[70,0] LES IVGEMENTS INIQVES. 1. Si tu as été condamné par la sentence inique d'un juge, par le faux témoignage de peu de témoins, tu seras-absous par la voix ou par le tacite jugement du peuple, ou, ce qui vaut mieux, par ta propre conscience, ou ce qui est meilleur que tout, par l'arrêt absolu de Dieu. On gagne toujours sa cause quand on en appelle au tribunal éternel d'un juge si juste, qui a de coutume de casser ce qui a été mal jugé. Pour le reste, ce qui t'est arrivé n'est pas un cas extraordinaire.. Comme la justice poursuit les méchants, l'injustice persécute les gens de bien. Ainsi où la condamnation est inique, le prétendu criminel est innocent. Or à moins d'être fol un homme ne peut souhaiter le renversement de cet ordre, ni désirer d'être condamné par un jugement équitable; d'ailleurs il n'est point d'homme pour timide qu'il soit, s'il n'est méchant, qui ne choisisse plutôt d'être condamné que d'être absous par un juste jugement . En effet, ce dernier est d'autant plus expédient, qu'une justice opprimée, vaut plus qu'une malice impérieuse, et qu'une bonne âme est plus à souhaiter qu'une bonne fortune, quoique l'une ait beaucoup de travaux, où l'autre est pleine de délices. Bien d'avantage, il est d'autant meilleur d'être condamné, voire justement, que d'être absous dans l'injustice, que le crime impuni est pire que celui qui porte sa peine: Car en l'un la justice est jointe au forfait, qui est un grand bien, près d'un grand mal, mais en l'autre il y a le forfait et l'impunité, qui est' pour ainsi parler, pire que le crime étant la pus grande ennemie de la justice et une source inépuisable de péchés. 2. Ne dis point que le poids d'un mauvais jugement t'accable ; le sage fondé sur la solidité et satisfait de sa conscience a des épaules qui ne sauraient plier; mettez-y tous les fardeaux que vous voudrez, de pertes, d'infamie, de supplices ne succombera jamais sous le faix mais restera toujours ferme, étant appuyé sur ses forces et principalement sur l'assistance du ciel. Il trouvera encore d'illustres compagnons de son malheur, pour se consoler par la ressemblance de leur fortune avec la sienne. Un Furius Camillus et un Livius Salinato à Rome, un Aristide et un Miltiade à Athènes et beaucoup d'autres, entre lesquelles il est étrange qu'on trouve Cicéron et Socrate, aimerais-tu mieux ressembler à quelqu'un de ceux-là qu'à Publius Clodius. Chacun de ces grands hommes était bon citoyen, fort estimé dans sa ville et pourtant ils se sont tous vus condamnés, quoiqu'injustement, les uns à l'exil, les autres à la prison, et quelques-uns à la mort. Au contraire, cet autre, quoiqu'il fut le plus méchant de tous les hommes et qu'outre beaucoup. d'autres crimes il eût été convaincu d'un fameux adultère, qui choquait la religion autant que la société civile, fut absous par la commune voix de tous les juges. Mais est-il d'homme, quelque appréhension qu'il puisse avoir d'une fausse ignominie, qui ne préserve la condamnation et l'exil de Cicéron à l'absolution de son ennemi ? Toutefois ce ne sont là que des choses humaines et conséquemment ordinaires. Regarde plus haut, tu verras le roi du ciel opprimé par un faux jugement et toute sa suite marchant sur les traces du malheur d'un si grand chef. Ceux qui depuis ont embrassé son parti, quoique remplis d'innocence et achevez-en toute sorte de vertus, sont tombés dans l'écueil de cette persécution judiciaire. Ainsi l'injustice n'ayant jamais épargné ni Dieu, ni les hommes, pourquoi voudrais-tu être le seul exempt d'une juridiction si universelle? 3. Mais si tu es offensé par un faux jugement, il te reste encore en dernier ressort un véritable juge, .comme je t'ai déjà dit: C'est celui qui dit : "Qu'il rend justice à ceux qui souffrent contre raison, que la vengeance lui appartient et qu'avec le temps, il traitera les méchants juges de la même façon, qu ils traitent les gens de bien". J'ose dire encore que tu peux trouver de puissants vengeurs dans le coeur même d'un faux juge et d'un faux témoin. Il n'est point de bête dont la morsure soit si piquante qu'est celle de la conscience. Mais quand tu n’aurais pas des consolations si présentes de l'offense que tu as reçue, sache que ce n'est pas une petite adresse de se bien servir du mal que d'autres nous font souffrir. Ceux qui savent s'en aider profitent bien souvent de l'iniquité d'autrui au lieu que la personnelle est toujours dommageable et ne porte jamais d'avantage à son sujet. S'il te fâche d'avoir été condamné, quoique tu fusses innocent, voudrais-tu bien l'avoir été comme coupable ? Socrate ne consola point autrement sa femme Xantippe, qui se désespérait de sa mort, qu'en lui disant qu'il mourait innocent. En effet, bien que quelques-uns soient d'une contraire opinion, il est plus aisé à souffrir de se voir condamné dans l'innocence que de se voir puni dans le crime. Puisque, dans ce premier il n'y a que le supplice qui soit fâcheux ou dans l'autre la cause du supplice l'est davantage. , 4. Si c'est le peuple qui a commis cette injustice contre toi, attendais-tu que le peuple observât le droit envers-toi, qu'il n'observe, ni envers lui-même, ni envers personne ? C'est aine grande marque de ton innocence d'avoir été condamné par des criminels. Et puis le même peuple, qui t'a condamné sans l'avoir mérité, a condamné pareillement de grands homme, les Camilles, les Livies et les Scipions, qui avaient mérité tant de récompenses et de triomphes et qui furent contraints de se parer contre des jugements violents par un exil volontaire. J'ajoute que quand l'empereur même t'aurait condamné, tu ne devrais pas pour cela être inconsolable. Les arrêts des souverains tiennent bien souvent de la vengeance, plus que de la justice. Il ne faut que dire un mot contre la licence que l'empire se donne ou montrer un visage ferme et un front sans peur dans une liberté mourante, on est aussitôt déclaré criminel de lèse-majesté ! 5. Que si c'est par des juges que tu as été condamné, sache qu'il n' est point d'animal plus vénéneux qu'un méchant juge. Quand les hommes ont été mordus d'un serpent, ils en sentent bien la douleur mais ils ne s'en plaignent pas. Le serpent a fait ce qui était de sa nature, quoique cela fut contraire à celle du sujet qui souffre. C'étaient aussi des juges réglés qui condamnèrent Socrate et renvoyèrent absous Clodius, en quoi certes l'on ne saurait dire lequel des deux jugements fut le plus inique. Enfin il faut que tous ceux qui vivent sous la puissance des peuples, des rois et des juges, se résolvent à souffrir les choses les plus fâcheuses et les plus injustes, si elles arrivent, et à ne pas s'en affliger quand elles sont arrivées.