[28,0] XXVIII. DES INGRATS. 1. Maintenant quand tu te plains de voir beaucoup d'ingrats, je trouve ta douleur aussi juste que ce crime est déraisonnable. Il est pourtant hors d'oeuvre de blâmer ici l'ingratitude, vu qu'elle est condamnée par le langage de tous les hommes. Il ne faut pas se mettre en peine de persuader ce qui est déjà persuadé à tout le monde et tellement imprimé dans l'esprit d'un chacun., qu'on ne l'en saurait effacer. Vous en trouverez qui mettent le souverain bien dans la vertu, d'autres qui disent qu'il n'est point d'autre bien qu'elle, et quelques-uns au contraire qui ne tiennent ni l'un ni l'autre, mettant tout dans la volupté qui est le plus grand ennemi de la vertu. Plusieurs appellent la chasteté le plus bel ornement de la vie d'autres la méprisent en eux-mêmes et 1a trouvent ridicule ou difficile ou laborieuse dans les autres. Saint Augustin même, qui devait un jour être un si grand homme, fut autrefois dans ce sentiment, trouvant le célibat qu'Ambroise gardait fort pénible mais encore blâmable. C'est pour cela qu'on dit de Platon, qu'ayant longtemps mené une vie chaste, enfin il fit un sacrifice à la nature pour 1'apaiser, croyant l'avoir violée et grièvement offensée à vivre de la sorte. Il est étrange qu'un habile homme ait pu tomber dans cette opinion, il est pourtant certain qu'il y est tombé. 2. Vous en trouverez- d'autres qui estimeront la force la plus éminente et la plus illustre de toutes les vertus, en ce qu'elle nous apprend à présenter le corps aux plaies, à teindre les champs d'un beau sang, à envisager et recevoir la mort sans la craindre. Quelques-uns au contraire attribueront toutes ces choses à une extrême folie et jugeront qu'il n'est rien de meilleur qu'une oisiveté molle mais assurée. Vous en verrez encore qui appelleront la justice l'arbitre ou la gouvernante des choses humaines et la mère des vertus; et qui diront que la religion est le chemin à la vie éternelle, et comme l'échelle du ciel. D'autres à l'opposite nommeront la justice une lâcheté; et la religion une manie superstitieuse. C'est de ces derniers qu'il est dit, qu'ils mettent tout dans leurs forces, et qu'ils croient que tout appartient aux braves; et non seulement la justice est choquée par ces esprits violents, qui veulent tout emporter de gré ou de force mais encore on peut observer dans les livres que Cicéron a faits de la République, combien d'adversaires trouve cette vertu, même parmi les savants. 3. Quelques-uns donnent de grandes et de légitimes louanges à la bonne foi, et à l'observation des promesses ; au lieu que d'autres disent que de fausser sa foi, ce n'est pas tromper, mais l'entendre mieux et avoir plus d'esprit que n'a le commun du monde. Or bien que ce soit aujourd'hui l'opinion et le discours de plusieurs, Lactance attribue pourtant cette maxime à Mercure, ce beau Dieu de l'esprit et de l'éloquence, qui disait: "Que de tromper ce n'est pas uns fourberie mais une fine adresse". Et en un mot, il n'est point de vertu pour si haut louée quelle ait été, qui ne -trouve des censeurs qui la blâment. Mais pour la gratitude il n'est point.de barbarie ni d'inhumanité, tant dans les moeurs que dans les nations, qui ne lui donne des éloges, ni qui ne blâme l'ingratitude. Un larron, un traître, un assassin; un ingrat osera bien nier son crime mais non pas l'excuser. 4. Quoique cela soit ainsi, il se trouve néanmoins une infinité d'ingrats et il n'est point de vice qui soit plus hautement condamné par parole, et plus suivi en effet de la plupart des hommes. A quoi conclurons-nous donc ? qu'il faut la condamner en effet comme en parole et en avoir autant d'horreur dans le-cœur et dans !'esprit, qu'à la bouche. Chaque homme de bien doit le hair et l'éviter en soi-même, mais il le faut souffrir en autrui comme les autres misères du genre humain, qu'on est contraint de supporter à la fin, parce qu'on ne peut les empêcher. Les défauts des méchants donnent de l'exercice aux gens -de bien et les vices servent d'épreuve à leur vertu. Résous-toi donc-à la patience ; et réjouis-toi de souffrir un ingrat, plutôt que de devenir tel. . 