[16,0] XVI. DE LA BONNE CHÈRE. [16,1] La bonne chère que tu fais, semble arrêter toutes les plaintes que tu faisais autrefois. Néanmoins cet avantage dont tu te vantes est bien petit, quoique tu l'estime fort grand et ce que tu prises tant se réduira bientôt à rien. Quoique tu sois nourri délicatement, les vers ne t'épargneront non plus qu'un laboureur qui n'aura vécu que de viandes fort grossières. Au contraire, ils rongeront d'autant plus avidement ton corps qu'ils y trouveront une plus douce pâture. Je ne te veux point épouvanter contre la raison ni aussi me jouer avec toi en un sujet d'importance. Tu sais bien, quoique tu feins de ne le savoir point, que tu es un mets destiné à ce funeste festin, et que l'heure du repas s'approche ou pour le moins qu'elle n'est pas fort éloignée. Car la journée est courte, les conviés ont faim et la mort qui fait le banquet est fort diligente à le préparer. Tu peux voir maintenant si la bonne chère, dont tu te glorifies, te pourra servir dans une si mauvaise constitution. [16,2] Que si tu me dis que tu ne sais que vivre de la même façon dont tu as été nourri dès le commencement, je te répondrai, que ça été un mauvais apprentissage pour ton enfance et que tu ne peux pas être homme de grande espérance, ayant passé ta jeunesse dans la négligence des arts libéraux et dans une soigneuse recherche de toutes les occasions de débauche. N'est-ce pas une honte à une personne de ta condition de savoir parfaitement la qualité des goûts et des saveurs, d'avoir appris à suivre les bonnes tables, à révérer les vases d'or et d'argent et à ne pas rassasier la faim par la nécessité, comme les anciens, mais par un dégoût ambitieux, pendant que plusieurs saints personnages ont fait des jeûnes continuels dans la solitude et que plusieurs généraux d'armées ont souffert toutes les rigueurs de l'abstinence? Oserais-tu paraître dans l'appareil d'une table magnifique en présence de Curius, de Fabricius, de Coriuncanus, qui ne mangeaient que des légumes qu'ils avaient amassés de leurs propres mains, qui labouraient à jeun depuis le matin jusqu'au soir et ne se servaient que de pots de terre, au lieu que la vaisselle d'argent ne te semble pas assez précieuse. Oserais-tu te produire encore devant Quintius, devant Serranus ou devant Caton le censeur, qui allant en Espagne, d'où il revint en triomphe, ne but jamais d'autre vin que de celui des nautonniers. Ces ennemis de la volupté te feraient bien voir l'infamie de l'amour que tu lui portes. Si tu voyais encore saint Paul et saint Antoine qui partagèrent près d'une fontaine un pain que le ciel leur avait envoyé ; je m'assure que les meilleurs morceaux te tiendraient au gosier à force de regret et d'étonnement, et le goût intérieur des plaisirs de l'âme te ferait oublier tous ceux du corps. Tu considérerais que ces grands hommes, qui faisaient si maigre chère et qui prenaient de si bas emplois, ont conservé leur patrie et subjugué les rois et les peuples, et, ce qui est plus difficile, ont vaincu leur propre chair, le monde et tous les ennemis invisibles de l'âme, au lieu qu'une volupté basse te surmonte dans un repos orgueilleux et parmi la magnificence des festins. Mais sache que ce plaisir honteux te va conduire au comble de la misère. La délicatesse des viandes t'en fera chercher l'abondance et le dégoût, et au lieu de manger peur vivre, le manger te fera mourir. Tu serais plus heureux si tu n'étais pas si délicat. [16,3] Ne te souvient-il pas qu'Auguste César, qui pouvait faire sans doute une peu meilleure chère que toi usait de fort peu de viandes en ses repas, et qu'il en prenait fort rarement d'autres que des communes. Je ne veux pas dire ici ce qu'il avait coutume de manger de peur que tu ne penses que c'était plutôt un paysan qu'un empereur, et que le pain bis, un peu de