[58,0] LVIII. DE LA FATIGUE DES VOYAGES. 1. Il te fâche d'être obligé d'aller bien loin, parce que tu es contraint d'y aller à pied. Mais aimerais-tu mieux marcher sur des pieds empruntés, que sur les tiens propres ? Cependant les hommes ne veulent, ni opérer des mains d'autrui, ni voir des-yeux des voisins, ni goûter d'un palais étranger, ni sentir d'un nez postiche. D'où vient donc que par une singulière affectation ils ne se plaisent qu'à se mouvoir sur les pieds des autres sujets ? Au reste, es-tu entré à cheval en ce monde ? ou dois-tu en sortir à cheval pour te plaindre comme tu fais d'être piéton par nécessité, et de ne pas toujours aller par le monde en qualité de cavalier? O que votre origine est basse, et votre fin encore plus chétive, mais qu'il y a un milieu bien superbe entre ces deux extrémités? qu'on voit un étrange oubli du bout de la course dans une carrière si courte? Certes vous ne vous souvenez, ni d'où vous êtes partis, ni où vous prétendez aller. 2. Je t':avoue qu'il est fâcheux d'être contraint à quoique ce soit, mais un homme ne peut être forcé à aucune chose contre son gré, et sa bonne volonté prévient toujours la violence. Le regret et l'indignation aggravent le poids de la nécessité: mais la pointe la plus pénétrante de la fortune est rabattue par la pénitence, et par l'acquiescement de l'âme. Veux-tu ne pas être contraint, fais de ton propre mouvement ce qu'on te contraint de faire. Veux-tu qu'un long chemin devienne court, marche volontiers.Tu souhaiterais bien d'aller à cheval plutôt qu'à pied. Mais est-ce à ton avis une petite folie d'oublier les faveurs de la nature, tant que la fortune te permet de t'en prévaloir, pour la considération d'une bête à quatre pieds, dont tu ignores l'usage tant qu'il t'est permis de te servir de toi-même. Cependant il s'en trouve plusieurs, qui se fiant à un cheval indomptable, vil, et qui est sujet à tomber, désapprennent la façon d'aller à pied, que leur condition humaine leur avait appris. Et que peut-on leur souhaiter autre chose qu'une goûte riche et magnifique, c'est-à-dire des pieds inutiles, et quantité de chevaux. 3. Au reste, faisant un long voyage à pied, tu iras à ta fantaisie et à ton plaisir : nul ne t'emportera où tu ne voudrais pas aller, nul ne t'arrêtera, nul ne te secouera, nul ne te fera tomber, nul ne te jettera dans le précipice: tu n'auras que.le seul travail du chemin, tu n'auras à faire qu'à marcher, n'ayant rien à démêler avec ta monture. En effet, tu ne seras pas contraint de brider ton cheval, de le piquer, de l'abreuver, de le seller, de lui faire la litière, de l'étriller, de le mener en main, de le mettre au manège, de le lier à l'atelier, de le nourrir, de lui graisser le dos, s'il se blesse, ou l'ongle du pied, si elle est trop sèche, de manier les clous pour voir si les fers tiennent bien, ni d'empêcher avec des barrières les morsures et les coups de pied qui se donnent la nuit, bref d'être souvent réveillé par la crainte., et par l'inquiétude qui veut savoir ce qu'un animal qui ne dort point fait avec ses voisins. Ainsi du moins reposeras-tu la nuit, car ceux qui vont à cheval, ne travaillent pas moins pendant les ténèbres que durant le jour ; et le temps destiné au repos ne fait que renouveler leurs peines. 4. J'ajoute que si tu vas à pied, tu vas peut-être bien chaussé, au lieu que les saints pères allaient nuds pieds par les déserts. Les Apôtres qu'on peut appeler les nonces du tout-puisssant faisaient le tour du monde à pied l'un prenant son chemin vers l'Orient, l'autre vers le couchant, celui-là vers le Septentrion, celui-ci vers le midi; ils navigeaient quelquefois, mais c'était bien rarement, et parce que la situation (les lieux ne leur permettait pas de voyager d'une autre façon. Mais à parler sincèrement, qui trouveras-tu d'entr'eux qui ait exercé son ministère à cheval que le seul saint Jean, qui n'y alla qu'une seule fois, et encore durant un bien petit espace; lorsque suivant ce qu'en écrit saint Clément et que l'Histoire Ecclésiastique le rapporte, pour recouvrer l'âme d'un jeune homme qui s'était perdue, il se vit obligé de faire une diligence extraordinairement charitable, et que pour sauver un chrétien il relâcha quelque chose de l'austérité d'un apôtre. 