5. Outre que il y a peut-être de ta faute dans l'ingratitude des autres. Quelques-uns, voulant paraitre bienfaisants, s'emportent à une sotte vanterie et à des reproches honteux. Ce sont des gens 'insupportables, puisque leurs bienfaits tiennent plus de l'offense que de la grâce. Or cela n'est autre choie que d'acheter de la haine à gros prix, ce qui est un trafic bien extravagant. Si ayant obligé plusieurs personnes, tu les trouves fort méconnaissantes.et qui te rendent le.al pour le bien, leur envies-tu leur ingratitude et voudrais-tu avoir changé ta condition contre contre la leur? Non, certes, si tu m'en crois, que le vice soit à qui en voudra; mais que la vertu soit de ton côté. ,, 6. Et puis, quand tu te plains des. ingrats, qu'attends-tu que je dise ? c'est peut-être que tu cesses de bien faire et que tu tires ta propre perte des fautes d'aùtrui? Tu dois faire tout le contraire et si tu as plusieurs ingrats, tu dois tâcher d'en avoir d'avantage. Or cela n'arivera, si tu fais du bien à plusieurs, car plusieurs sont toujours ingrats. Mais il y en a encore plus aujourd'hui, et j'appréhende que dans peu ce ne soit un prodige d'être reconnaissant. C'est ainsi que toutes choses vont en arrière et empirent chaque jour, si grande est l'importunité de ceux qui demandent et si grand l'oubli et la superbe de ceux qui doivent. Il nè faut pas laisser pour cela de bien faire ni s'arracher les yeux pour imiter des aveugles ; au contraire, l'aveuglement d'autrui nous doit rendre la vue plus chère. 7. Considère encore en parlant de beaucoup d'ingrats, si tu n'as point été ingrat à plusieurs. Car souvent une ingratitude punit l'autre, comme il arrive en d'autres crimes. Un péché est d'ordinaire le châtiment-de l'autre. Que si tu as été toujours dans la gratitude, quoique tu voies beaucoup d'ingrats, que tu as servis, qui ne le méritaient pas ; sache qu'il vaut mieux avoir obligé plusieurs personnes qui en étaient indignes que d'avoir manqué à une seule qui en était digne. Poursuis donc dans un si beau dessein et ne te dépouilles pas des bonnes coutumes par haine des mauvaises. Ne cesse de faire du bien aux autres, quoiqu'ils le reconnaissent mal; peut-être qu'ils le reconnaitront mieux. Et puis, quand ils ne le feraient pas, il suffit que Dieu qui te peut rendre le bienfait et ta conscience qui s'en peut satisfaire elle-même, en ayant la connaissance. Ce n'est'pas une vraie vertu que celle qui ne se contente pas dit prix 'et-de la récompense de sa propre bonté. 8. Davantage, si 'tu-n'as pas réussi à obliger plusieurs personnes, prends garde que la faute de l'un ne nuise à l'autre, et ce qui est plus considérable, à toi-même. Éprouves en d'autres, peut-être réussiras tu mieux. On peut dire encore que quelques-uns que la honte, dont leur âme était saisie, avait longtemps fait paraître irgrats, ont ensuite paru fort reconnaissants ; et l'espérance qu'on avait perdue de les voir dans la gratitude est revenue avec usure. D'autrefois, ce qu'un débiteur refusait de rendre, en étant sommé, il l'a rendu en suite volontairement et avec usure, lorsqu'il n'était plus débiteur. Une bonne œuvre ne périt jamais. Celui qui fait plaisir doit se garder plutôt que toute autre. Une vertu profite souvent à plusieurs, mais sa première et sa plus grande partie retourne au dedans-de celui qui la pratique, après s'être répandue au dehors par ses bienfaits. Ainsi, quand bien tous les hommes seraient méchants et ingrats, un homme de bien ne laissera pas pour cela d'être obligeant. Car il rassemble en soi comme au comble ce qu'il distribue à plusieurs et se fait du bien à soi-même, qui du moins n'est pas ingrat. Après tout, quand tu dis que tu as perdu tes grâces en les communiquant à des ingrats, considère que les avares mêmes ne craignent pas quelquefois de donner gratuitement. Or la liberté est 4'autant.plus grande que l'espoir. de la récompense est moindre.