[81,0] LXXXI. DE LA CHVTE DES TYRANS OU DE LA PERTE DE LA TYRANNIE. [81,1] Il te fâche d'être déchu d'une puissance tyrannique; mais si c'est un dommage avantageux d'avoir perdu une royauté légitime, c'est encore un gain plus utile d'avoir perdu une souveraineté pleine de violence et d'iniquité. Car bien qu'ainsi que je te disais parlant d'un roi sans enfants, tous les royaumes presque aient été des tyrannies spécieuses ; ils ont acquis pourtant de la force avec le temps et se sont faits de l'oubli des hommes comme un voile de justice. Au contraire l'injustice et la nouveauté de la tyrannie sont également odieuses. Te voilà donc déchargé d'un fardeau pesant à la république, dangereux peur toi et qui n'étant utile à pas un homme de bien, était dommageable à plusieurs, voire odieux à tout le monde. Mais si tu te vois dépouillé d'une grandeur tyrannique et vicieuse, de peur de rester à nu, revête-toi de la justice, de la modération, de l'honnêteté, de la clémence, de la pieté, de la tempérance et de la charité, qui sont de très bonnes robes et des ornements fort hauts, pour l'acquisition desquels on n'a pas besoin d'or ou d'argent, mais de la seule volonté de l'âme, qui sont prêts pour tous les gens de bien et inconnus ou odieux aux tyrans lesquels étant couverts de pourpre et de pierreries, sont dénués cependant dc vertus et d'humanité. [81,2] Crois que tes concitoyens, à t'ôter par force un pouvoir tyrannique, ont repris une liberté qui leur était due et t'ont laissé une vie qui lui leur était due pareillement. Tu es donc redevable de ce bienfait à des patriotes qui ne te doivent que de la haine. Faut-il donc faire une plainte au lieu d'une action de grâces ? Mais il y a longtemps que cette mauvaise coutume s'est comme naturalisée dans le monde, que celui qui a le tort se plaint où celui qui l'a reçu le dissimule dans le silence. Et ne te flatte point sur la longueur de ta domination qui n'a jamais pu être qu'inique et déraisonnable. Tu t'es vu servi par des personnes qui eussent été plus convenablement servies de toi. Maintenant tu prends à injure à la fin d'une longue et d'une injuste servitude, au lieu que la fin de l'injustice est le commencement de l'équité, de telle sorte qu'ainsi qu'il a été honteux que les calamités de plusieurs peuples entretinssent la licence d'un seul homme, c'est une fort belle chose qu'elles aient cessé de l'entretenir et il n'appartient qu'à une impudence extrême de se plaindre d'un changement si régulier et si raisonnable. [81,3] Tu te vois abattu d'un faîte où tu as longtemps subsisté mais tu eusses mieux fait d'en descendre volontairement et il serait encore meilleur pour toi de n'y être jamais monté. A présent d'en être descendu, comment que ce soit, crois que c'est une fort bonne disposition, parce que c'en est une fort juste et qu'une justice forcée vaut mieux qu'une injustice volontaire. Écoutez, usurpateurs, ce tyran qui crie dans les enfers "Apprenez la justice, étant avertis de ses devoirs", {Virgile, L'Énéide, VI, 620} Mais écoutez-moi aussi quand je vous dis en ce monde, "Apprenez la justice, du moins étant contraints". En effet, cet avis que je vous donne est ici de saison et peut-être fort utile, à moins qu'on le veuille rejeter où le premier est trop tardif, et par conséquent inutile en l'autre vie. Et certes, c'est en vain qu'on apprend ce qu'on ne saurait plus exécuter. Rabattez donc maintenant cette enflure insupportable de vos âmes et quittez ce superbe et farouche désir de dominer : cessez d'être tyrans, sinon plutôt, au moins après la perte de la tyrannie et ne souhaitez pas davantage ce que vous ne sauriez plus obtenir. Enfin donnez cela sinon à la justice, du moins à une honte vertueuse que, changeant de moeurs et prenant comme une nouvelle constitution d'esprit, vous deveniez plus riches par la perte des richesses et sembliez ajouter autant d'avantages à votre âme qu'on en ôte à votre fortune. [81,4] N'avez-vous jamais observé que non seulement ce roi des rois et ce tout-puissant seigneur des seigneurs, et de qui vient toute grandeur soit au ciel, soit en terre, étend et retire sa main pleine de ses faveurs pour des causes toujours justes, quoiqu'elles soient bien souvent occultes ; mais encore qu'un roi temporel dépouille uu autre roi, un tyran abat un autre tyran et une nation ruine une autre nation ? N'avez-vous point derechef ouï ce prophète complaignant, qui dit, "que le Seigneur rassemblera la captivité comme du sablon, qu'il triomphera des rois et que les tyrans seront ses jouets les plus risibles ?" {Habacuc, I, 9} Il faut ajuster votre âme à la fortune, ou plutôt à la volonté de Dieu et fuir ce plaisant et honteux exemple de Denys le plus