous a rendus tous muets d'admiration ? On trouvera étrange qu'un homme de notre siècle veuille traiter d'une matière dont tous les anciens nous ont fait tant de leçons et on ne m'accusant pas seulement d'un orgueil secret mais encore d'une témérité manifeste. D'un côté donc, cette crainte m'étonne en quelque façon et, de l'autre, je me défie de la faiblesse de mon âge mais, d'ailleurs, un grand homme m'avertit que les choses salutaires ne sont jamais hors de saison et que nous ne pouvons pas empêcher qu'on ait mauvaise opinion de nous si bien qu'on ne l'ait mauvaise avec raison. Nous ne pouvons juger d'un sujet que suivant l'estime que nous en faisons, parce que nous ne jugeons pas au jugement d'autrui mais par le nôtre, autrement nous ne jugeons pas proprement mais nous nous servons de quelque ancien préjugé. [7]