5. Mais les disciples pouvaient-ils aller à cheval vu que leur maître allait à pied ? Il ne monta qu'une seule fois sur un âne, encore fut- ce pour monter bientôt sur une croix. Que si ces exemples te paraissent de difficile imitation, parce que leur sainteté semble inaccessible; il est certain pour le moins que les légions Romaines qui ont soumis tout l'Univers à une ville, allaient à pied pour la plus grande part; et dans ce corps militaire non seulement chacun portait ses armes et sa personne à beau pied, mais encore du pain qui devait servir de convoi pour beaucoup de jours et des pieux à se retrancher, afin que sur les confins des ennemis le camp étant bien muni et gardé durant le jour, fût couvert la nuit de leurs insultes. C'est pourquoi l'orateur Romain ton patriote traittant en un endroit des soldats Romains, après avoir dit aux braves des autres nations que les armes n'étaient pas tant une charge embarassante qu'un habillement généreux, il donna cet avantage particulier aux Romains que les armes ne leur tenaient pas tant lieu de vêtement que de bras et d'épaules et qu'ils croyaient n'être vêtus que lors qu'ils portaient ces charges illustres, dont je t'entretenais ci-devant. Et afin que la coutume de parler à la mode n'abuse personne, il est aisé à remarquer par plusieurs endroits de l'Histoire Romaine, que les gens .de pied ont accoutumé d'être appelés du nom de soldats et distingués par là des hommes de cheval, quoique les uns et les autres fassent profession de milice. C'est pourquoi le souvenir de ces choses peut te donner un grand lénitif et parfait soulagement à ton travail, non seulement quand tu marches vide et désarmé, dans un chemin bien sûr, quoique d'ailleurs bien rude mais encore quand tu vas arme', que tu portes quelque charge et que tu marches à pied dans un sentier dangereux. En effet, il n'est rien de plus efficace pour vous faire souffrir les choses fâcheuses que la connaissance qu'on a qu'autrefois plusieurs les ont constamment souffertes. Et véritablement c'est une honte à un esprit généreux qu'un seul se rebute de faire ce qu'une infinité de personnes ont déjà fait. Or cette belle considération peut servir non seulement dans les travaux qui sont difficiles, mais encore dans les tourments qui paraissent les plus malheureux, dans les douleurs du corps et principalement de la mort même, qui n'est pas tant un mal que le comble de tous les maux. 6. Pour conclusion, si la pénible longueur du voyage te rend triste, sache qu'il n'est rien qui adoucisse un chemin fâcheux, ni qui égaie une âme triste, comme font les nobles et agréables empressements, qui ne peuvent loger que dans le coeur d'un homme de bien, et d'un habile homme, ni servir d'escorte qu'aux voyages des personnes d'un si parfait caractère. Outre cela, si l'on ne peut rencontrer la charmante société d'un ami disert et de bonne humeur, non seulement le chemin paraîtra doux, mais encore fort court. Un agréable entretien a quelquefois tellement ravi les voyageurs que bien de ressentir la dureté du chemin, ils se plaignaient au contraire de la brièveté d'un fort long voyage et ne croyaient pas tant avoir marché de leurs pieds que d'avoir été portés. Et certes, ce que Publius a dit est fort commun, même entre les bateleurs, c'est à savoir "qu'un compagnon de bon entretien tient en un voyage lieu de voiture ou de litière.