[82,0] DE LA PERTE DES PLACES. [82,1] Il semble que ton esprit est hors d'assiette parce que tu te vois hors des murs d'une forteresse dont tu étais gouverneur. Tu dais être bien aise de n'avoir plus tant de pouvoir, vu que tu en abusais et te servais plutôt des places fortes pour appuyer tes violences, que pour servir ton prince. Ce n'est pas assez d'avoir coupé un rejeton de la tyrannie, si tu n'en arraches la racine. Et puis celui qui se fie trop aux forteresses, se défie de sa faiblesse. Je sais bien que la place dont tu parles était située sur une montagne mais sache que les forteresses sont partout des freins de la liberté. Mais quand elles sont élevées par l'avantage du lieu, ce sont comme des nuées d'où l'orgueil des commandants se décharge, comme un tonnerre et comme un foudre sur ceux qui dépendent d'eux. Je trouve donc que d'être privé de semblables gouvernements, ce n'est pas une chose funeste mais souhaitable. Il y a certains sujets que le peuple appelle biens qui débauchent quelquefois les meilleurs hommes du monde pour les détourner au mal. Que si tu n'as pas assez de vertu pour résister à leurs mouvements, tu dois être bien aise d'en avoir perdu lus occasions ; qui ôte la cause ôte l'effet. Au reste quoique cette place dont tu parles te semblât forte, assurément elle ne l'était pas, puisque l'événement fait assez voir qu'elle était faible. Tu n'as donc pas perdu une asile mais plutôt une chose inutile pour l'usage, difficile à garder, incommode à son possesseur et odieuse à tous les voisins. Enfin tu commenceras à dormir la nuit et à laisser dormir les autres. [82,2] Tu me répliqueras ici que tu n'as pu sans regret voir démolir le lieu de ton assurance. Certes il ne pouvait pas établir solidement ta sureté puisqu'il a perdu la sienne. Ce qui n'a pas pu se garder de périr, ne pouvait pas te conserver. Au reste je te veux montrer une forteresse imprenable, qui néanmoins n'a ni tours, ni remparts, et dont toute la défense consiste à ne point avoir de force apparente. Veux-tu donc vivre en assurance, songe à bien vivre. Il n'est rien de si assuré que la vertu. Or quand je parle de bien vivre, ne pense pas que j'entende qu'il faille vivre dans l'orgueil, dans la pompe et dans la délicatesse, mais plutôt dans la modestie, dans la justice et dans la sobriété. Les citadelles ne servent qu'à rendre un homme inquiet, et formidable, et fâcheux à soi-même et à tous les autres. Or quel plaisir y a-t-il à être craint sans être aimé ? N'as tu pas ouï dire ce beau mot de Laberius, "que celui qui est redouté de plusieurs, appréhende nécessairement plusieurs personnes". {Sénèque, De la colère, II, 11,3} Ce trait regardait Jules César, mais on le peut employer, contre d'autres qui ne sont pas si grands que lui et qui néanmoins veulent paraître plus redoutables. Je ne sais pour quelle raison beaucoup de gens veulent donner de la terreur à leurs semblables. Personne. n'épouvante qu'il ne soit épouvanté, et il est plus dangereux à un seul d'en craindre plusieurs qu'à plusieurs d'en craindre un seul. Ne serait-il pas plus expédient qu'aucun ne t'appréhendât et que tu n'appréhendasses aucun? que non pas que beaucoup de personnes t'appréhendent et que tu appréhendes réciproquement beaucoup de personnes ? On ne saurait séparer ces deux choses. Qui donne de la frayeur en reçoit. Veux-tu savoir la raison de cette vérité, le poète même te l'apprendras disant que "chacun désire voir périr celui qui est le sujet de son appréhension". {Ovide, Les amours, II, 2,10} Ovide avait appris ce mot d'Ennius, qui assure qu'on haït toujours ce qu'on craint. {Cicéron, Des devoirs, II, 7,23} Tu te faisais craindre dans ta forteresse, mais tu y craignais aussi. Je vois bien que ce discours te surprend, et que tu me demandes qui tu craignais ? mais j'ai à te répondre que celui qui commence d'être craint, doit craindre toutes sortes de personnes et principalement celles qui le craignent. L'orateur Romain ne dit-il pas après les autres "que ceux qui veulent causer de la frayeur aux autres en doivent être effrayés". {Cicéron, Des devoirs, II, 7,24} Je répète souvent la même chose parce que tu fais quasi toujours la même plainte. Et puis je te veux apprendre diverses fois cette belle vérité qu'il y a des hommes, qui veulent être pardessus tous les autres, qui néanmoins sont inférieurs à tous. Plus ils tâchent de s'élever, plus ils s'abaissent. Qu'y a-t-il de plus bas que la crainte ? C'est ainsi que tous leurs efforts réussissent au contraire de leurs desseins. [82,3] Pour conclusion, si tu dis que la place que tu as perdue t'était extrêmement chère, tu en peux faire une autre, que tu dois plus chérir et que tu ne saurais perdre. Fortifie ton coeur par de louables intentions et ta vie par de bonnes oeuvres. Mets la prudence et la force devant la porte de cette citadelle, loge sur les remparts la justice et la modestie; que la douceur et la courtoisie soient tout autour des murailles. Faits entrer dans le donjon la foi, l'espérance et la charité. Au reste la providence doit être sur la plus haute tour de la place, et il faut que la bonne réputation l'environne de tous côtés. L'amour de Dieu et des hommes en gardera les dehors aussi bien que le dedans. Étant ainsi bien muni, chérisse tout le monde, et ne crains personne. Honore ceux qui le méritent, laisse passer les autres sans les honorer ni les offenser. C'est ainsi que tu n'appréhenderas pas les autres et que les autres ne t'appréhenderont pas, et tu vivras plus sûrement dans une petite maison que dans un château inaccessible. Personne n'attaquera cette place; on ne fera point d'effort et on ne formera pas même de désir pour l'emporter au-dessus de toi. Les méchants seront ravis d'admiration de te voir, et les gens de bien transportés d'affection en ton endroit. Ils t'imiteront tous après t'avoir admiré. Tu peux voir par là qu'il t'était bien-aisé de passer doucement ta vie, si tu ne l'eusses rendue fâcheus et pleine de troubles. C'est ainsi que la plupart des hommes mettent toute leur industrie à trouver de quoi se nuire ou à leur prochain. Car en effet à quoi servent les fortes places qu'à te donner de la peine aussi bien qu'aux autres ? Le repos vous ennuie, il faut que vous molestiez les passants, à la façon que les araignes arrêtent les mouches. Tous les autres animaux se contentent ou de nids ou de tanières, il n'y a que l'homme qui cherche des citadelles, d'autant que s'il est le plus orgueilleux de tous les animaux, il est aussi le plus timide. Il a d'ordinaire beaucoup d'ambition pour paraître, mais quelquefois il a beaucoup d'envie de se cacher.