méchant, mais un des plus habiles de tous les tyrans, qui, étant chassé de sa patrie, tint, à ce que l'on dit, école de petits enfants, afin d'exercer sur un âge si tendre la tyrannie qu'il ne pouvait exercer sur ses citoyens. Certes il fallait que ce fût un génie bien cruel, attaché trop fixement à ses desseins et qui, dans l'ignorance de l'honnête, était incapable de souffrir aucune égalité du juste. [81,5] Je reviens a toi. Combien regretterais tu la perte d'une possession légitime, puisque tu regrettes si fort celle d'un injuste pouvoir ? Et s'il te fâche tant d'être dépouillé de ce qui appartient à autrui, que ferais-tu si l'on t'avait ôté ton propre bien ? Mais si tu ne peux supporter une chute si haute, elle te paraîtra supportable à mon avis, si tu veux bien en examiner la cause. Il est certain que plusieurs tyrans sont tombés par la seule haine de leur nom, mais il est constant et l'expérience le rend encore de jour en jour plus manifeste que la plupart d'entre eux ont eu des sujets infaillibles de leur ruine. Et certes, tu peux lire dans les livres politiques d'Aristote que plusieurs tyrannies ont péri par la violence des femmes. Or cela se peut toujours vérifier soit qu'on le prenne au sens actif ou passif, c'est à raison des violences faites par les tyrans aux femmes d'autrui, ou par celles que les femmes des tyrans ont fait ressentir aux autres. Tu as un exemple pour le premier, non seulement des tyrannies mais des royautés légitimes, à savoir de Troie et de Rome. Pour le second, tu n'as qu'à te représenter Agis, tyran de Lacédémone, qui ayant dépouillé lui-même tous ses sujets instiguait sa femme, qui l'aimait trop et qui lui était trop chère, à dépouiller leurs épouses, afin qu'il n'y eût point de moitié du genre humain exempte de ses rapines. Il se peut faire que ce ne fut pas là le dernier motif qui avança son malheur, quoique ce tyran n'ait pu être connu d'Aristote, qui fleurissait du temps d'Alexandre et qui n'a pas vécu si longtemps qu'il ait pu arriver à l'âge d'Agis. Il est vrai que dans les mêmes livres je ne trouve pas sans étonnement les noms de Hiéron et de Gélon et à bien examiner la raison des temps, je ne saurais dire comment ces princes ont pu être connus de ce philosophe. Mais l'Antiquité nous en peut bien donner à croire, vu que les choses mêmes de notre temps nous abusent assez souvent et nous font prendre des fables pour des vérités et des vérités pour des fables. [81,6] Tu me diras ici que tu n'as pas laissé de perdre ta souveraineté, quoique tu n'aies fait aucun traitement injurieux aux femmes d'autrui et que la tienne n'ait jamais fait tort à personne. Mais souvent les plus coupables s'estiment innocents ; quoiqu'il y ait encore d'autres causes qui ne sont pas moindres pour précipiter une tyrannie, qui, méritant toujours de tomber, ne peut jamais se plaindre d'une chute qui lui est due. On met au premier rang l'insolence que les historiens objectent à Jules César, en ce que principalement il ne daigna pas se lever lorsque le sénat lui rendit une visite d'honneur; quoique cette cause de plainte paraîtrait nulle aujourd'hui, où le faste des grands et la bassesse des nobles ainsi que du peuple est comme à son comble. La cruauté est encore une des sources du malheur des tyrans, comme chez Virgile, elle fait demander le supplice de Mézentius ; de même qu'elle emporta enfin celui de Caius Caligula, de Néron et de Domitien. L'envie n'est pas moins agissante que la violence, et comme Flaccus dit que les tyrans de Sicile n'ont jamais trouvé de plus grief tourment que celui-là, l'expérience même nous montre que les vôtres mêmes n'en trouvent point de plus grand. Enfin la peste la plus ordinaire et la plus pernicieuse des tyrans c'est l'avarice. Les autres sont particulières, celle-ci est commune à tous. Les autres touchent quelques citoyens seulement, celle-ci aigrit tout le peuple en général. La superbe et l'envie règnent entre les tyrans mêmes ; la cruauté déploie ses violences contre peu de personnes, mais l'avarice se fait sentir à tout le monde. Celle-là se repose quelquefois et s'amoindrit peu à peu, où celle- ci croît et veille toujours. [81,7] C'est pourquoi ceux, qui veulent commander aux peuples, doivent surtout fuir non seulement ce vice mais encore toute l'infamie et tout le soupçon qui le suit ordinairement. Car il n'est rien qui rende si fort odieux un tyran ni si indigne de la prééminence et de la domination. Les autres défauts se couvrent parfois de quelque voile de justice ou de générosité, celui-là seul ne se dépouille jamais de la bassesse et de la misère de l'âme et contre l'erreur ordinaire des façons de faire des hommes, comme il n'y a rien de plus misérable ni