fromage et quelques petits poissons qu'on servait à la table de ce prince ne te donnent sujet de rire, parmi les perdrix et les faisans, qu'on sert communément à la tienne. Qu'il eut été bien plus expédient que ces oiseaux, qui sont aujourd'hui toute la gloire des banquets et la félicité de la gueule, eussent toujours été cachés au pays de la Phaside et qu'ils n'eussent pas volés dans nos contrées pour corrompre le monde et servir d'appât à la gourmandise, qui ne s'excite que trop d'elle-même? Que ce siècle que le poète nous décrit était bien plus heureux que le nôtre : "De son temps, le peuple laissait les poissons nager sans dommage, et les huîtres restaient en sécurité dans leurs coquilles. Le Latium ne connaissait pas l'oiseau qui vient de la riche Ionie ni celui qui se délecte du sang du Pygmée." {Ovide, Fastes, VI, 173-176} [16,4] Mais peut-être que tu aimes plus le vin que la viande. Tu crois qu'on ne saurait trouver mauvais que tu le trouves bon quand il est excellent; néanmoins il étancherait plutôt la soif dans faiblesse que dans sa force. Ce n'est pas tempérer la chaleur de l'estomac que de l'échauffer davantage. C'est la froideur de l'eau qui peut rafraichir son ardeur. Le prince dont j'ai parlé ci-devant était aussi abstinent pour le boire que pour le manger, et lorsqu'il se trouvait dans son camp, il ne buvait jamais que trois fois à chaque repas. Mais nos ivrognes civilisés boivent treize fois avant de se mettre à table, et plus de cent fois quand ils sont en train. Au reste, la quantité ne cède point au nombre et nous voyons aujourd'hui qu'on boit plus de vin dans les armées que dans les villes. On croit qu'il n'appartient qu'à des gens saouls de faire de beaux exploits et qu'ils ne combattent avec adresse que lors qu'ils combattent en chancelant. Auguste ne buvait jamais de jour mais ils boivent les jours et les nuits. Quand il avait soif, il se contentait de tremper du pain dans l'eau, ou de goûter le suc d'une laitue, d'une pomme ou d'un concombre; les autres au contraire l'augmentent au lieu de la diminuer, parce qu'ils l'étanchent avec du vin qui brûle, et ne sont passer une soif que pour en causer une autre. Ils ne se souviennent pas qu'en buvant le sang de la terre, ils boivent le venin de la ciguë avec du vin, comme Andromide écrivit autrefois à Alexandre. En effet, s'il eut suivi cet avis, il n'eut pas tué ses amis dans son ivresse, ainsi que Pline a remarqué, et lui-même n'eut pas rendu l'âme parmi les pots et les verres. Enfin on peut observer dans l'Histoire que tous les grands princes aussi bien que tous les capitaines d'importance ont été fort tempérants pour le boire et pour le manger, et Jules César entre autres, qui ne semblait entretenir l'embonpoint de son corps que par une abstinence singulière. Or qui ne voit que leur austérité est préférable à votre délicatesse, comme leurs travaux à votre oisiveté et leur gloire à votre insamie? [16,5] J'avoue qu'il y a du plaisir à jouir de ses contentements; mais s'il est défendu de goûter avec trop d'agrément, la jouissance même des choses honnêtes, à plus forte raison n'est-il pas pernis de goûter celle d'un sujet honteux. Comment oses-tu mettre la satisfaction d'une âme immortelle dans ce qui ne regarde que le service d'un corps mortel? Veux-tu autoriser de nos jours un dogme d'Épicure, qui a été autrefois rejeté solennellement comme rempli d'infamie? Enfin on a toujours cru que l'âme ne peut sans faire tort à sa noblesse s'égayer dans les plaisirs sensuels, et que ceux qui viennent du goût et de l'attouchement, comme ils sont les plus bas sont aussi les plus honteux. En effet ils nous sont communs avec les bêtes et rendent les hommes brutaux, en les faisant cesser d'être raisonnables. Or quel plus grand désavantage peut recevoir un homme que d'être dégradé de sa