de plus vil que l'avarice, on croit aussi qu'il n'y a rien de plus misérable ni de plus vil. De là vient que ceux qui sont tachés de ce vice sont estimés absolument indignes de tout honneur et de tout empire sur leurs semblables. Les hommes se rebutent d'être sujets à celui, qui est sujet à l'avarice, et ne peuvent souffrir que celui, qui se laisse gouverner à un métal insensible, ait droit sur le corps et sur la liberté des personnes raisonnables. Enfin on ne saurait supporter que celui, qui n 'ose toucher à son propre argent, croie qu'il lui est licite de ravir la vie, l'argent et les biens des autres. [81,8] Et partant la première voie qui conduit au repos et à la sûreté parfaite, c'est de s'être défait non seulement de tout appétit de tyrannie, mais encore de tout desir de régner. Car il n'est rien de plus extravagant, de plus pénible et de plus dangereux pour un homme, qui par aventure est trop faible pour supporter ses propres charges, que d'attirer sur un seul chef tous les fardeaux insupportables du peuple. Que si la coutume, qui est l'ennemie de la vérité, et la perversité des opinions, ne te permet pas de faire élection des meilleures choses, à tout le moins te faut-il souvenir de la maxime d'Aristote qui porte, "Qu'un homme ne doit pas se montrer tyran mais procureur ou agent de la République". "Il faut", dit-il, "lever les droits d'entrées et les contributions ordinaires afin d'en disposer pour l'avantage de l'état durant la paix, et s'en servir où l'occasion le demandera pour les opportunités de la guerre. Mais à parler généralement, un souverain se doit plutôt regarder pour gardien et pour dépositaire des biens communs, que pour propriétaire d'aucun bien particulier". Et ailleurs, "il faut", ajoute-t-il, "ménager et embellir la cité, non pas en qualité de tyran, mais de procureur". Et derechef, "Un prince ne doit pas être tyran mais économe et ne pas tant affecter d'être roi que père de ses sujets: il faut qu'il se soucie peu de lui-même pour n'avoir soin que d'autrui, et qu'il recherche plutôt suivant la procuration qu'on lui a donnée, la douce égalité d'une vie médiocre, qu'une excellence qui ne peut être que dangereuse au public comme à sa personne en particulier". [81,9] C'est par ces moyens et d'autres semblables que, suivant l'avis d'Aristote, qui est fort conforme au mien, une principauté devient durable, voire éternelle. Il faut pourtant qu'un souverain ne se montre pas tel en apparence qu'il ne soit tel en effet. Car la feintise, quelque artifice et quelque industrie qu'on y apporte, ne peut être de longue subsistance, étant exposée aux yeux de tant d'hommes qui se trouvent intéressés à la découvrir. Considère donc bien si tu n'as point failli en quelqu'un de ces chefs, et cesse tout à la fois de te plaindre et de t'étonner. Et certes ce n'est pas une merveille qu'une tyrannie sujette à ces vices défaille ; c'est plutôt un miracle qu'elle dure. Enfin tous les rois, tous les tyrans et tous ceux qui sont constitués en quelque degré de puissance, doivent, s'ils veulent régner longtemps, peser attentivement et bien graver en leur mémoire ce mot de Caton, dont l'histoire romaine fait mention, à savoir, "Quel l'avarice et la volupté ont renversé les plus grands empires du monde". {Tite-Live, L'Histoire romaine, XXXIV, 4} Tu croyais pourtant établir le tien sur de si mauvais fondements ? [81,10] Mais peut-être que tu ne t'affliges pas tant de n'être plus souverain que de te voir réduit à une condition privée et de roi devenu sujet. Mais la fortune t'a favorisé en te dégradant. D'ennemi des citoyens que tu étais, tu es à présent leur concitoyen. Apprends à suivre une égalité civile et reconnais la grâce que tu reçois d'une plus basse condition: on vit avec plus d'honneur et de sureté parmi de bons bourgeois que lorsqu'on est par-dessus tous ceux de leur ordre. L'état de tes affaires sera désormais plus tranquille et ta vie plus douce, puisqu'elle reliera sans crainte, sans soupçon, sans gardes et sans épées, qui sont des maux avec lesquels je ne sais pas quel plaisir on peut espérer dans la vie. Et partant si de tyran que tu étais tu n'es plus que particulier, vois si tu aimes mieux aigrir la fortune par des plaintes efféminées que de l'adoucir par une constance virile. Car à n'en point mentir, si tu ne t'arrêtes pas aux bruits du peuple mais consultes ta propre raison et interroges dans le silence la mémoire du passé, ta trouveras que tu es garanti et échappé de beaucoup de maux. A l'avenir tu peux vivre assuré et mourir d'une fin sèche, ne craignant plus d'être noyé de sang, ou abreuvé de poison. En un mot tu n'as commencé d'être à toi que lorsque tu as cessé d'être par-dessus les autres.