nature ? Enfin ne songe qu'à faire bonne chère, si tu crois qu'il n'y ait rien de meilleur que cela, quoiqu'en effet il n'y ait rien de pire. Que si tu as encore quelque reste d'entendement, aies honte d'être sujet à ton ventre comme une bête et d'être pris ou pour un tonneau vivant ou pour un magasin mobile de vivres. Mais persuades-toi que tu ne pourras pas longtemps souffrir cette vie que tu trouves si douce. La satiété est toujours proche du dégoût; le jeûne est le meilleur assaisonnement de toutes les viandes. La faim ne goûte rien d'amer ni d'insipide, parce que tout lui semble bon. Quand on s'ennuie d'une viande on la rejette quelque délicate qu'elle soit. Ceux-là mêmes, qui sont les plus sujets aux plaisirs de la bouche, disent que l'appétit le rend plus doux, et qu'il fait manger dans l'agrément. L'abondance et la facilité nous dégoûtent de toutes choses et nous font quelquefois trouver de d'amertume, où nous cherchions de la douceur. [16,6] Enfin Épicure qui faisait profession solennelle d'un état voluptueux, a enseigné par son exemple et par ses préceptes qu'il faut manger peu pour vivre avec beaucoup de contentement. Il attribue à la volupté ce que d'autres attribuent à la modestie et à la sobriété. C'est pour t'apprendre que quelque train de vie que tu veuilles suivre il te faut prendre un même chemin, quoiqu'il ait deux issues différentes. Tu dois être tempérant et pencher plutôt du côté de l'abstinence que de la dissolution. Que si quelquefois il te faut faire une peu meilleure chère que de coutume pour ne pas pécher contre la bienséance du monde, il faut prendre garde que tu ne pèches jamais contre les lois de la tempérance. Cette façon de vivre désseche toutes les mauvaises humeurs au lieu de les augmenter. Elle entretient la beauté que la gourmandise gâte et empêche que les corps ne sentent mal, en les tenant toujours dans une bonne constitution. Considère maintenant que l'intempérance ensevelit les hommes dans la chair et dans le sang, qu'elle leur ôte leur embonpoint et rend leur haleine insupportable aux autres comme à eux mêmes, et tu verras après cette réflexion qu'elle différence il y a entre la frugalité et la gourmandise. Certes encore que la vertu ne te déterminât pas à faire une bonne élection, la vue même t'y porterait, et il n'y a point d'homme pour sujet qu'il soit à sa bouche, qui n'avoue qu’il vaut mieux être sobre qu'intempérant. [16,7] Que si tu méprises toutes ces considérations, mépriseras-tu les maladies et la mort même qui s'ensuivra de tes débauches ? Je sais bien qu'elle n'est pas effroyable d'elle-même à des coeurs bien faits, quand elle arrive d'une façon naturelle et qui n'est point contraire à l'honnêteté mais certes elle est fort honteuse et fort redoutable, quand elle vient d'un sujet infâme et d'une mauvaise vie. Prête l'oreille aux conseils de l'Ecclésiastique, si tu la fermes aux miens : "Ne mange pas," dit-il, "avec trop d'avidité, et ne t'épanches pas sur toutes sortes de viandes. Ceux qui mangent beaucoup n'auront pas de petites faiblesses et ils nourrissent des passions qui les tueront en nourrissant leur corps avec trop de soin. Plusieurs sont morts par la gourmandise, mais ceux qui sont sobres vivront longtemps". {Ecclésiastique, XXXVII, 32} Persuades-toi encore que ta chair est une bête qu'on t'a donnée à nourrir en t'en servant. Si tu la traites trop rudement, elle ne se pourra soutenir; si tu la nourris avec trop de délicatesse, elle regimbera contre toi. Enfin le ventre est un mauvais dépositaire, il se plaint toujours quand on lui donne toujours et il sera moins importun si tu lui refuses beaucoup de choses. Ceux, qui nonobstant tout ce discours veulent vivre dans les plaisirs de la bonne chère, doivent songer à leur fin. La pensée de la mort étouffera sans doute celles de la volupté.